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Depuis quelques décennies, la maternité suscite discussions, débats et polémiques en Occident, particulièrement dans le contexte des études sur le genre et des recherches féministes ou queers[1]. Les connaissances produites par ces nombreux travaux permettent aujourd’hui d’envisager la mère et la maternité comme constructions culturelles et historiques qui supposent les femmes naturellement aptes et enclines à prendre soin d’autrui, et qui assimilent féminité et maternité (McMahon, 1995 ; Arendell, 2000). À l’inverse de ce construit idéologique qui définit « la mère » en tant que concept transcendant les classes sociales, les démarcations ethniques et les genres, les recherches citées en note 1 conceptualisent la diversité des mères à titre de sujets de chair et de sang possédant leurs propres sentiments, besoins et désirs, occupant des positionnements divers sur les axes de la race, l’ethnicité, la nationalité, le handicap, la religion et la classe sociale et à l’égard de leurs intersections multiples, et ayant un rapport singulier avec les arrangements sociaux hétéronormatifs et queers (voir par exemple Collins, 1994 ; Kocher, 1994 ; Park, 2013).

Ce foisonnement récent des connaissances ainsi que leur conceptualisation systématique ont permis de dresser des portraits plus réalistes de la maternité et de désessentialiser les mères en tant que catégorie homogène en établissant que « l’expérience de la maternité n’est ni uniforme pour une même femme, ni vécue de la même manière par toutes les femmes » (Arendell, 2000 : 1196). En d’autres termes, la maternité n’est pas porteuse d’un unique sens et ne se résume pas à une expérience identique pour toutes et en toutes circonstances (McMahon, 1995) ; les mères n’éprouvent par ailleurs pas toujours les mêmes sentiments à l’égard de leurs enfants (Arendell, 2000).

Ces portraits nuancés montrent que la maternité peut apporter épanouissement personnel, plaisir, amour, fierté, satisfaction et joie (Arendell, 2000). Elle compterait même parmi les rares relations interpersonnelles que des femmes de races, ethnicités et classes sociales diverses considèrent comme une source de pouvoir et de soutien, un lieu d’affirmation contre l’oppression (Collins, 1994 ; Arendell, 2000 ; Hooks, 2007), un espace dans lequel elles peuvent assumer une identité féminine et morale (McMahon, 1995). La maternité peut s’avérer un vecteur de transformation (McMahon, 1995) et de libération ainsi qu’un moyen de s’affranchir de l’hétéronormativité dans les relations de parenté (Park, 2013) et de contester l’ordre politique (Ruddick, 1989 ; O’Reilly, 2006 ; Park, 2013). Mais la maternité peut aussi mener à la détresse, le sentiment d’impuissance, la frustration, l’hostilité et la déception, et déboucher sur une arène où se jouent des rapports d’oppression et de subordination (Beauvoir [de], 1949 ; Rich, 1980). Adrienne Rich (1980) exprime avec force la complexité de cet entrelacement du faste et du funeste, de l’opulence et de la privation : « Mes enfants me causent la plus exquise souffrance que j’aie jamais connue. C’est la souffrance de l’ambivalence : l’alternance meurtrière entre le pire ressentiment et les nerfs à vif, et une satisfaction et une tendresse heureuses » (Rich, 1980 : 17).

Si l’existence de tensions dialectiques parcourant l’univers de la maternité semble largement reconnue (Arendell, 2000), le fait qu’elles peuvent amener les femmes à regretter émotivement et cognitivement d’être devenues mères reste par contre largement occulté. Dans l’opinion publique et les discours médiatiques, l’extériorisation d’un regret à l’égard du passage de la nulliparité (non-maternité) à la maternité et l’expression d’un désir d’annuler cette maternité sont généralement accueillies avec incrédulité et considérées comme le signe d’une expérience maternelle dévoyée. Or, ce mépris ne se manifeste pas seulement dans ces sphères ; il imprègne aussi des textes féministes et sociologiques et dessine au total un domaine marginalisé et largement inexploré de l’expérience maternelle[2].

Par cet article, je souhaite contribuer à la résorption de cette lacune empirique et conceptuelle et enrichir ainsi les recherches actuelles et le corpus grandissant des connaissances entourant la diversité des expériences maternelles. Dans cette optique, je présente dans les lignes qui suivent un cadre conceptuel sociologique et féministe permettant d’interpréter les récits de 23 mères (et parfois grands-mères) israéliennes qui regrettent d’avoir eu des enfants.

Plus particulièrement, cet article poursuit deux objectifs principaux. D’une part, il distingue le regret maternel de plusieurs autres émotions ambivalentes ou conflictuelles ressenties par les mères. D’autre part, il propose une analyse sociopolitique du regret maternel qui s’inscrit dans la lignée des approches déconstructives des émotions maternelles et récuse l’impératif nataliste et le paradigme de la « bonne » mère, compétente et dévouée (voir par exemple Rich, 1980 ; Quiney, 2007 ; Hager, 2011). Je montre dans cette analyse que les participantes expriment leurs regrets sans pour autant s’affranchir complètement des systèmes de pouvoir régissant les sentiments maternels. Elles recourent pour ce faire à deux modalités qui témoignent de la prégnance des mécanismes sociaux et culturels par lesquels s’opère l’institutionnalisation des critères d’acceptabilité et de respectabilité en matière de féminité et de maternité. Premièrement, les répondantes établissent une distinction catégorielle très nette entre l’objet (les enfants) et le vécu (la maternité) en tant que cible de leur regret, reprenant ainsi à leur compte la structuration culturelle de l’amour maternel définie par les règles encadrant les sentiments des mères. Deuxièmement, en exprimant leur désir d’annuler leur maternité, elles démentent l’hypothèse essentialiste d’une identité féminine universelle et figée qui s’accorderait spontanément aux exigences des rôles maternels ou, à tout le moins, s’y adapterait graduellement et trouverait en tout état de cause dans la maternité une expérience intéressante et valorisante.

Ces aspects bien précis du regret maternel n’épuisent évidemment pas le sujet ; ils peuvent par ailleurs renvoyer à plusieurs questions auxquelles il serait impossible de répondre dans les limites du présent article. En particulier, ce texte ne traite pas des temporalités maternelles ni des pratiques maternelles subséquentes au constat du regret (par exemple, accepter ou refuser d’avoir d’autres enfants) ; il ne décrit pas leur parcours émotionnel induit par cette dissonance entre être mère et regretter de l’être devenue. De la même façon, cet article ne rend pas compte des réflexions introspectives des participantes sur les responsabilités morales des mères et n’analyse pas les relations entre le regret, l’imputabilité (l’obligation de rendre des comptes par rapport aux décisions prises) et l’agentivité (la capacité d’agir sur le monde et sur sa propre vie). Les récits présentés ici ainsi que l’analyse sociopolitique qui en est proposée me semblent néanmoins établir des points d’ancrage intéressants pour les analyses et réflexions futures.

Le regret dans différentes sphères de la vie sociale

En anglais, le dictionnaire Webster indique que le mot regret vient du scandinave grata, qui signifie « pleurer », plus particulièrement une chose perdue pour toujours (Landman, 1993)[3]. Reliant le passé et le présent, le réel et le désiré, le regret est une émotion contrefactuelle (elle se rapporte à ce qui aurait pu se produire) qui concerne aussi bien une action qu’une absence d’action. Le regret est « l’expérience d’une rationalité ressentie ou d’un sentiment rationalisé » (Landman, 1993 : 36) comprenant des dimensions cognitives (par exemple, l’imagination, la mémoire, le jugement, la capacité d’analyse) et émotionnelles (le chagrin, la douleur, la détresse, etc.) et découlant d’une situation perçue comme une perte, une transgression, une incapacité ou une erreur (Landman, 1993).

