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Le capital culturel est une notion centrale de la sociologie des pratiques culturelles, peut-être même une des dimensions constitutives du savoir professionnel des sociologues, au moins en France[1]. Il est une notion ordinaire de la sociologie, mobilisée pour rendre compte aussi bien de pratiques culturelles, de pratiques de consommation, de parcours scolaires ou sociaux. « L’appréciation des aliments authentiques exige un capital culturel élevé », soutiennent J. Johnston et S. Baumann (2007 : 188) ; « le mélange des classes moyennes et de la jeunesse banlieusarde ou des quartiers déshérités en Syrie peut se révéler explosif, chacun apportant à l’autre ce qui lui fait défaut, le capital culturel ou la motivation vengeresse », écrit F. Khosrokhavar[2] ; « on sait que la probabilité de réussir à l’école est d’autant plus élevée que l’on a des parents dotés de capitaux culturels élevés », écrit B. Lahire (2016 : 89). La notion donne lieu à des projets sociologiques à l’image de « Cultural Capital and Social Exclusion » en Angleterre (Bennett et al., 2009)[3], le capital culturel fonctionnant, à l’instar de l’âge, comme une variable sociodémographique, sinon objective[4].

Forgé par P. Bourdieu, le concept possède à la fois une valeur explicative de la reproduction sociale et de la distribution sociale des pratiques culturelles, et une fonction critique, « la critique, non pas de la culture, mais des usages sociaux de la culture comme capital et instrument de domination symbolique » (Bourdieu et Wacquant, 1992a : 206). Il a deux fondements empiriques initiaux, la reproduction scolaire et la pratique culturelle. Mais le concept acquiert une validité générale en tant que seconde composante, avec le capital économique, de l’être social selon P. Bourdieu (par le concept d’habitus, « aspect du capital qui est incorporé » [Bourdieu, 2015 : 683]). En cela, le capital culturel est une notion explicative tout aussi bien de la reproduction sociale et des consommations culturelles que du vote, des pratiques alimentaires, des choix conjugaux et amicaux, mais aussi de la forme que prennent les interactions, etc., ce dont le livre La distinction (Bourdieu, 1979b) témoigne en le corrélant au « style de vie » en général.

Deux traits caractérisent l’historique de cette notion : son imposition progressive dans la sociologie de P. Bourdieu à partir des notions initiales de « connaissance » et de « niveau d’instruction » et sa définition extensive quant au contenu : il n’existe pas de texte permettant de savoir si le capital culturel désigne précisément ceci ou cela, va de telle dimension à telle dimension ou élimine telle autre. « Le livre [La distinction] ne contient aucune définition formelle du concept », écrivent A. Prieur et M. Savage (2013 : 248). En effet, « si le capital culturel n’est pas défini en tant que concept, constate aussi J.-L. Fabiani, il est approché par ses modes d’existence [incorporé, objectivé et institutionnalisé] » (Fabiani, 2016 : 109) et, ajoutons-nous, par ses acceptions ou ses usages sociologiques concrets. Certains sociologues rapportent ainsi l’absence de définition précise et le risque d’un « concept valise dans lequel on range toute une série de mécanismes, processus et réalités diverses et variées » (Draelants et Ballatore, 2015 : 119).

S’il est possible de se passer d’une définition en extension du capital culturel, c’est au nom de sa définition « relationnelle », qui l’adosse à la notion de champ : il y a « interdépendance totale entre le champ et le capital », écrit P. Bourdieu (2015 : 521). Couplé à un champ d’application, le capital culturel a pour nature d’être spécifique, à l’exemple du « capital scientifique » ou du « capital littéraire » (Bourdieu, 2015 : 524) qui s’articulent respectivement à un « champ scientifique » et un « champ littéraire ». Le capital désigne « un attribut de la personne qui confère certaines sortes d’avantages sur certains champs » (Bennett et Silva, 2011 : 430), « cette culture qui fonctionne socialement comme capital » (Champagne, 2008 : 25). Le capital culturel relève d’un « rapport social », au sens marxien du capital économique comme domination : « au lieu d’être une chose, le capital est un rapport social entre les personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des choses », écrit K. Marx (1950 [1867], p. 207)

Une caractéristique du capital culturel est d’apparaître sous l’acception de « capital culturel » au singulier. Cet usage ordinaire de la notion en sociologie correspond à l’acception générique où le capital culturel correspond au niveau de diplôme. « La visite de musée ou d’exposition a toujours été une pratique très liée au capital culturel. De fait, la variable « diplôme « ressort systématiquement comme la plus explicative de la pratique, aussi bien en 1973 qu’aujourd’hui », écrit O. Donnat (Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques, 2007 : 18). La signification la plus courante du capital culturel comme niveau de diplôme n’implique pas une définition plus précise pour autant. Traité de façon générique, le capital culturel n’est plus couplé au champ ou bien le champ implicitement compris est lui-même conçu de façon générale, l’école, les arts, la culture, l’espace social, etc. Cet usage se trouve dans des assertions ordinaires comme « plus on monte dans la hiérarchie des diplômes, plus les individus possèdent du capital culturel » ou « les catégories supérieures possèdent un capital culturel qu’elles transmettent à leurs enfants ».

Il apparaît que l’acception générique du capital culturel comme une fonction homogène (il va croissant) et universelle (il n’est pas spécifique) s’est généralisée. L’usage contemporain du capital culturel témoigne d’une évolution historique de la notion, en intension conceptuelle (sa définition), le passage du savoir au capital, et en extension (les objets qu’il désigne) (Ogden et Richards, 1923), l’ajout à la culture classique initiale de l’information en général (Bourdieu et Wacquant, 1992b). Au titre des déplacements de la notion, il faut relever ici l’usage récurrent que font les sociologues anglo-saxons de ce terme qui déroge à l’usage forgé par P. Bourdieu, où le capital culturel, de condition et de détermination des pratiques, représente la manifestation culturelle de la distinction, son synonyme. J. Johnston et S. Baumann écrivent ainsi que « l’une des nombreuses fonctions sociales de la nourriture, et des modes selon lesquels elle est consommée, est de servir comme une forme de capital culturel » (Johnston et Baumann, 2007 : 166). Un titre d’article comme « Arts participation as cultural capital in the United States, 1982-2002 : signs of decline ? » (DiMaggio et Mukhtar, 2004) contredit la signification du capital culturel, concept qui n’a pas été avancé comme une manifestation de la valeur sociale mais comme sa cause. La question se pose de savoir ce que veut dire « la participation artistique comme capital culturel », étant donné que le capital culturel est censé être le déterminant des pratiques. L’effet est pris pour la cause. Lire un roman de P. Modiano, manger indien, voyager en Chine seraient des capitaux culturels. Le capital culturel est devenu une objectivité qui se manifeste comme se manifeste la distinction sociale.

Dans cet article, nous voudrions revenir sur l’archéologie du capital culturel, manifester ses acceptions générique et spécifique, avant de montrer la signification universelle que la notion a prise, qui se manifeste à travers son usagegénérique et substantialiste d’une part, et son usage cognitif, distinct de sa signification dans un rapport de domination d’autre part. Le capital culturel mobilisé d’une façon générique (comme un équivalent général) perd en valeur descriptive et se transforme en dotation (automatique, générique et abstraite) des catégories supérieures, à l’exacte manière du don contre lequel il avait été construit : ces catégories ont du capital culturel. Le capital culturel est devenu leur capital naturel.

Nous montrerons qu’il apparaît difficile, à l’examen serré, de soutenir qu’il y a ce qu’il convient d’appeler une substance nommée le capital culturel s’incarnant dans des « états » (« objectivé », « incorporé » ou « institutionnalisé »). L’examen de l’article « Les trois états du capital culturel » (Bourdieu, 1979a) permet de questionner la pertinence descriptive et la cohérence conceptuelle de la notion. Ainsi, il n’existe pas, selon nous, de chose comme « la transmission domestique du capital culturel » (Bourdieu, 1979a : 3) mais : 1. la transmission d’objets matériels de nature culturelle ; 2. la transmission de savoirs propositionnels (savoir que) et pratiques (savoir comment) ; 3. la transmission d’un style de vie (manières d’être, valeurs, ethos, etc.) propre à chaque groupe social. Nous soutiendrons l’idée qu’en tant que capital, la culture est conçue comme une ressource— arbitraire — sur un marché ou dans un rapport social et qu’elle ne peut l’être comme un savoir parce qu’un savoir se mesure dans un rapport — adéquat et légitime — à un objet. Il convient, pour cela, de distinguer la dimension de domination dans un rapport social où il s’agit de mobiliser cette valeur capitalistique et la dimension cognitive qui appelle, elle, la notion de savoir, de distinguer la situation interactive (interactionnelle) et la situation cognitive dans l’usage de ce concept, en réservant l’usage capitalistique à la situation interactive mais en re-spécifiant sa nature symbolique (de faire-semblant) ou de rapports de savoirs.

