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« Je n’aurais pas dû avoir d’enfants… » : une analyse sociopolitique du regret maternel[Record]

  • Orna Donath

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  • Orna Donath
    Département de sociologie et anthropologie, Université de Tel-Aviv

  • Traduit de l’anglais par
    Catherine Ego

Depuis quelques décennies, la maternité suscite discussions, débats et polémiques en Occident, particulièrement dans le contexte des études sur le genre et des recherches féministes ou queers. Les connaissances produites par ces nombreux travaux permettent aujourd’hui d’envisager la mère et la maternité comme constructions culturelles et historiques qui supposent les femmes naturellement aptes et enclines à prendre soin d’autrui, et qui assimilent féminité et maternité (McMahon, 1995 ; Arendell, 2000). À l’inverse de ce construit idéologique qui définit « la mère » en tant que concept transcendant les classes sociales, les démarcations ethniques et les genres, les recherches citées en note 1 conceptualisent la diversité des mères à titre de sujets de chair et de sang possédant leurs propres sentiments, besoins et désirs, occupant des positionnements divers sur les axes de la race, l’ethnicité, la nationalité, le handicap, la religion et la classe sociale et à l’égard de leurs intersections multiples, et ayant un rapport singulier avec les arrangements sociaux hétéronormatifs et queers (voir par exemple Collins, 1994 ; Kocher, 1994 ; Park, 2013). Ce foisonnement récent des connaissances ainsi que leur conceptualisation systématique ont permis de dresser des portraits plus réalistes de la maternité et de désessentialiser les mères en tant que catégorie homogène en établissant que « l’expérience de la maternité n’est ni uniforme pour une même femme, ni vécue de la même manière par toutes les femmes » (Arendell, 2000 : 1196). En d’autres termes, la maternité n’est pas porteuse d’un unique sens et ne se résume pas à une expérience identique pour toutes et en toutes circonstances (McMahon, 1995) ; les mères n’éprouvent par ailleurs pas toujours les mêmes sentiments à l’égard de leurs enfants (Arendell, 2000). Ces portraits nuancés montrent que la maternité peut apporter épanouissement personnel, plaisir, amour, fierté, satisfaction et joie (Arendell, 2000). Elle compterait même parmi les rares relations interpersonnelles que des femmes de races, ethnicités et classes sociales diverses considèrent comme une source de pouvoir et de soutien, un lieu d’affirmation contre l’oppression (Collins, 1994 ; Arendell, 2000 ; Hooks, 2007), un espace dans lequel elles peuvent assumer une identité féminine et morale (McMahon, 1995). La maternité peut s’avérer un vecteur de transformation (McMahon, 1995) et de libération ainsi qu’un moyen de s’affranchir de l’hétéronormativité dans les relations de parenté (Park, 2013) et de contester l’ordre politique (Ruddick, 1989 ; O’Reilly, 2006 ; Park, 2013). Mais la maternité peut aussi mener à la détresse, le sentiment d’impuissance, la frustration, l’hostilité et la déception, et déboucher sur une arène où se jouent des rapports d’oppression et de subordination (Beauvoir [de], 1949 ; Rich, 1980). Adrienne Rich (1980) exprime avec force la complexité de cet entrelacement du faste et du funeste, de l’opulence et de la privation : « Mes enfants me causent la plus exquise souffrance que j’aie jamais connue. C’est la souffrance de l’ambivalence : l’alternance meurtrière entre le pire ressentiment et les nerfs à vif, et une satisfaction et une tendresse heureuses » (Rich, 1980 : 17). Si l’existence de tensions dialectiques parcourant l’univers de la maternité semble largement reconnue (Arendell, 2000), le fait qu’elles peuvent amener les femmes à regretter émotivement et cognitivement d’être devenues mères reste par contre largement occulté. Dans l’opinion publique et les discours médiatiques, l’extériorisation d’un regret à l’égard du passage de la nulliparité (non-maternité) à la maternité et l’expression d’un désir d’annuler cette maternité sont généralement accueillies avec incrédulité et considérées comme le signe d’une expérience maternelle dévoyée. Or, ce mépris ne se manifeste pas seulement dans ces sphères ; il imprègne aussi des textes féministes et sociologiques et dessine au total un …

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