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Identité, empreinte génétique et citoyenneté

La bioéthique s’intéresse traditionnellement aux enjeux éthiques des soins, des politiques de santé publique et des découvertes biomédicales. En suivant depuis trente ans l’évolution des enjeux éthiques des recherches en génétique puis en génomique, j’ai pu observer la multiplication des usages non thérapeutiques, c’est-à-dire sociaux et particulièrement politiques, de différentes technologies génétiques dont celles des empreintes génétiques et des banques d’ADN à des fins d’identification. C’est là le point de départ de ma réflexion philosophique, qui m’a conduite à m’intéresser à la biométrie[1]. Un certain nombre d’éléments empiriques (Commission de l’éthique de la Science et de la technologie 2005, Crettiez et Piazza, 2006) convergent vers une utilisation croissante et récente de technologies sophistiquées pour identifier les personnes — empreinte génétique par l’ADN, reconnaissance de l’iris, photos numérisées, surveillance électronique, etc. Cette biométrie s’applique de plus en plus au citoyen ordinaire dans ses déplacements et dans la reconnaissance de son identité par les États occidentaux.

La réflexion éthique et de philosophie politique proposée ici véhicule une hypothèse forte : les États occidentaux modernes, à la faveur d’une part de l’extension des usages de la biométrie — en particulier celles qui touchent à l’identification génétique des personnes — et d’autre part, de discours politiques sur le multiculturalisme et le communautarisme, tendent à renommer l’Autre (le non-occidental moderne) à partir de critères ethno-raciaux essentialisants. Cette essentialisation tend à transformer les critères ethno-raciaux en des catégories culturelles pures et presque immuables (Balibar, 1988). Ceci aurait pour conséquence de lui dénier sa propre citoyenneté : il n’est plus tunisien, mais arabe ou musulman, il n’est plus chinois mais asiatique ou de l’ethnie Han. Par effet de ricochet, ces discours et les pratiques biométriques associées auraient également des répercussions sur la conception de la citoyenneté au sein même des pays occidentaux. La biométrie (particulièrement l’empreinte génétique) apparaîtrait comme un moyen pour l’État de refaçonner une nouvelle identité narrative ou un nouveau récit qu’il soit individuel ou collectif. L’État pourrait ainsi exercer un pouvoir technique accru sur l’intimité des vies et des récits collectifs. Ces moyens technologiques de surveillance et de contrôle pourraient ainsi modeler l’identité de l’individu et l’exercice de sa citoyenneté. Ils contribueraient alors à une redéfinition politique du « nous » que ce soit dans l’État libéral ou dans l’État républicain au prix potentiel d’atteintes à la liberté du citoyen.

Dit autrement et en utilisant le vocabulaire de Gérard Noiriel, l’État, à travers des opérations d’identification, et donc par un processus d’individualisation, procèderait aussi à une opération taxinomique inscrivant cet individu dans une catégorie ethno-raciale ou d’ayant droit (citoyen). C’est une forme d’assignation identitaire :

Les catégories sociales se constituent, quant à elles, grâce à un travail bureaucratique d’assignation identitaire qui nécessite une identification « objective » des individus appartenant aux entités abstraites définies par la loi. Les membres de ces catégories partagent une même identité collective dans la mesure où ils intériorisent la relation de pouvoir dans laquelle ils sont pris, c’est-à-dire la définition d’eux-mêmes donnée par ceux qui sont mandatés par l’autorité souveraine pour faire appliquer la loi. »

Noiriel, 2001 : 387

Les États occidentaux, en particulier l’Europe et les États-Unis sont pris dans les flux migratoires de la mondialisation, la recomposition d’une identité politico-sociale pour l’Europe (Dressler, 2003), ou une logique d’Empire pour les États-Unis (Desbrousses et Raulet, 2003). Ils utiliseraient entre autres techniques, la biométrie et l’empreinte génétique, non seulement à des fins d’identification et de sécurité, mais aussi pour le remodelage des identités personnelles et collectives dans une visée de redéfinition du « nous » et des « autres ». Telle est donc l’hypothèse de ce présent article.

Pour étayer cette hypothèse, je rappellerais, dans une première partie, les principaux aspects théoriques de la citoyenneté, en faisant le lien avec les débats actuels en philosophie politique afin de mettre en évidence l’ethnicisation des critères culturels de la désignation des groupes humains. J’évoquerai l’historique des mesures d’encartement menées par l’État et liées à l’avènement de la citoyenneté. J’examinerai l’accélération de l’usage des technologies à des fins d’identification individuelle et collective et les motifs invoqués tant par la Communauté européenne que par les États-Unis. Dans une deuxième partie, je me concentrerai sur la technique de l’empreinte génétique en utilisant les pratiques canadiennes et américaines. Je ferai le lien entre empreinte génétique et identité personnelle en empruntant, entre autres, le concept d’identité narrative de Paul Ricoeur. Enfin, j’analyserai comment la biométrie et principalement la technique des empreintes génétiques, en associant des critères ethno-raciaux, construisent une nouvelle narration occidentale de l’Autre qui l’exclut de la sphère de la citoyenneté.

1. Citoyenneté, encartement et biométrie

1.1 Citoyenneté et ethnicisation : enjeu théorique de philosophie politique

Le concept de citoyenneté est historiquement lié à la démocratie de l’Antiquité grecque. En effet, Aristote dans la Politique définit la citoyenneté comme étant l’exercice du droit de suffrage et la participation à l’exercice de la puissance politique. Si cette définition reste toujours au coeur de la citoyenneté, il reste que ce concept possède des formes concrètes et historiques. Les démocraties modernes ont en effet élaboré des systèmes juridiques variés qui ont agencé très différemment les pouvoirs et les manières d’organiser la représentation politique. Il existe néanmoins deux grandes traditions politiques de la citoyenneté comme le résume Dominique Schnapper :

L’idée même de la citoyenneté est issue de deux histoires particulières, celle de l’Angleterre et celle de la France. Le citoyen, dans la tradition anglaise, est d’abord libéral. Il a exigé la sûreté des personnes, la liberté de penser, de parler et d’agir. Son libéralisme s’est ensuite démocratisé par l’extension des droits politiques à l’ensemble des citoyens. Il reste attaché au pluralisme des appartenances et des attachements qu’il perçoit comme l’expression « naturelle » des libertés. Dans la tradition française, le citoyen est l’héritier de l’absolutisme royal qui avait construit une relation directe entre le roi et ses sujets. C’est d’abord un démocrate, disposant de la liberté politique par la participation à la souveraineté collective. La citoyenneté est, pour lui, une et unitaire.

Schnapper, 2006, Encyclopedia Universalis, version électronique

Ces deux sources historiques de la citoyenneté marquent bien les différences philosophiques entre la tradition républicaine et la tradition libérale :

Le problème de l’auto-organisation de la communauté juridique sert de référence, tandis que le coeur de la citoyenneté est constitué par les droits politiques de participation et d’expression… La tradition républicaine de la théorie de l’État, qui remonte à Aristote, c’est une conception communautarienne et éthique… Les citoyens sont intégrés à la communauté politique à la manière des parties d’un tout, ne pouvant développer leur identité sociale que dans le cadre de traditions communes et d’institutions politiques reconnues.

