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L’usage des statistiques dans la recherche sociale s’est grandement transformé au cours des dernières décennies. On soupçonnait les praticiens des méthodes quantitatives de réfléchir peu théoriquement, d’inféoder leur approche à des postulats douteux et de se lancer tête baissée dans des calculs qui obscurcissaient leurs démarches aux yeux des profanes, dont un bon nombre de sociologues. Mais cette ère de l’alchimie se termine, dans une bonne mesure. Les statistiques sociales s’inscrivent maintenant dans de nouveaux contextes de pratique de la recherche grâce à des innovations méthodologiques dont la signification est avant tout théorique. Les chiffres, quand ils sont utilisés à bon escient, peuvent servir à « dire », servir d’ancrage à des narrations révélatrices[1]. Les articles rassemblés dans ce numéro[2] en fourniront plusieurs illustrations fascinantes, exposées dans un langage aussi peu technique que possible.

Plusieurs facteurs ont contribué au renouvellement des statistiques sociales, notamment la redécouverte de la complexité de la gouvernance et du besoin de fonder les décisions sur des connaissances probantes. Dans ce contexte, de nouveaux instruments d’observation se sont développés, portant sur des questions d’intérêt public de plus en plus diverses et complexes : la pauvreté et la dynamique du revenu, l’emploi et les trajectoires professionnelles, la dynamique des rapports entre les travailleurs et les entreprises, le développement des enfants, les modes de vie des jeunes et leur entrée dans la vie adulte, la situation des immigrants, les déterminants sociaux de la santé — et en particulier les inégalités sociales de santé[3]. Les perspectives théoriques qui imposent le recours à de telles données complexes empruntent de plus en plus à une variété de champs de la sociologie, de même qu’aux autres disciplines des sciences sociales, en particulier l’économie, la démographie, la psychologie, la science politique : l’interdisciplinarité se vit davantage dans la fréquentation de bases de données communes que dans le partage de principes.

Trois obstacles « évidents » à la recherche sociologique utilisant les statistiques sociales

Les manuels de méthodologie quantitative en vogue dans les années 1960 et 1970 devaient admettre trois évidences suivantes quant aux limites de la contribution de cette approche à l’avancement des connaissances sociologiques. En premier lieu, l’étude du changement social est bien sûr d’une importance primordiale pour la discipline, mais les données aussi bien que les modèles quantitatifs de l’époque n’étaient pas conçus pour mesurer ce changement directement ; tout au plus pouvait-on déceler dans le profil des effets de causalité, liant entre elles plusieurs variables, la résultante de processus qui se déroulaient certes au fil du temps, mais dont on pouvait uniquement lire les traces laissées dans des enquêtes transversales[4].

En second lieu, l’entreprise sociologique repose largement sur l’analyse des liens entre les individus et leurs divers milieux d’appartenance : milieux microsociaux, comme la famille et les réseaux sociaux ; milieux mésosociaux, comme la région et le quartier, mais aussi les diverses organisations où nous sommes engagés dans des activités comme le travail, l’étude, le maintien de notre santé, notre engagement civique et communautaire, etc. ; milieux macrosociaux, c’est-à-dire la société et l’époque où nous sommes nés[5] et où nous vivons. Mais il était — et il demeure — difficile de produire des données concernant à la fois ces diverses catégories d’appartenance et les caractéristiques des individus.

Et l’obstacle n’est pas que pratique, il est aussi et surtout théorique. Les habituelles données d’enquête étaient considérées par plusieurs comme irrémédiablement entachées d’un biais individualiste (largement par contamination de la part des économistes) ; elles semblaient mettre de l’avant la libre détermination des individus et reléguer dans l’ombre les effets proprement sociologiques de l’appartenance aux milieux. Ce n’est pas là une fatalité, car l’effet des milieux — autrement dit des structures sociales — peut dans une bonne mesure être lu à partir du profil des effets des variables les unes sur les autres, surtout quand certaines d’entre elles représentent justement, sous forme de catégories classificatoires, les appartenances sociales (catégories de genre, d’âge, ethniques ou religieuses, socioprofessionnelles ou de classe, et ainsi de suite).

Mais l’enjeu est plus profond encore. Le tissu de la vie sociale se compose en fait de relations sociales, qu’il n’est pas facile de représenter au moyen de mesures quantitatives. Considérons par exemple le travail. Les enquêtes de main-d’oeuvre nous fournissent une abondante information sur les caractéristiques individuelles des travailleurs, mais très peu sur les caractéristiques des organisations qui les emploient. Et la cueillette de données auprès de ces organisations prend le plus souvent la forme d’un bilan financier, présentant coûts et bénéfices, mais très peu d’indications sur la façon dont le travail est organisé. Les relations de coopération et de conflit qui caractérisent la vie des entreprises, et qui sont si déterminantes pour leur performance aussi bien que pour la qualité de la vie de travail[6], sont difficiles à représenter dans des enquêtes[7].

On retrouve à peu près la même situation dans plusieurs autres domaines que tentent de représenter les statistiques sociales. Nous avons des données sur la santé des individus et sur leur usage des services de santé ; nous en avons aussi sur les dispensateurs de ces services ; mais tant qu’elles sont disjointes, elles représentent assez mal l’appariement des services avec les besoins, leur accessibilité, leur qualité et le caractère approprié ou non des interventions thérapeutiques effectuées dans divers contextes. La même chose vaut pour le système d’éducation, pour le système judiciaire, et ainsi de suite. En fait, la famille est à peu près la seule institution à propos de laquelle on ramasse couramment des données pour l’ensemble des membres, créant ainsi de riches données contextuelles pour chacun de ceux-ci.

