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Au Québec comme ailleurs dans le monde, les associations professionnelles encouragent maintenant les travailleuses et travailleurs sociaux à fonder leurs interventions sur une analyse des déterminants sociaux de la santé (ci-après DSS). Par exemple, l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec propose cette analyse dans le Référentiel de compétences des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux (Mercier, 2012) pour contrer la tendance croissante à l’individualisation de l’intervention sociale, notamment dans le champ de la santé mentale (Roc et Hébert, 2013). Dans le même sens, l’Association canadienne des travailleurs sociaux soulignait, dès 2001, l’importance pour les professionnels en travail social d’intégrer les DSS dans leurs interventions (ACTS, 2001).

L’analyse des déterminants sociaux transcende une vision biomédicale de la santé, exposant plutôt l’influence des conditions environnementales et sociales sur l’état de santé d’une population et sur les iniquités en matière de santé entre certains groupes sociaux (Craig, Bejan et Muskat, 2013 ; Krumeich et Meershoek, 2014). Si l’approche des « facteurs de risque » a tendance à formuler les sources qui sont propices au développement de maladies chez un individu, les déterminants sociaux rendent compte de « conditions à risque » pour un groupe spécifique ou une population donnée (Ashcroft, 2010 ; Brunner et Marmot, 2006). Ces conditions sont multiples et en constantes interactions entre elles (Raphael, 2009 ; Dorvil, 2007). L’identification des DSS a pour objectif de guider les politiques sociales et d’implanter des interventions reflétant la complexité des problématiques sociosanitaires (Edwards et Di Ruggiero, 2011 ; Krumeich et Meershoek, 2014).

Il n’existe pas de typologie universelle qui traduise l’ensemble des DSS (Krumeich et Meershoek, 2014). Parmi les déterminants sociaux plus étudiés, notons le statut socioéconomique, le filet social, la diversité culturelle et le système de soins (Craig et al., 2013). Plus près de nous, au Canada, Raphael (2009) répertorie les déterminants sociaux canadiens comme étant : le chômage et la sécurité d’emploi, l’éducation, l’emploi et les conditions de travail, l’exclusion sociale, le filet de sécurité sociale, le handicap, l’insécurité alimentaire, le logement, la petite enfance, le type ethnique, le revenu et sa répartition, les services de santé, le genre et le sexe, ainsi que le statut d’autochtone. Ces déterminants sont ainsi identifiés comme ayant des influences majeures sur la santé et le bien-être des Canadiennes et des Canadiens.

Nous adhérons à une vision structurelle du travail social, qui vise ultimement un changement des structures opprimantes de la société pour atteindre à une plus grande justice sociale. Dans cet article, nous souhaitons examiner dans quelle mesure l’approche fondée sur les DSS, avec son accent sur les conditions environnementales, se traduit par des interventions qui seraient cohérentes avec les approches structurelles en travail social. Pour favoriser une telle réflexion, nous présentons d’abord une vision structurelle des problèmes sociaux et ses implications pour les interventions en travail social. Nous analyserons ensuite le contenu d’écrits scientifiques répertoriés dans une recherche documentaire sur les stratégies et les interventions fondées sur DSS, et ce, au regard des fondements des approches structurelles.

Approches structurelles en travail social

Au début du 20e siècle, de nombreux changements démographiques et socioéconomiques – forte industrialisation, urbanisation, augmentation de l’immigration, multiplication des logements insalubres, etc. – ont créé des conditions sociales qui ont donné lieu à un effort social, un effort qui a lui-même progressivement mené à l’émergence du travail social comme pratique, puis comme profession officiellement reconnue (Barker, 1998 ; Pullen-Sansfaçon et Cowden, 2012 ; Lundy, 2011). Le travail social s’est donc développé en réponse à des conditions sociales précaires et aux conséquences de celles-ci sur la santé et le bien-être des collectivités. Bien que l’approche de la « gestion de cas » développée par Mary Richmond ait dominé le champ du travail social contemporain, celle développée au sein du mouvement des maisons de quartier (Settlement House Movement) a aussi contribué de manière significative à l’évolution de la discipline (Hare, 2004). Jane Addams, cofondatrice de l’une des premières maisons de quartier en Amérique du Nord, soit le Hull House Settlement à Chicago, est l’une des figures marquantes de ce mouvement. Les personnes impliquées dans ce mouvement visaient, d’une part, à apporter une aide immédiate aux personnes dans le besoin et, d’autre part, à amorcer des changements durables dans les conditions de vie de ces personnes et de leur communauté, notamment par l’adoption de politiques sociales progressistes (Lundy, 2011).