Habermas, 1998 : 74-75

Dans la conception républicaine, la citoyenneté est donc une participation directe à l’autogouvernement, ceci étant l’essence de la liberté.

La conception libérale de la citoyenneté redevable à Locke relève du droit naturel et se comprend comme une conception individualiste et instrumentaliste. L’organisation de l’État fonde un statut juridique par lequel les individus restent à l’extérieur de l’État et apportent, par le vote et l’impôt, des contributions permettant la reproduction de l’État en échange de certains biens et services. L’État libéral repose sur une forme de neutralité morale qui limite le pouvoir des gouvernements et assure deux normes : le dialogue rationnel et le respect égal des personnes (Larmore, 1997).

Il y a une famille de théories du libéralisme qui est aujourd’hui très populaire, pour ne pas dire dominante. J’aimerais l’appeler « procédurale ». Elle voit les sociétés comme des associations d’individus ayant chacun sa conception de la vie bonne ou ayant un sens et un plan de vie correspondant. La fonction de la société doit être de faciliter ces plans de vie autant que possible et ce suivant des principes d’égalité… Beaucoup d’auteurs semblent être d’accord sur la proposition selon laquelle les principes d’égalité ou de non-discrimination seraient violés si la société elle-même épousait une forme ou l’autre des conceptions de la vie bonne.

Taylor, 1997 : 94

Le concept de citoyenneté, parce qu’il se définit d’abord en des termes juridiques et politiques, et ensuite parce qu’il se transforme à travers le temps, renvoie à deux conceptions différentes de l’État, l’une républicaine, l’autre libérale. Le concept de citoyenneté se fait donc l’écho théorique et pratique des débats entourant les conceptions de l’État. Or, la citoyenneté n’est pas seulement le principe de la légitimité politique, c’est également la source du lien social. Une grande partie de l’enjeu actuel de la citoyenneté vient du questionnement même de la solidité et de la transformation du lien social entre les individus et les communautés qui composent l’État libéral.

« Dans la société démocratique moderne, le lien entre les hommes n’est plus religieux ou dynastique, il est politique » (Schnapper, 2006). Le vivre ensemble est le lieu des citoyens au sein d’une même organisation politique. Or, cette question de la coexistence sociale dans un État libéral est l’objet même de « La théorie de la justice » de John Rawls (1971). Cette théorie initie les débats actuels qui dominent la philosophie politique contemporaine entre libéraux et communautariens, ainsi que les thématiques spécifiques comme le multiculturalisme, la politique de la reconnaissance ou les droits collectifs ou des minorités, la définition d’une nation face à une ethnie ou une communauté religieuse, la laïcité, etc.

Ces débats d’abord nord-américains se sont développés sous d’autres formes en Europe. Au sein de cette dernière, c’est « l’après État-nation » qui est l’objet de discussions théoriques pour penser la citoyenneté européenne dans une Europe qui dans les faits s’agrandit progressivement. Comment passer de la conception nationaliste de l’État à une unité supranationale fondée sur l’État de droit et les Droits de l’homme ? Comment le citoyen peut-il alors exercer son pouvoir politique en même temps que participer à une communauté morale (Habermas, 1998, 2000), et ce, dans le pluralisme des identités ? Quels sont alors les droits de l’individu à développer, au sein d’un groupe défini par des valeurs et des traditions partagées, sa vie culturelle correspondant à une identité culturelle distincte de celle des autres, individus ou groupes ? (Mesure et Renaut, 1999). Peut-on être européen tout en continuant d’être français, allemand ou italien sans que ces dénominations nationales ne renouent avec une forme d’ethnicisation incluant un récit des origines dont dépendrait l’identité individuelle ? (Balibar, Wallerstein, 1988).

Aux États-Unis, la question du lien social dans l’État libéral se posait de façon aiguë au sortir des années 1970. Le pluralisme et l’hétérogénéité d’appartenance culturelle (les communautés) issue de l’immigration se manifestaient dans un contexte de revendication des droits de différentes communautés sociales (femmes, homosexuels) ou raciales (afro-américain). À la même époque au Canada, c’est la question de l’autonomie politique du Québec (minorité francophone au sein d’une majorité anglophone) qui a structuré le discours politique sur le multiculturalisme (Kymlicka, 1995, Taylor, 1994). Mais de façon concomitante au début des années 1980, en débattant de la priorité du juste sur le bien, les communautariens ouvraient aussi la porte à la « révolution conservatrice » (Berten, Da Silveira, Pourtois, 1997).

Le débat libéraux-communautariens est fort complexe, aussi je n’en évoquerai que certains aspects en m’appuyant sur les analyses de Berten, Da Silveira et Pourtois. Si la question de la préséance du juste sur le bien dans l’État libéral structure le débat, les positions restent nuancées. Les libéraux discutent de la neutralité de l’État et donc de savoir si celui-ci doit s’abstenir de toute intervention dans les conceptions du bien développées par les individus. Certains comme Dworkin ou Kymlicka vont distinguer une conception publique minimale du bien avec des conceptions privées du bien, l’État libéral pouvant alors non seulement favoriser la pluralité via l’éducation, par exemple, et les débats publics entre les différentes conceptions du bien en soutenant les associations de la société civile. Cette ouverture vient tempérer l’individualisme du sujet désengagé et atomisé de l’État libéral tant critiqué par les communautariens. Ceux-ci en effet attaquent l’État libéral sur différents points. Les communautariens comme Taylor, Sandel ou MacIntyre en dénoncent l’anthropologie étriquée, où l’individu est un être désincarné, isolé, produisant lui-même, par son choix souverain, son existence et, par le calcul, rationalise ses moyens de mise en oeuvre. Sandel en particulier montre que l’individu est avant tout le fruit d’un contexte socio-historique que son identité dépend de la communauté dans laquelle il a été socialisé. Ce passé, ces liens sociaux, les valeurs et les traditions de la communauté constituent le fond sur lequel l’individu peut devenir lui-même. Choix moraux et identité se trouvent ainsi liés : « le jugement que je porte sur des valeurs et sur la valeur de ma propre existence n’acquiert un sens pour moi que s’il fait l’objet d’une reconnaissance sociale, d’une confirmation sociale » (Berten, Da Silveira, Pourtois, 1997 : 234).

Or, un individu peut faire partie d’une communauté dont l’identité culturelle est, pour des raisons sociohistoriques, minoritaire ou vulnérable. Les communautariens estiment que les situations d’inégalité et d’aliénation culturelle sont le résultat même de l’avènement d’une société libérale. Comment alors avoir des principes politiques d’égale liberté pour l’individu dans sa communauté, et vis-à-vis des autres communautés ? L’argument de Taylor (1992) en appelle à un sens politique partagé du bien commun, donc à une certaine forme de patriotisme. Le principe de justice peut ainsi exiger de la part des citoyens certains sacrifices au nom de ce bien commun dans une forme constructive et équilibrée des biens visés par les différentes communautés. Walzer (1998) quant à lui propose de générer une culture démocratique soucieuse de l’égale liberté en s’appuyant sur la tradition générée au sein des différentes communautés.