En dernier lieu, les schèmes expérimentaux, instrument par excellence des sciences naturelles, semblaient relever, dans les disciplines comme la nôtre, de la science-fiction, sinon de l’histoire d’horreur. Difficultés pratiques des mesures et interventions requises, qui exigeaient le contrôle d’un nombre incalculable de variables et l’emploi à ces fins de moyens extraordinaires. Difficultés éthiques aussi et surtout, pour tout ce qui implique la manipulation des conditions dans lesquelles se retrouveraient des êtres humains. Et les expériences usuelles des psychologues sociaux, avec leurs échantillons plus ou moins contrôlés, souvent composés de sujets facilement accessibles (comme les étudiants), ne convainquaient guère, même si elles scandalisaient moins.

Le franchissement des trois obstacles

Mais voilà que trois ou quatre décennies plus tard, chacune de ces « évidences » s’est écroulée, comme on le verra dans les textes de ce numéro. Les modèles de cueillette aussi bien que d’analyse des données arrivent aujourd’hui à reproduire beaucoup plus fidèlement certaines caractéristiques clés de la « vraie vie » dans laquelle les acteurs sont engagés[8]. En premier lieu, ils sont maintenant longitudinaux, parce que la vie et les choix des acteurs se construisent au fil du temps, arrimés dans le passé de ceux-ci et tendus vers leur avenir. L’assemblage de telles données suppose le suivi d’individus à travers le temps, avec une cueillette périodique d’informations (en général annuelle) et des procédures systématiques de maintien de contact, afin d’éviter l’attrition de l’échantillon et de préserver sa représentativité au fil du temps. Leur analyse, assez complexe, repose sur la sélection d’un changement sociologiquement significatif comme variable dépendante et sur l’analyse des facteurs qui en accélèrent ou en retardent l’arrivée : par exemple, avoir un enfant, ou se trouver un emploi après en avoir perdu un, ou, en ajoutant une dimension supplémentaire, se trouver un emploi au moins aussi bien rémunéré que celui qui a été perdu.

De telles données longitudinales présentent des avantages essentiels pour comprendre le changement social. Elles permettent tout d’abord de mesurer l’incidence des événements (comme une perte d’emploi) et des états (comme la pauvreté). Elles permettent également d’estimer les taux de transition entre ces états (par exemple l’entrée dans un épisode de pauvreté et la sortie). Elles permettent surtout d’évaluer le poids des facteurs associés à ces événements et à ces transitions. On pourra ainsi saisir beaucoup plus efficacement les processus de causalité au fur et à mesure qu’ils se déploient dans le temps, au fur et à mesure que les causes engendrent leurs effets et que ces effets deviennent eux-mêmes des causes à la période suivante.

Ces enquêtes longitudinales nous informent non seulement sur les dynamiques de relativement court terme, comme celles qui caractérisent l’emploi et le revenu, mais aussi sur celles qui se déploient à plus long terme, comme la formation et la rupture d’unions conjugales, l’orientation et les réorientations professionnelles, l’éducation au fil de la vie, l’accumulation d’avoirs ou de dettes, l’évolution de la santé et de la santé mentale, le processus social de vieillissement, voire même, dans les panels de ménages, les influences intergénérationnelles : la socialisation et l’éducation des enfants, puis leur insertion graduelle dans le monde des adultes, éventuellement jusqu’à ce qu’eux-mêmes aient des enfants.

En second lieu, les modèles de cueillette et d’analyse des données tiennent également compte de l’inclusion des individus dans divers milieux d’appartenance imbriqués, dont les logiques s’entrecroisent dans la trajectoire de ceux-ci : famille, réseau social, école, milieu de travail, voisinage, région, etc. Un nombre croissant de grandes enquêtes longitudinales, et en particulier les panels de ménages, adoptent une telle approche intégrée, qui tient compte simultanément de toute cette variété de phénomènes et qui en examine les influences mutuelles dans le contexte des familles — c’est-à-dire des relations de codépendance entre individus appartenant à des genres et à des générations différents. Cette perspective intégrée utilise entre autres la technique nouvelle et fort puissante qu’est l’analyse « multiniveaux » : elle permet de départager les effets causaux des caractéristiques individuelles et ceux des caractéristiques des milieux d’appartenance. Certaines stratégies d’échantillonnage permettent même, en concentrant les cas sélectionnés dans certains milieux (des quartiers, par exemple, ou des écoles, des entreprises, etc.), de créer des variables représentant la situation de ces milieux à partir des caractéristiques groupées des individus qui s’y trouvent.

La répartition des effets propres à ces milieux et des effets de leur composition demeure un problème difficile, sur lequel se penchent les spécialistes de la méthodologie. Comme, en effet, ces différents milieux accueillent des gens aux caractéristiques différentes, il n’est pas facile de savoir si les effets des milieux sur les individus reflètent simplement ces caractéristiques de départ (effets de la composition) ou bien s’ils sont dûs à l’effet des dynamiques spécifiques de ces milieux (effets propres). Le fait de vivre dans un quartier où se trouve une forte proportion de pauvres a-t-il, par exemple, un effet propre sur les probabilités de sortie de pauvreté des individus (et des familles), au- delà de l’effet des caractéristiques spécifiques de ceux-ci ?

