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Introduction

Au Canada, 20,6 % de la population est issue de l’immigration, proportion qui tend à croître, comme dans la plupart des pays occidentaux (Ministère de l’Immigration, 2014). L’immigration, qu’elle soit volontaire ou non, implique de nombreuses pertes et situations adverses qui peuvent fragiliser la qualité des relations familiales ainsi que l’adaptation des membres de la famille, et plus particulièrement celle des enfants, à leur nouveau contexte (Suárez-Orozco et al., 2018). Or, très peu d’études se sont intéressées à l’expérience migratoire des enfants et à ses répercussions sur leurs relations familiales (McGovern et Devine, 2016). C’est dans cette optique que cet article décrit les représentations d’enfants récemment immigrés des relations qu’ils entretiennent avec les membres de leur famille ainsi que leur perception des transformations de leurs interactions familiales apportées par le processus migratoire.

Les défis liés à l’immigration

L’immigration implique de nombreuses pertes sur le plan spatial, culturel, linguistique et social, mais aussi des opportunités de se redéfinir dans ces sphères, autant pour les adultes que pour les enfants (Legault et Fronteau, 2008). Plusieurs études insistent sur l’adversité inhérente au processus migratoire. Si les conditions du voyage migratoire diffèrent de façon importante selon le statut des familles (immigration économique, réfugié ou demandeur d’asile), le processus d’installation dans le nouveau pays implique l’exposition à de nouvelles normes, valeurs et codes culturels, et dans certains cas une déqualification professionnelle ainsi que l’apprentissage d’une nouvelle langue. L’immigration implique ainsi une série de changements psychologiques, relationnels et socioculturels que les membres de la famille mettent en place afin de trouver un équilibre entre les différentes normes, valeurs et les différents codes culturels auxquels ils sont exposés. Les capacités adaptatives des membres d’une famille migrante sont donc particulièrement sollicitées.

Par ailleurs, l’arrivée dans le pays d’accueil modifie le réseau social de la famille, la distance géographique altérant la proximité des liens avec le réseau social demeuré dans le pays d’origine. Les familles nouvellement arrivées sont séparées physiquement de leur famille élargie (Bacallao et Smokowski, 2007) et de leurs amis (Lee, 2018, Levitt et al., 2005), en plus d’être fréquemment confrontées à des mécanismes d’exclusion, nuisant à leur inclusion sociale et économique dans le pays d’accueil ainsi qu’à leur ajustement psychologique (Stewart et al., 2015). Les parents et leurs enfants voient généralement leur réseau de soutien s’amenuiser dans le pays d’accueil et plusieurs mentionnent ressentir de la solitude (Lee, 2018, Levitt et al., 2005, Rousseau et al., 2004a ; Salami et al., 2020).

L’immigration comme vecteur de transformation des rôles familiaux

Les rôles et les interactions se modifient au cours de l’immigration (Suárez-Orozco et al., 2018 ; Paat, 2013) et plusieurs insistent sur la fragilisation des relations familiales qui en découle. Plusieurs études mettent en évidence la redéfinition nécessaire des rôles parentaux et conjugaux en période post-migratoire, particulièrement lorsque les parents sont issus de pays valorisant des rôles traditionnels de genre (Rousseau et al., 2004a ; Williams et al., 2013). En effet, l’intégration des femmes au marché du travail dans le pays d’accueil de même que l’exposition aux valeurs d’égalité entre les femmes et les hommes promues dans les sociétés occidentales entraîne une redistribution du pouvoir, des tâches ménagères ainsi que du temps accordé à l’éducation des enfants au sein du couple (Baccallao et Smokowski, 2007, Rousseau et al., 2004a ; Wali et Renzaho, 2018), bouleversant la conception traditionnelle de l’homme pourvoyeur et de la femme responsable des tâches domestiques et des soins aux enfants. Ces changements peuvent contribuer à des relations plus égalitaires entre les partenaires et un investissement actif du père dans la sphère familiale, ou au contraire à des tensions au sein du couple et de la famille (Bond, 2019 ; Salami et al., 2020 ; Stewart et al., 2015 ; Wali et Renzaho, 2018 ; Williams et al., 2013) qui peuvent mener à des ruptures conjugales et familiales (Salami et al., 2020).