Deux autres philosophes tentent de répondre différemment en essayant plus concrètement de voir jusqu’où l’État libéral peut aller dans la reconnaissance de l’autonomie gouvernementale des communautés. Tully (1999) propose des modalités politiques de reconnaissance culturelle et de protection constitutionnelle des minorités linguistiques et ethniques (en particulier les populations indigènes). Kymlicka constatant « que la plupart des pays sont aujourd’hui culturellement hétérogènes… les cent quatre-vingt-neuf États indépendants du monde comprendraient plus de six cents groupes linguistiques et cinq mille groupes ethniques » (Kymlicka, 2001 : 9) cherche à énoncer à l’intérieur d’une pensée libérale, des droits pour ces minorités.

En bref, les débats libéraux-communautariens, en ayant pour objet le lien social entre les communautés, réinvestissent la question des minorités nationales dans une perspective culturaliste et non plus biologique comme à la fin du xixe siècle (Fistetti, 2009 ; Balibar et Wallerstein, 1988). Les différences entre les groupes humains sont aujourd’hui d’ordre culturel, fixées et clôturées sur des traditions, et ont une tendance à l’essentialisation. Ces différences structurantes se lient sous un mode d’ethnicisation, construisant une identité collective forte. Un groupe, donc une communauté, peut s’ethniciser sous divers modes : l’appartenance au sol, le lien biologique (le sang), la langue, la couleur de la peau (la race), le genre, la religion (Sand, 2010). Le monde n’est plus divisé en races biologiques par l’Europe comme au temps du Comte de Gobineau au xixe siècle, mais divisé suivant un mode ethnique, cette fois-ci énoncé par la puissance dominante actuelle, les États-Unis, ce que d’ailleurs critiquent les Subaltern Studies, Post-colonial Studies et Cultural Studies (Fistetti, 2009). On assiste à un brassage des concepts classiques de communauté : peuple, nation, minorité nationale qui tendraient alors à s’ethniciser, la question de la citoyenneté n’échappant pas à ce mouvement.

Cette reconfiguration, par des groupes humains, de leur identité individuelle et collective et de leur désignation sous un mode ethnique serait la conséquence du phénomène massif de l’immigration, de la globalisation économique et de la pression du terrorisme depuis le 11 septembre 2001 (Fistetti, 2009 ; Sand, 2010), mais aussi de pratiques sociales racialisantes et ethnicisantes des États (Balibar et Wallerstein, 1988 ; Golberg, 2002).

Ces éléments théoriques et empiriques convergents suggèrent l’hypothèse d’un remodelage actuel de la définition de la citoyenneté dans les pays occidentaux modernes. Ce remodelage s’effectue sous deux formes : soit individualisées — par exemple le citoyen américain s’auto-désignant au recensement[2] comme d’origine asiatique ou hispanique ; soit communautarisée — par exemple, l’Autre, le ressortissant sud-africain de l’ethnie Bantoue (Balibar et Wallerstein, 1988) suivant des critères ethniques et raciaux.

Comment les États mettent-ils en place des pratiques ethnicisantes ou racialisantes ? Les analyses de Michel Foucault s’avèrent ici éclairantes puisqu’elles mettent en évidence les formes de pouvoir exercés par les États sur ses citoyens, qui peuvent ainsi se manifester administrativement par une assignation identitaire (Noiriel, 2001). Le pouvoir, explique Michel Foucault, s’exerce suivant différents dispositifs : le mécanisme juridique qui interdit et punit, le mécanisme disciplinaire qui surveille et le dispositif de sécurité qui calcule. Foucault se demandait dans les années 1970, si, dans nos sociétés, l’économie générale de pouvoir devenait de l’ordre de la sécurité. Considérant l’espace dans lequel se déploie la sécurité, il avançait cette formule lapidaire : « […] la souveraineté s’exerce dans les limites d’un territoire, la discipline s’exerce sur le corps des individus, et enfin la sécurité s’exerce sur l’ensemble d’une population. » (Foucault, 2004 : 13). Les manifestations du multiple et de l’hétérogène au sein de la population engendrent des formes de sécurité par l’État tant sur les individus que sur les groupes. Foucault décrit la logique interne des dispositifs de sécurité qui s’adresse aux groupes, aux populations :

La sécurité a pour fonction de prendre appui sur des détails que l’on ne va pas valoriser en eux-mêmes comme bien ou mal, que l’on va prendre comme processus nécessaires, inévitables, comme processus de la nature au sens large, […] pour obtenir quelque chose qui en lui-même sera considéré comme pertinent parce que se situant au niveau de la population.

Foucault, 2004 : 47

Pour assurer la sécurité, l’État fait appel à toutes sortes de techniques de surveillance, concernant cette fois-ci les individus. Les techniques de diagnostic servent à identifier : « Une technologie de sécurité par exemple, va se mettre en place, reprenant en son compte et faisant fonctionner à l’intérieur de sa tactique propre des éléments juridiques, des éléments disciplinaires, quelques fois même en les multipliant » (Foucault, 2004 : 10).

Dans le contexte actuel de la globalisation économique, où la libre circulation des choses et des personnes est une préoccupation dominante, il faut donc assurer la sécurité globale par l’identification des choses et surtout des personnes. Il faut pouvoir, d’une part, retracer les choses (par exemple, la traçabilité des organismes génétiquement modifiés « OGM ») et, d’autre part, identifier les choses (sont-ils ou non des OGM ?). Le même raisonnement s’applique aux personnes : il faut s’assurer de la sécurité de leur identité (adéquation de soi à soi, reconnaissance technique du soi) et de leurs déplacements.

La donnée du terrorisme comme « événement imprévisible » (au même titre que la disette au xviie siècle pour le roi, comme l’explique Michel Foucault) est la pire chose qui puisse arriver à un État puisqu’elle sème un désordre majeur et la désolation. Le terrorisme est le fait de certaines personnes ou de groupes de personnes qu’il convient alors d’identifier et de repérer aux niveaux interne (national) et externe (international).

Comment, dans le multiple, l’hétérogène, la multitude des populations, identifier ces gens ou groupes menaçants ? On assiste à un changement d’échelle. Ce n’est plus la ville comme au xviiie siècle (exemple utilisé par Foucault) qui est le théâtre des techniques de sécurité et d’identification, ce sont des frontières nationales (États-Unis) ou des frontières construites dans un espace donné (l’espace Schengen et la Communauté européenne).

Pour répondre au dispositif sécuritaire du contrôle des frontières, le dispositif disciplinaire est accentué : l’identification technologique est plus poussée (passeport avec photos numérisées, empreinte digitale, reconnaissance de l’iris, etc.). Ces dispositifs de biométrie organisent et sélectionnent ceux qui ont accès au passeport ou à un visa, par exemple. Or, l’émission d’un passeport repose sur la preuve de citoyenneté.

