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Introduction

L’identité individuelle répond à la question « Qui suis-je? ». La réponse traduit la représentation que l’individu se fait de lui-même. Cette image de soi a été construite, peu à peu, dans un jeu de miroir avec les autres (altérité) qui renvoie au sujet une image qui lui fait prendre conscience de sa particularité (identité). L’identité n’existerait pas sans l’altérité.

Verbunt, 2001, p. 67

Si l’étude des phénomènes de mobilité est incontournable pour comprendre les transformations de la société contemporaine (Urry, 2005), ils sont le plus souvent abordés sous l’angle des migrations internationales ou celui des déplacements des milieux ruraux vers les centres urbains. Or, la mobilité des personnes et les dynamiques identitaires qu’elle engendre gagnent à être étudiées sous diverses facettes et selon des échelles variées. Dans cet article, nous nous penchons sur les mobilités étudiantes à l’échelle canadienne. Nous adoptons une perspective microsociologique pour analyser l’expérience d’étudiants issus d’un milieu francophone minoritaire qui ont effectué une mobilité interprovinciale afin de fréquenter l’Université Laval, à Québec, un milieu où le français est majoritaire.

D’abord, présentons brièvement quelques éléments de contexte. Pays officiellement bilingue, le Canada comptait, selon les données du recensement de 2011 (Statistique Canada, 2011), près de 7,3 millions de personnes de langue maternelle française, représentant 22 % de la population totale. La francophonie canadienne est souvent représentée comme un archipel de groupements francophones (Louder et Waddell, 2007), plus ou moins concentrés géographiquement et dotés d’une vitalité variable (Gilbert et Lefebvre, 2008). Les francophones sont surtout concentrés au Québec (6,2 millions) où ils forment la majorité de la population. La concentration des francophones selon les différentes régions du Québec varie considérablement. Notre étude a été menée plus précisément dans la ville de Québec, où les francophones représentent près de 93 % de la population (Statistique Canada, 2011). Un peu plus d’un million de francophones sont donc répartis à travers les autres provinces canadiennes et vivent en situation minoritaire. Ils sont principalement regroupés dans les provinces de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick. Des lois visent à protéger et à assurer la reproduction linguistique et culturelle des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité, garanti par la Charte canadienne des droits et libertés (article 23), constitue l’une des dispositions les plus importantes en ce qu’elle permet d’appuyer le renouvellement démographique des communautés francophones par la socialisation linguistique et culturelle des jeunes (Pilote et Magnan, 2008). Cette législation a favorisé la mise en place d’un système scolaire francophone dans chacune des provinces canadiennes où le français est minoritaire. Ce système couvre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire. Or, puisque ce droit constitutionnel ne s’applique pas au niveau postsecondaire, il en découle un problème d’accès à l’enseignement collégial et universitaire en français hors Québec. Parmi les obstacles les plus importants, notons l’offre restreinte de programmes d’études en français et leur répartition inégale sur le vaste territoire canadien (Churchill, 2005; Corbin et Buchanan, 2005; Labrie et Lamoureux, 2012). Pour les jeunes qui souhaitent poursuivre des études à l’université, plusieurs paramètres externes doivent être pris en compte dans leurs décisions d’orientation, y compris le domaine et le programme d’études, la langue d’enseignement (français ou anglais, ou les deux), la distance entre le milieu d’origine et l’établissement universitaire ainsi que les perspectives d’emploi en milieu minoritaire (Garneau, Bouchard et Pilote, 2013). Les choix effectués ont un impact sur la construction de l’identité durant les études universitaires en raison des contextes de socialisation auxquels les étudiants sont exposés, notamment sur les plans linguistique et culturel (Garneau, Pilote et Molgat, 2010; Pilote, 2013; Pilote et Magnan, 2012a).

Les transitions effectuées au fil du parcours universitaire et de mobilité s’inscrivent dans le processus d’acquisition de l’autonomie menant à la vie adulte. La jeunesse peut ainsi être comprise comme un âge de la vie où de nouvelles expériences sociales contribuent à la construction identitaire (Galland, 1990), sans pour autant constituer une rupture, voire une « parenthèse » stricte, entre l’adolescence et la vie adulte (Galland, 2001). Les expériences associées à la poursuite d’études postsecondaires et à la mobilité géographique sont particulièrement intéressantes à cet égard (à ce sujet, voir notamment Pilote et Magnan (2012b); Wiborg (2001)). Ces expériences s’inscrivent dans un processus de détachement progressif vis-à-vis de la famille et du milieu d’origine, sans forcément marquer une rupture complète sur le plan de l’identité construite au cours de la socialisation antérieure. Les transitions scolaires et les transitions de mobilité vécues par les jeunes favorisent la réflexivité (Giddens, 1991) de même que l’émergence de nouveaux rapports d’altérité. Selon Zittoun et Perret-Clermont, l’expérience de transition a une incidence sur la construction identitaire :

[…] la personne vit une forme de rupture et va devoir s’adapter à de nouvelles situations. Ces changements impliquent en général à la fois que la personne occupe une nouvelle place dans l’espace social impliquant de nouveaux rôles, qu’elle acquière des connaissances et compétences sociales, cognitives et pratiques, qu’elle redéfinisse son identité.

2002, p. 12

Des recherches auprès de jeunes migrants ont aussi révélé que la mobilité pouvait entraîner une ouverture face aux autres, le développement d’un sentiment d’appartenance envers le milieu d’accueil de même que des changements sur le plan de l’identité personnelle (Fréchette et al., 2004; Gabriel, 2006; Pilote et Magnan, 2012b). De même, une recherche menée auprès d’étudiants européens participant aux programmes Erasmus a montré que la mobilité et la rencontre avec l’autre amenaient non seulement les étudiants à se redéfinir, mais aussi à affirmer davantage leur identité (Cicchelli, 2008). Pour l’étudiant provenant d’une communauté francophone minoritaire, la poursuite d’études au Québec implique notamment un rapport d’altérité avec l’autre francophone : le Québécois, défini par son statut de majoritaire (Pilote et Magnan, 2012b). Comment les étudiants universitaires francophones issus de milieux minoritaires canadiens façonnent-ils et expriment-ils leur identité à travers l’expérience d’une mobilité et par la rencontre avec l’autre dans le cadre d’études universitaires à Québec? Dans cet article, nous explorons d’abord les récits des étudiants afin de cerner leurs identités construites à travers une socialisation antérieure dans la famille, à l’école, en milieu francophone minoritaire, etc. Puis, nous illustrons comment les interactions sociales contribuent à la construction identitaire des étudiants lors de leurs études universitaires à Québec.