La relation entre les parents et les enfants se transforme également lors du processus migratoire. Si la transmission des traditions et rituels culturels est importante chez la plupart des parents immigrants (Bacallao et Smokowski, 2007), ils constatent que leurs enfants sont plus exposés à la culture de la société d’accueil et s’y intègrent plus rapidement. Or, plusieurs parents perçoivent les valeurs véhiculées par le pays d’accueil comme une menace (Bacallao et Smokowski, 2007 ; Perreira et al., 2006, Renzaho et al., 2017) et craignent qu’en les adoptant leurs enfants perdent leur héritage culturel (Stewart et al., 2015), ce qui génère des conflits familiaux (Moskal, 2014 ; Lee, 2018 ; Patel et al., 2016). Si certains enfants utilisent leurs connaissances plus développées des règles du pays d’accueil pour désarmer les pratiques parentales autoritaires et les règles familiales (Renzaho et al., 2017), d’autres enfants développent plutôt des stratégies de négociation et d’acceptation ou ont recours à un soutien externe pour maintenir des relations familiales harmonieuses (Morrison et James, 2009).

L’immigration contribue aussi à ce que les enfants acquièrent un pouvoir plus important au sein de leur famille, notamment en raison de leurs meilleures connaissances de la langue et de la culture du pays d’accueil. En effet, l’apprentissage d’une nouvelle langue constitue un défi de taille pour les parents en raison de leur âge et leurs responsabilités multiples (Bacallao et Smokowski, 2007), ce qui limite leur capacité à aider leurs enfants notamment au niveau de leurs tâches scolaires (Perreira et al., 2006) et à obtenir des services de santé appropriés pour leur famille (Stewart et al., 2015). Les enfants qui acquièrent plus facilement la langue du pays d’accueil se voient donc confier le rôle de traducteur de la famille (Bacallao et Smokowski, 2007 ; Moskal, 2014), souvent assumé par les aînés, endossant un rôle de guide pour leurs jeunes frères et soeurs, ainsi qu’auprès de leurs parents, acquérant ainsi une position plus importante au sein de leur famille (Bacallao et al., 2007).

Malgré l’adversité qui accompagne souvent l’immigration, la période d’installation dans le nouveau pays peut aussi contribuer à augmenter la proximité et la cohésion entre les membres de la famille. En effet, l’absence de la famille élargie (Morrison et James, 2009 ; Rousseau et al., 2004a) de même que l’importance accordée par les parents au bien-être et à l’avenir de leurs enfants, souvent au coeur de leur projet migratoire, contribuent au soutien offert aux enfants par leurs parents (Gervais et al., 2021). De plus, la réussite scolaire des enfants occupant une place centrale dans le projet migratoire (Lee, 2018, Patel et al., 2016 ; Perreira et al., 2006), de nombreux parents s’impliquent dans l’encadrement scolaire de leur enfant et leur communiquent leurs attentes et aspirations élevées (Areepattamannil et Lee, 2014). On constate également chez les jeunes migrants des valeurs qui reconnaissent l’importance de leur famille (Baccalao, 2007 ; Rousseau et al., 2004a) et se traduisent sous forme d’affection, d’espoir et de cohésion (Rousseau et al., 2004a). La famille immédiate semble donc constituer une source privilégiée de résilience lors de la période de transition qu’implique l’immigration, contribuant à l’adaptation des enfants à leur nouveau contexte (Lee, 2018 ; Paat, 2013).

Malgré cette reconnaissance de l’importance de la qualité des relations familiales pour l’adaptation des enfants lors de la période post-migratoire et du rôle important des enfants dans le projet migratoire et l’adaptation de leur famille à celui-ci, peu d’études se sont intéressées à l’expérience des enfants migrants (McGovern et Devine, 2016). En effet, les recherches familiales tendent à se centrer sur le point de vue d’adultes, alors que très peu de recherches portent sur le point de vue des enfants eux-mêmes (Mason et Tipper, 2008). Pourtant, la perception des enfants de leur monde est à la base de l’expérience qu’ils en ont et est déterminante pour leur adaptation (Boyce et al., 1998). Faire de la recherche avec plutôt que sur les enfants est donc essentiel pour comprendre leur expérience de leur propre vie (Morrow, 2008) et développer des pratiques d’intervention qui permettent de soutenir les enfants dans les enjeux qui leur sont propres (Côté et al., 2020). Dans cette optique, l’étude L’enfant immigrant et sa famille : écouter pour mieux comprendre visait à documenter et analyser les représentations des enfants immigrants de leurs relations familiales. Cet article repose sur les résultats de cette étude et a comme objectifs de décrire l’expérience des enfants de leurs interactions familiales au cours du processus migratoire afin de saisir leurs représentations des transformations de leurs relations familiales à la suite l’immigration.