1.2 Quelques rappels historiques : citoyenneté et encartement

Le développement des villes et la planification urbaine dès le xviiie siècle répondent à un besoin de circulation des marchandises et des échanges, analyse Foucault. L’absence de murailles et la disparition de la surveillance des entrées et des sorties ont eu pour conséquence une augmentation des flux de populations flottantes : vagabonds, mendiants, délinquants et criminels, etc. Comment surveiller ces populations indésirables ?

La logique traditionnelle de reconnaissance du « face à face » (témoignage, renommée, etc.) ne peut s’exercer que dans des situations où il existe une sociabilité de type communautaire (« tout le monde se connaît » et se reconnaît), ainsi qu’une faible mobilité générale de la population.

L’utilisation de documents d’identification se développe au xviiie siècle en Europe : le « passeport intérieur » en France, le livret de l’ouvrier et son visa, la carte de sûreté durant la Révolution française désignant les ennemis du régime, etc. Ces documents sont utilisés à des fins de surveillance policière pour contrôler les mouvements des individus errants (ouvriers, mendiants, criminels). Durant le xixe siècle, deux phénomènes se précisent. D’une part, le phénomène de l’administration centralisée à partir de duquel différents types de cartes vont être distribuées, et l’identité de leur possédant sera conservée dans un fichier central. Ces cartes sont de divers ordres : carte de quittance des assistés sociaux en Allemagne à la fin du xixe siècle, carnet anthropométrique des nomades en France en 1912, etc. On délimite ainsi des groupes sociaux souvent défavorisés. D’autre part, avec la systématisation de la carte d’identité à partir des critères de nationalité, la séparation juridique entre les nationaux et les étrangers se concrétise. La carte d’identité sert déjà au contrôle des flux de travailleurs immigrés. Un intense travail administratif d’identification prend place à la fin du xixe siècle et permet matériellement l’assignation de l’identité. Comme le soulignent Crettiez et Piazza, ces stratégies bureaucratiques ont un versant négatif : le côté sécuritaire du contrôle des identités, mais elles possèdent aussi un versant positif : la reconnaissance de l’identité nationale et des droits qui y sont associés. La carte d’identité, et plus tard le passeport[3], structure une appartenance pratique et symbolique à la communauté. Les papiers d’identité sont progressivement intégrés comme participant à la définition de soi, mais de façon réductrice :

Les papiers administratifs, à l’image de la carte d’identité ou du passeport, ne font apparaître que quelques signes identitaires, quelques rubriques caractéristiques de l’être concerné : sexe, taille, âge, couleur des yeux, nom[4]. Ces caractéristiques définissent aux yeux des pouvoirs publics, la plénitude de l’identité physique et morale au-delà de la pluralité identitaire (caractère, mentalité, origine culturelle, etc.) qui habite chaque individu. Cet extraordinaire appauvrissement de l’identité, par le papier et la sélection de certaines rubriques standardisées, contribue à produire un double identitaire.

Crettiez, Piazza, 2006 : 21

Il ne fait nul doute que le processus historique d’encartement par l’État pour des motifs de sécurité, de contrôle d’immigration et de prestation de services, a eu un impact sur la construction de l’identité et de la citoyenneté. Il vient révéler la citoyenneté et l’exercice des droits de chacun des citoyens. À l’inverse, il identifie a contrario celui qui n’est pas citoyen dont les droits sont limités et la mobilité surveillée.

L’instauration de la carte d’identité se retrouve historiquement dans les États de constitution républicaine (France, Allemagne) où sont prônés l’intégration communautaire et l’exercice par le citoyen de son autodétermination politique en termes de droits et devoirs. C’est la forme de « l’identité citoyenne ». Dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Canada) qui refusent toujours la carte d’identité, cela traduit bien une conception libérale de l’État, où le citoyen est à l’extérieur de celui-ci et en relation fonctionnelle et spécifique. Son identité « individuelle » se construit ailleurs dans sa communauté d’appartenance sous l’ombrelle de principes constitutionnels comme le rappellent les communautariens. Ceci est assez clair dans les débats autour de la carte d’identité en Grande-Bretagne (Laniel, Piazza, 2006). Comme le souligne Carlos Miguel Pimentel, la carte d’identité individuelle ne soulève pas seulement des enjeux privés (pas d’intrusion de l’État dans la vie privée, préservation de l’anonymat), mais plutôt des enjeux régionaux (est-on gallois ou écossais ?) et nationaux (est-on européen ?), qui sont liés à l’identité individuelle, à sa dénomination ainsi qu’à la reconnaissance communautaire. Pour la majorité des Britanniques, il reste qu’un État n’a pas à enregistrer ses nationaux et à les contrôler sur son territoire. Cependant, le gouvernement de Tony Blair a adopté le 30 mars 2006 le Identity Cards Act 2006, qui octroie une carte d’identité numérisée aux demandeurs de passeport, et dont les informations recueillies seront enregistrées dans le National Identity Register (Whitley et al., 2007). La coopération outre-Atlantique et la menace terroriste qui s’est concrétisée à Londres avec les attentats de 2005, ont été des arguments largement utilisés pour justifier ces mesures plutôt contraires à la tradition politique britannique de l’État libéral.

1.3 Citoyenneté et identité technologique : l’accélération depuis le 11 septembre 2001

Dans un monde globalisé, il semble que les moyens traditionnels d’identification des personnes — les modalités papiers — sont devenus trop faciles à falsifier. Les moyens de contrôle et de surveillance sont donc relativement inefficaces. Avec l’informatique et les banques de données multiples, l’utilisation de techniques fondées sur la biométrie est l’approche privilégiée par les États occidentaux. La biométrie se définit comme « […] les techniques permettant d’identifier une personne à partir de l’un ou plusieurs de ses caractères biologiques ou comportementaux » (Commission de l’éthique de la Science et de la technologie, 2005 : 11). Ces techniques permettent l’identification d’une personne à partir de la reconnaissance de particularités physiques (empreintes digitales, iris de l’oeil, contour de la main, etc.), de traces biologiques (ADN, sang, odeurs) ou d’éléments comportementaux (signature, démarche). Ces données biométriques permettent, d’une part, l’identification d’une personne et, d’autre part, son authentification (vérification de son identité). Trois secteurs utilisent la biométrie : l’identification judiciaire (répression du crime), la gestion des papiers (titres délivrés : passeport, carte d’identité, permis de conduire, etc.), la gestion des accès physiques et virtuels (accès physique à des locaux, accès à des données informatiques, etc.). Certaines techniques sont utilisées indifféremment dans ces trois secteurs (Commission de l’éthique de la Science et de la technologie, 2005).

Les événements tragiques du 11 septembre 2001 ont entraîné une réaction rapide des États-Unis ainsi qu’une accélération des choix technologiques pour le contrôle des populations (étrangers comme nationaux). Nous reviendrons plus tard en détail sur ce choix sécuritaire. Mais la logique de l’identification technologique des individus dans leurs déplacements s’est mise en place bien avant (Ceylan, 2006), en joignant différents types de justification.