1. L’identité et les frontières en tant que produits de l’interaction sociale

Nous avons posé un regard microsociologique sur la construction et la négociation identitaires au cours d’interactions vécues par des jeunes qui se retrouvent dans un nouveau milieu institutionnel, géographique, linguistique et culturel à cause d’études universitaires. Ancrée dans l’interactionnisme symbolique, notre approche théorique est fondée sur l’idée centrale suivante : l’individu façonne son identité dans ses échanges avec les autres (Charon, 2010). Comme la personne n’est pas seule à agir dans son environnement, l’autre peut autant permettre que limiter sa capacité à se mettre en action. Selon Le Breton, « [t]oute action est accomplie en prévision du comportement des autres, en se mettant mentalement à leur place, en envisageant leur marge de manoeuvre » (2004, p. 48). La sociologie interactionniste nous amène à reconnaître qu’un individu n’agit jamais seul et que son identité n’est pas le simple reflet de son être psychologique profond. En effet, même lorsqu’un individu affirme sa subjectivité de manière radicale, c’est toujours en se positionnant vis-à-vis des autres de manière critique qu’il parvient à s’en détacher.

Au fil de sa vie, l’individu évolue donc dans un environnement social qui le conduit à s’identifier à certains groupes d’appartenance comme la famille, l’école, ses pairs et la communauté plus large. Les contextes de socialisation étant multiples (Lahire, 1998), ce processus d’identification peut ainsi conduire à la construction de plusieurs identités ou de facettes identitaires (Mead, 2006). Selon Dubar (1996), ce processus consiste en deux transactions se déroulant selon un axe biographique et un axe relationnel. D’une part, les identités sont construites au fil du temps par la famille, l’école, le travail (axe biographique). D’autre part, elles sont le résultat d’une négociation constante entre le sentiment d’appartenance envers des groupes sociaux et la recherche d’unicité de la part de l’individu (axe relationnel). Ainsi, la personne se définit elle-même (« identité pour soi ») en même temps qu’elle est définie par les personnes avec lesquelles elle est en interaction (« identité pour autrui »). L’identité est alors vue comme le produit d’une négociation au cours de laquelle plusieurs choix s’offrent à l’individu. Il peut soit rejeter, soit accepter les identités attribuées par les autres, mais il peut aussi mettre en oeuvre des stratégies visant à faire reconnaître l’identité qu’il revendique ou à réduire l’écart entre les identités pour autrui ou pour soi. Pour utiliser la terminologie de Goffman (1973), on pourrait dire que, dans le théâtre de la vie quotidienne, l’acteur social tente de projeter une image positive, mais aussi viable de lui-même en utilisant diverses stratégies afin de jouer sur l’impression du public. L’individu possède plusieurs masques constituant des facettes de son identité qu’il peut interchanger selon les situations d’interaction dans lesquelles il se trouve (Le Breton, 2004; Nizet et Rigaux, 2005). L’enjeu identitaire dans l’interaction consiste ainsi à préserver la face. Cette face réfère à l’amour-propre chez la personne, mais aussi à la considération des autres membres du groupe. Goffman mentionne :

On peut définir le terme de face comme étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier. La face est une image du moi délinéée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi.

1974, p. 9

Ainsi, l’individu vise à maintenir une apparence dite « normale » en adoptant des comportements compréhensibles pour autrui et, donc, à préserver sa face devant le public (Nizet et Rigaux, 2005). Ce qu’il redoute le plus, c’est d’être stigmatisé, en ce sens que le public lui attribue une caractéristique qui le disqualifie lorsqu’il se retrouve en interaction avec les autres (Goffman, 1975). Ceci amène l’individu à adopter différents rôles et stratégies selon les circonstances lorsqu’il est en interaction avec autrui. Goffman définit ces stratégies comme une figuration (facework) qui réfère à « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne » (1974, p. 15). Dans ces figurations ou jeux de rôles, on retrouve l’évitement et la réparation qui consistent à éviter les situations à risque, ou encore, à réparer les effets lors d’une situation qui a créé un déséquilibre entre les individus. En somme, une personne, dans la mesure où la peur de perdre la face est présente, sera amenée à utiliser diverses stratégies afin de garder une image d’elle-même qui soit crédible ou viable (Joseph, 2002). Elle adoptera différents rôles selon l’auditoire et le contexte dans lequel elle se retrouve (Le Breton, 2004; Nizet et Rigaux, 2005). L’individu contrôle les impressions qui émanent du public par sa propre mise en scène. Cahill souligne : « We manage impression of us, influence their definition of the situation and affect their conduct. » (2010, p. 170). Les impressions ressenties par les membres du public influencent leur façon de se comporter avec l’individu. La personne contrôle les impressions, donne de l’information sur son statut ou son identité, ce qui influence les comportements autant chez les spectateurs que chez la personne elle-même.

En nous distançant des niveaux individuel et microsocial de l’interactionnisme symbolique pour nous tourner vers le niveau macrosocial, nous pouvons comprendre que le processus d’interaction mène à l’établissement de frontières entre les groupes. L’approche de Barth (1969) est éclairante à cet égard. Il s’oppose à la position traditionnelle de l’anthropologie selon laquelle l’isolement géographique et social contribue au maintien de la diversité culturelle entre les différentes sociétés dans le monde. Les anthropologues ont étudié séparément les divers groupes humains afin de les représenter et de les décrire en termes de sociétés distinctes par leur culture spécifique, laissant de côté les relations entre ces groupes. Or, selon ses propres recherches, Barth constate que ce n’est pas l’isolement qui crée des frontières culturelles entre les groupes, mais bien les interactions entre eux. Lamont et Bail définissent les frontières comme « les catégories mentales communes à diverses populations concernant ce qui définit les ressemblances et les différences internes et externes aux groupes » (2005, p. 5). C’est par un processus de catégorisation et d’identification que les frontières se créent entre les groupes dans une société. Juteau (1999) souligne les faces interne et externe qui caractérisent les frontières. La face interne se construit à travers l’identification des membres à l’histoire et à la culture du groupe, tandis que la face externe des frontières se caractérise par le rapport inégal entre les groupes. Ces frontières permettent ainsi de définir le groupe par des critères spécifiques (par exemple, la langue, les coutumes, un mode de vie et des comportements à adopter) et amènent les individus qui partagent ces critères à évaluer et à juger les situations sous un même regard : « [L]es deux acteurs [d’un même groupe] en viennent à assumer qu’ils jouent le même jeu. » (Barth, 2008, p. 213). À l’inverse, lorsque des interactions amènent des personnes de groupes différents à traverser les frontières, les critères pour évaluer les comportements à adopter envers l’autre deviennent plus difficilement compréhensibles (Barth, 2008).