Comme d’autres émotions, le regret repose par ailleurs sur un autre processus dialectique, qui se joue en l’occurrence entre le psychologique et le social. La pensée occidentale considère généralement les émotions comme des états intérieurs, des états psychologiques de l’ordre du privé (Landman, 1993). Les émotions ne constituent toutefois pas des entités présociales dépourvues de toute signification culturelle. Au contraire, elles émergent et se développent dans un contexte social dont elles expriment l’ethos culturel, les normes comportementales et les idéologies de genre. Cette trinité sujet — société — émotions se manifeste par exemple dans les efforts que les sujets déploient pour réguler leurs émotions et se conformer aux lois sociales régissant les sentiments, c’est-à-dire « les règles qui définissent ce qu’il est convenable ou pas d’éprouver dans tel ou tel contexte social » (Hochschild, 1990 : 122). Cette régulation émotionnelle donne généralement lieu à des récompenses sociales : respectabilité, estime, acceptation (Hochschild, 1990).

Considéré, à l’instar de la honte et du sentiment de culpabilité, comme une émotion morale, le regret s’arrime aussi à des normes culturelles, des règles encadrant les sentiments et prescrivant ce qu’il est interdit, acceptable, déraisonnable ou obligatoire d’éprouver selon les circonstances. La religion et le droit, par exemple, voient dans le regret une articulation essentielle entre un crime, une transgression ou un péché passé et la possibilité d’un futur plus moral. Le regret est aussi tenu pour une condition nécessaire du pardon, de la réhabilitation et de la préservation de l’ordre social.

Dans d’autres sphères du social, par contre, l’ethos culturel dominant nous exhorte à ne pas regarder en arrière : sauf à envisager ce qui n’est plus sur le mode de la nostalgie ou dans l’optique de faire mieux à l’avenir, il faut « éviter de se complaire dans le passé », savoir « repartir à neuf », « passer à autre chose ». Il est mal vu de repenser au passé avec angoisse, sans nostalgie ni intention d’améliorer le futur, car c’est là enfreindre l’injonction de vivre dans l’instant présent, mais aussi se condamner à une paralysie, voire un dysfonctionnement social qu’il faut absolument surmonter (Landman, 1993).

En pratique, le regret se pense, se ressent et s’exprime dans différentes sphères de la vie sociale et à la suite de décisions touchant des aspects très divers de l’existence, par exemple l’éducation, l’emploi, les loisirs, les amitiés, la santé ou les finances (Roese et Summerville, 2005), ainsi que dans les domaines de la reproduction et de la famille. Les recherches montrent qu’il peut se manifester à la suite d’une intervention médicale telle que la ligature des trompes (Henshaw et Singh, 1986 ; Ramanathan et Mishra, 2000), la vasectomie (Jequier, 1998) ou l’avortement (Appleton, 2011 ; Hoggart, 2012), ou après la conclusion d’une entente de gestation pour autrui ou la mise en adoption d’un enfant (Appleton, 2011). Il peut aussi porter sur le moment de la naissance dans le parcours de vie parental (Jeffries et Konnert, 2002 ; Dijkstra et Barelds, 2008 ; Hoggart, 2012) ou sur la décision de ne pas avoir d’enfants (Alexander etal., 1992 ; Jeffries et Konnert, 2002) ou de ne plus en avoir (Jeffries et Konnert, 2002).

Dans le contexte des relations parents-enfants, des études montrent que les regrets peuvent émerger des pratiques éducatives : les parents déplorent par exemple d’avoir éduqué leurs enfants de manière trop stricte, d’avoir trop restreint leurs libertés ou de les avoir punis, surtout physiquement (Ruff, 2006). Ils peuvent aussi regretter de ne pas avoir passé assez de temps avec eux ou d’avoir accordé trop de peu de place au plaisir et au jeu dans les moments qu’ils ont partagés (Jeffries et Konnert, 2002 ; Roese et Summerville, 2005 ; Ruff, 2006).

Chacune à sa manière, toutes ces études établissent, entre autres choses, que « les vocabulaires de l’émotion servent aussi des fonctions sociales » (Morell, 1994 : 96) ; d’une manière générale, le processus d’émergence des émotions, par exemple le regret, ainsi que les prescriptions qui les régissent, confortent et pérennisent les systèmes culturels des valeurs et croyances. Dans ce contexte, les femmes qui choisissent de ne pas avoir d’enfants peuvent difficilement échapper à l’injonction au regret. Menaçant les femmes d’une vie reléguée dans la marge si elles ne deviennent pas mères, d’un avenir sinistre hanté par l’absence douloureuse des enfants qu’elles n’auront pas eus, la perspective du regret s’avère un remarquable outil de contrainte (Morell, 1994). Par effet de cercle vicieux, le spectre du regret en tant qu’instrument de pérennisation de l’idéologie de la maternité peut aussi conduire les femmes nullipares plus âgées à déplorer de ne pas être devenues mère en les convainquant de juger rétrospectivement leur existence à l’aune d’une construction culturelle normative postulant la maternité comme voie toute tracée pour les femmes et comme élément essentiel d’une vie bien vécue, la désignant en somme comme leur véritable vocation (Alexander et al., 1992).

Mais qu’en est-il des femmes qui regrettent de s’être conformées à la norme de la maternité ? En Israël comme dans d’autres pays, l’irrecevabilité du regret maternel est telle que son existence même n’est généralement pas admise. La maternité n’est jamais ou presque présentée sur le mode du regret, et la possibilité du regret maternel est bien vite niée. La maternité étant institutionnalisée en tant qu’expérience nécessairement gratifiante, quoique présentant évidemment un certain nombre de difficultés, les femmes qui envisagent d’avoir des enfants ne se heurtent pas à des propos effrayants les menaçant de regretter leur décision si elles deviennent effectivement mères (Morell, 1994). Alors même que « toute vie humaine comporte son lot d’épreuves, de deuils et d’erreurs » (Landman, 1993 : 34) et que n’importe quelle expérience faisant intervenir des relations humaines et des décisions peut donc être d’une certaine manière déplorée, la société israélienne et beaucoup d’autres avec elle érigent la maternité en un lien mythique absolument hors de portée du regret humain.

Aspects politiques de la reproduction en Israël

Dans plusieurs pays, par exemple Israël, la société tient pour acquis que toutes les femmes devraient avoir envie ou besoin de devenir mères à une étape ou une autre de leur existence. Ainsi que l’indique Larissa Remennick (2006), « la maternité constitue, pour la plupart des Israéliennes, la principale figure idéologique ainsi que l’identité primaire » (Remennick, 2006 : 25).

Israël présente l’indice synthétique (indicateur conjoncturel) de fécondité le plus élevé du monde développé ; le recours intensif aux technologies reproductives confirme la centralité de la parentalité dans la société israélienne[4]. En matière de technologies de la reproduction, Israël fait en réalité figure de superpuissance mondiale, puisqu’elles y sont utilisées plus largement que dans tout autre pays du globe[5]. Cet état de fait « s’appuie sur une politique de santé publique sans précédent qui n’impose à la population israélienne aucune restriction ou presque dans l’accès aux traitements de l’infertilité dans le cadre du système national d’assurance maladie » (Shalev et Gooldin, 2006 : 151).