En Europe, et particulièrement en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, la lutte antiterroriste remonte aux années 1970, et l’apport de la technologie dans l’encartement est déjà présent chez les Allemands qui en 1985 votent une loi instituant une carte d’identité informatique sécurisée (Laniel, Piazza, 2006 : 215). Afin de promouvoir l’encartement technologique, la justification de la lutte antiterroriste est récurrente. Mais c’est sans doute la création de l’espace européen, dit Schengen, qui inaugure de façon plus systématique le recours à ces technologies. Didier Bigo décrit les motifs qui ont présidé à la formation de l’espace Schengen :

En 1990, la convention d’application des accords était avant tout la rédaction détaillée des liens entre policiers pour sauvegarder la sécurité face à la libre circulation, et instaurer des mesures compensatoires. On y a vu alors un équilibre entre « passoire » et « forteresse », entre ouverture et risque migratoire, et on a parlé d’une architecture de sécurité intérieure, d’une coopération renforcée avant la lettre entre les plus pro-européens, d’un outil efficace contre la criminalité transfrontalière, d’un moyen d’harmoniser les politiques contre l’immigration illégale, et de coordonner les informations sur les étrangers en situation irrégulière grâce au Système d’information Schengen.

Bigo, 2006 : 237

L’espace Schengen forme un espace de surveillance et d’identification pour les groupes et individus préposé au terrorisme ou ayant plus globalement un profil indésirable. L’espace Schengen constitue également, dans le contrôle des flux migratoires, « une frontière mobile » selon l’expression de Didier Bigo. Pour l’étranger qui demande un visa Schengen, cette frontière se déplace dans l’ambassade du pays européen, mais dans son propre pays. Car c’est dans cette ambassade même que sera ou non délivré le précieux visa qui permettra d’aborder les rivages européens.

Plus encore qu’à une globalisation des méthodes de surveillance, on assiste donc à une diffusion du contrôle hors des limites traditionnelles et territoriales de l’exercice de la souveraineté. À l’opposé de sa définition classique, la frontière perd son caractère spatial : elle doit être partout et nulle part comme l’illustre la déterritorialisation des contrôles. La biométrie produit une information où chaque individu devient en quelque sorte son propre territoire et elle instaure une géographie du corps humain d’un genre inédit. La frontière n’est pas une réalité physique, géographique : elle est l’affirmation de la puissance. Elle commence dans la capacité à établir scientifiquement la singularité de chacun pour distinguer ensuite de manière infaillible entre les hommes d’un même territoire. Elle ne suit plus les contours de la géographie mais passe désormais parmi les hommes.

Foessel, Garapon, 2006 : 147

Bref, dans l’espace Schengen, les critères de danger en matière de sécurité de l’État — essentiellement le terrorisme et la criminalité — sont associés au « danger » migratoire qui implique une dénomination de l’Autre[5]. Or, pour l’Europe, ce « danger » recouvre concrètement les pays dont les ressortissants sont soumis aux visas : Moyen-Orient (sauf Israël), Afrique, et une large partie de l’Asie. Avec l’espace Schengen, l’Europe lie le problème migratoire à la lutte contre le terrorisme et la criminalité, en rejetant une large partie de la population de la terre dans une catégorie construite sur ces critères non désirables. En pratique, pour obtenir un visa Schengen, une personne doit faire la preuve qu’elle n’est ni un terroriste, ni un criminel, et qu’elle n’a pas l’intention d’immigrer illégalement.

Avec les attentats du 11 septembre 2001 et sous la pression américaine, l’Europe a accéléré l’identification technologique. À chaque pays sa spécialité : la France possède la technique des empreintes digitales numérisées, l’Allemagne applique la technique de la reconnaissance de l’iris de l’oeil, etc. Les discussions entre Américains et Européens ont porté sur les identifiants biométriques des passeports. Ceux-ci permettent aux États-Unis de constituer un savoir individualisé pour tous les Européens qui voyagent aux États-Unis. Les États-Unis ont également imposé en 2007, pour tous les ressortissants canadiens désirant y séjourner dans le contexte d’une activité commerciale intense entre le Canada et les États-Unis, la possession d’un passeport canadien avec photo numérisée. Avant, une simple pièce d’identité (permis de conduire) permettait le passage. Dans la foulée du 11 septembre, les États-Unis ont opté pour une logique sécuritaire tant à l’extérieur du territoire qu’à l’intérieur avec des techniques biométriques en particulier l’usage de l’empreinte génétique permis par la loi comme d’autres techniques, tel que le profilage racial. Le profilage racial est une technique policière d’identification des individus liée à la lutte contre la délinquance et la criminalité, particulièrement élevées dans la communauté afro-américaine. Cette technique s’est élargie depuis le 11 septembre avec le profilage concernant les Arabes (Labelle, 2006), étrangers ou nationaux, qui pouvaient représenter une menace pour la sécurité de l’État américain. On assiste ici à une racialisation et à une ethnicisation plus poussée des critères d’identification et de contrôle des personnes et des groupes dans l’État américain (Golberg, 2002).

Je voudrais maintenant resserrer mon analyse sur l’empreinte génétique comme critère de biométrie permettant l’identification des personnes. D’une part, je vais en préciser les caractéristiques et identifier certaines conséquences sur le concept d’identité personnelle. En cela, je partage l’analyse de Foessel et de Garapon, qui lie les techniques de biométrie au paradigme biopolitique de Foucault « […] et fait du traitement informatisé et sécuritaire du corps le signe le plus spectaculaire d’un pouvoir technologisé dans l’intimité des vies. »

Foessel, Garapon, 2006 : 148

D’autre part, je vais illustrer par quelques exemples d’ethnicisation et de racialisation de l’Autre, la façon dont s’opère la repolitisation du pouvoir exercé par les États des démocraties occidentales. Cette repolitisation se manifeste sous une forme d’exclusion qui affaiblit le concept de citoyenneté pour les Autres. En cela, je ne partage pas totalement une des conclusions de Michaël Foessel et d’Antoine Garapon qui affirment « […] que la biométrie réalise une forme de dépolitisation et d’individualisation de la surveillance ». La biométrie et particulièrement les empreintes génétiques (comme moyens techniques efficaces) participeraient par une opération taxinomique à la dénomination de l’Autre (Noiriel, 2001), et par-delà l’assignation identitaire individuelle, à la structuration d’une narration identitaire communautaire.

2. L’empreinte génétique

2.1 L’empreinte génétique : l’exemple du Canada et des États-Unis

L’empreinte génétique (test d’ADN) est l’une des techniques s’appliquant à l’identification des personnes. Elle est, comme nous le verrons plus loin, particulière puisqu’elle révèle l’unicité biologique d’un individu. J’examinerai tout d’abord comment cette technique de biométrie a été légalisée avant le 11 septembre 2001 et j’utiliserai l’exemple du Canada et des États-Unis pour illustrer ce phénomène et débattre de ses enjeux.