En troisième et dernier lieu, même si l’analyse multivariée peut fournir certaines réponses à des questions comme celle-ci, la cueillette et l’analyse de données expérimentales permet de mieux cerner encore les processus qui sont à l’oeuvre dans le changement social, en contrôlant, par assignation aléatoire des cas, un vaste ensemble de conditions sociales environnantes, y compris et en particulier celles qui sont en partie sous le contrôle des acteurs sociaux eux-mêmes. Nous en parlerons plus abondamment quand nous présenterons, plus loin, les deux derniers articles de ce numéro, ceux de Duncan et Magnuson et de Voyer. Nous nous bornerons pour le moment à établir les éléments essentiels de l’approche expérimentale en sciences sociales.

Ces expériences reposent sur une comparaison dans le temps (avant et après la manipulation expérimentale) de deux groupes : l’un qui ne fait pas l’objet d’une intervention (le groupe contrôle), l’autre qui la subit (le groupe expérimental[9]). Si l’on veut être certain que l’éventuelle différence entre ces deux groupes soit bel et bien due à l’intervention et non pas à d’autres facteurs, il faut évidemment s’assurer que ces deux groupes sont au départ équivalents par rapport à ces autres facteurs, dont certains sont connus, mais d’autres encore inconnus. Pour cela, il faut recourir à l’assignation aléatoire, c’est-à-dire distribuer les sujets de l’expérience au hasard entre les deux groupes, ce qui neutralise toute autre influence. Tout l’art consiste à trouver comment on peut y arriver sans faire de tort aux sujets, évidemment, et dans le respect de leur volonté ; on peut le faire soit en créant, souvent avec des moyens considérables, une situation expérimentale (par exemple en faisant des offres différentes de services d’aide à divers groupes randomisés), soit en sachant reconnaître et mettre à profit les rares situations où cela se produit spontanément (Duncan et Magnuson en fournissent un exemple).

Innovations méthodologiques et pratiques sociologiques

Les textes de ce numéro de Sociologie et sociétés illustrent ces trois voies du renouveau des statistiques sociales. On peut les classer en fonction de ces voies, en tenant compte des combinaisons de celles-ci.

  • Certains articles mettent l’accent sur la dynamique des phénomènes qu’ils abordent, en utilisant dans plusieurs cas des données et des méthodes longitudinales (Marcil-Gratton et al., Renaud et al., Côté et al.), en se fondant dans les autres cas sur des comparaisons diachroniques systématiques (Ornstein, Langlois).

  • Un autre article (Kairouz et Demers) utilise plutôt l’analyse multiniveaux.

  • D’autres encore combinent ces deux approches, soit de manière formelle, en comparant les diverses dynamiques qui caractérisent différentes sociétés (DiPrete), soit plus informellement : comparaison de tendances dans deux sociétés différentes chez Curtis et al. ; examen de la résilience des structures qui caractérisent différents types de société chez Saint-Arnaud et Bernard.

  • Deux articles présentent des exemples de recherche expérimentale (Duncan et Magnuson, de même que Voyer). Soulignons que la méthode expérimentale englobe les deux autres : elle est toujours à la fois longitudinale, puisqu’elle implique une comparaison avant/après une intervention, et multiniveaux, puisqu’elle crée deux contextes (les groupes expérimental et contrôle) dans le but d’évaluer l’intervention tout en contrôlant aléatoirement l’ensemble des autres facteurs susceptibles d’influencer le résultat.

  • Enfin, l’article de Wheaton présente une réflexion sur l’évolution de l’ensemble des méthodes avancées en statistiques sociales, à l’exception de l’approche expérimentale.

Wheaton insiste, en utilisant de nombreux exemples, sur les conclusions foncièrement trompeuses auxquelles conduit une mauvaise correspondance entre concepts et méthodes, découlant souvent d’une simplification des termes d’un problème pour éviter l’effort d’apprentissage de nouvelles techniques statistiques. On pourrait exprimer différemment la même idée en disant que les méthodes sont simplement la traduction opérationnelle d’une certaine construction conceptuelle d’un problème sociologique.

L’un des exemples classiques à cet égard est la transformation profonde de la conception de la pauvreté qui s’est faite (justement grâce à Greg Duncan) quand on s’est mis à l’examiner dans une perspective longitudinale. La proportion relativement stable de pauvres mesurée dans des enquêtes transversales successives conduisait à penser qu’il s’agissait, d’une fois à l’autre, des mêmes individus. Mais l’examen de la dynamique du revenu a révélé une tout autre réalité : la proportion de pauvres « permanents » est relativement faible, mais la proportion d’individus qui connaissent un épisode de pauvreté au cours d’une période de quelques décennies est beaucoup plus considérable, parce que nombre de phénomènes peuvent y conduire : problèmes professionnels, familiaux, de santé, etc. On imagine toutes les conséquences de cette découverte sur les conceptions de la pauvreté dans les diverses disciplines de sciences sociales, de même que sur le développement de politiques sociales.