Autre signe emblématique de la glorification nationale de la maternité : rares sont les pays qui procurent aux femmes un appui financier gouvernemental aussi généreux après l’accouchement. Les recherches montrent que les discours publics en Israël exaltaient la maternité dès avant la constitution de l’État ; cette valorisation s’est maintenue tout au long des années 1950 à 1970, époque au cours de laquelle la différenciation des discours dans les classes sociales et les ethnies a finalement donné lieu à des politiques de la fécondité distinctes pour les juifs ashkénazes et mizrahis (Hashash, 2004 ; Melamed, 2004). Aujourd’hui encore, la maternité reste l’un des thèmes incontournables des prises de parole publiques[6]. L’injonction d’être mère est aussi stipulée par des commandements religieux (par exemple, « croissez et multipliez ») dont la société laïque entérine les soubassements idéologiques ; elle s’exprime dans les idéologies militaristes, nationalistes et sionistes. Puisque la capacité de reproduction des Palestiniennes d’Israël est politisée, elle aussi, et que la maternité constitue l’un des pivots des discours nationalistes (Kanaaneh, 2002), les systèmes de croyances culturelles entourant la fertilité des Juives s’arriment aussi au souvenir de l’Holocauste et aux conflits et guerres en cours. Dans un tel climat social, l’État exploite la capacité reproductive de la majeure partie des femmes juives pour favoriser la concrétisation de ses objectifs nationalistes[7]. Considérés collectivement comme étant celui de la nation elle-même, leurs utérus sont placés à sa disposition pour le plus grand bien des Juifs[8].

La faveur idéologique dont la maternité bénéficie s’exprime aussi dans les discours progressistes qui célèbrent le droit au bonheur et voient dans la parentalité la condition sine qua non de sa concrétisation (Gooldin, 2008). La prescription de maternité se traduit enfin en injonctions psychologiques stipulant que la parentalité constitue un passage obligé pour le développement d’une personnalité adulte normale, et dans les prescriptions de genre qui désignent la maternité comme la raison des femmes, l’apothéose de leur existence et le sceau d’authenticité d’une identité féminine normale (Hazleton, 1977).

Dans ce contexte discursif omniprésent, les Israéliennes qui ne souhaitent pas avoir d’enfants se heurtent dans différents cercles sociaux à des reproches plus ou moins ouvertement exprimés. On s’interroge sur leur sensibilité humaine, leur féminité et leur santé mentale ; on les bombarde de messages leur assurant qu’elles s’ajusteront tout naturellement à leur nouvel état quand elles deviendront mères (Donath, 2011). Ainsi que le rapporte Tamar Hager (2011) : « [tous ces gens me disaient que] les femmes n’ont pas besoin d’apprendre à être mères, qu’elles ont ça en elles de s’occuper d’un enfant, s’inquiéter pour lui, se sentir profondément liées à lui… Ce n’est pas grave, si vous ne ressentez pas tout cela dès maintenant, ajoutaient-ils : cela viendra avec la grossesse et l’accouchement, en même temps que la responsabilisation, qui est toute naturelle, et l’amour maternel. Du jour au lendemain, vos priorités changeront. Votre vie sera complètement chamboulée, mais ça ne vous fera rien du tout ! » (Hager, 2011 : 35).

L’exemple qui suit précise la teneur de ces discours qui promettent une adaptation naturelle à la maternité et récusent l’éventualité même du regret. Actif en Israël depuis une trentaine d’années, Efrat est un organisme idéologique et religieux opposé à l’avortement. Il « sauve des vies en Israël », affirme-t-il, en favorisant l’augmentation du nombre des naissances et l’abaissement des taux d’avortement dans la population juive du pays. Efrat indique que sa mission consiste à procurer aux femmes qui envisagent l’avortement une information pertinente, mais non coercitive. En pratique, il organise des campagnes intensives et massives dans la presse et la radio, par affichage et distribution de dépliants dans les résidences et les hôpitaux afin d’inciter les Juives à ne pas recourir à l’interruption volontaire de grossesse.

La doctrine d’Efrat repose sur un truisme, à savoir que de nombreuses femmes regretteraient d’avoir avorté alors qu’aucune n’aurait jamais regretté d’avoir mis ses enfants au monde. Dans l’un des dépliants de l’organisme, le Dr Eli J. Schussheim, président de l’organisme, déclare : « En matière d’interventions médicales, on ne peut rien promettre — à une exception près : aux femmes enceintes, je peux garantir qu’elles ne regretteront jamais de ne pas avoir avorté[9]. »

Si une certaine partie de l’opinion publique réprouve ses tactiques, Efrat n’en exprime pas moins un état d’esprit et des attitudes à l’égard de la maternité largement répandus en Israël. Sa position fait d’ailleurs écho au projet religieux et sioniste de promotion de la natalité chez les Juifs ; elle répète aussi que les femmes posséderaient par nature différentes qualités leur assurant le bonheur et l’épanouissement quand elles deviennent mères. Par conséquent, même si la maternité est irréversible et chargée d’incertitudes, l’impératif culturel qui enjoint aux Israéliennes d’avoir des enfants reste si tenace qu’il confère des allures de fait établi au simple présupposé selon lequel le statut de mère serait le plus enviable qui soit pour toutes les femmes, à tout le moins toutes celles que la société considère comme saines de corps et d’esprit.

Méthodologie

Les données et l’analyse présentées dans cet article se fondent sur des entretiens approfondis que j’ai réalisés auprès de 23 mères biologiques israéliennes de 2008 à 2011. J’ai en fait interrogé au total 28 mères, toutes participantes volontaires à l’étude et déclarant d’emblée regretter d’avoir eu des enfants. Tout en évoquant l’ambivalence de leur expérience maternelle et les difficultés majeures qu’elle leur occasionnait, cinq d’entre elles ont précisé qu’elles ne regrettaient cependant pas d’être devenues mères. Je n’ai par conséquent pas intégré les données empiriques les concernant dans la présente étude.

Les vingt-trois répondantes retenues étaient âgées de 25 à 75 ans environ ; cinq d’entre elles étaient par ailleurs grands-mères. Toutes étaient juives : cinq se déclaraient athées ; douze se disaient laïques ; trois se réclamaient de diverses obédiences religieuses ; trois autres n’ont pas voulu qualifier avec exactitude leur identité religieuse, qu’elles considéraient comme « hybride ».

Sur les 23 mères de l’échantillon, sept précisaient appartenir au milieu ouvrier, quatorze à la classe moyenne et deux à la classe moyenne supérieure. En ce qui concerne leur niveau d’instruction, onze détenaient un diplôme préuniversitaire ou universitaire ; huit avaient arrêté leurs études à la fin du secondaire ; trois possédaient des qualifications professionnelles ; une étudiait en vue de l’obtention d’un diplôme universitaire de premier cycle. Du point de vue de l’appartenance ethnique, seize des mères interviewées se déclaraient ashkénazes, quatre mizrahis, et trois d’ethnicité mixte. Sur les 23 femmes interrogées, 20 avaient été actives sur le marché du travail à un moment ou un autre ; quelques-unes l’étaient encore ; trois n’occupaient pas d’emploi (pour diverses raisons, par exemple une incapacité neurologique).

Cinq des femmes interrogées avaient un seul enfant ; onze en avaient deux (des jumeaux pour l’une d’entre elles) ; cinq en avaient trois (dont des jumeaux pour l’une d’entre elles et des triplets pour une autre) ; deux en avaient quatre. Leurs enfants étaient âgés de 1 à 48 ans. Sur les 50 enfants des 23 femmes interviewées, 19 avaient moins de dix ans (et donc, 31 plus de dix ans). Aucun des 50 enfants n’était handicapé physiquement ; cinq présentaient des « besoins spéciaux » (se rapportant en l’occurrence au spectre de l’autisme ou du trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité). Pour concevoir, cinq des femmes interrogées avaient recouru à la procréation médicalement assistée.