L’utilisation à des fins non thérapeutiques des tests d’identification d’ADN (empreinte génétique) par les États (Grande-Bretagne, États-Unis, Canada) a été mise en place dans les années 1990. D’abord aux États-Unis (en 1991), la loi permettait l’utilisation de cette technique pour l’identification des criminels sur la scène d’un crime et sur des parties de corps humains non identifiées (Hoyle, 1998). Le Canada, avec la loi C-3 adoptée en 1998[6], allait nettement plus loin et incluait non seulement les crimes violents (meurtres, viols), mais les « infractions secondaires » — essentiellement actes de piraterie, usage d’explosifs, voies de fait, prise d’otages, incendie criminel, etc. La sécurité de l’État était également recherchée par cette même loi[7]. Le Canada ouvrait la voie du recours à l’empreinte génétique au sein d’une même loi qui liait la sécurité du public face aux crimes violents, et la sécurité de l’État face aux diverses formes de terrorisme ou de violence exercée contre l’État.

D’un point de vue politique la loi canadienne, au lieu de séparer les problèmes de criminalité violente et les problèmes de sécurité de l’État, les unit. Le contexte politique de l’époque n’y est probablement pas étranger. Le référendum sur la souveraineté du Québec de 1995 avait échoué de peu et le Québec, dans les années 1970, avait connu, comme beaucoup d’autres pays, quelques épisodes politiques violents. Paradoxalement, le Canada, « champion des droits et libertés de la personne », était à ce moment-là « en avance » au plan législatif par rapport aux États-Unis.

Après le 11 septembre 2001, les États-Unis élargissent rapidement l’utilisation des empreintes d’ADN à des fins de sécurité de l’État. Un budget important a été voté en 2004 pour accélérer les tests sur les 200 000 échantillons d’ADN accumulés ; améliorer les laboratoires fédéraux et ceux des États ; développer la recherche ; former les policiers, avocats, et les juges à l’utilisation de la technique appropriée ; identifier certaines victimes des attentats du 11 septembre 2001 ; et créer le National Forensic Science Commission (organe consultatif sur l’utilisation de l’ADN au plan criminel) (Weiss, 2004). En 2005, le DNA Fingerprinting Act élargit les critères de prélèvement de l’ADN à des fins d’enquêtes criminelles et permet la conservation, sous forme de banques de l’ADN, des personnes arrêtées ou suspectes et des détenus qui ne sont pas des citoyens américains. La conservation de banques d’ADN d’après les différentes catégories de personnes (mineurs) ou de violation de la loi criminelle (condamnés ou suspects), varie d’un État à l’autre (Gaensslen, 2006). Certains juristes se sont inquiétés de ce nouvel « ethos de suspicion » (Kilmmelman, 2000) placé entre les citoyens et l’État.

L’usage de l’empreinte génétique est nécessairement lié à la constitution de banques de données centralisées au sein de différents organismes de l’État. Elles regroupent un nombre considérable de personnes. Or, ces personnes appartiennent à deux catégories que l’État différencie traditionnellement et traite différemment suivant ses lois internes : les citoyens et les étrangers.

Donnons quelques chiffres comparatifs en utilisant l’exemple de la Grande-Bretagne, car elle a créé sa National DNA Database dès 1995. En 2009, plus de 7 % de la population britannique est sur cette banque de données, soit 4,7 millions de personnes[8] (dont 20 % n’ont pas de casier judiciaire[9]). Sur son site, les individus sont classifiés par sexe, l’âge (5,5 % sont des mineurs) et aussi par l’origine ethnique (5,6 % Asians, 7,8 % Blacks (soit 27 % de la population noire), 0,8 % Middle Eastern, etc.).

Au Canada comme aux États-Unis, la proportion de la population incluse dans des banques d’ADN est plus faible. Au Canada, la banque constituée en 2000 contient 158 000 échantillons d’ADN (rapport annuel 2008-2009 National DNA Data Bank). Aux États-Unis, les banques d’ADN sont décentralisées dans chacun des États. Il reste que le FBI détient une banque d’ADN de 6,7 millions de profils (certaines personnes ou échantillons d’une même personne peuvent avoir été prélevés plus d’une fois).

Un rapport américain de 2009 émanant du Congressional Research Service constate l’extension et la multiplication des banques d’ADN pour des usages criminels et à des fins de sécurité aux États-Unis. Ce document montre comment, après les attentats de 2001 et à la suite du USA Patriot Act, l’extension de la définition de crime pour le prélèvement de l’ADN dans la loi des divers États a inclus les atteintes contre la sécurité de l’État. Si bien qu’actuellement, plusieurs États ont généralisé le prélèvement d’ADN même aux personnes simplement arrêtées, citoyens américains ou étrangers. Initialement, seules les personnes arrêtées et qui faisaient face à des accusations criminelles pouvaient faire l’objet d’un prélèvement d’ADN. Ce rapport de facture très juridique signale son inquiétude face à l’enjeu du respect de la vie privée et de la présomption d’innocence énoncée par le 4e amendement de la Constitution américaine.

Les banques d’empreintes génétiques à des fins d’identification, de criminels ou de migrants, et visant la sécurité de l’État, sont devenues des outils de certains gouvernements occidentaux. Elles assurent en outre une maîtrise technique d’identification des personnes interpellées au sens de la loi nationale. Ces banques se sont multipliées et certaines ont progressivement élargi les critères à partir desquelles les personnes pouvaient être ainsi incluses, et ce, à la faveur du contexte de terrorisme international de l’après 11 septembre. D’après la littérature citée plus haut, cette extension inquiète donc à cause de la convergence des finalités (criminalité, immigration et sécurité de l’État), et à cause d’une absence de balises juridiques claires dans les règles, tant des critères d’inclusion que de la gestion transparente des banques d’empreintes génétiques. Le fonctionnement plutôt opaque et sans réel contre-pouvoir démocratique de ces banques de données constituées par les États semble ainsi mettre en péril la vie privée du citoyen ainsi que sa liberté vis-à-vis d’un État de plus en plus puissant par ses moyens de contrôle individuel et de répression.

L’empreinte génétique est-elle différente des autres mesures biométriques ne présentant que des images partielles du corps, comme l’iris ou l’empreinte digitale ou encore la reconnaissance faciale ? Utiliser l’ADN d’une personne pour l’identifier entraîne-t-il une taxonomie particulière, avec un processus d’individualisation, générant à son tour un récit identitaire inscrit sur le mode biologique ? Balibar, en développant la pensée de Foucault, l’avait évoqué. Un culturalisme qui, s’arrimant à un discours biologique (ici génétique), se présente alors comme une régulation du vivant « dans la perspective d’une sélection techno-politique généralisée des individus » (Balibar, Wallerstein, 1988 : 41).

2.2 Empreinte génétique et identité personnelle

L’empreinte génétique qui identifie l’ADN d’un individu se présente comme moyen particulièrement efficace pour l’État d’identifier une personne par une parfaite adéquation entre l’individu et son ADN. Dans cette perspective technologique, le soi est adéquat au soi : l’individu est son code génétique. Il ne peut y avoir a priori erreur sur la personne. C’est un « identifié total », une version contemporaine du « surveiller sans être vu » du panoptique développé par Bentham et repris par Foucault. Cette technique permet l’identification la plus intime et même secrète de la personne. L’ADN n’est pas une image du soi, mais une partie corporelle du soi. D’ailleurs, il faut faire un prélèvement pour obtenir cette partie, même infime du corps (salive, sang, cheveux), mais combien symbolique de la personne.