Ce n’est pas un hasard si la formulation que je propose des rapports entre théorie et méthodes semble prendre le contre-pied de celle de Wheaton : ce dernier met l’accent sur le patient travail méthodologique qui seul peut ouvrir la voie à des découvertes théoriques, alors que je le mets plutôt sur le fait que la méthode découle d’une construction théorique. Mais la contradiction n’est qu’apparente, heureusement. Dans le mouvement de la recherche empirique — qui est aussi recherche théorique, bien sûr, sans quoi elle ne serait même pas de la recherche — le va-et-vient est constant entre les méthodes et les concepts. Les méthodes sans idées ne conduisent nulle part, ou, pire encore, elles conduisent à des « trouvailles » qui n’en ont que le nom ; c’est le résultat habituel de l’exploration de données (« data mining »), exploration aveugle qui « découvre » des « faits » qui risquent fort, en réalité, de n’être que le fruit du hasard. Mais en revanche, les idées qui ne sont pas opérationnalisées demeurent souvent floues, et celles qui ne sont pas opérationnalisables sont inutiles.

En recherche, la théorie prime, mais elle doit se baser sur les méthodes. D’une part, c’est souvent au moment où les concepts se traduisent en opérations méthodologiques que le chercheur doit systématiser ses intuitions, apporter des précisions, résoudre des contradictions, réviser ses conceptions. Et d’autre part, les modèles méthodologiques s’offrent comme des cadres de pensée, ainsi que le dit Wheaton : l’existence même de modèles longitudinaux, multiniveaux ou expérimentaux peut inciter le chercheur à penser les problèmes sociologiques qu’il pose comme des questions de changement, d’appartenance des individus à divers milieux, ou de changement de milieu ou des milieux.

Les textes qui composent ce numéro présentent des résultats probants, souvent étonnants, et ils mettent l’accent sur les réflexions théoriques qui fondent le choix des méthodes. Je les présente brièvement ci-dessous, en mettant justement l’accent, dans chaque cas, sur l’innovation conceptuelle qui est à leur source, innovation qui correspond dans tous le cas à une formulation méthodologique rigoureuse et innovatrice.

Les contributions des divers articles

Comme nous l’avons indiqué, Wheaton fournit plusieurs exemples d’analyses où les méthodes font toute la différence quant aux conclusions tirées et, dans plusieurs cas, quant aux décisions prises et aux actions entreprises en matière de politiques sociales, de psychothérapie, d’interventions sociales, etc. Il décrie l’intuition, qui n’est « que la somme de ce que nous connaissons déjà » et qui cause d’autant plus de tort qu’elle semble plus accessible, plus crédible, plus facile à communiquer. Il est presque aussi critique de la règle scientifique classique dite du rasoir d’Occam — en vertu de laquelle l’explication la plus simple est probablement la bonne — qui est trop souvent évoquée prématurément et qui empêche une recherche sérieuse des autres explications possibles. Bien sûr, concède-t-il, la théorie est souvent la première étape de la découverte, mais « dans un nombre tout aussi grand de cas, le cadre de pensée que fournit une méthode a permis la clarification ou l’émergence d’une nouvelle théorie ». La clé, c’est l’appariement fin des idées et des modèles.

Ses exemples proviennent du champ de la psychologie sociale et des études du développement humain, mais ses arguments peuvent être étendus à tous les champs de la sociologie et des sciences sociales. D’abord, une simple équation peut être plus trompeuse qu’un modèle (un système d’équations), parce que « toutes les variables indépendantes ne sont pas créées égales. En fait, certaines d’entre elles dépendent d’autres variables indépendantes, ce qui implique un processus à étapes multiples qui finit par produire ses effets sur la variable dépendante étudiée. » La modélisation de ce processus est le seul antidote à la recherche « tous azimuts » de variables prédictives, qui ne pourra conduire qu’à des résultats ambigus. Ensuite, « l’agencement temporel et les séquences des événements ne peuvent pas être ignorés », à court terme ou tout au long de la vie. Finalement, c’est le contexte qui détermine comment les processus sociaux se déroulent, au point même que l’apparente absence d’une relation globale entre deux variables peut camoufler une véritable relation causale entre elles, mais qui joue en sens inverse dans deux ou plusieurs contextes différents. Départager les effets des variables qui peuvent jouer un rôle à plusieurs niveaux de la réalité sociale est un défi majeur, méthodologiquement aussi bien que théoriquement.

Selon DiPrete, l’image que nous avons habituellement de la mobilité sociale, avec les États-Unis comme la société la plus fluide, l’Allemagne comme l’une des moins fluides, et la Suède dans une position intermédiaire, est tout simplement fausse. Elle est fondée sur la mobilité professionnelle des hommes, qui sert d’indicateur pour ce à quoi nous nous intéressons vraiment : les changements au cours de la trajectoire de vie, dans les fortunes des individus et, par extension, des familles. Cet indicateur approximatif est devenu inadéquat étant donné la participation accrue des femmes au marché du travail, la volatilité des heures travaillées et rémunérées, l’instabilité croissante de la composition des familles et des ménages, et enfin le rôle important des impôts et paiements des transferts comme déterminants du revenu.

Selon DiPrete, les fortunes et les occasions dont les individus disposent au cours de leur trajectoire de vie sont bien mieux mesurées en examinant directement les changements dans le standard de vie de ces individus, dans le contexte du ou des ménages auxquels ils appartiennent. Et de fait, les trois pays (qui correspondent, notons-le, chacun à un régime providentiel différent : libéral aux États-Unis, conservateur en l’Allemagne, social-démocrate en Suède) présentent des profils étonnamment semblables quant à la mobilité des standards de vie dans les ménages. À travers des processus différents, donc, ces trois sociétés offrent des expériences semblables à leurs membres. Comment se fait-il ? Les découvertes, comme toujours, soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Chose certaine, il faut, pour caractériser le régime de mobilité d’un pays, aller au-delà de la conceptualisation de la classe sociale ou de l’emploi du principal soutien de famille pour prendre en compte les facteurs historiques et institutionnels qui ont affaibli le lien entre le statut du principal soutien de famille et le niveau de vie du ménage.