Se définissant comme lesbienne, l’une des mères interrogées avait eu ses enfants dans le cadre de relations avec des hommes ; les autres n’ont pas précisé leur identité sexuelle, mais ont évoqué des relations hétérosexuelles dans lesquelles elles étaient ou avaient été engagées. Huit des femmes étaient mariées ou en couple avec un partenaire de longue date ; quatorze étaient divorcées ou séparées ; une était veuve. Aucune d’entre elles n’est devenue mère à l’adolescence ; aucune n’était monoparentale dès l’accouchement. Sur les 14 femmes séparées du père de leurs enfants, trois n’habitaient pas avec leurs enfants, ceux-ci vivant avec leur père).

La prise de contact avec les femmes répondantes s’est effectuée selon quatre modalités. Premièrement, j’ai placé des annonces dans des forums israéliens en ligne sur la parentalité et la famille. Deuxièmement, me définissant moi-même comme une femme ne voulant pas d’enfants, j’ai décrit mon projet de recherche verbalement ou par écrit dans différents médias ainsi qu’à l’occasion de conférences ; les résultats de certaines de mes recherches les plus novatrices ont également été publiés dans un livre sur le choix de la non-parentalité en Israël (Donath, 2011). Troisièmement, j’ai fait connaître mes intentions de recherche par bouche à oreille informel. Enfin, j’ai tiré parti de l’effet boule de neige, certaines des femmes avec lesquelles je me suis entretenue m’ayant mise en communication avec d’autres mères partageant des sentiments similaires à l’égard de la maternité.

J’ai tenté d’interroger des mères israéliennes non juives — sans succès. Cette catégorie de population n’est par conséquent pas représentée dans ce projet. Les rapports de pouvoir qui se jouent entre citoyens israéliens juifs, palestiniens, druzes et bédouins, le racisme et la discrimination ainsi que le fossé linguistique et la disparité des valeurs culturelles pourraient expliquer la méfiance et les soupçons auxquels je me suis heurtée en tant que chercheure juive — et le fait est, en fin de compte, que toutes les participantes à ce projet sont juives, même si certaines femmes des groupes démographiques qui ne sont pas représentés ici peuvent également regretter d’avoir eu des enfants.

Sur les 23 entrevues réalisées, 21 se sont déroulées au domicile de la participante ou dans un lieu de rencontre qu’elle avait choisi. Les deux autres ont été menées par correspondance, à la demande des femmes interrogées. Les entrevues, d’une heure et demie à deux heures et demie, ont été enregistrées et transcrites avec l’accord des participantes. Avant de rédiger les conclusions de ma recherche, j’ai par ailleurs communiqué avec chacune d’entre elles (dans certains cas, notre entretien avait eu lieu plus de deux ans auparavant) pour les inviter à choisir un pseudonyme sous lequel leurs propos seraient cités.

À la première étape du codage qualitatif, j’ai repéré et catégorisé les données récurrentes signalant des thèmes communs dans l’optique d’un processus de production de connaissances (Charmaz, 2006). À la deuxième étape de l’analyse, la théorisation interprétative de ces thèmes principaux a permis d’arrimer les points de vue et récits des participantes aux systèmes socioculturels qui encadrent et façonnent leur quotidien.

Les données recueillies montrent que chacune des femmes interrogées exerce ses responsabilités maternelles dans des conditions qui lui sont singulières. Selon le cas, leurs enfants sont nourrissons, adolescents ou adultes ; quelques-unes d’entre elles sont déjà grands-mères. Elles vivent dans la pauvreté ou la prospérité. Plusieurs sont les principales responsables de l’enfant et doivent par conséquent s’acquitter quotidiennement des tâches parentales ; d’autres sont moins sollicitées à cet égard, car c’est essentiellement le père qui s’occupe des enfants ; d’autres encore voient leurs enfants quelques fois par semaine ou à l’occasion seulement parce qu’ils vivent avec leur père ou qu’ils sont devenus autonomes et habitent ailleurs que chez elles, en Israël ou à l’étranger.

Le regret maternel transcende néanmoins la disparité de leurs contextes, milieux et conditions de vie, ce qui ne signifie évidemment pas que toutes ces mères sont identiques entre elles ou que la maternité pourrait se ramener à une catégorie analytique unique. L’analyse des témoignages recueillis m’amène plutôt à conclure qu’en dépit de leur hétérogénéité sociale, ces femmes proposent des récits convergents de leurs regrets parce qu’elles partagent toutes un même espace en tant que mères.

L’ambivalence des mères et les récits du regret maternel

Les publications portant sur les bouleversements physiques, émotifs et cognitifs de la maternité, particulièrement chez les mères de nouveau-nés, de nourrissons et d’enfants en bas âge, montrent que les exigences émotionnelles et les contraintes culturelles associées aux soins et à l’éducation des enfants induisent chez les mères une ambivalence marquée ainsi qu’une grande disparité d’émotions (Rich, 1980 ; Shelton et Johnson, 2006 ; Quiney, 2007). Différents chercheurs se sont attachés à préciser l’ambivalence maternelle du point de vue subjectif des femmes elles-mêmes ; ils ont pu ainsi recadrer les expériences paradoxales des mères et donner à leurs émotions douloureuses d’autres explications que celle d’un masochisme féminin intrinsèque postulé par exemple par Helene Deutsch (voir Raphael-Leff, 2010).

Adoptant un point de vue psychanalytique, Rozsika Parker (1994) considère que l’ambivalence maternelle (la coexistence de l’amour et de la haine) est inhérente à la maternité et en constitue la « part inavouable » (Parker, 1994 : 14). Pour elle, l’ambivalence n’est pas une juxtaposition statique de sentiments divergents, mais « une expérience dynamique et contradictoire dont les phases contraires peuvent alterner d’instant en instant ou presque à certains stades du développement de l’enfant et différer, pour une même mère, d’un enfant à l’autre » (Parker, 1994 : 4). Les mères interrogées par Nikki Shelton et Sally Johnson (2006) témoignent du caractère dynamique de leur ambivalence maternelle, qu’elles décrivent par des paires de mots antinomiques évoquant l’épée à double tranchant : « positif/négatif », « bons côtés/mauvais côtés », « belles choses/problèmes », « richesse/perte ».

Si ces recherches poussées sur l’ambiguïté de l’expérience maternelle témoignent d’une remise en question du passage à l’état de mère, elles indiquent aussi que les femmes interrogées, en dépit des conflits, difficultés et ambivalences vécus dans le contexte de la maternité et malgré le fait qu’elles peuvent de temps à autre souhaiter ne jamais avoir eu d’enfants, trouvent en définitive préférable d’en avoir eus (voir par exemple McMahon, 1995).

Ces récits s’avèrent importants pour mieux connaître et comprendre l’expérience maternelle. Certaines femmes, néanmoins, posent un regard tout autre sur leur passage à la maternité. La plupart des mères interrogées dans la présente étude évoquent effectivement les aspects sombres et les aspects gratifiants de la maternité ; mais en définitive, tant sur la plan émotif que cognitif, elles regrettent d’être devenues mères.

