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Si j’ai bien compris les remarques de mes deux lecteurs, nos désaccords portent sur deux points principaux : la question du postmodernisme, et la question du structuralisme. Commençons par cette dernière, qui est d’une actualité moins brûlante.
Mary Leontsini et Antoine Hennion opposent à mon analyse, qui se revendique comme « structuraliste », deux approches alternatives et, à leurs yeux, préférables : l’analyse contextuelle, et l’analyse pragmatique. Je suis bien d’accord avec eux pour en vanter les mérites, d’autant qu’il m’est arrivé de les pratiquer à l’occasion. Là où je ne les suis pas, c’est lorsqu’ils infèrent de mon analyse que, puisqu’elle ne les utilise pas, elle cherche à les invalider. Mais je ne prétends nullement, comme on me le fait dire, que la contextualisation serait réductrice, pas plus que je ne la critique : je la présente simplement comme une position alternative à celle que j’observe ici. Ce malentendu est typique du refus du pluralisme épistémologique : quoique approuvé formellement, celui-ci est manifestement très incompris, puisqu’on semble considérer comme allant de soi que choisir une approche signifie automatiquement qu’on discrédite les autres. Mais non : l’approche adoptée ici ne fait qu’appeler d’autres approches complémentaires ! Concrètement : allez-y, contextualisez le roman de Kadaré, et collez-vous-y, à cette pragmatique des mises en récits et des usages effectifs de la lecture, pour que nous puissions cumuler nos acquis ! En quoi une analyse structurale d’un texte empêche-t-elle une mise en perspective historique de son contexte référentiel et une étude empirique de ses modes de circulation ?
Par ailleurs, je n’ai pas la même interprétation que Hennion du structuralisme. J’ai retenu de mes études de linguistique qu’il y a bien une « coupure » (épistémique) entre la langue et la parole, c’est-à-dire deux façons bien différentes d’analyser des phénomènes linguistiques qui, dans la réalité, sont évidemment indissociables. C’est pourquoi la linguistique pragmatique n’a jamais, que je sache, supplanté — et heureusement ! — la linguistique structurale : l’une et l’autre répondent à des problématiques différentes.
Là encore, tout le malentendu vient du fait que mes contradicteurs voudraient absolument qu’il n’y ait qu’une bonne manière de faire, et une seule, celle-ci excluant forcément les autres. De mon point de vue, il n’y a que des choix de méthode — plutôt que des choix d’écoles—, et ces choix dépendent avant tout des caractéristiques de l’objet. Il se trouve que certains objets se prêtent particulièrement bien à certaines méthodes (comme ce roman se prête à la méthode structurale), tandis que d’autres appellent d’autres approches, qui leur seront plus adaptées. Bref, une fois de plus, il semble que plaider, comme je le fais, pour une véritable pluralité d’interprétations et d’analyses (sous contrainte de rigueur), ne rencontre que des approbations purement formelles, immédiatement contredites par un solide dogmatisme, qui semble projeter sur le travail intellectuel le vieux modèle théologique selon lequel il ne peut y avoir qu’une croyance, qu’un dieu, qu’une religion. En d’autres temps, sans doute aurais-je été jugée hérétique à la nouvelle orthodoxie sociologique. Heureusement, dans le monde universitaire d’aujourd’hui, on peut se contenter de bûchers verbaux par voie électronique, comme quoi l’humanité progresse.
Venons-en — second point — à la délicate question du postmodernisme. Leontsini a bien raison de souligner à ce propos la profondeur du décalage entre la France et l’Amérique du Nord : là où les Américains croient marcher sur les traces des Français en matière de déconstruction, de constructivisme et de relativisme culturel, les Français les écoutent (plus ou moins) poliment en se disant que décidément, ils sont vraiment américains, ces Américains ! Mais cela est anecdotique : le fond du problème n’est pas là.
Ma note anti-« postmodernisme » s’en prenait aux versions extrémistes de ce courant, qui allient l’oukase à la caricature, au point qu’on ne peut même plus parler de « réel » sans se faire traiter d’horrible réactionnaire. Le problème n’est pas que ces positions soient vraies ou fausses, car elles ne relèvent pas, à mon avis, d’un régime épistémique permettant de discuter des outils conceptuels, mais d’un régime politique permettant d’affirmer des choix (ou des contre-choix) idéologiques : que ce soit, outre-Atlantique, par une volonté de déculpabilisation antiraciste (toutes les cultures se valent : nous voilà donc quittes envers les Indiens et les Noirs qui hantent notre mauvaise conscience collective) ou, en France, par une volonté antiscientiste de réduction des abus de pouvoir des savants (toutes les vérités se valent : nous voilà donc quittes envers le bon peuple qui hante la mauvaise conscience de gauche des intellectuels français).