L’héritage du mouvement des maisons de quartier incarne donc une vision du travail social qui met l’accent sur le changement social et la justice sociale. Cette tradition est encore bien vivante, même si elle s’actualise essentiellement en marge des institutions. Les approches structurelles, qu’elles soient féministes (Moreau, 1987) anti-oppressives (Ampleman, Denis et Desgagnés, 2012), antiracistes (Keating, 2000) ou altermondialistes (Payne, 2005), s’inscrivent directement dans cette tradition.

La légitimité et la pertinence des approches structurelles sont généralement admises dans le champ du travail social, malgré un contexte social et politique peu favorable à leur application (voir Lapierre et Levesque, 2013). Murray et Hick (2010) soutiennent que les approches structurelles se fondent sur les deux postulats suivants : a) les situations individuelles sont intimement liées aux structures sociales, politiques et économiques dans lesquelles les individus évoluent et b) des améliorations dans la situation d’un individu exigent des changements sur le plan des structures sociales, politiques et économiques. Ces approches sont critiques et radicales, s’appuyant sur des valeurs de justice sociale, d’égalité et de solidarité.

Les approches structurelles s’inscrivent dans les théories fondées sur l’idée de conflit, selon lesquelles la société est composée de groupes qui sont en rivalité pour l’obtention ou le contrôle des ressources et du pouvoir (Ladicola et Shupe, 2003 ; Lundy, 2011 ; Mullaly, 2007, 2010). Dans cette perspective, l’ordre social est préservé par les oppressions et les inégalités qu’elles causent (Mullaly, 2010). S’appuyant sur les travaux de Frye (1983), Lapierre et Levesque (2013) définissent l’oppression dans les termes suivants :

Une personne est en situation d’oppression lorsque ses choix sont limités et lorsque ses mouvements sont restreints par un ensemble de forces et de barrières qui sont reliées entre elles. Ces forces et ces barrières ne sont ni occasionnelles, ni accidentelles, ni naturelles, même si elles se présentent souvent ainsi, et elles sont donc évitables.

p. 48

Les théories fondées sur l’idée de conflit contestent donc la prémisse voulant que les problèmes sociaux sont causés par des individus qui sont soit déficients, soit déviants. Ainsi, les approches structurelles s’opposent aux interventions qui découlent de la théorie de l’ordre et qui visent essentiellement l’adaptation et l’intégration des individus aux structures en place (Mullaly, 2007, 2010).

Les approches structurelles appellent à des changements dans les structures sociales, politiques et économiques, d’où la nécessité d’agir sur les privilèges et sur les systèmes de domination plutôt que de miser uniquement sur un changement individuel (Lapierre et Levesque, 2013 ; Pease, 2010). Plus concrètement, Moreau (1987) identifie quatre principes qui sous-tendent l’application des approches structurelles en travail social. Le premier principe est la matérialisation des problèmes sociaux, qui permet de comprendre qu’ils sont liés à un manque d’accès aux ressources. Le deuxième principe, soit la collectivisation des problèmes, rejette le discours individualiste propre au système néolibéral et favorise plutôt une reconnaissance et une valorisation des expériences collectives. Par une mise en question de l’idéologie dominante, les travailleuses et travailleurs sociaux se concentrent sur les racines de l’oppression, soit les inégalités systémiques. Enfin, les deux autres principes sont la défense des personnes[1] et l’augmentation de leur pouvoir, ce qui se traduit par un meilleur accès aux ressources et une plus grande reconnaissance de leurs droits, notamment dans leurs interactions avec les intervenants sociaux. Plus récemment, des auteurs ont suggéré que les approches structurelles s’actualisaient à travers trois modalités complémentaires d’intervention, soit l’intervention individuelle, l’intervention de groupe et l’action collective (voir notamment Moreau, 1987 et Lévesque et Panet-Raymond, 1994).