En décidant de prendre part à cette recherche, les femmes franchissaient d’elles-mêmes la première étape de l’appréhension et de l’expression de leur regret maternel. En d’autres termes, ce sont les femmes elles-mêmes qui ont tout d’abord discerné, admis et réfléchi à ce sentiment en elles. Ainsi que nous le verrons plus loin, la deuxième étape de leur parcours consistait ensuite à imaginer qu’elles n’aient jamais eu d’enfants et à envisager cette éventualité (strictement fictive) de leur point de vue actuel de mères.

Les recherches sur le regret relèvent qu’il se manifeste souvent par un fantasme de renversement d’une expérience considérée comme le fruit d’une erreur, c’est-à-dire son annulation ou sa résiliation imaginaire. Il s’exprime alors par des pensées contrefactuelles : « Que se serait-il passé si… », « Si seulement… » (Landman, 1993). Puisque le fantasme de renversement et le regret sont concomitants et peuvent émerger simultanément à la faveur de l’analyse d’un scénario (Landman, 1993), j’ai posé cette question à toutes les participantes : « Si vous pouviez remonter le temps avec les connaissances et l’expérience que vous possédez aujourd’hui, auriez-vous des enfants ? »

Plusieurs femmes ont répondu qu’en raison de la manière dont les femmes sans enfants sont perçues en Israël, elles auraient probablement éprouvé un sentiment de vide et de perte si elles n’étaient pas devenues mères et n’avaient pas su ce qu’elles savent aujourd’hui. Par contre, en considérant ce qu’elles ont appris et ressenti depuis qu’elles sont devenues mères, toutes les participantes ont répondu à ma question, d’une manière ou d’une autre, par la négative.

Divorcée, 45 ans, Atalya a trois enfants adolescents qui vivent avec leur père. Bien qu’elle ne participe pas de manière intensive et quotidienne aux soins des enfants, elle n’oublie jamais un seul instant qu’elle est mère : « C’est tout le temps suspendu au-dessus de ma tête, étendu sur mon âme[10]. » Pour elle, le passage à la maternité s’est fait de manière « automatique », c’est-à-dire qu’elle ne s’était pas interrogée sur les conséquences d’avoir des enfants ou pas[11]. « Aujourd’hui, dit-elle, si je pouvais retourner en arrière, il est bien clair que je n’aurais pas d’enfants. C’est très clair pour moi. »

Tirtza, 57 ans, divorcée, est mère de deux enfants et grand-mère. Comme Atalya, elle ne se rappelle pas s’être posée la question d’avoir des enfants ou pas. Pour elle, la maternité constituait en quelque sorte une conséquence « naturelle » du mariage. À la question que j’ai posée à toutes les participantes, elle a répondu : « Comme je le dis toujours à mes amies, si j’avais su ce que je sais maintenant, je n’aurais même pas eu le quart d’un enfant. Le plus douloureux pour moi, c’est que je ne peux pas remonter le temps. C’est impossible. C’est irréparable. »

Divorcée, 38 ans, Doreen est mère de trois enfants. Avant de tomber enceinte, elle n’avait jamais ressenti le besoin ni l’envie d’être mère. Si elle a eu des enfants en dépit de ce manque d’intérêt à l’égard de la maternité, c’est que son mari en faisait une condition de la poursuite de leur relation. Avant même que j’aie fini de poser ma question, elle y répondait de manière catégorique.

Doreen : Jamais je n’aurais eu d’enfants si j’avais su !

Moi : Même pas un ou deux ?

Doreen : Aucun. Pas du tout ! Cela me fait beaucoup de peine de dire ça, et jamais je ne le leur dirai à eux. Ils ne pourraient pas comprendre… Même quand ils auront 50 ans… Bon, peut-être qu’ils pourraient comprendre à ce moment-là, mais je n’en suis vraiment pas sûre. Si c’était à refaire, je n’aurais aucun de mes trois enfants. Vraiment. Je n’en aurais pas, sans l’ombre d’un doute. C’est très difficile à dire pour moi, parce que je les aime. Je les aime beaucoup. Mais je m’en passerais très bien. […] J’ai vu un psychologue pendant pas mal de temps. C’est drôle, vous savez. S’il y a bien une chose dont je suis sûre, c’est ça ! Ce que je ressens… La maternité, ce n’est pas quelque chose de sphérique pour moi [c’est incomplet, inachevé] ; mais je suis absolument sûre de ce que je vous dis. Et avec cette dichotomie… vous savez ? J’ai des enfants et je les aime — mais si je pouvais remonter le temps, je n’en aurais pas ; je ne les mettrais pas au monde. Alors, pour répondre à votre question… Si c’était à refaire, non, je n’aurais pas d’enfants.

Le récit de Doreen illustre bien l’un des aspects cruciaux du regret maternel exprimé par les participantes : sa cible. Au fil des entretiens, la plupart des femmes interrogées ont explicitement établi une distinction catégorielle très nette entre l’objet (les enfants) et l’expérience (la maternité) ; plusieurs d’entre elles l’ont même soulignée à maintes reprises. La majeure partie des mères interrogées ont insisté sur le fait qu’elles aiment leurs enfants, mais détestent l’expérience maternelle ; elles regrettent d’avoir eu des enfants en général, mais pas leurs enfants en particulier. Charlotte, 44 ans, deux enfants, divorcée, est devenue mère sans véritablement le décider : « Dans la collectivité religieuse dans laquelle je vivais alors, c’était naturel ; c’était comme ça. » Elle s’efforce ensuite de préciser la distinction entre l’objet et l’expérience.

Voyez-vous, c’est compliqué. Je regrette d’avoir eu des enfants, mais pas ces enfants-là, ce qu’ils sont, leur personnalité. Ces personnes-là, je les aime. Je ne regrette même pas d’avoir épousé mon imbécile de mari, parce que ce ne sont pas ces enfants-là que j’aurais eus si j’avais épousé quelqu’un d’autre. Or, ces enfants-là, je les aime. C’est vraiment paradoxal. Je regrette d’avoir eu des enfants, d’être devenue mère, mais j’aime les enfants que j’ai. Finalement, oui, c’est très difficile à expliquer… Si je regrettais d’avoir eu ces enfants-là, je ne voudrais pas les avoir avec de moi. Or, je ne voudrais pas qu’ils soient ailleurs, je veux les avoir avec moi ; mais je n’aime pas être mère, c’est tout.

Les récits recueillis par Jessie Bernard (1974) auprès de femmes de milieux pauvres ou aisés au début du 20e siècle établissaient également cette distinction catégorielle entre l’objet et l’expérience : « [ces mères] osent dire qu’elles aiment leurs enfants, mais détestent la maternité » (Bernard, 1974 : 14). Dans la présente étude, le désir d’annulation de l’expérience maternelle précise cette distinction.

Dans leurs récits, les répondantes indiquent que ce fantasme s’est manifesté à différents stades de leur vie de mère, parfois même avant l’accouchement, avant qu’elles ne fassent la connaissance de leur enfant et indépendamment de sa personnalité ou autres caractéristiques. Âgée de 26 ans, divorcée et mère d’un enfant, Odelya explique ainsi qu’elle a su dès l’enfance qu’elle ne voulait pas être mère : « Mais il ne m’est jamais venu à l’esprit que je pourrais réellement ne pas avoir d’enfants », ajoute-t-elle. La manière dont elle formule ses sentiments et son point de vue montre que ses regrets ne se rapportent en rien à l’enfant qu’elle a effectivement eu.

Odelya : Déjà quand j’étais enceinte, je regrettais. Je savais que ce qui allait arriver — la naissance du bébé — n’était pas… n’était pas… que je n’allais pas établir de lien avec lui ; que je ne serais pas là. […] Je savais que c’était une erreur, oui. […] C’est superflu. Pour moi, c’est inutile. Personnellement, je n’en aurais pas eu.