Méthodologie

L’étude repose sur un devis qualitatif. Ancrée dans l’approche centrée sur l’enfant (child-centered research), la méthodologie privilégiée reconnaît l’enfant en tant qu’acteur réflexif expert des situations et d’enjeux qui le concernent et vise à lui permettre de contribuer à la construction de savoirs (Côté et al., 2020 ; Due et al., 2014).

Procédures

Le projet a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec en Outaouais. Les participants ont été recrutés avec la collaboration d’organismes d’accueil des nouveaux arrivants. Plus précisément, le projet a d’abord été présenté aux parents lors d’activités de groupe (aide aux devoirs, classe de francisation). À la suite de la présentation, les parents acceptant que leur enfant participe à l’étude ont rempli une fiche d’inscription. Dans les jours suivants, un membre de l’équipe de recherche communiquait par téléphone avec l’enfant pour lui exposer le projet, vérifier son admissibilité, l’inviter à y participer et prendre rendez-vous avec lui le cas échéant. Pour être admissibles, les enfants devaient 1) être âgés de 6-12 ans, 2) être immigrés au Québec depuis trois ans ou moins et 3) maîtriser suffisamment le français pour participer à une entrevue. La fratrie de certains enfants ayant exprimée le souhait de participer aussi à l’étude a également été rencontré. Considérant que les récits des enfants de 13 et 14 ans ne se distinguent pas de ceux des autres enfants, ces enfants ont été inclus dans l’échantillon.

Lors de la collecte de données, les parents ont signé un formulaire de consentement et ont rempli un questionnaire sociodémographique. Un formulaire spécialement développé par notre équipe a été utilisé pour obtenir l’assentiment des enfants pour participer à l’étude (Côté et al., 2018). D’une durée d’environ 45 minutes, les entrevues se sont déroulées dans une pièce fermée sans la présence des autres membres de la famille afin de favoriser la libre expression des enfants et d’assurer la confidentialité de leurs propos. Les entrevues ont été enregistrées sur bande vidéo puis retranscrites sous forme de verbatim. Les entrevues ont finalement été soumises à une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2014), les thèmes étant dégagés suite à une lecture verticale puis horizontale du matériel recueilli.

Participants

Au total, 43 enfants, 19 garçons et 24 filles, ont participé à l’étude. Âgés de 6 à 14 ans ( = 9,72 ans, ET=2,22), ils proviennent de 29 familles. Ils vivent majoritairement avec leurs deux parents (63 % vivent dans une famille nucléaire alors que 26 % vivent dans une famille monoparentale dirigée par leur mère et 11 % dans une famille recomposée) au sein d’une famille nombreuse (70 % des familles participantes ou 3 enfants ou plus). Originaires de 17 pays différents, ils ont quitté l’Afrique (44 %), l’Europe (23 %), le Moyen-Orient (16 %) et l’Amérique latine (16 %) pour s’installer au Québec, où ils y vivent depuis 2,5 ans en moyenne (ET=1,7). Au moment de la collecte de données, 38 % des enfants ont un père qui occupe un emploi et 40 % ont un père qui effectue un retour aux études. De façon similaire, 22 % des enfants ont une mère qui occupe un emploi alors que 56 % ont une mère qui est actuellement étudiante.

Outils de cueillette de données

Les données ont donc été recueillies grâce à une adaptation de la cartographie circulaire et à un entretien semi-dirigé. La cartographie circulaire, développée par Samuelsson (1996), consiste en une carte concentrique divisée en trois champs égaux intitulés respectivement « ma famille », « mes amis » et « les autres personnes », chaque champ comprenant trois sections concentriques intitulées « j’aime beaucoup », « j’aime » et « j’aime un peu », à l’image d’une cible. Elle permet à l’enfant de déterminer librement les gens qui font partie des différentes sphères de sa vie et de les situer sur un rapport de proximité. Cette cartographie s’est avérée être un outil sensible pour capter les représentations qu’ont les enfants de leurs relations familiales (Samuelson et al., 1996, Sturgess et al., 2001). Afin de capter comment l’immigration a modifié les relations familiales des enfants, il a été demandé à chaque enfant de compléter deux cartographies circulaires en se situant dans deux espaces temporels différents, soit le moment où il était dans son pays d’origine et le présent dans son pays d’accueil. 