Méthodes

Comme il a été mentionné dans l’introduction, cet article se propose d’examiner dans quelle mesure l’approche fondée sur les DSS, avec son accent sur les conditions environnementales, se traduit par des interventions structurelles qui concordent avec les approches structurelles en travail social. Pour favoriser une telle réflexion, nous avons réalisé une recherche documentaire avec l’aide d’une bibliothécaire spécialisée en sciences sociales. La recherche documentaire est une méthode adéquate pour dresser un état des lieux des connaissances, ce qui cadre avec notre objectif de recherche qui vise à réfléchir, par une lunette structurelle, à la portée des interventions fondées sur les DSS (Grant et Booth, 2009). Nous avons isolé les mots-clés et les concepts centraux de notre objectif de recherche : approche axée sur les DSS* ; interventions sociales et déterminants sociaux* ; déterminants sociaux et inégalités sociales*, de même que leurs homologues en anglais. Par la suite, la recherche documentaire a été entreprise en la restreignant aux articles révisés par les pairs rédigés en français ou en anglais et publiés à partir de l’année 2000. Cinq bases de données (Web of Science, Érudit, Social Work Abstracts Plus, Sociological Abstracts Plus, PsycINFO) et une revue scientifique (Revue canadienne de santé publique) ont été interrogées.

Pour être retenus dans l’analyse, les articles, de nature théorique ou empirique, devaient apporter du contenu pertinent et original sur l’approche et les interventions fondées sur les DSS. Nous avons exclu de la recherche documentaire les articles dont les implications pour l’intervention sociale étaient faibles ou inexistantes ainsi que les recensions des écrits. Comme l’illustre la figure I, la recherche documentaire a initialement mené à 568 résultats, réduits à 129 par la lecture du titre. Une fois les doublons retirés, les résumés de 118 articles ont été scrutés en fonction de nos critères d’inclusion et d’exclusion. Les 47 articles restants ont fait l’objet d’une lecture complète pour vérifier qu’ils cadraient avec les critères de sélection précisés plus haut.

Figure I

Processus de sélection des articles

Processus de sélection des articles

-> See the list of figures

Les 23 articles retenus à la suite d’une première lecture ont fait l’objet d’une seconde lecture, cette fois plus attentive et sous une lunette structurelle. L’analyse consistait à réfléchir aux stratégies et aux interventions identifiées, notamment par les quatre questions suivantes : 1- les auteurs proposent-ils des modalités d’intervention visant un changement social à travers une action sur les structures ? ; 2- les auteurs rapportent-ils explicitement les principales sources d’oppression liées à la problématique étudiée ? ; 3- les auteurs proposent-ils des stratégies qui touchent les trois niveaux d’interventions structurelles comme discuté plus haut ? ; 4- les auteurs prennent-ils en compte la subjectivité des individus dans les interventions proposées ? La prochaine section rapporte les principaux constats qui ont émergé à la suite de l’analyse de ces écrits scientifiques.

Résultats

Les résultats sont subdivisés en trois parties, reflétant les trois principaux constats émergeant de l’analyse des stratégies et des interventions fondées sur les DSS, et ce, au regard des fondements des approches structurelles.

I. Une quête d’objectivité évacuant la subjectivité des individus

De manière générale, les écrits s’intéressant aux DSS et aux interventions sociales s’appuient sur des recherches en épidémiologie sociale, perçues comme étant les plus objectives et les plus valables pour servir dans la prise de décisions en matière de santé et de services sociaux (Frohlich, Corin et Potvin, 2001 ; Krumeich et Meershoek, 2014 ; Labonté, 2005 ; Silva, Smith et Upshur, 2013 ; Whiting, Kendall et Wills, 2012). Ces recherches en épidémiologie sociale donnent la primauté aux observations quantifiables et généralisables, privilégiant ainsi une vision positiviste de la santé (Frohlich et al., 2001 ; Silva et al., 2013). Pour le travail social, particulièrement dans une perspective structurelle, cette vision est problématique puisqu’elle ne permet pas de cerner les divers contextes dans lesquels les individus et les groupes évoluent.