Moi : Est-ce que vous vous rappelez pourquoi vous ressentiez cela avant la naissance ?

Odelya : Je savais que ce ne serait pas grave qu’il pleure ou non, que je sois en colère ou non, que je le tolère ou non… Ce n’était pas tellement ça… C’était plutôt qu’il fallait que je renonce à ma vie. Pour moi, c’était trop ; trop de renoncements.

Les propos d’Odelya sur l’obligation de renoncement à sa vie font écho à l’un des thèmes pivots des récits maternels récents, particulièrement ceux des mères d’enfants en bas âge : le sentiment de perte. Les femmes interrogées disent avoir perdu le contact avec elles-mêmes, la maîtrise de leur univers, leur liberté, le temps[12]. Si l’expérience de la maternité ainsi que le sentiment de perte qui l’accompagne dans certains cas peuvent évoluer au gré du cycle de la vie familiale (McMahon, 1995), certaines des mères interrogées dans la présente étude soulignent que leur regret perdure au fil des ans, persiste depuis le jour de la naissance de leurs enfants et même après qu’elles sont devenues grands-mères.

Moi : À quel moment avez-vous senti ou compris que vous regrettiez d’être devenue mère ?

Tirtza : Dès les premières semaines de la naissance, je crois. Je disais que c’était une catastrophe. Une catastrophe… J’ai tout de suite su que je n’étais pas faite pour ça. Et non seulement je ne suis pas faite pour ça, mais c’est un vrai cauchemar, c’est le cauchemar de ma vie. […] Ça ne m’intéressait pas d’avoir des enfants. Pour moi, c’est absurde ; ça n’a pas de sens. Même le fait qu’un enfant m’appelle « Maman » … Aujourd’hui encore, je regarde autour de moi en me demandant qui m’appelle, à quelle maman ces mots-là s’adressent. Je ne me suis jamais faite à cette idée-là, ni aux rôles, ni à ce que ça signifie, ni aux conséquences de ce… cette responsabilité, cet engagement.

D’autres participantes ont indiqué qu’elles avaient commencé à regretter plusieurs années seulement après la naissance de leurs enfants. Elles non plus n’évoquent pas leurs enfants en particulier comme cibles de leur regret, mais plutôt l’expérience maternelle et ses implications. Comme Tirtza et Atalya, Danit (35 ans, mariée, deux enfants) indique qu’elle est « devenue mère sans y penser » et poursuit en ces termes son témoignage écrit.

Après mon premier enfant, j’ai compris que la relation de couple ne serait plus jamais la même, qu’à partir de ce jour, il faudrait que je prenne soin d’un autre être humain en plus de moi ; j’ai compris que ma vie avait changé pour toujours.

Après le deuxième enfant, j’ai finalement compris que je n’étais pas faite pour ça. Après le premier, je pensais qu’il y avait quelque chose qui clochait en moi, que je n’étais pas prête, que je devais suivre une thérapie. De fait, j’ai entrepris une thérapie ; elle m’a permis d’aborder plusieurs zones de douleur en moi, mais pas de mettre le doigt sur la vraie cause du problème : la parentalité en tant que telle. Je vous ai écrit que je pensais que la naissance de mon deuxième enfant arrangerait les choses, que j’allais y arriver maintenant que j’avais mûri, que je faisais une thérapie et que je recevais beaucoup de soutien et d’encouragement de la part de mon entourage (surtout mon mari). Je ne comprenais pas que ce n’était pas moi, le problème ; le problème, c’était d’avoir voulu des enfants.

Le récit de Danit montre que les raisons pour lesquelles les femmes peuvent considérer la maternité comme une épreuve et regretter de s’y être engagées sont nombreuses et diverses. Il ne serait par conséquent ni utile, ni pertinent, ni même possible, de dégager une explication unique à leur regret.

Les réponses d’Achinoam confirment la multiplicité des parcours pouvant conduire au regret maternel. Mariée et mère de deux enfants, Achinoam est maintenant dans la trentaine. Avant de donner naissance à son premier enfant, elle désirait ardemment être mère. Au fil de notre entretien, elle a évoqué un certain nombre de difficultés auxquelles elle s’est heurtée dans son parcours maternel et qui l’amènent à conclure que « c’était une erreur. Ça ne me ressemble pas ; ça ne me convient pas. […] Ce qui convient à une personne ne convient pas nécessairement à une autre. » Achinoam insiste notamment sur deux écueils majeurs pour elle : le sentiment très profond de s’être perdue de vue et le sentiment tout aussi intense d’avoir perdu sa liberté. Elle souffre aussi d’être mère dans une société raciste qui impose un contexte bien particulier à sa vie maternelle et l’oblige à préparer ses enfants à survivre dans un système d’oppression raciale (Collins, 1994 ; Hooks, 2007).

Ma fille me ressemble : elle a la peau foncée, les cheveux bouclés ; physiquement, elle n’est pas comme les autres. Quand je la regarde, je me dis : « Seigneur Dieu ! Je ne vais quand même pas revivre tout ça. Ça ne va pas recommencer ; ce n’est pas possible ! Quand j’étais petite, je rêvais d’avoir 30 ans ; je me disais : « Je voudrais tellement être adulte ! Je voudrais tellement en avoir fini avec l’enfance, l’adolescence et toutes ces horreurs ; je voudrais tellement devenir enfin quelqu’un de stable. » Et j’en suis là : j’ai 30 ans et je revis tout ça. Elle [sa fille] fréquente l’école, ça m’angoisse : est-ce que les autres vont l’accepter ? Est-ce qu’elle réussira à s’intégrer ? Est-ce qu’elle va souffrir autant que j’ai souffert ? Et ça aussi, ça me tue. […] Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça brise le coeur d’être avec son enfant dans la baignoire, avec ma fillette de trois ans, et de l’entendre dire : « Maman, ça ne part pas ! Ici, tu as bien nettoyé [Achinoam montre du doigt sa paume, dont la peau est plus claire]. Mais ici, c’est trop foncé [elle montre le dessus de sa main et le frotte]. » Pendant deux semaines, je suis restée effondrée, prostrée ; je ne savais plus quoi faire de moi, quoi faire de tout ça [la voix d’Achinoam tremble et ses yeux s’emplissent de larmes]. Toutes mes angoisses de l’enfance sont remontées d’un coup. […] Ça me fait revivre mon enfance infecte d’un bout à l’autre, et ça non plus, ça ne m’aide pas.

Le désir exprimé par les participantes d’effacer l’expérience maternelle de leur parcours de vie pourrait faire croire qu’elle s’est avérée particulièrement douloureuse ou oppressive dans leur cas. Au contraire, pourtant, leurs récits ressemblent fort à ceux qui ont été étudiés par les féministes de la deuxième vague et par d’autres équipes de recherches depuis elles, et qui font état des difficultés de la maternité dans différents contextes sociaux[13]. Ils sont très proches aussi de portraits de la maternité actuelle présentés dans les publications et les médias (voir par exemple Quiney, 2007).

Ainsi, les femmes interrogées dans cette étude vivent les mêmes difficultés et tiraillements que bien d’autres mères — par exemple, l’intensification des émotions dans la famille ou le couple, l’impératif de s’acquitter de leurs rôles maternels dans un contexte de domination raciale et d’exploitation économique, le poids des soucis et des responsabilités, ou encore les conflits entre la vie familiale et l’emploi rémunéré ou entre les besoins personnels et les obligations familiales. Par rapport aux femmes qui considèrent, du point de vue émotionnel et cognitif, que les inconvénients de l’expérience maternelle sont inférieurs à ses avantages ou alors qu’ils leur sont comparables, mais sans pour autant regretter d’avoir eu des enfants, les répondantes de cette étude vivent leur vie de mère sur un mode très différent. Leurs récits maternels ne sont pas de l’ordre de l’exception, de l’aberration ou de l’anomalie ; ils témoignent plutôt d’un tout autre positionnement émotif et cognitif à l’égard de leur entrée dans la maternité.