Fondamentalement, le capital culturel se justifie de désigner la dimension d’arbitraire des ressources possédées dans le rapport social (qu’il recouvre l’ethos ou une capacité quelconque). C’est pourquoi il n’est pas l’équivalent de savoir. En effet, le rapport social décrit comme rapport entre des capitaux culturels n’est pas un rapport entre des savoirs mais est un rapport (de domination) arbitraire, décrit comme tel, un semblant de ressources ou des ressources de classes. S’il était un rapport de savoirs, il n’aurait aucune fonction critique en lieu et place d’une fonction descriptive. Notre article mène deux types de critique : une critique sociologique (ce qui est désigné par la notion de capital est soit du savoir, soit des biens, des titres ou des ethos reconnus) et une critique idéologique (il n’existe pas de capital culturel générique possédé de façon croissante mais des savoirs distincts). La réflexion débouche sur la mise au premier plan du savoir comme notion adéquate de description de la culture dans tous ses usages cognitifs (regarder un tableau de Manet par exemple) et ses rapports de savoirs (entre experts et profanes, professionnels et non-professionnels). Les travaux sur la transmission culturelle scolaire ou familiale indiquent la pertinence de cette dimension de savoir de la culture. C’est là une différence avec la sociologie des organisations et du travail pour laquelle les dimensions cognitive et technique s’incarnent anciennement dans la notion centrale de savoir (Benamouzig et Borraz, 2016).

la culture : de la compétence au capital culturel

Nous examinerons tout d’abord la caractérisation cognitive initiale de la culture dans la sociologie de P. Bourdieu à laquelle va se substituer la notion de capital culturel, tout en l’incluant.

Archéologie du concept : la culture comme savoir

Les premiers travaux de P. Bourdieu avec J.-C. Passeron et avec A. Darbel ne font pas état de la notion de capital culturel mais parlent de « connaissance » et de « savoir ». C’est le cas en sociologie de l’éducation.

En quelque domaine culturel qu’on les mesure, théâtre, musique, peinture, jazz ou cinéma, les étudiants ont des connaissances d’autant plus riches et plus étendues que leur origine sociale est plus élevée.

Bourdieu et Passeron, 1964 : 30

Tout enseignement, et plus particulièrement l’enseignement de culture (même scientifique), présuppose, implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le patrimoine des classes cultivées.

Bourdieu et Passeron, 1964 : 36

Dans le cadre de la sociologie de la fréquentation culturelle, le terme de « compétence artistique » est mobilisé pour rendre compte des conditions culturelles de la pratique muséale qui constitue le terrain d’analyse de l’amour de l’art (Bourdieu et Darbel, 1969).

La compétence artistique se définit donc comme la connaissance préalable des principes de division proprement artistiques qui permettent de situer une représentation, par le classement des indications stylistiques qu’elle enferme, parmi les possibilités de représentation constituant l’univers artistique.

Bourdieu et Darbel, 1969 : 73

L’archéologie du capital culturel révèle les notions de compétence, de connaissance et de savoir auxquelles s’ajoutent les dimensions de l’acquisition familiale (« héritage culturel ») et scolaire et de l’incorporation, longue et durable (habitus). « Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue une partie intégrante de la « personne », un habitus », dira plus tard P. Bourdieu (1979a : 4).

La conceptualisation de la culture comme capacité culturelle trouve une représentation dans le graphique de distribution du public des oeuvres et des musées selon le niveau culturel dans L’Amour de l’art (Bourdieu et Darbel, 1969 : 115) (cf. Figure 1). Ce graphique vise à représenter la relation linéaire qui s’établit entre niveau de compétence scolaire des individus et niveau d’information offerte par une oeuvre ou un musée. Plus la ligne verticale Xo se situe à droite, plus l’oeuvre ou le musée exige une compétence scolaire élevée possédée par une part d’individus qui, elle, va diminuant.

Figure 1

L’archéologie du capital culturel comme capacité (« distribution du public des oeuvres / musées selon le niveau culturel »)

L’archéologie du capital culturel comme capacité (« distribution du public des oeuvres / musées selon le niveau culturel »)

Fréquence = % d’individus de chaque niveau culturel ; Niveau culturel = niveau de « compétence scolaire » ; D = courbe de la Demande ; x = niveau de l’information offerte par une oeuvre ou un musée.

Source : Bourdieu, Darbel, L’amour de l’art : 115

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Deux dimensions sont à retenir de cette première matrice de l’analyse des pratiques culturelles : d’une part, une épistémologie de la compétence et, d’autre part, l’idée d’une échelle linéaire des compétences (ce que P. Bourdieu et A. Darbel nomment la « hiérarchie approximativement continue des échelles des niveaux d’instruction » [1969 : 115]).

La visite muséale comme manifestation de la rencontre entre une compétence possédée et une compétence requise débouche sur une correspondance abstraite et générale. En effet, on peut penser que si cette rencontre physique a lieu (la visite mesurée par ses taux de fréquentation ou même de déclaration de fréquentation), lui adjoindre un équivalent symbolique, la rencontre cognitive, est peut-être sociologiquement présomptueux. Hypothèse toutefois heuristique, elle représente l’ombilic de la conception abstraite du capital culturel : la manifestation du succès culturel va correspondre conceptuellement à la rencontre statistique — probabiliste — entre un individu et un objet, à savoir un niveau de diplôme et une oeuvre d’art ou un musée. Le problème que soulève une telle figuration abstraire du niveau culturel est de n’exiger aucune formulation du contenu concerné par la rencontre, de correspondre à une fonction linéaire, statistique, universelle qui ne peut que se constater, comme capacité réalisée, à l’exclusion de toute autre signification (notamment issue de l’enquête). C’est pourquoi le modèle du chiffrage/déchiffrage auquel il renvoie ne représente pas un modèle interprétatif de sociologie de la réception mais un modèle culturel de sociologie des conditions de la pratique[5].

La caractérisation cognitive de la culture, qui l’appréhende comme une compétence adéquate à son objet, s’inscrit, on le voit, de façon privilégiée dans l’étude de la relation esthétique aux oeuvres d’art[6]. Elle va être incluse dans la caractérisation capitalistique par l’étude de la situation scolaire. Il s’agit de la phase d’assimilation de la connaissance au capital culturel.

Les composantes de la culture comme capital : héritage, acquisition et ethos de classe

La culture est qualifiée de capital culturel notamment dans les travaux sur la réussite scolaire. Le terme vise à décrire un fonctionnement de la culture comme atout.

Il semble en effet que l’explication sociologique puisse rendre raison complètement des inégalités de réussite [scolaire] que l’on impute le plus souvent à des inégalités de dons. (…) En fait, chaque famille transmet à ses enfants, par des voies indirectes plutôt que directes, un certain capital culturel et un certain ethos, système de valeurs implicites et profondément intériorisées, qui contribue à définir entre autres choses les attitudes à l’égard du capital culturel et à l’égard de l’institution scolaire. L’héritage culturel qui diffère, sous les deux aspects, selon les classes sociales, est responsable de l’inégalité initiale des enfants devant l’épreuve scolaire et par là des taux inégaux de réussite.

Bourdieu, 1966b : 325-326

Le capital culturel a deux composantes possibles, la possession de certaines connaissances utiles et l’ethos (de dominant)[7], et la première, elle-même, a deux sources : l’héritage en famille et l’acquisition à l’école (« capital scolaire »). Comme l’indiquent les titres des tableaux des données statistiques de La distinction, le capital culturel s’opérationnalise statistiquement comme le « capital scolaire » plus le « capital culturel hérité » (Bourdieu, 1979b : 622-623). « Capital culturel » recouvre des choses aussi différentes qu’une connaissance scolaire et un ethos de classe.

Dès Les Héritiers, le « patrimoine culturel » (Bourdieu et Passeron, 1964 : 37) des milieux supérieurs est à la fois une culture scolaire et une culture sociale, du savoir et des habitudes arbitrairement valorisées par les représentants de l’institution scolaire. La fonction sociale de la culture renvoie ici à l’idée d’un usage impur de la culture : pour dominer et reproduire la domination, notamment dans l’épreuve scolaire. Progressivement, connaître et valoir, connaître quelque chose et valoir pour ce quelque chose quelque part sont assimilés. P. Bourdieu parle ainsi de « deux dimensions de la compétence culturelle, la possession de savoirs spécifiques tels que la connaissance des compositeurs et le « flair » qui est nécessaire pour la mettre en valeur » (1979b : 99).

L’usage social de la culture (le capital culturel) va recouvrir et s’assimiler l’usage cognitif initial (issu des savoirs, compétences, connaissance et capacité). « Plus fondamentalement, la valeur d’une espèce de capital (par exemple, la connaissance du grec ou du calcul intégral) dépend de l’existence d’un jeu social, d’un champ dans lequel cet atout peut être utilisé » (Bourdieu et Wacquant, 1992a : 143). Cet exemple ne permet pas de savoir, du fait de la substitution de capital à savoir, si la connaissance du grec est une espèce de capital sur un marché social (par exemple un marché professionnel) ou un savoir par rapport à un objet (savoir lire un texte écrit en grec). Or, la différence est de nature. Le passage de l’usage cognitif à l’usage social représente une rupture conceptuelle.