Selon Juteau (1999), l’identité ethnique résulte de deux processus, soit la socialisation et l’ethnicisation, qui se produisent à l’intérieur du groupe auquel l’individu appartient. Ainsi, l’individu construit son identité au sein d’une communauté qui partage une histoire, une culture, une langue, des coutumes, des croyances et des valeurs, et ces éléments sont spécifiques à chaque groupe (Barth, 2008). En s’appuyant sur Goffman, Barth (2008) considère que l’identité ethnique implique une contrainte du rôle que la personne s’autorise ou non à jouer devant les personnes avec qui elle interagit. Lorsque les individus interagissent entre eux, les frontières vont se manifester, et si ces dernières sont traversées, lors d’une mobilité, par exemple, l’identité de la personne est éprouvée. Dans un contexte qui favorise sa performance, l’identité de l’acteur sera maintenue. Par contre, dans un contexte où manifester son identité pourrait devenir négatif ou inadéquat, la personne dissimulera certaines parties de celle-ci.

Les interactions entre des personnes appartenant à des groupes différents les amènent à confronter et à comparer les catégories à partir desquelles elles se définissent, ce qui peut engendrer des changements sur le plan de leurs identités respectives (Juteau, 1999). Ainsi, pour comprendre les dynamiques identitaires chez des étudiants originaires de milieux francophones minoritaires lors d’une mobilité universitaire, il importe d’analyser les situations d’interaction qui les amènent à traverser les frontières dans leur rencontre avec l’autre québécois. C’est avec cet éclairage théorique que nous avons abordé notre terrain de recherche en tentant au mieux de nous approcher de l’expérience vécue par les jeunes francophones que nous avons rencontrés. Dans la section qui suit (section 2), nous décrivons la méthodologie adoptée afin de recueillir et d’analyser leurs récits d’interactions sociales en milieu universitaire québécois.

2. Méthodologie

Le corpus que nous avons analysé en vue de cet article est constitué de récits de vie de 21 étudiants (7 de sexe masculin et 14 de sexe féminin) ayant été scolarisés dans une école secondaire francophone dans un milieu minoritaire. Âgés de 19 à 28 ans, ils proviennent du Nouveau-Brunswick (14 étudiants), de l’Ontario (6 étudiants) et de la Saskatchewan (1 étudiant). Les participants ont été rencontrés alors qu’ils poursuivaient des études à l’Université Laval, dans la ville de Québec. Ils étudiaient dans des domaines variés et étaient inscrits dans des programmes différents : trois au certificat, dix au baccalauréat, cinq à la maîtrise et trois au doctorat.

Nous avons réalisé des entretiens biographiques individuels (Bertaux, 2010) d’une durée d’environ deux heures chacun. Nous avons rencontré les participants dans un local privé sur le campus de l’Université Laval. La grille d’entretien, appliquée d’une manière souple, était structurée autour des thèmes suivants : (1) grandir et vivre dans un milieu francophone minoritaire; (2) le parcours universitaire; (3) le parcours de mobilité; (4) l’identification culturelle, sociale et politique; et (5) les représentations de son avenir personnel et collectif. Chaque participant était invité à raconter son récit de vie selon sa perspective en insistant sur les moments charnières de son parcours et ses rapports avec autrui. L’interviewer a pris soin d’adapter les questions à la logique du discours du jeune interrogé, et ce, afin de permettre à chacun d’organiser son propre récit en fonction d’un fil conducteur procurant une cohérence d’ensemble. La démarche rétrospective propre à cette méthode a permis de recueillir le discours réflexif des jeunes sur leur parcours. Un verbatim a ensuite été produit pour chaque entretien.

La première analyse a été effectuée « entretien par entretien » (Blanchet et Gotman, 2007), suivant la méthode diachronique des récits de vie (Bertaux, 2010), afin de dégager comment la socialisation familiale, scolaire et dans le milieu d’origine a contribué à façonner le profil identitaire de chaque participant. Cette première analyse, permettant de caractériser le profil identitaire et le parcours spécifique de chaque participant, était essentielle à l’interprétation du processus de construction identitaire durant les études à Québec. Tel que le démontre Sabourin, la prise en compte du contexte qui entoure les témoignages est une caractéristique essentielle de l’analyse qualitative : « [L]’étude de la construction sociale des discours [est un] préalable au moment d’analyse[s] dans la recherche sociale. » (2009, p. 424).

Ensuite, nous avons effectué une analyse en deux temps des épisodes d’interaction racontés par les participants : une analyse narrative (Gibbs, 2007) et une analyse transversale (Blanchet et Gotman, 2007). Cette analyse visait à comprendre comment ils expriment leur identité en interaction avec les autres lors de leurs études universitaires à Québec. Nous avons relevé toutes les situations d’interaction avec des Québécois, à la fois les interactions dans un cours et les rencontres informelles sur le campus. Nous avons ainsi identifié 155 épisodes d’interaction racontés par les étudiants qui étaient pertinents à notre analyse. Chaque épisode a été considéré comme un minirécit, une tranche de vie qui met en relief la nature des interactions jugées significatives par les étudiants. L’analyse fine de chacun de ces épisodes a permis de connaître comment les participants décrivent, ressentent et interprètent leurs interactions avec l’autre dans une situation donnée. Il ne s’agissait donc pas de recueillir des opinions générales (par exemple, savoir s’ils apprécient ou non les contacts avec leurs pairs québécois), mais plutôt de faire la cueillette de récits centrés sur des interactions vécues. Dans l’analyse, nous nous sommes concentrées sur l’expérience subjective vécue par les étudiants et la façon dont ils négocient leur identité lors de ces épisodes d’interaction avec des Québécois francophones dans le cadre universitaire. À la suite de l’analyse narrative de chaque épisode d’interaction, nous avons réalisé une analyse transversale de manière à regrouper les épisodes afin de faire ressortir des similarités et des différences entre les expériences vécues par les étudiants. Comme il sera présenté dans la section 3 et la section 4, cette séquence d’analyse a permis de cerner les profils identitaires des étudiants pour ensuite examiner les dynamiques identitaires en milieu universitaire québécois.