Saint-Arnaud et Bernard mettent à l’épreuve avec des données quantitatives la classique typologie des régimes providentiels d’Esping-Andersen. Ces régimes sont des arrangements macrosociaux qui articulent entre eux le marché, l’État et la famille dans la production et la distribution des ressources requises pour le bien-être des individus. Les auteurs examinent, au moyen d’une analyse de classification hiérarchique, un ensemble de trente-six indicateurs quantitatifs pour vingt des pays de l’ocde. Ils retrouvent les trois régimes déjà identifiés par Esping-Andersen : social-démocrate dans les pays scandinaves, libéral dans les pays anglo-saxons, conservateur dans l’Europe continentale du Nord — auxquels il faut ajouter, comme l’avaient prédit plusieurs auteurs, un quatrième régime dans les pays d’Europe méditerranéenne, distinct du dernier et appelé latin. Ces résultats ne se démentent pas, qu’on utilise des données des années 1980 ou celles qui couvrent les années 1990 ; cela indique une résilience des régimes, qui ne semblent pas converger, comme on le croit souvent, à cause des forces de la mondialisation.

Mais l’apport de cet article va au-delà de cet usage heuristique de cette typologie. Dans leur recherche d’une explication causale pour la résilience des régimes providentiels, les auteurs réanalysent leurs données, mais en divisant cette fois leurs indicateurs en trois sous-ensembles. Les résultats indiquent une interdépendance mutuelle marquée entre ces sous-ensembles : en premier lieu la configuration des programmes sociaux qui prévaut dans chaque pays ; en deuxième lieu les situations sociales qui sont largement le résultat de ces programmes sociaux ; et en dernier lieu, le niveau, plus ou moins élevé, d’engagement civique qui résulte de ces situations sociales, un facteur qui, à son tour, exerce une influence importante sur les programmes sociaux. Ainsi semblent se reproduire, en un cercle vicieux ou en un cycle vertueux, les régimes providentiels.

L’article d’Ornstein illustre bien l’intérêt sociologique qu’on peut trouver à démontrer l’absence d’une relation causale. Il cherche à expliquer la victoire du parti conservateur en Ontario en 1999, au moment où les électeurs ne pouvaient pas être inconscients des répercussions marquées de la « révolution du bon sens », qui avait conduit ce parti à mettre en oeuvre des politiques très néolibérales. Le réflexe habituel de l’analyse politique consiste à supposer que si le centre de gravité du pouvoir s’est déplacé vers la droite, c’est que l’opinion des électeurs a connu un déplacement similaire. Mais une comparaison très attentive de nombreuses mesures d’attitudes politiques concernant les politiques sociales, les syndicats, les classes sociales montre au contraire que depuis le début des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990, l’opinion n’a pas changé, ou même qu’elle s’est légèrement déplacée vers la gauche. Se pourrait-il alors que le choix électoral ne soit plus que faiblement lié aux attitudes politiques ? Vérification faite, il n’en est rien : au contraire, la polarisation idéologique entre les électeurs conservateurs et ceux des autres partis s’est accentuée, que l’on tienne compte ou non des variables traduisant l’appartenance des individus à des catégories sociales de sexe, d’âge, de profession, de revenu et ainsi de suite. L’identification partisane ne rend pas plus compte de cette polarisation idéologique manifeste en 1999.

Comment alors expliquer la réélection d’un gouvernement fortement conservateur ? Ornstein nous rappelle ce qu’on ne devrait jamais perdre de vue dans ce genre d’analyse : les résultats électoraux ne reflètent pas seulement les voeux des citoyens, mais aussi ce qui est offert par les partis et l’alignement stratégique de ceux-ci. Ce qui caractérise le Parti conservateur de l’Ontario, c’est moins qu’il a fait la « révolution du bon sens » que le « coup d’État » des néolibéraux, qui ont pris le contrôle de ce parti à la fin des années 1980, à l’occasion de sa déconfiture électorale. Ils ont continué à bénéficier d’un appui stable qui, combiné à la division de l’opposition, leur a permis de poursuivre, dans la controverse idéologique, l’action politique qu’ils avaient entreprise en 1995.

Curtis, Baer, Grabb et Perks se penchent sur une question qui fascine les spécialistes de sciences sociales et le public depuis que Putnam s’est inquiété de la baisse du capital social dans les sociétés occidentales : est-il bien vrai que l’intensité de la vie associative, si importante pour le développement social, politique, culturel et même économique de ces sociétés, a connu un déclin important, surtout depuis la disparition de la « génération civique » qui avait connu les épreuves de la Grande Crise et de la Deuxième Guerre mondiale ? Les auteurs analysent à cet égard la situation du Canada, en distinguant celle du Canada anglais et celle du Québec, ce dernier étant souvent soupçonné de se trouver dans un état pire encore. Ils ont déjà montré dans plusieurs autres articles qu’on peut entretenir les plus sérieux doutes à l’égard de la thèse de Putnam. Mais les données disponibles pour des comparaisons d’enquêtes transversales ne permettent pas de remonter plus loin que les années 1980, alors que le déclin du capital social se serait produit, selon Putnam, au cours des années 1970 et de la première moitié des années 1980.