L’héritage, l’acquisition et l’ethos sont les trois composantes initiales du capital et leur possession croit en volume avec la hiérarchie sociale. Ils peuvent se représenter comme suit :

Figure 2

Capital culturel hérité, capital culturel acquis et ethos de classe

Capital culturel hérité, capital culturel acquis et ethos de classe

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L’archéologie de la notion montre que le capital culturel fonctionne dans l’explication des pratiques culturelles en étant articulé à la maîtrise des codes artistiques d’accès aux oeuvres et aux institutions alors qu’il fonctionne dans l’explication de la reproduction scolaire et sociale en étant articulé à des traits particuliers, arbitraires et possédés par les catégories supérieures. Autrement dit, la signification descriptive du capital culturel n’est pas la même dans le cas de la « situation culturelle » et dans celui de la « situation scolaire » qui sont, plus précisément, pour la première, une activité de nature esthétique et, pour la seconde, une épreuve de nature scolaire. Les significations sont même opposées si, dans la première, le capital culturel vise à décrire une variable nécessaire au déchiffrement de l’oeuvre ou une condition de la pratique culturelle (un code), et si, dans la seconde, il vise à décrire une variable (c.-à-d. des caractéristiques) injustifiée (un savoir-être propre aux catégories supérieures valorisé par les examinateurs) au centre de l’épreuve scolaire (Bourdieu et Gros, 1989).

En 1994, à l’occasion d’un article de synthèse pour l’Encyclopaedia Universalis, P. Bourdieu écrit cette phrase qui témoigne des deux théories de la culture de la compétence et de la domination et d’une volonté d’assimilation : « Ce code incorporé que nous appelons culture fonctionne en fait comme un capital culturel parce que, étant inégalement distribué, il procure automatiquement des profits de distinction » (Bourdieu, 1984b). La question se pose de savoir comment un « code » peut « fonctionner en fait » comme un « capital culturel ». La seule chose qu’il pourrait faire, c’est « fonctionner de surcroît ». Le code nécessaire au déchiffrement des biens de culture fonctionne de surcroît comme un capital. Pour le dire autrement, P. Bourdieu tente d’assimiler deux fonctionnements distincts du savoir culturel : un fonctionnement comme code et un fonctionnement comme capital, l’un renvoyant à une relation de compréhension d’un objet et l’autre renvoyant à un rapport social entre des individus ou des institutions. On ne peut se contenter ici de soutenir que c’est en forçant les mots à jouer aux limites de leurs potentiels logiques que la sociologie avance, voire justifier une assimilation à un lexique infaisable qui serait propre à la sociologie. Ce n’est pas en confondant des dimensions des pratiques (code et capital) que la sociologie avance ou qu’elle est intéressante ou justifiée.

extension générique du concept

Si une première étape de l’élaboration de la notion de capital culturel a consisté à assimiler la dimension cognitive de la culture et d’un ethos dans un rapport social, assimilation sur laquelle nous reviendrons, une seconde étape réside dans la généralisation de la notion.

D’un usage spécifique et relationnel à un usage générique

L’article « Les trois états du capital culturel » (Bourdieu, 1979a) se présente comme un article définitoire de la notion. P. Bourdieu présente ainsi la notion :

La notion de capital culturel s’est imposée d’abord comme une hypothèse indispensable pour rendre compte de l’inégalité des performances scolaires des enfants issus des différentes classes sociales en rapportant la « réussite scolaire », c’est-à-dire les profits spécifiques que les enfants des différentes classes sociales peuvent obtenir sur le marché scolaire à la distribution du capital culturel entre les classes et les fractions de classe.

Bourdieu, 1979a : 3

P. Bourdieu définit de façon circulaire le capital culturel : c’est ce qui permet de comprendre l’inégalité scolaire à partir du capital culturel. Le texte ne contient aucune indication sur le contenu que P. Bourdieu donne à ce qu’il nomme de façon générique le capital culturel. Les seuls contenus mentionnés sont les « livres, tableaux, monuments, instruments, machines » sans qu’un type de biens culturels ne soit désigné. S’agit-il de tous les livres par exemple ? Examinons les deux options définitoires possibles : l’option universaliste et l’option pragmatique, qui recouvrent en fait les deux usages de la notion, notés plus haut, l’usage générique et l’usage spécifique.

L’option universaliste ou l’usage générique correspond à l’extension maximale du capital culturel à tous les biens symboliques possédés : il s’agit de tous les livres, tous les tableaux, tous les instruments possédés. Cette version du capital culturel se passe de toute dépendance à un espace en particulier, à un champ selon la conceptualisation de P. Bourdieu. Il s’agit d’un capital culturel détenu qui autorise à formuler des phrases comme ceci : « untel possède du capital culturel » ou « untel possède plus de capital culturel qu’un autre ». Son contenu est, lui, universaliste et indifférencié et ne renvoie à aucun usage particulier. Le capital culturel apparaît aussi universaliste que les pratiques culturelles qu’il détermine. L’acception universelle inclut aussi bien les performances linguistiques, le savoir-être et l’hexis corporelle, les connaissances et les diplômes des parents, les activités culturelles de la famille.

Il est raisonnable de soutenir que P. Bourdieu avait initialement une acception « classique » du capital culturel (celui qui peut se valoriser sur le marché scolaire dans les années 1970), la maîtrise de la langue, la culture artistique et les savoirs intellectuels, qu’il a ensuite élargie à toute information en général. En 1989, M. Fournier et M. Lamont écrivent que « plusieurs [sociologues], à la suite de Bourdieu, ont choisi de définir le capital culturel comme familiarité avec la « culture cultivée » » (Fournier et Lamont, 1989 : 7). En 1992, dans Réponses, P. Bourdieu indique que la notion de capital culturel s’appellerait mieux « capital informationnel » (Bourdieu et Wacquant, 1992b). Entre les années 1960 et les années 1990, le champ culturel s’est étendu, appelant, semble-t-il, l’extension de la notion. Mais le plus sociologiquement significatif ne réside pas dans une définition introuvable ou une extension culturelle du concept, il réside dans le fait empirique que le capital culturel correspond le plus couramment chez les sociologues au niveau de diplôme et à une possession en soi et non à un usage comme atout. Ils suivent en cela P. Bourdieu qui évalue le capital culturel, au minimum, au diplôme possédé.

Il s’ensuit que, de toutes les mesures du capital culturel, les moins inexactes sont celles qui prennent pour étalon le temps d’acquisition — à condition, bien sûr, de ne pas le réduire au temps de scolarisation et de prendre en compte la prime éducation familiale en lui donnant une valeur positive (celle d’un temps gagné, d’une avance) ou négative (celle d’un temps perdu, et doublement, puisqu’il faudra dépenser du temps pour en corriger les effets) selon la distance aux exigences du marché scolaire.

Bourdieu, 1979a : 4, note 2

P. Bourdieu parle ici du capital culturel, non à partir de ses relations à un champ d’application, mais comme produit d’institutions, la famille et l’école, ce qui atteste déjà une valeur substantielle.

La seconde option, « pragmatique », correspond à l’usage spécifique du capital culturel où ce dernier est ce qui permet de dominer dans un rapport, une situation ou un champ, ou permet d’y réussir. Le capital culturel est alors la seconde pièce d’un couple qu’il forme avec un champ. En réalité, c’est là la définition idoine du capital culturel, être l’atout culturel d’un champ.

Un capital ou une espèce de capital, c’est ce qui est efficient dans un champ déterminé, à la fois en tant qu’arme et en tant qu’enjeu de lutte, ce qui permet à son détenteur d’exercer un pouvoir, une influence, donc d’exister dans le champ considéré, au lieu d’y être une simple « quantité négligeable ». Dans le travail empirique, c’est une seule et même chose que de déterminer ce qu’est le champ, quels sont ses principes, ses frontières, etc. et de déterminer quelles espèces de capital y sont agissantes, dans quelles limites s’exercent leurs effets, etc. (on voit au passage que les notions de capital et de champ sont étroitement interdépendantes.

Bourdieu et Wacquant, 1992a : 143

Je dirais, à ce niveau, qu’il y a, au fond, autant d’espèces différentes de capital que de champs : il y a interdépendance entre la définition d’un champ et la définition du capital qui y est en jeu. Quand je parle de champ, je parle automatiquement de capital culturel.

Bourdieu, 2015 : 521

La particularité des usages sociologiques de la notion est de recourir aux deux acceptions génériques et spécifiques. Or, d’un point de vue de cohérence conceptuelle, l’usage générique n’est guère justifié puisqu’il revient à mentionner le capital culturel mais sans son champ d’application ou avec un champ implicite au caractère lui-même générique. Le capital culturel générique désignerait alors l’aspect universel de la culture conçue comme atout sur des marchés eux-mêmes génériques (l’école doit être ainsi conçue).

La Figure 3 représente les deux usages du capital culturel, son usage « générique » et son usage « spécifique ». Dans son usage générique, le capital culturel croît avec le niveau de diplôme (c’est ainsi que se comprend l’axe dit du « volume du capital culturel » dans La distinction [1979b : 140-141]) ; dans son usage dit spécifique, il varie en nature et en volume en fonction du champ particulier sur lequel il vaut : « littérature », « musique rap », « informatique », « politique », etc. « CS a », « CS b », … illustrent des sortes de capitaux spécifiques qui peuvent être aussi bien corrélés à des niveaux différents de diplôme (une formation spécifique) ou exogènes à l’acquisition scolaire (une formation par la pratique).