Le regret se fondant sur une appréciation subjective rétrospective des avantages et inconvénients de décisions dans un contexte social précis (Alexander et al., 1992 ; Landman, 1993), les répondantes de cette étude se sont toutes, par définition, interrogées sur ce qu’elles vivaient en tant que mères. Plusieurs d’entre elles mentionnent des aspects positifs de la maternité (un vecteur de « croissance personnelle » ; « une expérience difficile, mais stimulante » ; « des moments agréables » ; un moyen d’être « acceptée dans la société israélienne ») ; cependant, toutes la jugent globalement négative. Ainsi, Brenda (57 ans, divorcée, trois enfants) indique qu’elle est devenue mère en raison des « pressions considérables » qui pesaient sur elle. Elle écrit que la maternité présente certains avantages, mais évoque aussitôt ses assises sociales avec un certain cynisme : « Il est à certains égards formidable d’être mère ! Après l’accouchement, on est submergée par une grande vague de bonheur. La proximité et l’intimité avec les enfants, le sentiment d’appartenance, la fierté… On réalise un rêve. Ce n’est pas le nôtre, mais quand même… »

Au total, toutes les femmes que j’ai interrogées dans cette étude estiment que les inconvénients de la maternité excèdent ses avantages. Plusieurs d’entre elles indiquent en outre que cette expérience n’a pour elles rien de gratifiant ni d’agréable ; au contraire, ainsi que l’explique Tirtza, « elle n’ajoute rien à la vie, si ce n’est des problèmes et des soucis constants ». Estimant, elle aussi, que la maternité ne présente aucun avantage, Charlotte explique : « [Être mère] c’est gérer l’inévitable. » Atalya décrit les aspects négatifs de la maternité par rapport aux significations symboliques attribuées aux enfants (Donath, 2011) : « À vrai dire, je n’y trouve aucun avantage. Honnêtement, rien du tout. Je ne trouve absolument rien […] pour moi […] quand j’écoute les gens, je ne trouve absolument rien d’intéressant là-dedans. Je ne comprends pas ce qu’ils racontent quand ils parlent de la prochaine génération, de quand nous serons vieux. […] Mon point de vue personnel ? Non. Pour moi, ce n’est rien d’autre qu’un insupportable fardeau. »

Dans l’enquête de Jane Aronson (1992), plusieurs répondantes soulignaient que le contexte très particulier des entretiens leur permettait de penser leur résistance aux attentes normatives en des termes qu’il leur serait impossible de formuler publiquement, et que cette impossibilité constituait un frein au changement social. J’analyse dans la section qui suit différentes significations sociopolitiques du regret maternel à la lumière de cette tension entre, d’une part, l’obligation de taire certaines émotions et, d’autre part, le changement social. Ainsi que l’observe Arlie Russell Hochschild (1979), le travail sur les émotions ne se résume pas à les évoquer ; l’analyse des lois régissant leur expression « peut même devenir à divers degrés le lieu de la lutte politique » (Hochschild, 1979 : 568).

Le raisonnement par inférence et les systèmes de pouvoir

Dans son livre intitulé The Cultural Politics of Emotion, Sara Ahmed (2004) propose de s’interroger, non pas sur la nature des émotions, mais sur leur fonction — non pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles font : « Quel rôle jouent-elles dans la prise de parole et dans le « spectacle » de la contestation des […] formes de pouvoir ? » (Ahmed, 2004 : 168).

Reprenant cet angle d’analyse, j’émets l’hypothèse que l’intégration du regret au répertoire expérientiel des mères, ainsi qu’en témoignent les récits des participantes à cette étude, pourrait jeter un éclairage nouveau sur « l’efficacité de l’inférence » (Kahneman et Miller, 1986 : 137) et sur la fonction du regret dans la dénonciation de l’existence même des systèmes de pouvoir. Le regret traduisant un regard porté sur des chemins qui n’ont pas été empruntés, il suppose une réflexion sur les systèmes de pouvoir, sur les systèmes qui institutionnalisent la répartition des possibles en routes prescrites et chemins interdits. Par conséquent, si le regret peut être assimilé à un dysfonctionnement social (Landman, 1993), il pourrait aussi avoir pour fonction de stimuler notre réflexion sur les chemins interdits de la nulliparité et sur les systèmes de pouvoir qui régissent les sentiments maternels et rejettent la maternité hors du domaine des regrets acceptables.

La sous-section suivante fait le point sur les moyens employés par les répondantes pour naviguer à l’intérieur de ces systèmes rigides, se conformant et s’opposant tout à la fois aux prescriptions culturelles qui encadrent la maternité et les sentiments maternels. Le déploiement de telles manoeuvres témoigne de la puissance des mécanismes sociaux et culturels, que leur institutionnalisation rend plus efficaces encore.

Le recours à la structure culturelle de l’amour maternel

Dans le climat social actuel, les expériences et émotions maternelles douloureuses telles que l’autostigmatisation ou le sentiment de culpabilité peuvent servir de baromètres indiquant aux femmes les manières acceptables d’être mères. Ainsi que l’observe Aminatta Forna (1999), le sentiment de culpabilité, par exemple, est si étroitement associé à la maternité que certains discours publics le tiennent pour naturel et peuvent même le présenter comme un « certificat d’excellence » garantissant la compétence maternelle (Forna, 1999 : 76).

Ainsi que l’indiquent les données présentées ci-dessus, les récits des mères qui regrettent d’avoir eu des enfants mais soulignent qu’elles aiment les leurs ne sont peut-être pas, eux non plus, exempts de cette normalisation subjective et sociale des sentiments maternels. Il convient ici d’énoncer très clairement que l’analyse ci-après ne vise pas à remettre en cause la sincérité des sentiments des répondantes à l’égard de leurs enfants. Martha McMahon (1995) l’a déjà souligné : affirmer que les émotions sont régies par des prescriptions sociales ne sous-entend pas que l’amour exprimé ne serait pas véritablement ressenti ou qu’il se résumerait à « un simple acte d’adhésion aux attentes sociales. […] Cela signifie simplement que l’on ne peut pas comprendre la manière dont les gens expriment leurs émotions sans les analyser dans leur contexte social » (McMahon, 1995 : 136).

En Israël comme dans d’autres sociétés occidentales, l’amour des enfants en général et des siens en particulier est actuellement considéré comme un sentiment sacré, mais aussi une mesure de la moralité féminine. L’indissociabilité de l’amour et de la maternité est institutionnalisée, et l’expression de l’amour constitue l’une des manifestations les plus valorisées de l’identité morale féminine et du positionnement social de mère compétente (McMahon, 1995). À l’inverse, les femmes qui expriment leur amour de leurs enfants d’une manière jugée trop tiède peuvent être vues comme des êtres immoraux d’une féminité équivoque, des personnes à l’identité « handicapée », pour reprendre le terme que Vanessa May (2008 : 478) emprunte à Erving Goffman, ou des mères inaptes.