3. Les profils identitaires subjectifs des étudiants

Chez les étudiants originaires de l’Ontario, la catégorie « franco-ontarienne » ressort dans tous les cas pour décrire leur identité. Si cela peut sembler une évidence, lorsque nous regardons de plus près le sens accordé à cette catégorie identitaire par les étudiants, il est possible de déceler des variations de l’identité en fonction des milieux familial et social. Nous présentons ici le sens subjectif attribué par les participants à cette catégorie identitaire, sans pour autant prétendre à une définition objective de l’identité franco-ontarienne[1]. Prenons l’exemple de Justin[2], qui a grandi dans une famille exogame (son père étant anglophone et sa mère étant francophone). Socialisé dans les deux langues au sein de sa famille, il considère que l’identité franco-ontarienne est étroitement liée au bilinguisme : « Pour moi en général franco-ontarien c’est que tu parles les deux langues. Ce n’est pas toujours le cas, mais en général franco-ontarien ça veut dire que tu es bilingue. » Cette représentation n’est pas partagée par tous les étudiants. À l’inverse, pour Chrystelle et Odile, les catégories identitaires « francophone », « franco-ontarienne » et « canadienne-française » reflètent essentiellement leur attachement à la langue française et au fait de pouvoir vivre en français en Ontario. Leur socialisation antérieure permet aussi de comprendre en partie leur représentation de l’identité franco-ontarienne puisqu’elles ont été socialisées en français dans leur famille et ont grandi dans un milieu plus francophone du Nord de l’Ontario. Toutes deux disent avoir accordé de l’importance à la langue française lors de leur parcours scolaire en militant pour celle-ci. À l’inverse, Justin et Marie proviennent tous les deux d’un milieu où l’anglais et le français se côtoient sur une base quotidienne, ce qui peut les conduire davantage à utiliser le terme bilingue dans leur définition de soi. De plus, leur définition de franco-ontarien renvoie à la possibilité de vivre dans les deux langues. Marie exprime cette idée de la manière suivante : « Pour moi c’est important de marquer cette identité-là [franco-ontarienne] qui n’est pas québécoise ni ontarienne. J’ai l’impression que l’idée d’être bilingue au Canada et de cohabiter dans deux langues différentes, c’est les Franco-Ontariens et c’est notre succès. » Pour Odile et Chrystelle, bilinguisme n’est pas un terme utilisé pour décrire leur identité et renvoie davantage à l’utilisation contextuelle de l’anglais, comme dans le cas d’un emploi. Il en va de même pour Pierre, qui reflète ses valeurs familiales lorsqu’il affirme que « pour notre famille, l’anglais c’est une langue seconde, quand même bien maîtrisée, mais ce n’est pas notre identité ». En plus de se définir comme Franco-Ontariens, les étudiants originaires de l’Ontario utilisent une diversité de termes pour se décrire : Canadiens, francophones, Canadiensfrançais ou francophones canadiens. Toutefois, de manière générale, leur sentiment d’appartenance s’est développé autour de la province d’origine et des différents rapports sociaux vécus au sein de la famille, de l’école et de la communauté. Pour le moment, retenons donc l’idée que le sens accordé à l’identité franco-ontarienne présente des nuances, voire des variations, selon les individus, en fonction de leurs contextes familial et social respectifs. Voyons maintenant comment se définissent les étudiants du Nouveau-Brunswick.

À la lumière des récits des étudiants du Nouveau-Brunswick, nous constatons la présence de deux identités qui caractérisent certaines régions de la province. Dans la forte majorité des cas, les étudiants originaires d’Edmundston et des villes environnantes sont sujets à se définir comme des « Brayons », alors que ceux du Nord-Est, de la Péninsule acadienne et du Sud-Est, pour leur part, se définissent comme des « Acadiens »[3]. La catégorie « identité brayonne » semble plus difficile à cerner et, telle qu’elle est présentée, fait référence aux origines diversifiées de la population de cette région (américaine, québécoise et acadienne). Pierre-Luc explique l’identité brayonne comme suit : « On n’est pas Québécois, on n’est pas Acadien, on est Brayon. C’est vraiment l’identité de la place. » Les récits des étudiants montrent que l’identité se construit en fonction des catégories identitaires mobilisées dans le milieu social. Or, les participants originaires du Nord-Est, de la Péninsule acadienne et du Sud-Est ont grandi dans des régions où l’identité acadienne est véhiculée et valorisée, alors que cette catégorie est peu utilisée dans la région d’Edmundston, où l’on préfère se rattacher à l’identité brayonne. Ce que ces deux catégories ont en commun, c’est le fait de reposer sur une forte appartenance francophone, à un point tel que plusieurs étudiants ne sentent pas le besoin d’utiliser le terme francophone pour se définir. Selon Valérie, originaire de la Péninsule acadienne, l’identité acadienne est par définition francophone : « Une des caractéristiques principales pour être Acadien, il faut que tu sois francophone. Pour moi une va avec l’autre. Le fait d’être Acadien signifie que je suis francophone. » Gaston, originaire de la région d’Edmundston, décrit un lien similaire entre l’identité brayonne et la langue française : « Je suis Brayon chez nous, je suis Brayon quand je me définis moi-même, mais quand ça va à un échelon plus haut, je suis francophone. » Pierre-Luc précise : « C’est certain que je me considère francophone de langue maternelle […]. On est Brayon, c’est un autre type de francophone. » Soulignons enfin que la grande majorité des étudiants du Nouveau-Brunswick qui ont participé à notre recherche proviennent de régions à forte concentration francophone et, conséquemment, vivent moins d’interactions avec les anglophones sur une base quotidienne que leurs pairs de l’Ontario[4].