Pour pallier cette difficulté, Curtis et ses collaborateurs emploient une technique originale, la comparaison de cohortes, qui leur permet en quelque sorte de remonter le temps. Ils disposent d’une enquête où on a demandé aux répondants de faire état de leur participation associative quand ils étaient à l’école primaire ou secondaire (ce qui ne paraît pas avoir posé beaucoup de problèmes de mémoire). Comme l’enquête rejoint des individus de tous les âges, on obtient des données qui remontent, pour les plus âgés, aussi loin que les années 1960 et 1970. Les résultats montrent qu’il n’y a absolument pas de fléchissement de l’engagement civique, mais simplement une baisse de la participation dans les organisations de type religieux, ce qui s’explique par la diversification et la complexification des sociétés au cours de la période. Ces résultats, joints à ceux des études plus classiques faites ici et ailleurs, montrent que la thèse du déclin de l’engagement civique de Putnam, si populaire soit-elle, ne doit aucunement être prise pour acquise, en tout cas certainement pas dans le cas du Canada anglais et du Québec, qui présentent tous deux une grande stabilité à cet égard.

Marcil-Gratton, Juby, Le Bourdais et Huot reprennent ici le fil d’une perspective de recherche qu’ils ont inaugurée il y a plusieurs années : suivre la trajectoire familiale des enfants, qui a été bouleversée par la plus grande fréquence et précocité des séparations conjugales des parents. Cela les conduit à analyser dans cet article les familles reconstituées complexes, expression qu’ils réservent aux familles recomposées dont les parents ont un nouvel enfant ensemble. Ils posent bien sûr la question de savoir quelles familles recomposées décident ainsi d’avoir un enfant, mais aussi celle des probabilités de rupture de ces nouvelles unions.

Pour comprendre le nouveau contexte créé par la recomposition, il ne suffit pas de s’attacher à des facteurs statiques, comme par exemple le sexe du beau-parent ; il faut prendre en compte, dans une véritable perspective longitudinale, l’ensemble du parcours familial qui a précédé la formation de la famille recomposée, avec ce qu’il a laissé d’anciens conjoints de droit ou de fait — et d’expériences des avantages et désavantages de ces deux types d’union —, d’enfants issus de l’un ou l’autre conjoint ou de chacun d’entre eux, d’épisodes de monoparentalité, de demi-frères et demi-soeurs. C’est l’ensemble de ces circonstances qui définit le cadre dans lequel ces familles devront faire des efforts d’adaptation et qui module, en particulier, le risque d’une séparation des parents du nouvel enfant. L’étude fournit l’occasion de comparaisons très intéressantes entre familles recomposées et familles intactes, définies non plus par leur composition du moment, mais par la trajectoire familiale antérieure des parents et celle des enfants. Elle jette un éclairage nouveau non seulement sur les premières, mais aussi sur les secondes : les familles intactes connaissent toutes, par exemple, le défi de l’arrivée d’un premier enfant, ce qui n’est pas la cas des familles recomposées complexes, dont les parents ont déjà connu cette expérience.

Renaud, Piché et Godin utilisent des données longitudinales de relativement long terme pour analyser l’insertion des immigrants dans le marché du travail québécois et pour répondre à une question d’importance : l’origine nationale, qui jouait un rôle significatif dans le succès socioprofessionnel six mois, puis dix-huit mois après l’arrivée de ces immigrants, a-t-elle encore un effet au bout de dix ans, ce qui suggérerait qu’une discrimination s’exerce à l’endroit de ceux qui proviennent de certaines régions du monde ? Pour répondre à cette question, il ne sert à rien d’analyser des données transversales. Même les données rétrospectives sont trop peu précises pour fournir des résultats vraiment probants : il faut suivre le déroulement du processus dans la durée et ne retenir que les membres de l’échantillon qu’il a été possible de suivre tout au long de la période. Les auteurs discutent abondamment de la qualité de cet échantillon et estiment que l’attrition n’a pas produit de biais important. Cela leur permet de conclure que dans l’ensemble, l’origine nationale n’a plus qu’un effet limité en ce qui concerne le statut socioprofessionnel, et un effet nul sur le revenu, et ce même en contrôlant un ensemble d’autres déterminants du succès sur le marché du travail : capital humain, origine sociale et conditions de la migration.

Que s’est-il donc passé pour que les différences d’origine nationale en viennent ainsi à s’estomper ? Trois hypothèses viennent à l’esprit, que Renaud, Piché et Godin départageront dans leurs travaux futurs. Selon les deux premières, les immigrants, ou du moins ceux d’entre eux qui ont rencontré des obstacles liés à leur origine nationale, ont pu développer des stratégies de contournement qui leur auraient permis, dans la plupart de cas, de rejoindre les groupes d’immigrants plus favorisés. Soit ils auraient « surinvesti », par exemple dans l’éducation ou l’apprentissage du français ou de l’anglais, soit ils auraient graduellement appris à reconnaître les signaux du marché du travail global et à s’insérer dans les réseaux qui véhiculent l’information pertinente, allant dans certains cas jusqu’à se rattacher à des enclaves ethniques. Dernière hypothèse : la société d’accueil a peut-être elle-même changé au cours de cette décennie, devenant plus réceptive et moins discriminante. On imagine sans peine l’importance au plan des politiques publiques de ce que les auteurs ont déjà démontré, et plus encore de l’évaluation du poids de ces trois hypothèses.