Dans ce rapport particulier au corps qui utilise le code génétique[10], la personne ne peut pas tricher ou cacher une partie d’elle-même. Dans l’image de soi, on peut changer sa couleur de cheveux ou porter des verres de contact colorés, par exemple. De toute façon, à travers le temps, l’image corporelle se modifie en vieillissant. L’ADN, au contraire, comme partie intrinsèque du corps, ne se modifie pas, il est permanent. Il échappe au temps et à la transformation. Ricoeur le dit ainsi en développant son concept « d’identité-mêmeté » :

[…] c’est encore le cas, qui nous touche de près, de la permanence du code génétique d’un individu biologique ; ce qui demeure ici, c’est l’organisation d’un système combinatoire ; l’idée d’une structure, opposée à celle d’événement, répond à ce critère d’identité, le plus fort qui puisse être administré ; elle confirme le caractère relationnel de l’identité… Toute la problématique de l’identité personnelle va tourner autour de cette quête d’un invariant relationnel, lui donnant la signification forte de permanence dans le temps.

Ricoeur, 1990 : 142-143

Ricoeur suggère ensuite que l’identité à soi n’est pas réductible à la détermination d’un substrat biologique ou génétique. Je ne me réduis pas à mon ADN, quoique dans un certain contexte, mon empreinte génétique analysée prouve l’adéquation du moi à moi. Ricoeur explique que l’identité personnelle est aussi constituée d’une identité narrative.

Une empreinte génétique est une lecture de l’ADN spécifique d’une personne exprimant une certaine description scientifique du soi. Une lecture scientifique de l’ADN constitue une forme de narrativité à propos de la personne — ce n’est pas seulement un simple identifiant du soi à soi. Par exemple, certaines analyses de l’ADN d’une personne peuvent révéler des prédispositions à certaines maladies ayant une composante héréditaire. Ce sont des usages thérapeutiques actuels de la médecine génétique parmi d’autres comme le diagnostic prénatal (Parizeau, 2006b). Lire l’ADN dans ce contexte thérapeutique entraîne donc des connaissances, leur mise en récit dans le dossier médical par exemple, et des actions relatives à ces informations. Ce récit a ceci de particulier qu’il peut être prospectif, « dans le futur, vous avez une probabilité de x % d’être atteint d’un cancer du sein ». Dans un contexte médical, l’ADN touche non seulement l’intime d’une personne, mais révèle aussi, tel un oracle, une partie de son futur sous le mode des probabilités et des statistiques. Les informations génétiques de l’ADN d’une personne qu’il contient sont inconnues de la personne elle-même, elles ne lui sont pas a priori accessibles. Ce qui était voilé, peut être ainsi dévoilé à son insu et connu par d’autres.

Ce qui peut rendre mal à l’aise avec cette capacité de « lire » l’ADN d’un individu, c’est justement ce sentiment d’être mis à nu, de perdre une partie de son intégrité personnelle, qu’une « vérité » qui nous concerne directement, nous est comme « arrachée ». En bioéthique comme en droit médical, la question de l’intégrité du corps est centrale. Les débats sur la modification du génome humain par la transgénèse ont analysé sous un autre angle l’intégrité du génome de l’espèce humaine (Habermas, 2002). La lecture de l’ADN à des fins thérapeutiques, comme pour le diagnostic prénatal, a été justifiée au plan moral comme moyen permettant de rassurer les futurs parents, ou encore d’intervenir au plan thérapeutique ou au nom du principe de moindre mal, ou de détruire un embryon ou un foetus humain atteint d’une maladie génétique mortelle ou grave. Lire l’ADN d’une personne est moins une atteinte à l’intégrité du corps, mais surtout une atteinte à l’identité personnelle. Cette atteinte est particulière parce qu’elle greffe un nouveau récit, sollicité ou non, à l’identité personnelle. Bref, ce nouveau récit vient modifier l’identité narrative constitutive de l’identité personnelle.

La lecture de l’ADN à des fins thérapeutiques modifie l’identité narrative d’une personne qui apprend ainsi qu’elle est porteuse de telle ou telle maladie génétique ou encore qu’elle est porteuse d’une prédisposition à la maladie x ou y. L’identification des prédispositions à une maladie génétique ignorée de la personne elle-même ou encore son identification ethno-raciale par le génotype sont des « lectures » techniques possibles de l’ADN d’une personne. Actuellement, la loi américaine est relativement silencieuse face à ces usages potentiels (Gaensslen, 2006). La même logique s’applique aux récits liés à l’analyse de l’ADN dans des contextes non thérapeutiques dont celui des empreintes génétiques ; ils modifient aussi l’identité narrative et donc l’identité personnelle.

2.3 L’empreinte génétique et l’ethnicisation des populations humaines

Parmi les usages non thérapeutiques de la lecture de l’ADN, il existe au moins deux exemples paradigmatiques. Le premier concerne le total gene screening. Il existe plus d’une dizaine de sites généralement américains sur Internet qui proposent un total gene screening pour environ 1000 $ et offrent, moyennant rémunération supplémentaire, un service pour interpréter les données et vous prodiguer des conseils de santé individualisés, du « sur mesure ». Dans la pratique médicale actuelle, ce genre de test n’est pas utilisé à cause de ses marges d’erreur importantes et de son imprécision. Le récit scientifique qui émerge de ce type de test sollicité par un individu s’appuie sur une « idéologie scientifique », au sens de Canguilhem, qui affirme que « tout est dans les gènes » (Parizeau, 2010). Or, les facteurs environnementaux — mode de vie, alimentation, contexte géographique — sont essentiels pour activer les prédispositions génétiques. Ce type de test génétique non thérapeutique commercialisé comme un produit de consommation alimente le réductionnisme génétique. Et pour l’individu qui paye pour ces tests, les résultats obtenus et le récit qui en est fait viennent très certainement modifier son identité narrative, donc son identité personnelle.

Le deuxième exemple concerne des tests d’ADN non thérapeutiques disponibles sur Internet qui concernent cette fois-ci les origines ethno-raciales. Ici, c’est bien directement la question de l’identité personnelle qui est en jeu et en particulier l’identité narrative des origines familiales.

Aux États-Unis, les communautés noires dites afro-américaines ont une histoire politique marquée par l’esclavage et la traite des noirs, ainsi que par la ségrégation sociale qui a perduré jusque dans les années 1960. N’ayant pas comme les communautés noires des Caraïbes un moment politique d’indépendance par la révolte, qui marque l’origine de l’autonomie de ces peuples généralement au xixe siècle, les Afro-américains cherchent leur origine dans les sources de l’esclavage, les lieux d’Afrique d’où sont partis les vaisseaux négriers (Baylis, 2006). Or, des tests sur l’ADN permettent d’identifier certains locus rares ou au contraire fréquents associés à la localisation géographique de communautés. L’ADN a donc une « mémoire » historique de l’immigration des différentes populations humaines. Les généticiens peuvent donc identifier une « signature génétique » qui retrace certaines migrations de groupes et les mélanges avec les populations locales ou encore qui identifie des groupes qui géographiquement ont été isolés très longtemps (les tribus d’Amérindiens en Amérique du Nord par exemple). De nombreux Afro-américains cherchant leur origine géographique vont donc sur ces sites Internet qui offrent via, des tests génétiques, la possibilité de localiser leur origine en Afrique en indiquant non seulement la région, mais potentiellement l’ethnie d’origine. Certains chercheurs généticiens comme Rotimi (2003) s’inquiètent des conséquences de ces recherches identitaires afro-américaines sur les tensions ethniques africaines déjà existantes.

