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Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote s’inscrit dans la série Textes et essais de la collection Zêtêtis, dont l’objet consiste en une exploration de textes philosophiques et en discussions philosophiques sur différentes thématiques contemporaines. Cet ouvrage se trouve au croisement de ces deux pôles, puisqu’il s’agit d’une étude détaillée des textes des Politiques d’Aristote en dialogue avec la recherche actuelle touchant les thèmes couverts. De par sa clarté et l’exhaustivité des arguments qui y sont présentés, cet ouvrage pourrait s’adresser à un public plus large, bien qu’il intéressera principalement les étudiants et professeurs ayant une certaine familiarité avec la pensée aristotélicienne et s’intéressant déjà aux questions que ce livre soulève. Pour quelqu’un qui n’est pas familier avec l’oeuvre du Philosophe, l’ouvrage pourrait s’avérer un peu pointu.
Dans ce livre, Jean-Marc Narbonne (dans la suite : A) présente Aristote comme un penseur révolutionnaire d’un type spécial, qu’il qualifie de ‘tranquille’. En effet, à première vue, les Politiques n’ont rien de révolutionnaire puisqu’on n’y retrouve pas l’élaboration claire ou le support dogmatique d’une doctrine totalement nouvelle. On y trouve plutôt un exposé plein de nuances et de revirements. C’est donc tranquillement, ou certains diraient pédagogiquement, qu’Aristote nous amène à réformer notre pensée. L’A. se propose donc de nous guider à travers les textes parfois obscurs des Politiques afin de faire émerger les principes radicalement nouveaux qu’établit le Philosophe et qui lui permettront de développer une pensée politique très différente de celle de ses prédécesseurs.
Pour l’A., Aristote représente une coupure plutôt radicale par rapport à son maître Platon, dont le projet lui semble irréalisable, contre nature, sans fondement historique et dont l’excès d’unité est dû à ses fondements purement théoriques. La critique aristotélicienne de la doctrine platonicienne de l’unité de la cité vient mettre au centre de nos considérations un enjeu majeur de la philosophie antique, celui de l’un et du multiple. L’A. nous fait suivre avec beaucoup de précision le développement des arguments d’Aristote à cet égard (qu’on retrouve au livre II) et nous permet d’entrevoir les principes qui seront développés tout au long des livres suivants (III-VI), notamment celui de la nature diverse du politique, fondée dans la permutabilité fonctionnelle : « Pour remédier au danger de l’Unité excessive au sein des cités, là ou la différence spécifique entre gouvernés et gouvernant disparaît, Aristote part de la présupposition ‘qu’entre hommes libres et égaux’ (1261a33), la rotation des charges est souhaitable. » Ainsi, l’égalité démocratique serait au coeur du projet aristotélicien et de son opposition à celui de la République. L’A, en définitive, montre que, comme à son habitude, Aristote adopte une position intermédiaire qui lui permet d’accomplir mieux que ses prédécesseurs ce que ceux-ci prétendaient réaliser grâce à leurs positions extrêmes. Platon, en voulant maintenir trop d’unité, a fini par créer des conditions favorables à un déchirement. C’est en prenant au sérieux la pluralité de la vie politique qu’Aristote peut établir les bases d’une organisation de celle-ci qui puisse être unifiée dans la pratique.
À la suite de cette analyse détaillée des premiers livres des Politiques, l’A. accorde un chapitre entier à la notion de sagesse cumulative, qu’Aristote développe au livre III et qui est en quelque sorte la pierre angulaire de son projet politique nouveau et fondamentalement anti- platonicien. Il examine avec précision tous les arguments mis de l’avant par Aristote pour défendre la valeur des jugements du peuple. Encore une fois, il remet l’enjeu de l’un et du multiple au centre des considérations. Si Platon a voulu trop d’unité pour sa cité, c’est entre autres à cause de son obsession de l’expertise, qui réduit à une seule forme le savoir et la compétence. En contraste, l’approche équilibrée d’Aristote permet de rendre justice à la multiplicité du savoir sans toutefois en négliger l’unité. La notion d’intelligence collective, qu’on peut rattacher au ‘sens commun’ et à la tradition, est donc un fondement important qui rend légitime la participation du dèmos à la vie politique de la cité, sans nier l’apport du meilleur et de l’expert.
Au chapitre suivant, l’A. laisse entrevoir ce que ce changement de perspective implique au niveau de l’organisation politique. Si Aristote semble s’opposer en tout point à Platon au niveau des principes, afin d’établir les bases d’une pensée vraisemblablement démocratique, il reste qu’il rejette explicitement le régime démocratique, tout comme l’auraient fait ses prédécesseurs. Ce chapitre expose de manière détaillée et schématique les subtilités de la pensée d’Aristote qui, bien sûr, n’est jamais noire ou blanche, afin de dépasser cette situation paradoxale. Il ressort de cet examen l’importance qu’Aristote accorde à ce qu’il nomme la ‘classe moyenne’ pour le régime politique idéal considéré sur le plan pratique, le juste milieu étant la règle d’or dans cette sphère. Pour l’A., la tension est facilement résolue, puisque le type de régime populaire qu’Aristote considère comme étant le plus praticable et le plus stable, s’apparente, du moins par ses principes, à un régime démocratique.
Le chapitre 5 centre son attention sur les livres VII et VIII des Politiques qui, à première vue, apparaissent en rupture avec ce qui avait été établi dans les livres précédents. Ce chapitre offre une analyse approfondie du contenu du livre VII, et laisse percevoir clairement pourquoi il prend place à la fin des Politiques.
Si les livres III-VI permettent d’établir les bases d’une pensée politique rendant justice à la ‘classe moyenne’ et lui accordant une place dans la vie politique, pourquoi soudainement, au livre VII, artisans et commerçants sont-ils exclus de cette sphère d’activité ? Comment expliquer cet apparent retour à un platonisme qui avait été écarté au livre II, puis dépassé aux livres III-VI ? En deux mots, l’A. propose comme solution de considérer les livres VII et VIII comme une sorte de pont entre la critique du platonisme effectuée par Aristote au livre II et l’élaboration de sa propre perspective aux livres III-VI. Toute la problématique n’aurait donc sa source que dans l’ordre erroné des traités formant ce qu’on appelle les Politiques. L’A. investigue en détail les indices textuels lui permettant de soutenir cette thèse de manière vraisemblable (p. 262-264). Sa suggestion permet de conserver l’unité des Politiques, puisqu’il n’est plus question de rupture ; les livres VII-VIII sont simplement une étape intermédiaire entre la sortie du platonisme qu’on nous annonce au livre II, et l’élaboration d’une perspective proprement aristotélicienne amorcée dans les livres suivants.
Enfin, au chapitre 6, l’A. souligne l’important impact qu’aura ce changement de perspective pour le développement de la pensée politique occidentale. L’analyse du Professeur Narbonne a la vertu de suivre le texte de très près et plusieurs apprécieront sa vaste connaissance des discussions contemporaines touchant aux thèmes traités. Les questions abordées sont d’une grande importance et le fil conducteur de cet ouvrage nous rapproche toujours subtilement de la question de l’un et du multiple, ce qui lui confère sans aucun doute une valeur philosophique, et ouvre la porte à des discussions fertiles.