Finalement, en ce qui concerne Maggie, participante de la Saskatchewan, il est possible de bien discerner l’influence du milieu familial dans la construction de son identité[5]. Comme elle a grandi dans une famille exogame et dans un milieu où la population de langue française est de moins de 2 % (Statistique Canada, 2011), ses échanges se sont déroulés dans un contexte où elle côtoyait francophones et anglophones sur une base quotidienne. Ses sentiments d’appartenance se sont alors développés envers les deux groupes linguistiques présents dans sa localité, ce qui l’a conduite à se définir comme étant Anglo-Fransaskoise : « Je me suis toujours nommée comme pas une Fransaskoise, ni une anglophone, mais une Anglo-Fransaskoise. […] Je suis aussi fière de la partie anglophone que [de] la partie fransaskoise […]. J’aime avoir les deux dans moi. » Dans le cas de Maggie, malgré l’influence d’un environnement très bilingue sur le plan social, elle utilise la catégorie « bilingue » pour décrire son aisance à discuter et à interagir dans les deux langues, et non pour exprimer son identité.

La première partie des analyses reflète la dimension sociale de la construction identitaire. Nous avons montré comment la manière selon laquelle les étudiants décrivent leur identité est intimement liée à leurs contextes familial et social. Soulignons que tous les jeunes rencontrés manifestent une appartenance francophone et se définissent en rapport avec le territoire, qu’il soit régional ou provincial. Nous verrons, dans la prochaine section, que cet ancrage territorial s’exprime dans les interactions avec les étudiants québécois et constitue une manière d’exprimer leur altérité. Enfin, cette partie a permis de dresser un portrait global des profils identitaires subjectifs présents au sein du corpus, lesquels seront pris en compte dans l’interprétation des interactions avec des Québécois en contexte universitaire.

4. La négociation de l’identité lors de la rencontre avec l’autre québécois 

L’analyse narrative des épisodes d’interaction permet de mieux comprendre la dynamique identitaire des étudiants lors de contacts avec l’autre à l’occasion de leur mobilité pour études à Québec. Premier constat : les récits des étudiants révèlent clairement l’existence de frontières face aux Québécois rencontrés. En effet, le contact avec autrui conduit les étudiants à percevoir des différences entre les groupes. C’est en particulier lors de situations d’interaction avec l’autre que les frontières deviennent visibles (Barth, 2008), puisque les individus se catégorisent et catégorisent les autres également. Plusieurs étudiants ont souligné la perception de différences culturelles (9 étudiants) et linguistiques (11 étudiants) lors de leurs interactions avec des Québécois, tel qu’en témoigne Pierre-Luc : « C’est sûr qu’au début, quand je suis arrivé ici, je me suis senti différent. Tu arrives avec tes différences, avec ta culture différente et ton parler qui n’est pas pareil. » Les premiers contacts sont marqués par l’émergence d’un sentiment d’étrangeté qui contribue à construire des catégories identitaires différenciées, séparées par des frontières. Dans leurs récits, les participants mettent l’accent sur des expériences lors desquelles ils se sont sentis non reconnus par leurs pairs québécois. Katie mentionne que c’est surtout par sa façon de parler et son accent que les différences sont devenues apparentes :

Je pense que j’ai trouvé ça dur. Il y a mon accent aussi. Au début, il était plus flagrant. Au début, c’était dur parce que tu te fais toujours critiquer et tu te fais demander : « Tu viens d’où? », constamment. Juste là c’est une barrière parce que je me sentais tout le temps attaquée où je dis un mot et on me reprend. Ça me tannait. Je ne suis pas différente et j’avais tout le temps cette petite barrière-là. Je n’osais pas donner mon point de vue parce que je ne voulais pas me faire corriger. Au début, c’est un gros aspect que j’ai trouvé dur.

L’expression de curiosité de la part des étudiants québécois est parfois interprétée par les participants comme une marque d’ignorance à leur endroit, voire de rejet.

Évelyne partage une expérience similaire, mais mentionne que c’est le regard de l’autre qui l’a amenée à se sentir étrangère, malgré elle :

Moi, je n’avais pas l’impression qu’on était si étrangers, mais on dirait que, dans le regard des Québécois, j’étais vraiment […]. Mon accent était vraiment rare et eux [, ils] n’avaient jamais entendu mon accent avant, pis ils trouvaient ça bizarre et tout ça. On dirait que je n’avais pas réalisé à quel point ce n’était pas pareil. Ce n’est pas le même regard. Comme moi, je trouvais l’accent québécois assez normal. Je l’avais déjà entendu souvent.

Cet extrait montre aussi comment les étudiants ont l’impression de connaître les Québécois et semblent surpris que cela ne soit pas réciproque. Ils ont l’impression que leur identité n’est pas reconnue de la part de l’autre, ce qui rend les interactions plus difficiles, dans les premiers temps du moins.

Certains étudiants décrivent cette frontière en faisant référence à un moment critique de l’histoire politique et culturelle du Canada, soit le référendum sur l’indépendance du Québec, tenu en 1995. Samuel exprime l’importance de cet événement dans la construction de son sentiment d’appartenance en tant que francophone canadien, par opposition aux francophones du Québec :

Je me souviendrai tout le temps du dernier référendum, d’un point de vue de l’extérieur. J’étais quand même assez jeune et je me souviens de la peur des francophones de la province du Nouveau-Brunswick s’il y avait vraiment séparation, si le référendum passait et que tout le processus allait s’enchaîner. On était là : « Qu’est-ce que nous allons devenir comme francophones? » On serait complètement coupé du reste du Canada, en plus. Il y avait vraiment une crainte et une crainte que j’ai beaucoup ressentie. Tout à l’heure je t’ai dit manifestement que je ne me reconnais pas comme Québécois. Je crois que ça vient de cet instant-là. J’ai eu comme : « Mais qui sont-ils pour vouloir se séparer? » J’ai eu vraiment un sentiment de dégoût, de vouloir se séparer à cause de notre langue.