Il est possible de multiplier les exemples et de montrer également l’usage politique du critère ethno-racial de tests d’ADN. Davis (2004) a montré comment la tribu Lamba d’Afrique du Sud s’est vue reconnaître l’identité juive et le droit au retour en Israël en fonction, entre autres, de la présence du gène dit Cohen sur le chromosome Y qui confirmerait leur origine du Moyen-Orient et non d’Afrique subsaharienne.

Quand les usages politiques utilisent les tests d’ADN à des fins de reconnaissance de groupe, de tribus, de communautés ou d’ethnies, l’identité n’est plus seulement individuelle, mais collective. L’identité narrative s’applique aussi à l’identité collective. Certaines tribus amérindiennes d’Amérique du Nord ayant accepté de participer à des recherches anthropologiques ou biomédicales ont vu en retour leur récit des origines contredit par les résultats de tests d’ADN comme dans le cas des Havasupai (Brunger, 2006). Bref, les usages non thérapeutiques des tests d’ADN ouvrent actuellement la voie à des nouveaux récits collectifs qui prennent appui sur des données scientifiques issues de ces tests. Les identités collectives se modifient par le biais de ces nouveaux récits collectifs qui prennent appui sur des tests d’ADN.

L’ADN n’est pas une partie du corps neutre, ce n’est pas une image du corps, mais un élément constitutif de l’identité personnelle, ne s’y réduisant pas. Les lectures de l’ADN à des fins thérapeutiques ou non thérapeutiques, induisent, en se multipliant, une valorisation de l’ADN comme support matériel de l’identité personnelle, et de nouvelles narrations individuelles et collectives (sollicitées ou non). À travers une puissance technologique accrue, culturalisme et biologisme se cristallisent autour de l’ADN. Ce phénomène initie des nouveaux récits individuels ou collectifs ayant potentiellement des incidences politiques surtout lorsque sont utilisés des critères ethno-raciaux comme l’ont illustré les exemples ci-haut.

L’usage de l’empreinte génétique et des banques d’ADN comme mode d’identification des individus et des groupes s’inscrit dans tous ces usages techniques variés de l’ADN. Les critères de criminalité, d’immigration et de terrorisme utilisés dans les États occidentaux pour justifier l’usage de la biométrie, dont les tests et les banques d’ADN, construisent aussi un récit politique collectif sur le citoyen et sur l’Autre. La dénomination de l’Autre tend à utiliser des critères ethno-raciaux. L’Autre n’est plus nommé comme un citoyen de son pays d’origine, mais il fait partie d’une nébuleuse géographie ethno-raciale, il est « noir », « asiatique », « arabe ». Il perd ainsi une partie de sa qualité de personne et de citoyen pour se fondre dans le tout de son groupe d’appartenance, une identité collective nommée par les pays occidentaux.

3. Quelques remarques conclusives

Les techniques de biométrie et particulièrement l’empreinte génétique et les banques d’ADN participent à un rapport politique plus vaste dans lequel elles s’insinuent. Elles procèdent par une inscription disciplinaire de l’individu au sein d’États devenus sécuritaires, au sens où Foucault et Noiriel l’entendent, marquant le pouvoir de l’État sur l’individu. Ces technologies séparent le criminel du citoyen. Elles s’inscrivent en continuité avec les techniques d’encartement du xixe et du xxe siècle qui, d’une part, renforçaient le sentiment d’appartenance national — de citoyenneté —, et d’autre part, introduisaient un clivage radical avec l’étranger, l’Autre.

Cependant, les techniques de biométrie, parce qu’elles s’appliquent de plus en plus aux personnes qui se déplacent sur le territoire national, tendent à générer une assignation identitaire (Noiriel, 2001) individuelle et collective sur le mode de l’ethnicisation. Ce phénomène d’ethnicisation est perceptible dans les usages diversifiés des techniques d’ADN (recherche des origines ou usages thérapeutiques (Parizeau, 2006)). Les États occidentaux appliquent ici le communautarisme à l’extérieur de leur territoire. L’individu est fondu dans la masse d’un groupe identifié, moins sur des critères de citoyenneté, que sur des critères ethno-raciaux. Celui qui veut obtenir un visa pour ses déplacements a un lourd fardeau puisqu’il lui faut montrer qu’il est « désirable » pour l’Occident. Les techniques de biométrie, par leur efficacité et leur puissance, marquent les individus et les populations dans leur corps et dans leur récit identitaire comme un mécanisme disciplinaire.

Au sein des débats en philosophie politique contemporaine qui introduisent la communauté et une autre conception de l’homme, j’ai posé l’hypothèse d’un remodelage actuel de la définition de la citoyenneté qui incorporait une dimension ethnique. L’identité individuelle du citoyen aurait donc des facettes multiples (dont l’appartenance communautaire), souvent ethnique, faites de narrations culturalistes auxquelles pourraient s’adjoindre des narrations génétiques ou biologiques. La définition politique classique du citoyen serait en train de s’atténuer pour acquérir d’autres caractéristiques. On peut se demander si elles auront des impacts sur l’exercice même de la citoyenneté.

Les États-Unis, dans leur position de puissance dominante, sont à l’origine de ces déplacements conceptuels (débats libéraux-communautariens), mais aussi au plan des pratiques (pratiques historiques puis technologiques racialisantes et ethnicisantes de l’État). Il faudrait sans doute pousser plus loin ce début de réflexion en s’interrogeant sur la dénomination de l’Autre au sein des empires britanniques et français du xixe siècle (Kash, 2005) et sur la définition du citoyen au sein de l’État-nation pour mesurer plus précisément dans quelle mesure le culturalisme ethnicisant et biologisant actuel s’y prolonge.

Enfin, la réflexion amorcée ici sur les empreintes génétiques montre que l’usage même de l’ADN d’une personne n’est pas neutre et a des incidences notables sur son identité et le récit identitaire individuel ou collectif. Les mécanismes institutionnels des démocraties devront être particulièrement forts pour éviter de retomber dans certaines ornières historiques où la dénomination politique de l’Autre sur des critères de religion, de race et de génétique, a initié des politiques génocidaires d’exclusion, de ségrégation, et d’eugénisme.

Faut-il donner raison à Foucault qui diagnostiquait que l’économie générale de pouvoir se transformerait en ordre sécuritaire ? Les États, en utilisant de manière croissante les moyens technologiques d’identification et de surveillance des personnes et des groupes, semblent effectivement rétrécir l’exercice et le concept de citoyenneté.