Kairouz et Demers cherchent à cerner les déterminants de la détresse psychologique, une mesure de bien-être dont l’usage est courant en épidémiologie sociale. Elles s’intéressent en particulier à en départager les effets sous deux rapports. D’une part, elles souhaitent distinguer ce qui relève des caractéristiques des individus et ce qui renvoie plutôt à la situation des familles auxquelles ils appartiennent, puisque les familles jouent un rôle déterminant à la fois en tant que sources de stress — particulièrement en ce qui concerne les inégalités socioéconomiques qui y sont vécues — et dans les stratégies pour faire face au stress. D’autre part, elles veulent examiner la question des effets sur le stress de la privation socioéconomique absolue et de la privation relative, cette dernière semblant à première vue avoir des rapports plus immédiats avec l’état psychologique de bien-être ou de détresse.

Pour ce faire, Kairouz et Demers utilisent un modèle multiniveaux, où la variable dépendante est évidemment mesurée sur le plan individuel, tout comme la perception subjective de la situation économique, alors que deux variables caractérisent la situation des ménages : la suffisance du revenu, et le type de famille (biparentales naturelles, monoparentales et recomposées). Les résultats sont impressionnants : les variables familiales expliquent 42 % de la variation du bien-être psychologique, les familles recomposées et surtout monoparentales étant plus vulnérables. En contrôlant ces effets sur le plan de la famille, ce sont les perceptions de la situation économique par les individus, plutôt que le statut socioéconomique objectif, qui jouent le rôle dominant. Mais il ne s’agit vraisemblablement pas d’un sentiment de privation relative, car c’est uniquement le fait de se percevoir comme pauvre ou très pauvre qui joue un rôle significatif ; on peut donc penser que c’est le stress de ces situations plus extrêmes qui est déterminant. Les auteurs terminent leur article en insistant sur le potentiel de l’analyse secondaire de données, en même temps que sur les limites inhérentes aux enquêtes qui ont été conçues dans d’autres contextes et qui ne se prêtent pas toujours à la vérification des hypothèses nouvelles qui surgissent au fil du développement de la recherche.

Côté, Tremblay et Vitaro étudient les différences entre les sexes quant au développement de comportements d’agression physique au cours de l’enfance. Ils déterminent tout d’abord empiriquement, sur la base d’interviews annuels — de la maternelle à la sixième année — avec les mères des enfants et au moyen d’une méthode innovatrice d’analyse des trajectoires développementales (fondée sur un critère d’information bayesien), la meilleure distribution des enfants selon des profils temporels caractéristiques d’agression physique. La plupart des enfants se situent dans deux catégories intermédiaires, ce qui vient contredire l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait que deux trajectoires à cet égard, conduisant soit à abandonner graduellement, au cours de l’enfance, les comportements d’agression physique au profit d’autres moyens, soit à s’engager de plus en plus profondément dans une trajectoire de recours à ce modèle de comportement avec les autres. Et, comme on pouvait s’y attendre, les filles présentent dans l’ensembleun niveau d’agression physique bien inférieur à celui des garçons.

Côté, Tremblay et Vitaro s’intéressent également aux déterminants du niveau d’agression élevé qu’on trouve chez certains enfants. Les principaux facteurs qui sont à l’oeuvre sont la pauvreté, le fait que la famille ne soit pas intacte, de même qu’un important effet d’interaction entre ces deux facteurs quand ils agissent en conjonction ; ces facteurs seraient reliés aux comportements antisociaux parce qu’ils réduisent les ressources disponibles pour donner une éducation de qualité aux enfants, parce qu’ils interfèrent avec l’utilisation de pratiques parentales efficaces, et parce qu’ils perturbent l’attachement entre parents et enfants. Et même si le niveau d’agression physique chez les filles est très inférieur à celui des garçons, il obéit aux mêmes déterminations : pénurie matérielle, dislocation de la famille et action conjointe de ces deux facteurs.

Langlois prolonge dans son article une longue tradition d’analyse sociologique des dépenses des ménages (Engels, Leplay au xixe siècle, Tremblay et Fortin dans les années 1960 au Québec). Il y voit un moyen d’échapper à une perspective individualiste, puisque cette analyse ne peut se faire que sur le plan des ménages ; et de telles données permettent une lecture des choix que les gens font quant à ce qui est nécessaire. Il aborde les dépenses des ménages dans une double perspective, celle du passage du temps et celle des différences entre classes sociales. Pour analyser l’évolution des dépenses des ménages, il utilise des pseudo-panels, qui permettent de distinguer effets de période, effets d’âge et effets de cohortes. Ces pseudo-panels sont constitués à partir des enquêtes de consommation transversales qui sont faites périodiquement ; il s’agit de découper, à travers ces enquêtes, des groupes qui se situent dans un intervalle d’âge donné au moment de la première enquête, qui ont cet âge plus « x » années dans l’enquête suivante, après « x » années, puis cet âge plus « x + y » années dans l’enquête suivante, après « x + y » années, et ainsi de suite.

Si on trace des courbes exprimant la proportion du budget que les ménages d’un certain âge consacrent à divers postes budgétaires au moment de chaque enquête — et elles s’étendent de 1969 à 1999 — on peut lire trois types de changements : différences de périodes, selon l’évolution du niveau d’ensemble des courbes sur trente ans ; différences d’âge en comparant les niveaux des diverses courbes à chaque année donnée ; et finalement différences de cohortes en examinant la convergence des courbes au fil du temps, leur divergence ou la constance de leurs écarts. Ces dernières différences sont particulièrement éloquentes, car elles nous renseignent directement sur la modification des comportements des ménages au fil de la propre vie de leurs membres.