Pour Samuel, comme pour presque la moitié des étudiants (9 étudiants), le référendum de 1995 a créé une barrière entre les Québécois et eux-mêmes. Dans le même esprit, Odile exprime sa rancoeur et son incompréhension au sujet des visées indépendantistes québécoises qu’elle attribue à l’ensemble des Québécois, en dépit du fait que la population était extrêmement partagée sur la question :

Vous [les Québécois] nous avez fait chier avec le référendum en 1995 là, tu sais. Nous autres, on se disait : « Mon Dieu, c’est bien con là. » Comme, ils se séparent à cause qu’ils sont francophones, pis nous autres on est francophone pis on ne se sépare pas là. On vit en français pis […] on est heureux là. Je ne comprenais pas, en tout cas.

En revanche, certains étudiants indiquent qu’en dépit de la perception de fortes similarités culturelles, ils ont l’impression que l’absence de reconnaissance en tant que semblables de la part des Québécois accentue la perception d’une frontière. Chrystelle explique ce sentiment :

C’est vraiment drôle parce que, quand on est ici, on se fait toujours dire qu’on n’est pas chez nous et, dans le fond, ma culture ressemble beaucoup plus à la culture québécoise. Et, j’ai grandi en écoutant Passe-Partout et des chansons à répondre. Là, on va dans le sud de l’Ontario, c’est notre province et ça n’a pas rapport. […] C’est sûr que moi je trouve que ma culture c’est la même culture que la culture québécoise, sauf les idées de nationalisme et tout ça. […] Les Québécois ne savent pas qu’on leur ressemble beaucoup, mais nous on le sait.

Si nous nous basons sur Juteau (1999), nous pouvons affirmer que cet extrait montre l’importance du sentiment d’exclusion de la part de l’autre dans l’établissement et le maintien de la face externe de la frontière.

Enfin, si l’existence d’une frontière est incontestée, les récits des étudiants permettent d’affirmer que la temporalité entre en ligne de compte dans la perception des frontières : les différences semblent ainsi plus perceptibles au début de l’expérience de mobilité et tendent à s’atténuer avec le temps. Mais quel est l’impact des interactions avec les Québécois sur l’identité des étudiants originaires de milieux francophones minoritaires au Canada?

Si les interactions s’inscrivent dans un processus de négociation identitaire qui varie selon les personnes et les situations, il n’en demeure pas moins que les rapports avec l’autre amènent les étudiants à revisiter leur propre identité de manière réflexive. C’est donc en s’appuyant sur l’approche de Dubar (2007) que nous montrons le jeu de négociation entre l’identité pour soi (évaluation subjective de qui je suis) et l’identité pour autrui (identité attribuée selon l’évaluation subjective chez l’autre). Lors de situations d’interaction, chacun attribue à l’autre une identité qui sera ou non rejetée. Voyons maintenant si la dynamique d’acceptation et de refus des identités attribuées est présente chez les étudiants que nous avons rencontrés.

Lors de situations d’interaction, chacun attribue une identité à l’autre en se basant sur des caractéristiques observables (Dubar, 2007). Les participants à notre recherche racontent qu’il arrive que leur accent et l’utilisation de certains anglicismes, ou encore le fait de mentionner d’être originaires d’une autre province, conduisent autrui à les définir comme « anglophones ». Chrystelle mentionne : « Mais, ici [à Québec], les gens me demandent de me présenter et, quand je dis que je viens de l’Ontario, ils disent : “O.K. tu es anglophone.” Ils pensent qu’un de mes deux parents m’a appris le français ou que j’ai appris le français à l’école. » Pierre, qui est lui aussi originaire de l’Ontario, partage une expérience similaire : « Souvent la première question que le monde me demande quand je leur dis que je suis de l’Ontario, c’est : “Tu es anglais?” Non, non, je ne suis pas anglais, je suis francophone, mes parents sont francophones. » Pierre doit ainsi réajuster l’évaluation que les autres font de son identité puisqu’il se considère avant tout comme un francophone.

Selon d’autres étudiants, ce n’est pas tant leur province d’origine qui conduit les autres à leur attribuer une identité anglophone, mais leur accent ou les expressions utilisées. Par exemple, Claudine raconte que l’on lui a déjà mentionné que son niveau de français était bon pour « une anglaise » puisqu’en parlant elle utilisait beaucoup d’anglicismes. Maggie, originaire de la Saskatchewan, a un accent teinté par le contact avec la langue anglaise. Rappelons aussi que Maggie choisit de se présenter comme Anglo-Fransaskoise. Or, elle dit que son expérience à Québec l’a conduite à revendiquer davantage son identité fransaskoise étant donné que l’autre québécois tend à la désigner comme anglophone. Martine exprime sa frustration devant la méconnaissance des Québécois face à sa réalité :

Spécialement quand je suis arrivée et que j’avais un accent acadien très fort. Il y en a qui me répondaient en anglais et je leur avais parlé en français, à cause que j’avais utilisé un anglicisme. […] J’étais un peu susceptible dans le temps, un peu moins maintenant, mais je dirais que ça me choquait. Je me disais : « Vous n’avez pas fait de cours d’histoire ou de géographie? On ne vous a pas dit qu’il y avait des francophones ailleurs? » Il y en a dans les Maritimes et dans l’Ouest; ce n’est pas juste parce que c’est des parents du Québec qui ont immigré. Il y en a qui élèvent leurs enfants en français et ils les envoient dans des écoles francophones parce qu’ils veulent qu’ils aient les deux langues. C’est un peu choquant.

Ainsi, retenons que, si l’accent ou l’utilisation d’anglicismes conduit parfois les autres à définir les étudiants d’un milieu francophone minoritaire comme des anglophones, ces derniers n’acceptent pas cette attribution de manière passive. Ils tentent de réajuster le tir en affirmant qu’ils sont francophones.

Lorsqu’aucun trait physique et linguistique apparent n’est observable, certains étudiants francophones de milieux minoritaires (7 étudiants) se voient attribuer une identité québécoise, une catégorisation qui n’est pas toujours bien accueillie, comme en témoigne Valérie : « Il y a même une fois une fille québécoise que j’ai rencontrée et qui m’a dit : “Comment tu te sens comme Québécoise?” Je ne suis pas Québécoise du tout. » Bien que cela puisse être vu comme une marque d’inclusion (elle est invitée à faire partie du « nous » québécois), Valérie refuse cette attribution qui ne concorde pas avec l’identité qu’elle revendique, c’est-à-dire une Acadienne du Nouveau-Brunswick. Ce sentiment est partagé par d’autres étudiants qui ressentent une appartenance forte à l’identité acadienne.