Par ailleurs, même si les méthodes en épidémiologie sociale sont présentées comme étant objectives, les variables étudiées, de même que leur identification comme des « facteurs de risque », sont des construits sociaux, qui varient en fonction du contexte lui-même amené à évoluer et à se transformer (Frohlich et al., 2001 ; Labonté, 2005 ; Raphael et Bryant, 2002). Même en acceptant l’identification d’un groupe comme étant à risque en se basant sur les caractéristiques soi-disant objectives de ce groupe, les individus qui le composent peuvent avoir des perceptions différentes de leur état de santé ou même de ce qui constitue la santé en général. Ainsi, les études en épidémiologie sociale ne captent pas forcément les mécanismes subjectifs qui façonnent les rapports complexes et dynamiques des individus à un groupe ou à un milieu donné (Silva et al., 2013). Par exemple, dans une analyse portant sur les personnes âgées, Raphael et ses collaborateurs (2001) révèlent un écart important entre les préoccupations de santé verbalisées par les personnes et la littérature sur les DSS :

The best exposition of the determinants of health of Toronto seniors may be the ones obtained from seniors themselves: hearing seniors’ voices, housing, acute illness care, long-term care, income supports, transportation and mobility, promoting healthy lifestyles, access to information, and hearing voices from cultural communities. Health workers and government policy-makers should consider the value of identifying sets of determinants from the experiences and perceptions of seniors themselves.

p. 194

Raphael et ses collaborateurs (2001) critiquent la surutilisation des études en épidémiologie sociale et des savoirs « experts » dans les écrits sur les DSS, soutenant que les apports subjectifs par les individus qui font partie d’un groupe donné sont aussi importants que les savoirs « experts ». Pour le travail social, particulièrement dans une perspective structurelle, ces apports sont perçus comme essentiels et sont valorisés, réduisant ainsi la hiérarchie et les relations de pouvoir présentes dans le processus de production des connaissances dans le domaine de la santé et des services sociaux. Sans la participation active des individus et des groupes directement affectés par les problèmes dans la production de connaissances, les politiques et les pratiques mises en place risquent de servir principalement les intérêts des groupes dominants en maintenant le statu quo (Lundy, 2011).

II. Une approche apolitique

Même si l’approche fondée sur les DSS convient qu’il faut agir sur les conditions environnementales et sociales pour réduire les iniquités en matière de santé, elle a tendance à se présenter comme étant apolitique (Ashcroft, 2010 ; Carey, Crammond et Keast, 2014 ; Krumeich et Meershoek, 2014 ; Labonté, 1995, 2005 ; Navarro, 2009 ; Paradis, 2009 ; Raphael et Bryant, 2002). En effet, cette approche a tendance à identifier les « conditions environnementales défavorables » tout en demeurant relativement silencieuse quant aux dynamiques de pouvoir qui sont à la base des inégalités sociales en santé (Navarro, 2009 ; Paradis, 2009). Autrement dit, elle ne remet pas systématiquement en cause les structures sociales, politiques et économiques qui maintiennent certains groupes en situation d’oppression et d’autres groupes en situation de domination. Dans un article intitulé « The social determinants of health: It’s time to consider the causes of the causes », Braveman et Gottlieb (2014) semblent vouloir s’attaquer aux causes structurelles de certaines maladies, mais se limitent à nommer des facteurs socioéconomiques (p. ex., le salaire, l’éducation, etc.) qui peuvent affecter la santé des individus : « Socioeconomic factors can influence sleep, which can be affected by work, home, and neighborhood environments, and which can have short-term health effects » (p. 19). Ces auteurs demeurent silencieux, entre autres, sur le système néolibéral qui maintient les privilèges de certains groupes au détriment d’une importante portion de la population.

Ainsi, l’approche fondée sur les DSS met l’accent sur les « conditions à risque » plutôt que sur les systèmes, les groupes et les individus qui maintiennent ces conditions en place et qui bénéficient de ces arrangements sociaux (Labonté, 2005 ; Navarro, 2007). Par conséquent, les privilèges des groupes dominants ne sont pas toujours considérés dans cette approche. Pour Navarro (2009), les interventions visant les déterminants sociaux doivent dépasser l’identification des « conditions à risque » pour en cibler les responsables :

We know the names of the killers. We know about the killing, the process by which it occurs and the agents responsible. And we, as public health workers, must denounce not only the process, but the forces that do the killing.

p. 15

Les approches et les interventions ont toujours une dimension politique, même lorsqu’elles se présentent comme étant apolitiques. En fait, les interventions qui se présentent comme étant apolitiques visent généralement le maintien du statu quo, ce qui constitue aussi une posture politique. Dans ce contexte, la responsabilité des travailleuses et travailleurs sociaux, particulièrement s’ils s’inscrivent dans une perspective structurelle, est d’adopter une posture politique claire et explicite, dans une visée de changement social et de justice sociale (Lapierre et Levesque, 2013).