Épargnons-nous donc des débats inutiles et futiles : ce n’est pas parce qu’on refuse de se plier à ces conceptions profondément normatives, et vite intolérantes, qu’on en revient forcément à la conception naïvement essentialiste d’une transparence des représentations par rapport à un réel jamais interrogé. Qu’on me fasse la grâce de ne pas me prendre pour une imbécile en faisant comme si j’ignorais tout du linguistic turn et, avec lui, de l’histoire des sciences sociales de la dernière génération, ainsi que des remarquables et évidentes avancées d’un constructivisme descriptif auquel, soit dit en passant, je crois avoir suffisamment contribué moi-même. Je revendique simplement le droit d’échapper à la chute dans les extrêmes, et d’éviter le Charybde d’un Sokal sans tomber dans le Scylla de ses ennemis jurés. De grâce, ne perdons pas notre temps : on n’a qu’une vie !
Je ne contesterai pas mon collègue et ami Antoine Hennion sur l’idée que acteurs et sociologues partagent le même monde ; je lui ferai simplement remarquer qu’ils n’ont pas, dans leur exercice professionnel, la même façon de l’habiter — et heureusement, car sinon on se demande bien à quoi servirait de payer des sociologues ! Ainsi, il me reproche de m’octroyer le « droit exorbitant de choisir moi-même mon point de vue » ; mais si, selon lui, ce droit est le même pour tout le monde (antiscientisme oblige), pourquoi ne l’aurais-je pas moi aussi, et en quoi serait-il exorbitant ? Je crois, pour ma part, que la prétention « surplombante » du sociologue est justifiée, pour la simple raison qu’il dispose d’outils méthodologiques et de savoir-faire spécifiques (de même que mon plombier me surplombe lorsqu’il s’agit de réparer une fuite d’eau — et comme je suis contente alors d’être ainsi surplombée !) ; mais cela implique qu’il accepte de soumettre son travail à des épreuves de validité, et notamment à une épreuve de véridicité (l’analyse n’est-elle pas contredite par les faits tels qu’on peut les établir ?) et de cohérence (est-ce qu’elle se tient ?), ainsi que de pertinence (les résultats ne sont-ils pas triviaux ou sans rapport avec l’objet ?). Mais quant à l’épreuve de conformité avec la pensée disciplinaire dominante — fût-elle aussi heuristique que l’analyse contextuelle ou l’approche pragmatique —, on me permettra de la laisser aux gardiens du temple.
Mes contradicteurs ne semblent pas contester la cohérence de mon étude de ce roman. En revanche, Hennion lui reproche sa trivialité, lorsqu’il écrit qu’« il en résulte un curieux effet, la prise de distance surplombante de Nathalie Heinich, loin d’autoriser des interprétations inattendues et audacieuses, l’amenant à redoubler sur un ton sérieux et professoral, en se les appropriant, des propositions que Kadaré formule déjà de façon très claire et explicite, et souvent ironique, dans de longues citations ». Voilà qui témoigne, de sa part, d’une remarquable méconnaissance de la méthode structurale, laquelle repose non sur l’interprétation isolée d’un élément, mais sur la mise en évidence des relations existant entre plusieurs catégories d’éléments, et sur les homologies entre ces relations : ici, la dimension historique, la dimension religieuse, la dimension politique, la dimension anthropologique et la dimension psychanalytique de cette extension du territoire matrimonial qui constitue le noeud du récit. C’est bien cette mise en relation qui fait l’objet de mon analyse, et non la signification ponctuelle de tel ou tel élément, dont le romancier est — comme je ne me suis pas fait faute de le signaler — le premier interprète. Mais pour comprendre cela, encore faut-il être sorti du paradigme explicatif et du paradigme herméneutique (recherche des causes et des significations), qui domine une conception « scientiste » des sciences de l’homme directement modelée sur les sciences de la nature, et avoir intégré le paradigme « explicitatif » que Paul Veyne, avant moi, a si bien défendu et pratiqué. Et puisque Hennion me reproche également de ne pas prendre la peine de comprendre, et de « balayer avec mépris », les thèses de mes contradicteurs, voilà donc qui me permet, pour finir, de lui retourner — amicalement — le compliment.