Dans un tel contexte social, l’expression du regret risque évidemment d’être interprétée comme un manque d’amour maternel. Ainsi que l’indique Doreen : « Quand les gens savent que vous ne voulez pas avoir d’enfants ou que vous en avez eus sans les vouloir vraiment, ils pensent que vous ne les aimez pas. » L’expression du regret peut aussi passer pour un aveu de négligence ou de maltraitance à l’égard des enfants. Ainsi, un article journalistique que j’ai signé sur ce sujet (Donath, 2009) m’a valu la réaction suivante : « C’est horrible. [En somme, le regret] justifierait qu’on ne s’occupe pas de ses enfants, de leur survie […] qu’on les noie dans la baignoire ou dans la mer ! » (commentaire écrit n° 4).

En attribuant au sentiment (le regret) des manifestations nécessairement exécrables (indifférence, malveillance, haine, négligence ou violence), le regard social incite les personnes qui regrettent à adapter leur discours et à recadrer leur expérience du regret de manière à se conformer aux attentes culturelles et aux lois édictant les sentiments maternels acceptables. En d’autres termes, les mères placeraient leurs enfants à l’abri de leurs regrets en insistant sur l’amour qu’elles leur portent et atténueraient ainsi la gravité de leur transgression, à leurs propres yeux ainsi qu’à ceux d’autrui. Si « l’amour devient un signe de la respectabilité féminine et de la compétence maternelle définie par l’aptitude à toucher et être touchée » (Ahmed, 2004 : 124), alors les répondantes de cette étude pourraient insister sur le fait qu’elles regrettent d’être devenues mères en général (et non d’avoir eu leurs enfants en particulier) et souligner qu’elles éprouvent de l’amour maternel tel que la société le conçoit et le valorise dans le but de réaffirmer leur droit d’être considérées, non seulement comme des femmes morales, mais comme des êtres humains.

Par ailleurs, alors que la société envisage la maternité d’une manière très polarisée — soit une mère aime ses enfants, soit elle regrette d’en avoir eu —, les femmes interrogées dans cette étude ne semblent pas vivre la leur sur ce mode antagonique, mais aspireraient plutôt à la fusion, à l’intégration, à une continuité de leur expérience subjective qui leur permettrait de ne pas être cantonnées dans un camp ou l’autre, et donc, de ne pas être contraintes de renoncer à certaines de leurs émotions, en l’occurrence celles qui se rapportent au regret.

Le démenti du récit culturel de l’adaptation à la maternité

Si les participantes paraissent se conformer aux attentes sociales encadrant l’amour maternel, elles récusent par contre un autre pan majeur des systèmes sociaux de pouvoir et des lois régissant les sentiments des mères : le discours de l’adaptation naturelle des femmes à la maternité. Les recherches établissent que certaines mères éprouvant des sentiments ambigus à l’égard de l’expérience maternelle évoquent dans leurs récits un « mouvement vers un dénouement positif de leur ambivalence, à savoir l’émergence d’une identité maternelle intégrée » (Shelton et Johnson, 2006 : 327). Cette idée d’une adaptation progressive s’exprime par exemple dans l’analyse psychanalytique d’une « ambivalence maternelle gérable » proposée par Parker (1997 : 21), selon laquelle l’ambivalence servirait un but, qu’elle profiterait à la mère comme à l’enfant et jouerait en définitive un rôle créateur en ceci que l’angoisse qu’elle recèle « inciterait la mère à redoubler constamment d’inventivité pour trouver des solutions réparatrices » (Parker, 1997 : 8).

En exprimant leur regret et en proposant des récits qui démentent cette hypothèse du mouvement linéaire vers l’adéquation, les répondantes de la présente étude récusent aussi l’hypothèse d’une nature féminine intrinsèquement maternelle ou, à défaut, intrinsèquement adaptable à la maternité. Leurs propos dessinent ainsi des parcours qui ne mènent pas au « dénouement positif » de l’intégration de l’identité maternelle, et récusent au contraire l’idée d’attribuer à leur angoisse un sens qui maintiendrait le statu quo : « Ça ne me ressemble pas » ; « J’ai tout de suite su que je n’étais pas faite pour ça » ; « je suis absolument sûre de ce que je vous dis [le fait qu’elle regrette d’être devenue mère] ». L’analyse subjective d’une expérience maternelle vécue comme inutile et superflue (même si les femmes interrogées reconnaissent qu’elle s’accompagne d’émotions agréables et de gratifications sociales) permet de faire émerger du regret une autre identité féminine, distincte des prescriptions culturelles postulant une expérience maternelle adaptable et donc forcément sublime, et débouche sur un désir de renversement, le fantasme de défaire la maternité.

Par conséquent, la fécondité de l’ambivalence maternelle (Parker, 1994) constitue l’inverse du regret en tant que « douleur causée par [le] désir stérile » (Morell, 1994 : 96) de ce qui est perdu à jamais. En outre, quand elles « pleurent » ce qu’elles ont perdu, pour reprendre l’origine étymologique du mot « regret », les mères ne déplorent pas uniquement les pertes irrémédiables dont la plupart des récits de la maternité témoignent, mais bien plutôt le manque d’une signification subjective correspondant à ces pertes. Le regret que les participantes à cette étude expriment remet donc en cause le dogme nataliste selon lequel l’adoption d’une identité maternelle insufflerait à toute femme la volonté de rester mère sans jamais regretter d’avoir un jour endossé cette identité.

J’aimerais souligner en conclusion le constat suivant : même si les mythes entourant la maternité se lézardent et que les discours divergents ont acquis une certaine légitimité au fil des ans, les mères qui osent se plaindre des tâches, responsabilités et rôles qui leur incombent à titre de mères s’attirent encore l’opprobre (Quiney, 2007). L’évocation en public d’expériences maternelles désastreuses reste généralement considérée comme obscène et « peut même témoigner d’un état pathologique chez la femme considérée » (Quiney, 2007 : 26). De la même façon, le regret peut être vu comme la conséquence d’une inaptitude personnelle, d’une incapacité à s’adapter à la maternité en général et au paradigme de la « bonne » mère dévouée et compétente en particulier, qui enjoint aux femmes de redoubler d’efforts pour réussir.

La dénégation du regret maternel dans ses aspects émotionnels autant que cognitifs le cantonne à la sphère personnelle, exclut la maternité du domaine des regrets humains possibles et pérennise les valeurs et pratiques culturelles qui favorisent, voire instillent, le regret de ne pas avoir eu d’enfants chez les femmes nullipares tout en récusant l’éventualité même du regret chez celles qui en ont. Ce faisant, elle entrave notre réflexion sur les significations sociopolitiques du regret maternel car, de même que la maternité et les mères font partie du contexte culturel, leurs regrets ne peuvent pas en être exclus. La confrontation de l’institutionnalisation de la maternité en tant qu’expérience sublime et du regret maternel révèle une structuration émotionnelle et cognitive et montre que les récits des participantes invalidant la maternité en tant qu’expérience intéressante et gratifiante sont tout à fait valides en tant qu’objets porteurs de sens.

Contrairement à Lady Macbeth affirmant que « les choses sans remède ne méritent pas qu’on y pense ; ce qui est fait est fait », cet article établit que les témoignages des mères sur leurs regrets à l’égard de « ce qui est fait » peuvent en soi servir de remède social en éclairant d’une lumière nouvelle les aspects politiques de la reproduction et de la maternité. Si les émotions et leur régulation constituent « le fondement de l’idéologie » (Hochschild, 1979 : 566) et si le consensus peut se construire tout autant dans le silence que dans la parole (Gooldin, 2008), alors le regret maternel offre un récit sociopolitique significatif qui mérite d’être écouté et pris en considération.