Dans certaines situations, l’identité pour soi et l’identité pour autrui concordent et, contrairement aux situations décrites précédemment, aucun ajustement n’est nécessaire pour éliminer une tension ou un inconfort. Par exemple, Évelyne souligne : « Elles [ses amies] me disent bilingue, puis Brayonne parce que c’est l’accent des gens de notre région, là. On a un français qui est assez particulier. Ça fait que c’est ça. Elles me disent Brayonne quand je dis des expressions qu’elles ne sont pas habituées d’entendre, bien là elles vont répéter tout ça. » L’attribution de « Brayonne » et de « bilingue » faite par autrui s’accorde avec l’identité pour soi, et Évelyne n’a pas à justifier ou à refuser son identité. Elle est reconnue par l’autre.

Bref, quand l’identité attribuée par l’autre ne concorde pas avec l’identité pour soi, la négociation identitaire s’observe par un refus de l’attribution et l’affirmation de l’identité revendiquée en vue d’obtenir une reconnaissance. La moitié des étudiants rencontrés (11 étudiants) souligne ce besoin de se faire reconnaître en tant que francophone par autrui dans leur expérience à Québec. Odile explique le contraste de dynamique identitaire entre son milieu d’origine et le milieu d’études à Québec :

Quand je suis chez nous [Nord de l’Ontario], je n’ai pas besoin de justifier d’où que je viens pis que oui j’existe là […] Bien [à Québec], je me sens plus comme si mon identité est complètement niée là […], je me sens comme […] frustrée que le fait que j’existe n’est pas reconnu là.

Odile explique ce besoin de justifier son identité lorsqu’elle est en interaction avec des Québécois étant donné que ces derniers ne la reconnaissent pas comme francophone, ce qui l’atteint profondément dans sa conception d’elle-même. Elle a besoin de réduire la tension liée à l’absence de correspondance entre la façon dont elle est perçue par l’autre et la manière dont elle se définit subjectivement. La frustration ne naît pas seulement de voir son identité personnelle niée par l’autre, mais aussi de la non-reconnaissance de l’existence collective des francophones en situation minoritaire au Canada. C’est avec émotion que Marie explique cette situation :

Je pense qu’il y a vraiment une frustration par rapport au Québec. Je pense que j’en ai parlé, c’est de ne pas se faire connaître et je l’ai vécu en arrivant ici. Les gens disent qu’on parle mal et qu’on n’est pas des francophones. Un moment donné, à force de se faire ça, de ne pas se faire reconnaître et le fait que le Québec revendique tout le temps sa francophonie comme étant distincte du reste, du « ROC » [Rest of Canada]. C’est la pire expression au monde! Ça m’insulte. C’est de dire : « Nous, on parle français, et vous, les anglophones. » On existe. On n’est pas des Québécois, mais on parle français.

Que se passe-t-il alors quand les identités sont rejetées, quand les efforts de négociation ne permettent pas aux étudiants de voir l’identité qu’ils revendiquent reconnue par l’autre? Nos résultats montrent que les étudiants déploient des stratégies identitaires afin de projeter une image positive d’eux-mêmes lors d’interactions avec autrui et d’éviter la stigmatisation (Goffman, 1975). Un peu moins du tiers des étudiants rencontrés (6 étudiants) décrivent certaines actions qu’ils mettent en oeuvre afin d’éviter d’être étiquetés négativement. Par exemple, Évelyne dit qu’elle se « force à bien parler » quand elle est à Québec. Elle juge que les Québécois ont un meilleur français que les habitants du Nouveau-Brunswick, ce qui la conduit à vouloir bien parler. En n’utilisant pas d’expressions locales qui seraient perçues comme du mauvais français, elle évite ainsi d’être critiquée par autrui. Alors que Gaston dit « camoufler » son accent quand il est à Québec, Katie raconte avoir été amenée jusqu’à garder le silence pour éviter d’être jugée négativement à cause de son accent : « Je n’osais pas donner mon point de vue parce que je ne voulais pas me faire corriger. »

Quelques étudiants sont conduits à changer leur façon de s’affirmer au niveau identitaire afin d’éviter la stigmatisation. Par exemple, Nadine et Odile évitent de se définir comme des Canadiennes françaises puisqu’elles estiment que cette expression est mal perçue par les Québécois qui ont rompu avec l’identité canadienne-française au profit de l’identité québécoise. Comme l’affirme Odile, « en Ontario, on dit canadien-français là, mais ici au Québec, c’est tellement un terme qui est, qui est vu comme archaïque là, que j’oserais même pas dire ça. » Odile et Nadine utilisent donc des stratégies « externes » afin d’accommoder l’identité pour soi à l’identité pour autrui. Elles s’affichent en tant que Franco-Ontariennes afin de ne pas être perçues négativement par les personnes qu’elles côtoient au Québec, et cette identité reste congruente avec leur définition de soi.

Dans d’autres situations, les étudiants sont conduits à accepter l’identité pour autrui, et ce, même si l’identité attribuée ne rejoint pas l’identité pour soi. Pour Évelyne, qui se définit en tant que francophone et Brayonne, accepter l’identité anglophone attribuée par autrui lui permet d’avoir un avantage au niveau professionnel pour l’accès à un emploi qui requiert la maîtrise de l’anglais. Pour sa part, Pierre obtient une forme de reconnaissance de ses pairs québécois lorsque ceux-ci lui demandent de l’aide dans l’écriture d’articles scientifiques en anglais : « C’est sûr, les gars, ils voient ça comme un atout. Tu sais, un gars qui corrige en anglais dans notre lab, c’est le fun! » Dans cette situation, le bilinguisme de Pierre ne mène pas à la stigmatisation par autrui. Bien qu’il ne se définisse pas comme un anglophone, il apprécie que les autres viennent vers lui pour obtenir de l’aide en anglais. Il conserve donc une image positive de lui-même et ne sent pas le besoin de rejeter cette attribution identitaire, même si elle est en décalage avec son identité subjective.

Ainsi, les négociations stratégiques s’observent de différentes façons selon les acteurs : en changeant leur façon de parler pour cacher un accent, en omettant d’affirmer certaines facettes identitaires qui semblent péjoratives ou en acceptant une identité pour autrui qui ne correspond pas tout à fait à l’identité pour soi. Les étudiants utilisent différentes stratégies lors d’interactions avec autrui afin de garder une image positive et viable d’eux-mêmes.