Figure 3

Le capital culturel générique et les capitaux spécifiques

Le capital culturel générique et les capitaux spécifiques

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N’ayant pas de définition précise en termes de contenu, le capital culturel représente une fonction linéaire qu’illustre l’usage « avoir plus ou moins de capital culturel ». Désigne-t-il de façon graduelle la maîtrise de savoirs scripturaires (lire, écrire et compter…), la connaissance des oeuvres artistiques et intellectuelles du répertoire (reconnue et enseignée), la connaissance des oeuvres artistiques et intellectuelles contemporaines, ou n’importe quel savoir dès l’instant qu’on suit l’extension même que P. Bourdieu lui fait subir en l’étendant à « l’information » ? En réalité, capital culturel, au sens générique, ne vise pas à désigner des compétences de base, qui s’accroîtraient de surcroît, mais un volume de capital sans que soit spécifié ce que « volume du capital » désigne à chacun de ses niveaux.

Valeur de l’usage générique du capital culturel

Il apparaît que l’usagegénérique ne correspond pas à l’usagerelationnel de la notion couplée à un champ spécifique. Le capital culturel conçu de façon générique renvoie soit au diplôme possédé (et exige alors de passer outre à l’affirmation par P. Bourdieu que le titre scolaire est dit ne pas garantir de savoir mais fonctionner comme signe [1979a]), soit à une possession générale qui croît avec la position sociale. Dans l’usage relationnel, le capital culturel est ce x valorisé sur le champ X qui permet la domination, capital que les personnes possèdent plus ou moins. Or, si un capital culturel x possède une dimension générique circonscrite par son champ d’application, c’est dans les strictes limites de x sur le champ X ou au sein du rapport X.

Le capital culturel peut-il renvoyer à un équivalent universel de nature culturelle ? Un équivalent culturel peut-il recouvrir des choses aussi hétérogènes que la maîtrise d’une langue, différente de toutes les autres, d’une discipline (histoire, médecine, mathématique, histoire de l’art…), différente de toutes les autres ? Si posséder de l’argent permet d’acheter presque tout, posséder un niveau de diplôme élevé ne permet pas de savoir tout faire ou d’exercer un pouvoir culturel sur tout. Le capital culturel n’est pas comme le capital économique, une variable quantitative dont on peut isoler la fonction continue, un peu comme si posséder une unité du capital culturel revenait à connaître une lettre de l’alphabet en plus.

Posséder une maîtrise en biologie ne donne pas un savoir en art contemporain. Un tel niveau scolaire donne-t-il cependant un savoir générique correspondant au capital culturel sans autre spécification ? Il ne peut s’agir d’un atout générique valant dans un rapport social ou champ lui-même générique, à savoir dans tous les rapports et sur tous les champs spécifiques puisqu’il n’existe sans doute que des champs spécifiques.

Par ailleurs, d’équivaloir au diplôme ne clarifie pas davantage le contenu du capital culturel puisque cela suppose de produire une théorie de ce capital en sa forme générique (ou volumétrique, si l’on veut) correspondant aux différents niveaux de diplôme. Une graduation du contenu du capital culturel en sa forme générique demeure inexistante une fois énoncée les compétences génériques de base (literacy) de la lecture, de l’écriture, des opérations mathématiques du comptage. Quel est le volume de capital culturel (générique) de niveau baccalauréat ? Ce qui est su par le bachelier a-t-il un caractère générique et volumétrique valant dans un rapport social ou un champ lui-même générique ? N’a-t-on pas affaire à des savoirs chaque fois particuliers ? L’approximation par défaut, devenue une équivalence, qui fait du niveau de diplôme le synonyme de la notion de capital culturel consiste d’une part à substantifier ce qui est censé être un rapport social et à faire des savoirs scolaires acquis des choses d’une « même étoffe », alors que les savoirs d’un philosophe, d’un ingénieur, d’un médecin, d’un pâtissier, d’un garagiste, d’un moniteur de ski, par exemple, sont des savoirs spécifiques. Parlant de l’usage capitalistique des « avoirs populaires », J.-C. Passeron indique :

Ne construit-on pas une fiction conceptuelle lorsqu’on rend compte dans le langage unifié des « avoirs » comparables (qui pour une « espèce » donnée de capital ne peuvent jamais différer qu’en volume) du rôle que jouent des maîtrises techniques et des compétences symboliques aussi différentes, par leurs fonctions comme par leur mode d’utilisation, que celles des classes dominantes et des classes dominées ? […] Les seules différences entre dominants et dominés seraient-elles de n’avoir que plus ou moins de la « même chose » ? Toutes les « ressources » seraient-elles taillées de même étoffe ?

Passeron in Grignon et Passeron, 1989 : 133-135

Il va sans dire que tout usage volumétrique, à savoir l’usage générique ordinaire de la notion de capital culturel, suppose que toutes les ressources sont taillées de même étoffe.

L’acception générique du capital culturel se prolonge dans une théorie de la conversion du capital qui semble perdre en réalisme sociologique à mesure qu’elle se généralise. Par exemple P. Bourdieu dit : « à l’intérieur de l’espace du capital culturel, par exemple, quelles sont les conditions de la transformation d’un capital de physicien en un capital de sociologue, ou un capital d’historien en capital de sociologue ? » (Bourdieu, 2015 : 528). Il s’agit d’une question à laquelle il conviendrait de répondre qu’il convient juste de changer de métier. L’économie générale des pratiques défendue par P. Bourdieu se heurte ici à l’hétérogénéité des savoirs (devenir sociologue suppose une formation et une pratique spécifiques)[8].

La signification générique du capital culturel tend à s’imposer dans l’usage, signalant ainsi une rupture problématique par rapport à la définition relationnelle de cette notion. Une autre évolution, antérieure, a été opérée, elle, par l’introduction du capital comme instrument d’un rapport de domination dans l’ordre des pratiques de consommation culturelle, qui constitue une rupture avec la dimension cognitive de la compétence et du savoir.

substantification du capital culturel et conceptualisation analogique en sociologie

Dans son usage générique, nous avons souligné que le capital culturel perd sa condition relationnelle pour devenir une possession homogène. Il apparaît intelligible qu’il se transforme en substance. L’article « Les trois états du capital culturel » (Bourdieu, 1979a) mérite ici un examen serré. L’objet examiné n’est pas la relation du capital culturel à son champ mais les modes d’être du capital culturel. L’article soutient qu’il y a trois « états » du capital culturel : « objectivé », « institutionnalisé » et « incorporé », conception qui construit le culturel comme une substance qui s’incarne dans des états.

L’« incorporation » : indistinction entre l’ethos dominant et le savoir maîtrisé

Examinons tout d’abord l’« état incorporé » du capital culturel. Il désigne des « dispositions durables de l’organisme ». P. Bourdieu n’indique à aucun endroit ce qui est incorporé. « Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la « personne », un habitus » (ibid. : 4). L’« habitus, c’est l’aspect du capital qui est incorporé », redit P. Bourdieu au début des années 1980 (Bourdieu, 2015 : 683). De quel avoir s’agit-il ? Tout porte à considérer que le capital culturel incorporé est en fait un synonyme « d’études » ou de « compétence culturelle spécifique »[9], bien que, ajoute P. Bourdieu à propos de ces dernières, « cette proposition n’implique aucune reconnaissance de la valeur des verdicts scolaires et ne fait qu’enregistrer la relation qui s’établit dans les faits entre un certain capital culturel et les lois du marché scolaire « (1979a : 4, note 2).

La question que nous voudrions poser est celle-ci : pourquoi qualifier cette possession d’« incorporée » et non pas simplement de « possédée » ou de « maîtrisée » ? Qu’ajoute la dimension physique d’incorporation à une possession intellectuelle et cognitive (des moyens d’appropriation, des « compétences ») dont il s’agit en fait ? Elle semble ajouter une dimension de savoir pratique (« savoir comment ») à celle de savoir propositionnel (« savoir que »). Mais dire que le capital culturel est incorporé a-t-il un autre sens que de dire qu’il est maîtrisé ? Si le capital culturel est un savoir, alors de dire qu’il est incorporé est moins descriptif que de dire qu’il est un savoir possédé, faisant corps certes, par l’apprentissage, l’habitude, mais en un sens banal, à la façon des techniques sportives qui sont des savoirs efficaces et certainement pas des manières de faire dont on pourrait se passer. Bref, on peut remarquer que le capital culturel n’est pas tant incorporé que maîtrisé. L’incorporation du capital culturel apparaît être une conceptualisation non nécessaire de la nature du savoir culturel qui est tout aussi bien pratique que propositionnel, et qui est maîtrisé[10]. Par exemple, on ne dit pas de la langue que l’on parle, compétence culturelle s’il en est, qu’il s’agit d’une incorporation. L’incorporation n’apporte aucune qualification descriptive ou conceptuelle justifiée. L’incorporation s’apparente, il semble bien, à une entité superflue pour caractériser cette chose qu’est une compétence culturelle que l’on possède.

