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Dans Why did Europe Conquer the World? (2015), Philip T. Hoffman traite de la question de la domination militaire de l’Occident à l’échelle de la planète. La réponse qu’il donne à cette question, à partir de l’analyse historique ainsi que de calculs relevant de l’histoire économique, devrait intéresser les non-historiens, puisque les empires coloniaux du XIXe siècle et même les inégalités qui continuent à structurer le commerce mondial et les relations internationales s’en trouvent éclairés. Depuis 2000, le débat historico-économique sur les particularités de l’histoire de l’Occident a été renouvelé par un courant d’analyse explicitement comparatif. Les comparaisons portent avant tout sur l’Europe de l’Ouest (principalement l’Angleterre et la France) et l’Asie (principalement la Chine et l’Inde). Refusant les analyses déterministes fondés sur les différences culturelles de longue date comme la religion chrétienne ou l’Antiquité gréco-romaine, le climat ou la géographie, nombreux sont les historiens qui admettent, du moins en partie, l’argument de Kenneth Pommeranz dans The Great Divergence: China, Europe and the Making of the World Economy (2000), publié en traduction française en 2010 avec comme titre Une grande divergence : la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, pour qui la divergence économique entre l’Occident et l’Asie se creuse très tardivement, même si, selon les auteurs, les dates choisies varient du XVIe au XIXe siècle.

L’hypothèse de Hoffman est que, depuis la fin du Moyen Âge, l’Europe s’est engagée dans une course aux armements qui a encouragé, voire même obligé, l’innovation technique et technologique dans le domaine militaire. Le résultat de cette compétition entre États européens a été de leur donner un avantage militaire sur les armées des autres régions du monde, et ce, pas parce que l’Europe a nécessairement connu plus de guerres que l’Inde ou la Chine de 1300 à 1800, mais plutôt parce que, en Europe, plusieurs pays avaient une capacité militaire comparable. Ainsi, c’est l’engagement des pays européens dans ce que Hoffman appelle le Tournoi (the Tournament) qui est donc le moteur pour l’innovation dans le domaine des technologies de la guerre. Deux autres conditions doivent également être respectées pour que le Tournoi mène à l’innovation technologique, soit le fait que la récompense de la victoire doit être plus importante que les coûts du système militaire et que le prix politique des guerres doit être peu considérable pour le prince. Dans un contexte où, en Europe, les guerres sont surtout d’origine dynastiques, les victoires sont généralement « payantes » (pour les monarques, mais pas nécessairement pour leurs sujets), c’est-à-dire les monarques acquièrent de nouveaux territoires et exigent des tributs des perdants. Les défaites militaires sont généralement sans grande conséquence pour le prince. En effet, peu de monarques européens ont, après la fin du Moyen Âge, été déposés ou assassinés en raison de défaites militaires. En d’autres mots, les guerres ne présentent que des avantages pour les monarques et que des désavantages pour leurs sujets.

Le mécanisme d’amélioration des capacités militaires européennes qui résulte du Tournoi est le suivant : dans un contexte de dépenses militaires très élevées et de guerres fréquentes, les progrès techniques sur le terrain (learning by doing ou l’apprentissage par la pratique) ont permis aux Européens d’améliorer petit à petit les techniques militaires liées à la poudre noire. Chaque petite innovation technologique ou stratégique peut avoir un effet très important, vu la quasi-égalité des forces militaires européennes en jeu dans le Tournoi. Ceci favorise l’investissement par toutes les puissances du continent dans le développement technique, puisque chaque petite innovation offre un avantage à un participant du Tournoi. Hoffman calcule, à l’aide de formules mathématiques de cliométrie[1], des indices d’efficience de production et d’utilisation d’objets militaires, et son modèle lui permet de conclure que les prix des objets militaires diminuent plus rapidement que ceux des objets non-militaires et que l’efficacité des premiers s’accroît plus rapidement que celle des derniers. La guerre a été un des premiers domaines pratiques à bénéficier des calculs de la Révolution scientifique, par exemple, pour le calcul des trajectoires balistiques.

Une des forces du livre est l’élément comparatif. L’Inde et la Chine ont également connu des périodes de guerre et de violence soutenues. Sa théorie doit donc expliquer pourquoi la guerre aurait poussé à l’innovation en Europe, mais pas dans ces deux autres régions. La Chine a effectivement connu plusieurs guerres entre 1500 et 1799 (peut-être même autant d’années que la France ou l’Angleterre), mais il s’agit surtout de batailles contre des peuples nomades qui ne nécessitent pas de technologies militaires très avancées et qui peuvent être gagnées par des cavaliers archers. L’inégalité des deux parties est telle que la Chine ne cherche pas vraiment à innover dans le domaine de la technologie militaire. Ainsi, même lorsque l’empereur chinois bat d’autres ennemis en utilisant des armes à poudre (notamment aux XVIe et XVIIe siècles), les combats sont presque toujours à ce point inégaux que les conditions du Tournoi ne peuvent mener à des innovations techniques. Il y a également beaucoup de guerres en Inde (notamment au XVIIIe siècle), mais dans un contexte où la récompense (la victoire d’une famille ou d’un clan) reste mince, elle ne motive pas les investissements qui engendreraient le progrès technique. Hoffman traite également de l’Empire ottoman : comme dans le cas de la Chine, les guerres l’opposent sur ses frontières à de petits groupes armés, les Perses et les Tatars, et, par conséquent, il y a peu de raisons de chercher d’autres façons de mener la guerre.

À la différence de plusieurs autres ouvrages récents, Why did Europe Conquer the World? s’intéresse à la divergence militaire, plutôt qu’économique ou industrielle, entre l’Europe et les autres régions les plus développées du monde, afin d’expliquer la domination coloniale de l’Europe, fondée sur les capacités militaires. Hoffman rappelle que la domination militaire de l’Europe est antérieure à l’ère industrielle et il soutient que les causes principales des deux phénomènes sont différentes. Il récuse l’idée selon laquelle le Tournoi est l’explication principale de l’industrialisation. Le lien entre le Tournoi et l’industrialisation présuppose que l’augmentation des salaires en Europe, qui a poussé à innover dans le domaine de la production non-militaire, est le résultat de l’urbanisation, conséquence inévitable du Tournoi. Hoffman estime que si la guerre a bel et bien été l’étincelle qui a fait jaillir le progrès technique menant à la Révolution industrielle, c’est le capital humain, les institutions politiques et les systèmes fiscal et judiciaire, qui ont produit les résultats qui ont fourni le combustible nécessaire au démarrage de la croissance économique de l’Angleterre, croissance qui s’est ensuite propagée sur le continent européen.

Les particularités de l’histoire militaire de l’Europe relèveraient donc de l’égalité des forces entre les États européens, en comparaison notamment avec la Chine, unifiée depuis déjà très longtemps à l’époque dont il est question. En effet, aucun de ces États européens n’est en mesure de s’imposer aux autres sur le plan militaire et, dans ce contexte, une petite avance technique peut jouer un rôle déterminant dans l’issue des conflits. Hoffman n’est pas le premier à souligner l’importance de cette différence dans la taille des États[2] – et récemment Joel Mokyr en a fait une des explications principales pour le progrès scientifique et technique en Europe à l’époque moderne, grâce à une sorte de Tournoi national au niveau des idées[3]. Mais le fait de mettre ce phénomène en lien avec l’histoire militaire, la prise en compte des particularités politiques et surtout la force des calculs économétriques font que cet ouvrage est incontournable pour bien comprendre la divergence entre les grandes régions du monde.