Finalement, l’expérience de mobilité peut susciter des réaffirmations ou des changements identitaires chez les étudiants. Nous avons observé ce phénomène chez la moitié des participants (11 étudiants). Certains étudiants ont souligné que leur expérience à Québec les a amenés à être plus réflexifs en justifiant qui ils sont, ce qui les a conduits à réaffirmer leurs identités francophones, acadiennes ou même canadiennes. Magalie affirme que le fait de devoir davantage expliquer d’où elle vient et de justifier son identité francophone à autrui l’amène à se sentir encore plus Acadienne en étant à Québec que dans son milieu d’origine. Ce même phénomène est décrit par Katie : « Oui, être Canadien on est vraiment fier de ça. On est encore plus fier de ça quand on vit au Québec, parce que les Québécois axent tellement sur le Québec. Quand on n’est pas Québécois, on est Canadien. Quand on vit ici, on axe plus sur ce côté-là. » Pour Katie, se définir comme Québécoise n’est pas possible et cette différenciation l’amène à renforcer son identité canadienne. À l’opposé, Katie explique aussi que l’éloignement l’a amenée à moins ressentir certaines facettes de son identité. En étant loin de sa famille et en ayant moins de contacts avec sa communauté, elle en vient à se sentir moins Acadienne, bien qu’elle dise avoir cette identité « dans le sang ».

Nous avons aussi observé des reconstructions identitaires. Martine, qui se définit comme Acadienne, souligne que son sentiment d’appartenance envers le Québec s’accroît et dit devenir comme les Québécois avec le temps. Benoît souligne que, en habitant depuis plus de cinq ans à Québec, il est amené à se définir comme « un Québécois d’adoption ». Ainsi, en vivant à Québec et en côtoyant des Québécois, certains étudiants finissent par se définir comme étant Québécois, sans pour autant renoncer aux autres facettes de leur identité.

Conclusion

En guise de conclusion, revenons sur la question suivante : quelles sont les incidences de la mobilité sur la (re)construction identitaire? L’analyse des récits de vie d’étudiants originaires de milieux francophones minoritaires nous a d’abord permis de déterminer que l’identité reflète l’environnement social et géographique dans lequel les participants ont grandi. Ceux de l’Ontario se définissent comme Franco-Ontariens, ceux du Nouveau-Brunswick comme Acadiens, Brayons ou Néo-Brunswickois, alors que l’étudiante de la Saskatchewan se définit comme Anglo-Fransaskoise. Les interactions vécues dans leur environnement social ont conduit les étudiants à développer des appartenances et à s’identifier par rapport aux personnes qu’ils rencontrent. Les interactions se poursuivent lors de leur expérience de mobilité pour études, ce qui contribue à mettre à l’épreuve les identités construites préalablement dans leur milieu d’origine au cours d’un processus de négociation identitaire avec l’autre québécois.

La négociation identitaire conduit les étudiants soit à rechercher la reconnaissance de leur identité par l’autre, soit à déployer des stratégies pour atteindre une concordance entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui. Ces stratégies sont multiples. Certains omettent d’afficher une facette de leur identité puisqu’elle est vue comme péjorative par l’autre, alors que d’autres acceptent (en tout ou en partie) l’identité attribuée par autrui afin de faciliter les interactions et d’éviter la stigmatisation. Ainsi, certains étudiants qui se considèrent fondamentalement comme francophones vont parfois accepter d’être catégorisés par autrui comme anglophones, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils renoncent à l’identité francophone. Il s’agit alors d’une identification qui s’explique par un contexte d’interaction donné, mais qui ne remet pas en cause l’identité globale de l’étudiant.

Notre analyse a montré que l’expérience de mobilité pour études à Québec a une incidence sur la construction identitaire des étudiants originaires de milieux francophones minoritaires. Cette mobilité conduit les étudiants à rencontrer de nouvelles personnes et à développer leur réflexivité en se confrontant à l’altérité. Notre recherche a permis de comprendre, sous une lorgnette microsociologique, comment l’identité est façonnée, modifiée ou (ré)affirmée à travers diverses interactions qui caractérisent l’expérience de mobilité interprovinciale de ces étudiants. Nous avons montré que la dynamique de catégorisation réciproque du « nous » et du « eux », qui caractérise l’interaction et qui contribue à l’établissement des frontières entre les groupes, est centrale à ce processus. En dépit du partage de la langue française et de certaines caractéristiques culturelles, les étudiants francophones originaires de milieux minoritaires sont conduits à affirmer leur différence vis-à-vis des Québécois. Les interactions vécues au cours de leurs études à Québec les ont amenés à revoir l’intensité de certaines dimensions de leur identité préexistante ou à s’approprier de nouvelles facettes identitaires. L’expérience de la mobilité et du contact avec l’autre, différent de soi, conduit ainsi vers une conscience plus sensible des différences avec l’autre et de sa propre identité.

Les épisodes d’interaction analysés, recueillis auprès d’étudiants originaires de milieux francophones minoritaires, révèlent aussi des représentations que ces étudiants entretiennent au sujet de leurs pairs québécois. Le point de vue d’étudiants québécois sur leurs interactions avec des francophones de milieux minoritaires serait donc nécessaire pour compléter cette analyse. En effet, des écarts entre les identités pour soi et les identités pour autrui existent fort probablement dans les deux sens. Les Québécois ne forment pas un tout indissociable, pas plus que les francophones des autres provinces canadiennes ne constituent une seule entité. Il s’agit de catégories sociales (des typifications) qui conduisent à fixer l’identité de l’autre dans le but d’orienter l’interaction. En créant des liens d’amitié, les étudiants qui ont participé à l’étude ont eu l’impression de se rapprocher de l’autre et, avec autrui, d’arriver à une reconnaissance mutuelle plus grande. Si la frontière est ressentie et vécue dans l’interaction, on peut donc faire l’hypothèse que la distance et la méconnaissance, menant à des représentations stéréotypées de l’autre, contribuent tout autant à la construction de cette frontière. Ainsi, si l’interaction peut se révéler être une source de tension ou de malaise, son caractère dynamique permet éventuellement de rectifier le tir, de réduire les écarts entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui et, ce faisant, favoriser le rapprochement.