Le recours à la dimension d’incorporation tient sa raison d’être de la composante d’ethos de classe du capital culturel. Que la dimension d’incorporation désigne des manières de faire ou des manières d’être, qu’elle recouvre ce que P. Bourdieu appelle l’ethos, indique bien qu’il ne s’agit pas de compétences et de savoirs mais de manières, styles ou traits. S’il s’agit de manières de classe, fonctionnant positivement ou négativement dans un rapport social, il s’agit alors de « capital symbolique ». Aussi, on peut soutenir que ce que désigne de façon juste le qualificatif « incorporé » n’est pas la culture comme savoir mais ce que P. Bourdieu appelle l’ethos. Ce qui est incorporé ce sont des manières propres à des groupes sociaux (des accents, des postures, des manières, etc. mais aussi des dimensions affectives, émotionnelles, désirantes) qui se manifestent aussi dans des traits corporels (comme d’avoir ou non le corps mince requis par l’assise des fauteuils de l’orchestre dans un théâtre). Or, les éthos et affects de classe inscrits dans les corps ne sont pas des capitaux culturels non plus des savoirs, ou en un sens impropre, mais seulement des manières de et ils fonctionnent symboliquement et non culturellement, en fonction d’un champ de normes sociales qui leur correspondent et d’individus qui les valorisent. Comme le dit P. Bourdieu, « le capital symbolique n’est pas autre chose que le capital économique ou culturel lorsqu’il est connu et reconnu » (Bourdieu, 1966b : 160). C’est bien pourquoi c’est aussi par le syntagme « capital symbolique » que J.-C. Passeron caractérise le capital culturel et son incorporation : « c’est une propriété supposant tout le symbolisme social qui fait la valeur spécifique d’un capital symbolique, l’aptitude à être reconnu comme, et donc à devenir objectivement, ce qu’il y a de plus objectif et de plus personnel dans une personne, son corps même : allure, démarche, mimique, intonation, manières, silhouette, etc. » (Passeron, 1982 : 576). Il ne révise pas pour autant l’adjectif « culturel ». Ainsi, parler français est un savoir. Le faire sans accent est une manière qui peut être caractérisée comme un fonctionnement du français en tant que capital si cette manière est valorisée dans un type de relation, sur un marché, dans un champ (ce qui semble être le cas entre accents ou « absence d’accents »). Mais cela n’en demeure pas moins un capital (dans un rapport social) que l’on doit qualifier de « symbolique » et non de « culturel ». Il y a là une distinction conceptuelle essentielle à opérer, qui consiste à rappeler que la culture fonctionne comme capital dans un rapport social de reconnaissance, de nature symbolique et non cognitive, et de nature arbitraire, ce qui fait sa valeur critique. Cette distinction est celle qui manifeste que l’ethos de classe (des dominants) n’est pas le savoir (acquis en famille ou par les études).

L’« objectivation » : une possession de biens de nature culturelle

L’état « objectivé » du capital culturel manifeste, lui, la matérialisation de la culture dans des supports physiques. Il représente un état paradoxal en ceci que, comme le dit P. Bourdieu, sans pour autant en modifier la conceptualisation, s’il a une valeur, c’est comme bien mais sans ses dimensions culturelles, comme n’importe quel bien qui se vend et s’achète sur un marché ; en effet, la valeur culturelle du capital culturel objectivé reste dépendante, conditionnée, à la capacité de se l’approprier, spécifiquement, par ledit capital culturel incorporé qui, lui, est indispensable.

Le capital culturel à l’état objectivé détient un certain nombre de propriétés qui ne se définissent que dans sa relation avec le capital culturel dans sa forme incorporée. Le capital culturel objectivé dans des supports matériels tels que des écrits, des peintures, des monuments, etc., est transmissible dans sa matérialité. Une collection de tableaux par exemple se transmet aussi bien (…) que du capital économique. Mais ce qui est transmissible, c’est la propriété juridique et non pas (ou pas nécessairement) ce qui constitue la condition de l’appropriation spécifique, c’est-à-dire la possession des instruments qui permettent de consommer un tableau ou d’utiliser une machine et qui, n’étant autre chose que du capital incorporé, sont soumis aux mêmes lois de transmission.

Bourdieu, 1979a : 5[11]

Autrement dit, le capital culturel objectivé n’est pas un capital fonctionnant culturellement mais seulement un capital, comme l’est un avion qu’on possèderait sans savoir le piloter soi-même (ou en le sachant, cela est équivalent pour le définir). Aussi, ce qu’un individu possède quand il possède un tableau de maître, ce n’est pas un (éventuel) capital culturel incorporé plus un capital culturel objectivé, c’est juste un (éventuel) capital culturel incorporé et un tableau. Le capital culturel objectivé pour être pleinement culturel doit être incorporé, c’est qu’il s’agit de quelque chose qu’il conviendrait, pour être juste, de nommer une possession de biens culturels. « Objectivée, elle [la valeur du capital culturel] tend à se confondre avec une valeur matérielle et ne prend sa dimension culturelle que si elle est activée par un corps singulier », dit de même J.-L. Fabiani (2016 : 111-112). La valeur d’objectivation n’aurait de pertinence que si elle désignait pour celui qui est détenteur (d’un tableau par exemple) une extériorisation de sa compétence (« dans sa relation à » [sic]). Or, cette qualité est retirée, à juste titre, par P. Bourdieu aux objets culturels en tant qu’objets. Le détenteur d’un bien culturel n’est pas le détenteur d’un capital culturel objectivé mais d’un capital de nature culturelle possédé. En termes de possession, ce qui est présenté comme le capital culturel objectivé est le seul vrai capital, pure monnaie d’échange, valeur d’échange sans valeur d’usage automatique (voir Caillé, 1986 : 111). Mais « culturel » semble inadéquat pour désigner le fonctionnement d’un objet comme d’un capital qui n’est jamais de nature culturelle, mais ou bien symbolique (un affichage, une ostentation qui valent dans un rapport social) ou bien marchande (un bien qui vaut sur un marché).

Dit autrement, un professeur qui possède des livres de Cicéron en latin ne possède pas un capital objectivé mais un capital marchand qui ne fonctionne que sur un marché des livres rares. On ne peut guère dire que P. Bourdieu mène là une critique salvatrice ou une avancée utile en accordant aux livres de la bibliothèque, par exemple d’un chercheur, soyons modeste, le statut de capital culturel objectivé alors qu’il ne les a peut-être pas lus ou pas compris. Ne construit-il pas une illusion culturelle ? N’est-ce pas glorifier les détenteurs de tableaux, livres, etc. que de faire de leurs possessions matérielles des capitaux culturels en lieu et place des biens marchands qu’ils sont, soit du simple capital ? Au regard de la perspective critique qui est celle de P. Bourdieu, l’objection est de valeur sociologique.

L’« institutionnalisation » : un capital symbolique

Le « capital institutionnalisé » représente, lui, le « capital culturel sous forme de titres » sans pour autant être une compétence ou un savoir validé par l’examen ou l’épreuve dit P. Bourdieu. « Le titre scolaire peut s’apparenter, écrit J.-L. Fabiani, bien que Bourdieu ne le dise pas, à un titre comme valeur mobilière : on peut l’échanger sur un marché et le taux de convertibilité dépend précisément de l’état du marché. (…) Dans les dernières lignes de son article, Bourdieu est conduit à introduire une nouvelle espèce de capital, le capital scolaire, qui se substitue entièrement au capital culturel pour rendre compte du troisième état de ce type de capital. Autrement dit, l’état incorporé est traduit par le sociologue lui-même en termes d’habitus, et l’état institutionnalisé est traduit en capital scolaire » (Fabiani, 2016 : 111). La question est alors de savoir ce que veut dire « capital scolaire ».

Pour définir la dimension d’institutionnalisation du capital culturel, P. Bourdieu écrit : « il suffit de penser au concours qui, à partir du continuum des différences infinitésimales entre les performances, produit des discontinuités durables et brutales, du tout au rien, comme celle qui sépare le dernier reçu du premier refusé, et institue une différence d’essence entre la compétence statutairement reconnue et garantie et le simple capital culturel, sans cesse sommé de faire ses preuves » (Bourdieu, 1979a : 5). Pour définir la forme institutionnalisée, P. Bourdieu la distingue de la forme réelle, dite « simple », du capital culturel. Il peut y avoir une « différence infinitésimale » entre un capital culturel institutionnalisé et son prochain, demeuré « simple capital » : autrement dit, le capital culturel sous la forme dite « institutionnalisée » est reconnu tandis que le capital culturel simple ne l’est pas. En réalité, le capital culturel institutionnalisé est un capital symbolique, un capital de la reconnaissance, dont la caractéristique est d’être « institutionnalisée » par différence avec, par exemple, des caractéristiques « naturelle » ou « éprouvée » et non par différence avec des caractéristiques « incorporée » ou « objectivée » ; dès l’instant qu’il n’est pas réel, la dimension culturelle ne le spécifie pas plus que n’importe quoi d’autre : un titre, un statut, une nature.