Il serait trop long de rappeler les résultats de Langlois. Je n’en mentionnerai que trois. Premièrement, les besoins de base accaparent maintenant une moindre proportion des budgets des ménages, laissant plus de place aux dépenses discrétionnaires. Deuxièmement, il appert que les conditions de vie des générations nées dans les années 1960 et 1970 sont plus difficiles que celles des générations qui les ont précédées dans la vie adulte. Et troisièmement, les différences entre les classes socioéconomiques se sont atténuées au cours de ces trente ans, mais elles demeurent importantes, essentiellement parce que les progrès réalisés pas les ménages les moins favorisés se sont arrêtés durant les années 1990.

L’argument de Duncan et Magnuson en faveur de la recherche expérimentale en sciences sociales va bien au-delà du plaidoyer habituel — et d’ailleurs légitime — pour qu’on soumette les politiques sociales, et plus généralement les innovations sociales, à des tests empiriques avant de les étendre plus largement. Ils arguent que les contextes dans lesquels on tente d’innover ne doivent pas simplement être pris en compte au moyen de contrôles statistiques multivariés, comme on le fait habituellement. Au contraire ils affirment, en référence à la préoccupation sociologique traditionnelle pour l’autonomie des acteurs sociaux, que les contextes dans lesquels ceux-ci se retrouvent ne sont pas donnés, mais qu’ils reflètent jusqu’à un certain point leurs propres décisions et leurs actions. À cause de cela, nombre d’analyses des effets des contextes sociaux sur les individus, même celles qui font usage des techniques statistiques multiniveaux les plus avancées, conduisent à des résultats ambigus : est-ce que ces effets sont produits par les contextes eux-mêmes, ou plutôt parce que les individus qui se retrouvent dans ces divers contextes sont différents dès le départ ? Par exemple, est-ce que les effets du voisinage sur la trajectoire de ses habitants proviennent du fait que ceux-ci vivent à proximité d’un environnement spécifique (effets de socialisation, effets de la présence d’occasions, etc.), ou est-ce que chaque voisinage attire tout simplement des individus différents quant à leur aptitude à faire face aux problèmes et aux occasions que présente ce voisinage (effets de sélection) ?

Duncan et Magnuson présentent les résultats d’un ensemble d’expériences dans le domaine des politiques sociales, qui ont été construites de façon à permettre aux chercheurs de contrôler les biais d’autosélection pour parvenir à estimer les effets propres des contextes. Dans une de ces expériences, par exemple, des familles pauvres habitant des quartiers pauvres ont été assignées aléatoirement à différents groupes recevant une forme d’aide au relogement (et, bien sûr, aucune aide dans le cas du groupe contrôle). La comparaison de ces groupes quant à une variété d’indicateurs relatifs au développement des enfants révèle que le relogement hors des quartiers d’origine entraîne une différence significative et qui lui est propre. Les auteurs examinent certaines des limites de la méthode expérimentale, mais ils soutiennent qu’elle joue un rôle indispensable en sciences sociales.

Voyer présente dans une note de recherche les résultats de quelques études expérimentales qui se déroulent au Canada. Ses arguments sont bien sûr assez proches de ceux de Duncan et Magnuson, mais l’article donne plus d’indications concrètes sur le déroulement de ces expériences et sur ce qu’elles apportent à la mise à l’épreuve de politiques sociales. Ainsi, il voit les expériences comme un moyen de « déterminer les différences dues uniquement au programme, au-delà des effets attribuables à ce que feraient les gens de façon autonome ». Il fait une distinction, très intéressante en termes méthodologiques, entre évaluations d’impact et expériences : les premières indiquent seulement si le programme fonctionne, les secondes en cherchent également les raisons au moyen d’entrevues qualitatives auprès des individus qui sont engagés à toutes les étapes de l’expérience, y compris bien sûr les participants eux-mêmes. Enfin, les expériences permettent de faire un bilan serré des coûts et des bénéfices, ce qui est indispensable à la prise de décision.

Une première expérience, le « Projet d’autosuffisance », vise à « rendre le travail payant » pour les prestataires à long terme de l’aide sociale en fournissant un soutien au revenu pour ceux qui parviennent à se trouver un emploi à temps plein (on évite ainsi le problème du piège de la pauvreté, qui rend le passage de l’aide sociale vers l’emploi prohibitif, dans la mesure où les bénéfices de l’aide sont alors complètement perdus). Les résultats sont complexes et intéressants : les effets sur l’emploi ne sont pas différents à long terme entre les groupes expérimental et contrôle, mais pendant la durée du programme lui-même (qui, incidemment, finit par ne rien coûter de plus), les familles sont sorties de la pauvreté, ce qui a des répercussions favorables sur les études des enfants. Une deuxième expérience, « $avoir en banque », se déroule pour le moment en laboratoire : elle vise à connaître les conditions auxquelles les individus seraient prêts à épargner pour financer des études si l’État doublait cette mise ou appliquait un multiple encore plus important.

On le voit à la variété des textes ici rassemblés : même si les chiffres ne peuvent pas tout dire, ils peuvent en dire beaucoup quand ils sont maniés avec intelligence, en utilisant des formes de pensée méthodologiques qui sont en correspondance étroite avec la conceptualisation des problèmes étudiés. Et ces formes de pensée peuvent elles-mêmes contribuer au développement de la conceptualisation sociologique.