III. Des interventions qui misent sur la responsabilisation individuelle

Comme c’est le cas dans plusieurs autres domaines, il semble y avoir un écart important entre les connaissances produites sur les DSS et leur utilisation par les décideurs et les intervenants (Gervais, 2010 ; Hawe, 2009 ; Labonté, 1995, 2005). En effet, même si l’approche fondée sur les DSS met l’accent sur les conditions environnementales qui affectent l’état de santé d’un groupe ou d’une population, les décideurs et les intervenants peuvent continuer de privilégier la mise en place de programmes et de pratiques en santé publique centrés sur les individus, notamment parce que ces programmes et ces pratiques sont moins dispendieux et produisent des résultats plus tangibles et mesurables à court terme (Dunn et al., 2014 ; Hawe, 2009 ; Heinonen, Metteri et Leach, 2009 ; Krumeich et Meershoek, 2014). Par exemple, Gore et Kothari (2012) ont analysé 121 stratégies de santé publique visant à diminuer le taux de maladies chroniques en Ontario et en Colombie-Britannique, et ont trouvé que 85 % de ces interventions ciblaient peu ou pas du tout les causes structurelles. En fait, elles étaient axées davantage sur l’adoption de saines habitudes de vie sur le plan individuel ou sur l’environnement immédiat des individus (p. ex., ajouter un menu santé à la cafétéria d’une école). Ces auteurs reconnaissent la portée limitée de telles interventions (celles qui sont axées sur des résultats tangibles et des mesures à court terme plutôt que sur les conditions et structures opprimantes), comme en témoigne l’extrait suivant :

Environment-based interventions, while more sensitive to the context in which people live and work, still do not tackle the structural determinants which create these conditions in the first place. Programs aiming to increase access to nutritious food and physical activity in particular settings such as schools, workplaces, government buildings and communities do not alter the factors which create inequities and unfavourable living conditions.

Gore et Kothari, 2012, p. 53

Selon Baum et Fisher (2014), de telles interventions de prévention et de promotion en santé, qui mettent l’accent sur la modification des comportements individuels ou sur les environnements proximaux, contribuent à perpétuer les inégalités sociales. En effet, même si ces interventions peuvent être bénéfiques pour certaines personnes vivant dans des conditions sociales et économiques plus favorables, des auteures montrent qu’elles arrivent difficilement à rejoindre les populations « vulnérables », notamment parce que ces dernières ont moins de ressources pour mettre en oeuvre les recommandations des professionnels (Edwards et Di Ruggiero, 2011). Dans ces conditions, ces interventions prolongent l’idéologie réductrice faisant des comportements ou des environnements proximaux des « choix de vie » libres et éclairés, blâmant ainsi ceux qui ne peuvent les modifier (Heinonen et al., 2009).

Les interventions individuelles ne sont pas négligeables dans une perspective structurelle, mais elles ne doivent pas viser l’adaptation ou l’intégration des individus à des structures qui ne sont jamais remises en cause (Lapierre et Levesque, 2013). Par exemple, les travailleuses et travailleurs sociaux peuvent avoir recours aux ressources permettant aux individus d’avoir accès à la nourriture, comme les banques alimentaires ou les programmes de déjeuners pour les enfants dans les écoles. Cependant, cela doit être envisagé comme une mesure à court terme, qui s’accompagne d’une réflexion critique sur le problème social de l’insécurité alimentaire et d’actions de défense des droits à la sécurité alimentaire pour les individus et les collectivités, en plus d’actions visant l’élimination de la pauvreté de manière plus générale. Sans cela, les travailleuses et travailleurs sociaux contribuent au maintien du statu quo et à la reproduction des inégalités sociales (Lundy, 2011).

Discussion et remarques conclusives

Cet article avait pour objectif d’examiner, au regard des fondements des approches structurelles, la portée des stratégies et des interventions fondées sur les DSS relativement au changement social et à la justice sociale. Pour ce faire, une recherche documentaire portant sur l’objet d’étude a été réalisée par interrogation de différentes bases de données scientifiques. Notons d’emblée que la plupart des interventions et des stratégies analysées dans cet article sont issues de la santé publique et non pas du travail social. Cette limite sur le plan méthodologique laisse croire qu’une recherche documentaire portant spécifiquement sur les interventions en travail social fondées sur les déterminants sociaux pourrait possiblement mener à des constats différents de ceux identifiés ici. Précisons toutefois que le travail social et la santé publique ne constituent pas des champs disciplinaires en complète opposition. Comme le rapportent Ruth et Marshall (2017), ces deux disciplines ont plusieurs points en commun, comme un intérêt partagé pour une plus grande justice sociale :