Du titre scolaire, P. Bourdieu dit : « ce brevet de compétence culturelle qui confère à son porteur une valeur conventionnelle, constante et juridiquement garantie sous le rapport de la culture » (Bourdieu, 1979a : 5). Que veut dire l’expression « sous le rapport de la culture » ? Rappelons que la théorie du capital culturel n’implique aucune reconnaissance de la valeur des verdicts scolaires et porte sur la relation qui s’établit dans les faits entre un certain capital culturel et les lois du marché scolaire. En définitive, quelle partie de la culture possédée l’institutionnalisation désigne-t-elle, si elle ne désigne de ce qui est reconnu que l’effet et non la cause, le brevet et non la compétence ? Le capital objectivé n’est pas du savoir validé, P. Bourdieu y insiste, mais un signe reconnu. Du coup, chaque fois qu’il s’agit de mobiliser le capital institutionnalisé comme mesure du capital culturel, il s’agit en réalité d’un capital symbolique. Il apparaît que le niveau de diplôme peut donc tout aussi bien servir à indiquer le capital culturel véritable qu’une version institutionnalisée d’une possession seulement reconnue par tous grâce aux dispositifs de diplomation. Cela paraît contradictoire.

En résumé, les trois sortes de capital culturel apparaissent sans rapport les unes avec les autres. Il y a à leur propos des erreurs de catégorie quant à la culture dont il est question : du savoir culturel, des biens marchands et des titres. Davantage qu’un « caractère vague de la relation entre les trois états du capital culturel », que note J.-L. Fabiani (2016 : 112), il y a là une hétérogénéité des choses culturelles chaque fois en jeu. Dans l’« incorporé », la culture comme capital est un savoir (c.-à-d. « moyen d’appropriation ») ; dans l’« objectivé », la culture est un bien et dans l’« institutionnalisé », la culture est un signe. « Savoir », « bien » et « signe » ne sont pas l’expression d’une même substance. « Posséder des livres en latin » et « savoir le latin » ne représentent pas deux modes d’être de ce qui serait le « capital culturel latin ». Lesdits trois « états » désignent des objets strictement différents qui ne sont pas la transformation d’une même chose comme l’eau en solide, liquide et gaz. Au mieux, il y aurait un capital cognitif (de savoirs), un capital matériel (de biens symboliques) et un capital de titres (c.-à-d. de signes). On peut ajouter que s’il s’agit, de surcroît, de décrire la culture de manière anthropologique, à savoir décrire les biens culturels comme objectivations de la culture humaine, alors les trois « états » apparaissent insuffisants pour décrire les formes que prend celle-ci : organisation, règles, normes, lois, institutions, rituels… sont au nombre des manifestations qui manquent alors à l’appel.

Le Tableau 1 se propose de qualifier les manifestations des trois formes, « savoir », « bien » et « titre », dont il s’agit dans les « trois états du capital culturel » selon les différents fonctionnements dont il est question : « symbolique » (la reconnaissance non fonctionnelle de certains traits possédés comme traits valorisés), « marchand » (la valeur sur un marché) et « cognitif » (la capacité de faire en relation à un objet).

« Incorporé » et « institutionnalisé » qualifient le fonctionnement symbolique (c.-à-d. reconnu) du savoir et des titres, ici scolaires. L’incorporation, en tant qu’elle désigne en réalité des manières de classe, doit être réservée, selon nous, à l’ethos (dominant) et elle relève d’un fonctionnement symbolique ; elle n’apparaît pas le terme le plus juste pour désigner ce qui est une reconnaissance, un rapport au « sujet supposé savoir », selon la formule de J. Lacan (1973). Il convient de l’appeler supposé. Sa dimension cognitive doit être qualifiée plus justement de maîtrise d’un savoir. Le capital incorporé correspondant exactement à ces manières distinguées longuement acquises par les catégories supérieures et s’imposant comme avantage aux yeux des autres. « Objectivé » qualifie le fonctionnement marchand d’un bien de nature artistique. La désignation comme « objectivation » gagnerait à l’être comme « possession ». Son fonctionnement symbolique est un affichage (montrer ses tableaux, sa bibliothèque) et son fonctionnement cognitif est une appropriation (des « moyens d’appropriation », dit P. Bourdieu). Quant au titre, sur le plan de son fonctionnement marchand, il est acheté (ce qui existe parfois), et sur le plan de son fonctionnement cognitif, il est synonyme d’une validation. La double barre qui sépare le fonctionnement « cognitif » de la culture des autres fonctionnements se justifie de ce qu’il relève non plus de l’échange comme les fonctionnements symbolique et marchand mais d’un rapport instrumental (du rapport d’un savoir à son objet). La reconceptualisation proposée ici a pour corollaire une critique de la valeur analogique de la notion de capital culturel.

Tableau 1

Manifestation des trois formes culturelles selon leur fonctionnement

Manifestation des trois formes culturelles selon leur fonctionnement

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La conception métaphorique et analogique de l’investissement : le capital culturel a-t-il une grammaire spéciale ?

B. Lahire (2015) qualifie de « métaphorique » la notion de capital culturel. S’il s’agit là d’un qualificatif juste, est-ce pour autant une caractéristique scientifique défendable ? Dire que le capital culturel est une métaphore ne revient-il pas ici à dire que la notion est appelée ainsi bien qu’elle ne renvoie pas au concept de capital ? D’un point de vue théorique, les concepts sociologiques ont-ils pour nature d’être métaphoriques ? Si oui, en quoi un « comme si » est-il différent d’un « comme » ? La thèse soutenue que le statut de l’analogie est « expérimental » et identique à un « tout se passe comme si »[12] n’apparaît guère recevable du point de vue de l’argumentation scientifique et du statut épistémologique des notions ou des concepts sociologiques. En effet, le problème est celui du statut scientifique d’une notion analogique qui n’assume pas son analogie ?

Ainsi P. Bourdieu utilise-t-il le mot capital mais pour signifier en réalité investissement.

L’ethnologie et l’histoire comparée montrent que la magie proprement sociale de l’institution peut constituer à peu près n’importe quoi comme intérêt et comme intérêt réaliste, c’est-à-dire comme investissement (au sens de l’économie mais aussi de la psychanalyse) objectivement payé de retour, à plus ou moins long terme, par une économie.

Bourdieu, 1984a : 34

D’introduire la notion d’investissement comme « raison suffisante » ne modifie en rien ce que P. Bourdieu appelle ensuite une économie (« payer en retour ») ? Si « l’homo economicus n’est que l’universalisation de l’homo capitalisticus » (ibid. : 34), l’introduction du capital culturel est, elle, l’application de la logique capitalistique au domaine culturel. Dans le vocabulaire de la sociologie des cités de L. Boltanski et L. Thevenot (1991), l’introduction du capital culturel par la discipline sociologique caractérise un fonctionnement de la culture non pas de type « industriel » — où s’exerce la compétence (culturelle) — mais de type « marchand » — où s’exerce le capital (culturel)[13]. Le capital culturel vise en effet à opérer une rupture de nature utilitariste dans la sociologie[14].

F. Lebaron écrit, en défense du capital culturel, que « l’économie générale de la pratique de P. Bourdieu est l’exact opposé de cette tentative [de généralisation de la théorie de l’acteur rationnel], en montrant la spécificité des champs de production culturelle où une économie de l’offre se développe en rejetant des critères économiques » (Lebaron, 2003 : 560). La question est de savoir ce que veut dire une « économie » (générale des pratiques) qui rejetterait les critères économiques. Serait-ce seulement parce qu’il ne s’agit pas d’argent mais de culture et de statuts sociaux ? Il n’apparaît guère envisageable de parler de capital tout en refusant d’y introduire la grammaire de l’intérêt, de la rentabilité, de l’investissement, du calcul, de retour sur investissement, etc. Il ne semble pas qu’il y ait deux sens à « économie », l’un qui serait monétaire et l’autre symbolique. Économie comptable et économie symbolique ont le même équipement conceptuel, celui de l’intérêt, du marché, du capital et de la rentabilité[15]. Un « fonctionne comme » est un « comme ». Le capital culturel est bien une économie, mais des statuts. Un capital culturel qui n’appartiendrait pas à la grammaire économique est semblable au roi couronné du jeu d’échecs dont parle L. Wittgenstein : « je veux jouer aux échecs et quelqu’un met une couronne en papier sur le roi blanc, sans modifier l’utilisation de la pièce, mais en m’expliquant que cette couronnea un sens pour lui dans le jeu, mais qu’il ne peut pas exprimer ce sens par des règles. Je dis : « tant que cela ne modifie pas l’utilisation de la pièce, cela n’a pas ce que j’appelle un sens « » (Wittgenstein, 1996 : 123). Il n’existe pas une économie générale des pratiques dont l’économie marchande serait un concept particulier ; elle est seulement une manière[16].

distinguer la domination et la compréhension, le capital et le savoir

Nous l’avons noté, le capital culturel est mobilisé aussi bien pour expliquer des interactions sociales de nature ordinaire ou institutionnelle que des pratiques, culturelles, alimentaires, sportives, etc. Ce faisant, la notion amalgame à la dimension relationnelle (où un capital est fonction de son champ) une composante cognitive qui ne lui est pas assimilable, qui relève du savoir.

Valoir comme n’est pas savoir, dominer n’est pas comprendre

J. Goldthorpe (2007) oppose ce qu’il appelle l’usage « domestiqué » et l’usage « sauvage » du capital culturel. Le premier usage désigne le capital culturel en tant que notion sociologique restreinte, produite dans le cadre d’une sociologie de l’école. Il s’agit d’une variable dont la communauté des chercheurs dispute la valeur explicative. Le second usage, « sauvage », consiste à faire du capital culturel un concept clé d’un nouveau paradigme de l’inégalité sociale et de la hiérarchie sociale en général, plus largement d’une théorie du sujet social (ce que P. Bourdieu nomme « habitus »). L’être social serait essentiellement fait d’un capital économique et d’un capital culturel. J. Golthorpe souligne alors l’amalgame du « statut » et de l’« habileté », de la possession et de la compétence. Il encourage son abandon au profit de la notion de « ressource culturelle » au sein d’une « théorie plus neutre et plus limitée » (Goldthorpe, 2007 : 19). La notion de ressource culturelle maintient cependant la confusion du savoir et de l’usage social.

La notion de capital culturel fonctionne comme un synonyme de capacité, alors qu’un capital ne semble pas être de même nature qu’une capacité, parce que, nous l’avons noté, P. Bourdieu a introduit le capital culturel après avoir introduit la notion de « compétence » et de « connaissance » (Bourdieu et Darbel, 1969). Le passage du savoir au capital se fait au long cours et les deux notions de « compétence » et de « capital » coexistent en 1966 dans le texte de P. Bourdieu sur la transmission culturelle, de même qu’on y trouve les notions de « chiffre », « connaissance culturelle », « niveau culturel » ou même de « savoirs » et de « savoir-faire » (Bourdieu, 1966a : 393-394). Autrement dit, c’est sous la plume même de P. Bourdieu que l’assimilation des savoirs au capital, l’inclusion de la dimension cognitive à l’idée de possession se produit.

Or, on doit soutenir qu’un capital n’est pas une compétence sauf dans un jeu de mots qui dirait que « posséder un capital de lecture, c’est savoir lire » ou, dans un autre domaine, que « savoir interpréter un symptôme, c’est posséder un capital médical ». Un capital est une possession et une possession ne permet pas un acte de compréhension. À l’inverse, une compétence n’est pas un capital parce qu’elle est un savoir-faire. Comprendre les oeuvres du peintre Manet ne requiert pas un capital mais une compétence, par exemple celle que devraient fournir les travaux de P. Bourdieu sur Manet (Bourdieu, 2013). On ne dit pas qu’une oeuvre d’art requiert un capital pour être comprise, mais une compétence, qui mobilise un savoir ou un savoir-faire. Un savoir-faire s’exerce sur un objet tandis qu’un capital vaut sur un marché. On pourrait envisager que le mot capital fonctionne comme un synonyme d’ensemble (comme on dit « il a un cheptel »), acception à partir de laquelle les idées de « capital de compétences » ou de « capital de savoirs » sont envisageables. Or, capital culturel ne s’entend pas comme un « capital de culture » mais comme une culture qui fonctionne en tant qu’atout sur tel ou tel marché, dans tel rapport social. Le capital ne peut être conçu comme une possession en soi non plus comme un savoir. Le faire, c’est le fétichiser, voire le substantifier.

Il convient de strictement réserver la notion de capital culturel à la description d’une situation de marché où s’exerce un rapport de domination entre les êtres, en dehors de quoi la notion de savoir semble exigée parce que plus adéquate à son objet : avoir une pratique parce qu’on a la maîtrise d’une connaissance. Si « avoir du capital, c’est posséder x » a un sens, « avoir du capital, c’est connaître x » n’en a guère. Aussi, la définition du capital comme « appropriation symbolique » des biens culturels (Bourdieu, 1979a : 5) est-elle une définition correcte des savoirs culturels. En effet, le capital culturel relève d’une grammaire de la domination (la culture fonctionne comme capital) et non de la compréhension (la culture fonctionne comme savoir) (cf. Tableau 2).

Ce qui se désigne comme capital culturel gagnerait, chaque fois qu’il s’agit de saisir un fonctionnement de la culture comme adéquat à un objet (exécution d’un savoir-faire, compréhension d’une oeuvre), c’est-à-dire de rendre raison d’une situation cognitive ou de la composante cognitive d’une interaction, à être remplacé par la notion de savoir, en le pluralisant et en le spécifiant, et ainsi à retrouver la première conceptualisation par P. Bourdieu de la culture comme maîtrise cognitive, « chiffre » ou « code ».

La culture, au sens objectif de chiffre ou de code, est la condition de l’intelligibilité des systèmes concrets de signification qu’elle organise et auxquels elle demeure irréductible, comme la langue à la parole, tandis que la culture au sens subjectif de maîtrise, plus ou moins complète, du code, n’est autre chose que la culture (objective) intériorisée et devenue disposition permanente et généralisée à déchiffrer les objets et les comportements culturels en usant du code selon lequel ils sont chiffrés.

Bourdieu, 1966a : 418

Il s’avère que les chercheurs en éducation qui s’attachent à savoir ce que veut dire capital culturel parlent en fait explicitement de compétences ou de savoirs. H. Draelants et M. Ballatore écrivent : « Sullivan (2001) montre ainsi que la télévision, média pourtant emblématique de la culture populaire, partage avec le livre la capacité de favoriser la réussite scolaire dans la mesure où elle facilite, par le biais de certains programmes (…), le développement des capacités linguistiques et celui des connaissances culturelles » (Draelants et Ballatore, 2015 : 124-125) (c’est nous qui soulignons). Les atouts des enfants les plus dotés ne relèvent, on le voit, ni d’un ethos ni d’une culture arbitraire valorisée à l’école mais de « capacités linguistiques » et de « connaissances culturelles ». N. de Graaf et al. (2000) arrivent à des constats similaires en s’intéressant au rôle de la lecture et des fréquentations artistiques des parents sur le succès scolaire de leurs enfants aux Pays-Bas :

Tout d’abord, les parents qui lisent souvent ont des compétences linguistiques et cognitives qui ont été validées par l’école et peuvent transmettre ces compétences éducatives à leur progéniture. (…). Deuxièmement, les parents qui lisent plus souvent, non seulement ont plus de compétences scolaires à leur disposition, mais ils apportent un environnement familial culturel qui a une affinité et ressemble au climat culturel de l’école.

De Graaf et al., 2000 : 107-108

« Compétences linguistiques et cognitives », « environnement d’apprentissage », « compétences scolaires » sont autant de descriptions précises de savoirs. Est-il alors judicieux d’appeler capital culturel quelque chose qui n’est ni conçu comme étant de nature relationnelle ni comme arbitraire mais comme universel et requis par l’école ? Vaut strictement comme capital culturel « l’environnement familial culturel qui a une affinité et ressemble au climat culturel de l’école » et seulement si est désigné ici un atout arbitraire favorisant ceux qui en bénéficient.

Étudiant l’effet des pratiques musicales, considérées comme des « compétences » (possédées par certains élèves), dans les inégalités sociales de réussite scolaire, M.-C. Huguet conclut que les « résultats montrent que les pratiques musicales constituent un capital culturel utile à la réussite scolaire » (Huguet, 2008 : 55). Traiter les compétences comme du capital culturel revient à transformer tout rapport technique (au sens d’être compétent pour faire quelque chose) en rapport social (arbitraire et de domination selon la définition du capital culturel). Un concept critique et interactionniste est utilisé pour désigner en réalité des savoirs (des compétences). C’est pourquoi il convient non pas de dire « les pratiques musicales constituent un capital culturel utile à la réussite scolaire » mais « les pratiques musicales constituent des compétences utiles à la réussite scolaire », usage bien différent des « usages sociaux de la culture comme capital et instrument de domination symbolique » (Bourdieu et Wacquant, 1992b : 206).

Rapports de savoir et rapports symboliques

Le capital culturel tend, on l’a vu, à fonctionner à propos de deux types de situation qui sont hétérogènes : le rapport à un objet (par exemple la pratique muséale ou. plus largement, la pratique culturelle conçue comme une pratique de visite et comme un décodage) et l’interaction entre personnes (interaction scolaire, interaction sociale ordinaire ou codifiée tels un entretien d’embauche, une relation de service, etc.). Sur le plan de la domination, la culture apparaît sous deux formes : les rapports de savoirs, notamment entre détenteurs et non-détenteurs de savoirs spécifiques ; les rapports symboliques, entre individus qui accordent une supériorité ou une infériorité à tel ou tel trait. L’idée qu’une domination s’exerce grâce à la culture (et non pas seulement avec les moyens financiers) dans une interaction (qu’elle soit interpersonnelle ou institutionnelle) suppose une impureté des critères de la situation qui tend à valoriser, accorder du crédit aux détenteurs d’un certain type de culture. Ce type de culture s’avère être, dans la situation scolaire décrite par J.-C. Passeron et P. Bourdieu, d’une part l’ethos dominant, d’autre part la culture dominante. Ainsi caractérisée, la culture n’est pas un savoir mais un arbitraire culturel[17] (Kambouchner, 1995 : 462-463).

Le Tableau 2 vise à restituer la distinction essentielle à effectuer entre la composante cognitive et la composante interactive des situations sociales (pratique culturelle, épreuve scolaire et situation sociale en général). Pour la première, la culture ne fonctionne pas en tant que capital mais en tant que capacité. Dans la seconde, la culture fonctionne soit comme domination par les savoirs, soit comme domination symbolique, voire économique.