Clearly, social work and public health have much in common: shared Progressive Era roots, a joint commitment to social justice, and a history of collaboration. Yet, despite clear evidence of past and potential synergies between the two fields, social work’s foothold in public health has never been fully established.

p. s241

Aux États-Unis, un nombre croissant d’écoles de travail social offre des formations conjointes en santé publique pour répondre aux enjeux et défis contemporains en matière de santé (Ruth et Marshall, 2017). Dans cette volonté d’unir ces deux champs respectifs, il semble toutefois évident que les approches structurelles aient été évacuées au détriment des méthodes et des modèles souvent apolitisés qui sont préconisés en santé publique. Par exemple, des auteurs considèrent que la formation des travailleuses et travailleurs sociaux gagnerait à développer davantage de connaissances et de compétences similaires aux épidémiologistes et à d’autres professionnels associés à la médecine sociale :

It is important that social work curriculum address health promotion and disease prevention. In a nation where the leading causes of morbidity and mortality reflect life style choices, we must capitalize on our expertise in behavior management. We need to develop a new Clinical Social Work specialty in behavioral medicine that focuses on the prevention of diseases and promotion of health for the individual, family and community.

Pecukonis, Cornelius et Parrish, 2003, p. 11

Toutefois, si cette volonté de mieux outiller les travailleuses et travailleurs sociaux pour combattre les inégalités sociales s’opère principalement par l’acquisition de savoirs et de savoir-faire en santé publique, cela pourrait, selon nous, soulever certains enjeux préoccupants. Dans cet article, nous avons montré que la portée de l’analyse de l’approche fondée sur les DSS et des actions qu’elle privilégie la distingue clairement des approches structurelles en travail social. Notre réflexion s’est appuyée sur trois constats étroitement liés. Premièrement, l’approche fondée sur les DSS rend compte des problématiques sociales par des méthodes issues de l’épidémiologie sociale, ce qui a pour effet délétère d’évacuer les subjectivités des individus dans les interventions qui les touchent, une composante pourtant essentielle de l’action collective. Deuxièmement, l’approche fondée sur les DSS tend à demeurer muette quant aux facteurs oppresseurs qui perpétuent les inégalités sociales. Ainsi, elle renforce le statu quo puisqu’elle ne dénonce pas systématiquement et explicitement les sources de violences structurelles qui limitent les possibilités qui s’offrent aux groupes marginalisés en société. Troisièmement, puisque l’approche axée sur les DSS favorise des interventions qui offrent aux décideurs des résultats tangibles et à court terme, elle peut difficilement contrer les conditions et les structures qui perpétuent les inégalités sociales à long terme. Il nous apparaît donc évident que sans une vision critique de l’approche et des interventions fondées sur les DSS, les intervenantes et les intervenants en travail social risquent fort d’oublier les traditions, les valeurs et les pratiques acquises par les approches structurelles.

Les travailleuses et travailleurs sociaux ont un rôle crucial dans la lutte contre les inégalités sociales (Parent et Bourque, 2016 ; Morley et Macfarlane, 2010). Ils doivent militer, avec les individus, les groupes et les collectivités, pour l’élimination des violences structurelles et des systèmes de domination. L’approche fondée sur les DSS, comme les approches structurelles, met l’accent sur les conditions externes aux individus qui limitent l’actualisation de leur potentiel, mais force est de constater que la portée de son analyse et des actions privilégiées la distingue clairement des approches structurelles. En fait, cette approche – telle que mobilisée actuellement par différents acteurs dans le champ de la santé et des services sociaux – n’offre que très peu de pistes d’actions à mener pour une transformation radicale de la société, pour un changement des structures sociales et pour une émancipation des groupes opprimés. Il est primordial pour les travailleuses et travailleurs sociaux d’être sensibilisés aux limites de l’approche fondée sur les déterminants sociaux dans leur pratique auprès des individus et des collectivités. Un retour sur les origines et les fondements des approches structurelles, notamment dans la formation en travail social, s’avérerait profitable si l’on souhaite que les travailleuses et travailleurs sociaux soient réellement des actrices et acteurs de changement social.