Tableau 2

Usages et formes de la culture

Usages et formes de la culture

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Il se pourrait que la notion de capital culturel soit alors non seulement inadéquate pour décrire la dimension de compréhension d’une situation mais aussi la nature du rapport de domination qui est soit un rapport entre des savoirs, donc une « domination » par un différentiel de savoirs, soit simplement un rapport symbolique de reconnaissance. Une part de la notion de capital culturel est inadéquate pour décrire une capacité cognitive (par exemple, connaître l’histoire de l’art), l’autre part, celle du rapport social, se décline soit en rapport de savoirs ou de savoir-faire (par exemple avoir ou non un savoir médical, savoir ou non faire un meuble), soit en rapport symbolique (reconnaître ou se voir reconnaître un titre scolaire ou un ethos de classe, ou leur absence), voire en rapport économique (avoir ou non des biens culturels visibles).

Comme le note A. Sullivan, dès les origines de cette notion utilisée pour penser l’épreuve scolaire, il y a une indistinction assumée entre normes arbitraires de la situation qui favorisent les traits sociaux des catégories supérieures et normes légitimes qui favorisent des ressources, déjà possédées par ces dernières. Norme arbitraire et norme légitime forment les deux sortes distinctes d’usage de la culture, comme capital et comme savoir. « Il [Bourdieu] ne distingue pas assez clairement entre les normes qui sont préjudiciables aux élèves des classes populaires et aux étudiants parce qu’elles sont arbitraires, et les normes qui sont préjudiciables aux élèves des classes populaires et aux étudiants parce qu’ils ne disposent pas des ressources pour satisfaire à ces normes » (Sullivan, 2002 : 163).

L’amalgame du savoir et de la domination dans le capital culturel se manifeste comme contradiction quand il s’agit de parler à la fois d’inégalité et de démocratisation avec ce concept. On ne peut soutenir que la vertu du concept de capital culturel serait de pouvoir dire les deux choses suivantes : que la culture est un instrument de domination et, en même temps, un instrument d’émancipation. Recourir au capital culturel comme facteur explicatif des pratiques culturelles tout en dénonçant l’inégalité culturelle est contradictoire étant donné que si les biens culturels sont supposés désirables ce n’est pas pour leur valeur instrumentale, capitalistique ou socialement utile mais bien, au moins pour partie, pour la valeur émancipatrice, édificatrice ou expérientielle du savoir qu’ils véhiculent (Glevarec, 2013).

conclusion : le capital naturel des catégories supérieures et la culture réduite au capital

Il apparaît que, sous la plume de P. Bourdieu, le capital culturel a progressivement assimilé le savoir et la valeur symbolique, arbitraire, de certains traits (ethos, manière, aisance…) que manifestent les personnes. Plus généralement, la notion donne lieu à un usage substantifié en rupture avec sa définition comme rapport social et usage social (la culture est un capital dans un rapport). Antidote de la croyance au don, la notion a fini par lui substituer un monde de l’objectivité de la possession du capital culturel et une croyance au capital culturel générique, possédé et mesuré au niveau de diplôme. La possession d’un titre scolaire est dorénavant véritablement considérée comme « la possession d’un capital culturel », sans qu’il soit nécessaire d’ajouter quoi que ce soit de plus, de préciser quelle dimension fonctionne dans quel type de rapport social. La notion n’a pas seulement requalifié les compétences cognitives des individus et leur diversité, elle a fini par les remplacer. Le capital culturel est un concept qui était épistémologiquement sceptique mais dont l’usage est devenu substantiel et fondationnel au sens que les philosophes donnent aux connaissances de base qui se présentent comme justifiées ou évidentes (Engel, 2000 ; Tiercelin, 2005).

Le capital culturel n’a guère de vertu critique quand il est attaché de façon abstraite au niveau de diplôme atteint par les individus et par leurs ascendants et qu’il leur est logiquement associé. Il nous semble qu’une des critiques les plus importantes à adresser à la notion de capital culturel est sa transformation en une possession des catégories supérieures, singulièrement intellectuelles. On pourrait ainsi appeler le capital culturel le « capital naturel » des catégories supérieures. Non plus possession innée comme le don mais possession automatique et nécessaire.

Utiliser le syntagme « capital culturel » de façon générique, c’est faire d’un usage — être pour une chose culturelle un atout sur un marché — un moyen de domination ou un concept. C’est substantifier l’usagesocial de la culture comme capital et instrument de domination symbolique. C’est pourquoi le problème que pose la notion de capital culturel n’est pas tant la « force trompeuse de l’analogie », comme disait Wittgenstein (1996 : 71-72) de certaines analogies, en l’occurrence avec le capital économique, mais sa substitution au mot culture même. La culture est ainsi réduite au capital.

L’analyse que nous avons menée ici représente une double critique conceptuelle et sociologique de la notion de capital culturel. La critique conceptuelle est première et porte sur l’usage et, a fortiori, la compréhension substantielle du capital culturel. La critique sociologique porte, elle, sur la confusion introduite par l’inclusion conceptuelle de la dimension cognitive à la notion, le fait que la culture n’est pas réductible à un capital et le niveau de diplôme à un synonyme de capital.

Nous soutenons que ce qui se désigne comme capital culturel gagnerait d’une part à être requalifié comme capital symbolique fonctionnant à la reconnaissance quand il s’agit de désigner sociologiquement la dimension non requise par une épreuve (scolaire par exemple), dimension d’être ou d’avoir et possédée par les catégories supérieures a priori, et, d’autre part, à être remplacé par la notion de savoirmaîtrisé quand il s’agit de qualifier sociologiquement ce qui est requis dans une épreuve ou nécessaire dans une relation à un objet (par exemple à un bien culturel). Si la notion de capital culturel vise à désigner en réalité un savoir possédé, alors il faut parler de « rapport de savoirs » (entre niveaux de compétences) ; si la notion vise à désigner quelque chose au-delà ou différent du savoir, alors il faut parler de « rapport symbolique » (d’imposition/reconnaissance de traits symboliques, arbitraires). Qu’on note que toute interaction, ordinaire, institutionnelle ou d’examen, mêle toujours les deux, le légitime et l’illégitime (le savoir requis et l’arbitraire d’un rapport de domination), ne change absolument rien à la pertinence de maintenir, d’une part, la distinction analytique du savoir et du capital symbolique, du côté des atouts individuels, d’autre part, la distinction des normes légitimes et des normes arbitraires, du côté des situations. On ne peut guère défendre l’idée que le capital culturel aurait l’avantage de synthétiser des choses aussi différentes que du savoir, des manières de (ethos) et des traits symboliques. On ne peut complètement soutenir que P. Bourdieu a utilisé ce concept d’une manière intuitive, dans un but créatif, avec l’intention de découvrir des rapports sociaux cachés à l’oeil, sans se mettre aussitôt dans l’embarras intellectuel de défendre une conceptualisation intuitive en sociologie plutôt que juste et fondée en raison.

Si par capital culturel, on veut en réalité signifier savoir, alors le rasoir d’Occam s’applique et capital culturel, générique comme spécifique, est une entité superflue. Or c’est bien cette acception cognitive (du savoir, des connaissances, des compétences) qui est désignée dans les usages. À tout le moins, il semble indispensable de dégager le savoir du capital culturel, sans quoi ce sont la condition et la pertinence même de ce qu’on dit qui sont en question, en premier lieu que le savoir scientifique puisse être un savoir et non un simple capital. Il faut retrancher à la notion de capital culturel sa part cognitive et lui restituer sa dimension de rapport social dans l’ordre symbolique (et économique) d’une part et dans l’ordre des savoirs mais non arbitraires d’autre part. Pour ce faire, la sociologie ne doit pas se méfier des savoirs, elle dont la tâche est d’en produire[18]. Que les enfants de parents diplômés héritent de plus de savoirs que les autres enfants paraît fort probable, sinon logique. Qu’on note qu’à l’école les acteurs donnent une valeur positive et discriminante non seulement au savoir attendu dans l’épreuve mais à un savoir en plus (« la culture extra-scolaire » [Bourdieu et Passeron, 1964 : 35]) ne change rien au fait qu’il s’agit là de savoirs (Glevarec, 2019). Le concept de capital culturel n’est pas inadéquat seulement parce qu’il serait économique et étendrait une conception utilitariste à propos des biens culturels et des compétences culturelles mais parce qu’il prétend désigner des compétences qui, elles, ne se décrivent pas dans une logique de l’échange, de la concurrence, de l’« accumulation », des « ressources » ou du « profit », mais dans une logique de la validité, de la pertinence, des capacités, des savoirs. Quant à l’usage du comme si de l’analogie capitalistique, elle n’apparaît guère convaincante, alors qu’elle est justifiée si elle est assumée. Elle est semblable à toute mention de la « vérité » mise entre guillemets, un double jeu conceptuel identique à celui qui fait du capital tantôt un savoir bien réel et tantôt un pouvoir de nature relationnelle. Cette réflexion critique met au contraire au centre de son argumentation le savoir.