Les cartographies réalisées par l’enfant servent ensuite d’outils d’étayage lors de l’entretien semi-dirigé qui invite l’enfant à décrire ses interactions avec les personnes importantes dans sa vie avant et après son immigration. Des questions ouvertes invitent d’abord l’enfant à parler des gens importants pour lui lorsqu’il vivait dans son pays d’origine « Peux-tu me raconter comment c’était dans ton pays, quand tu vivais au (nom du pays) ? » et « Peux-tu me nommer les gens qui étaient importants pour toi, et qui faisait partie de ta famille, de tes amis ou des autres personnes de ton entourage ? » (Niveau 1). Ensuite, pour soutenir l’enfant dans son exploration, des questions associées à des moments généralement passés en famille lui étaient posées par exemple « Te rappelles-tu qui était présent à ta fête ? » (Niveau 2). Ces questions lui permettaient d’identifier des personnes auxquelles il n’aurait pas pensé en premier lieu. Ultimement si, par exemple, on remarquait que l’enfant n’avait pas mentionné un membre de la famille connu et significatif, par exemple un frère ou son père, il était directement questionné à ce propos « Je vois que tu n’as pas écrit ton père, pourrais-tu m’expliquer pourquoi ? » (Niveau 3). Le même scénario est complété une deuxième fois sur une autre cartographie circulaire, cette fois-ci, en lien avec les personnes importantes actuellement. Finalement, les deux cartes étaient comparées et leurs différences questionnées « Je remarque que tu as inscrit ton frère dans j’aime beaucoup lorsque tu étais en Moldavie, mais dans j’aime un peu maintenant que tu vis au Canada. Peux-tu m’expliquer pourquoi ? ».

Résultats

Les résultats sont organisés en trois sections qui décrivent les interactions des enfants avec leur mère, avec leur père et leur fratrie. Pour chacun de ces acteurs importants dans la vie de l’enfant, les cartes circulaires élaborées sont d’abord analysées et nous renseignent sur la proximité des relations entretenues par les enfants et leur évolution au cours de l’immigration (figure 1). L’analyse de leur discours complémente ces résultats et permet de comprendre comment les interactions et les activités quotidiennes partagées avec les différents membres de la famille se modifient au cours du processus migratoire et influencent la proximité des relations familiales décrites par les enfants.

Figure 1

Exemple d’une carte circulaire

Exemple d’une carte circulaire

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Interactions avec la mère

Sur l’ensemble des cartes élaborées, les mères sont situées dans le premier cercle sur le rapport de proximité, dans la section « j’aime beaucoup » de la famille. Trois enfants n’ont pas mentionné leur mère et l’expliquent par le fait qu’il est évident pour eux que leur mère est toujours auprès d’eux, donc ils n’ont pas besoin d’inscrire sa présence sur leur carte.

Une mère qui prend soin. Les narratifs des enfants au sujet de leur mère révèlent une grande proximité affective avec celle-ci et mettent en lumière des interactions surtout structurées autour des soins. En effet, autant au pays d’origine qu’au pays d’accueil, les enfants racontent surtout des moments où leur mère prend soin d’eux. Ces soins s’organisent autour de la réponse aux besoins de base des enfants et facilitent le début (routine du matin et déplacement vers la garderie ou l’école) et la fin de la journée (routine du coucher). Ainsi, Jérémie (12 ans) explique « Elle range ma chambre. C’est elle qui fait la nourriture, prépare le dîner pour tous ».

Une mère qui soutient. De façon similaire, le soutien reçu par leur mère est mentionné par les enfants, et ce autant au pays d’origine qu’au pays d’accueil. Ce soutien prend des formes variées, notamment de l’aide pour les devoirs ainsi que du réconfort apporté à l’enfant « Ben c’est ma mère, elle est tout le temps là pour moi. Quand je pleure, elle pleure avec moi, quand je ris elle rit avec moi, elle est tout le temps là pour moi » (Naïma, 12 ans).

Une mère qu’on aide. Suite à l’immigration, les enfants mentionnent des interactions qui témoignent d’une certaine réciprocité du soutien entre eux et leur mère. Ils racontent aider leur mère depuis qu’ils sont dans leur nouveau pays, principalement dans les tâches ménagères et les soins aux enfants les plus jeunes « Je l’aide à travailler dans la maison, je lave les assiettes, je nettoie la maison, je fais le balai » (Nico, 10 ans). Les enfants rapportent aussi aider leur mère dans son apprentissage du français, ainsi que dans ses propres travaux scolaires « Mais maman elle apprenait aussi le français avec moi parce que t’sais elle ne le parlait pas vraiment puis encore là elle a de la misère faque là c’est plus moi qui l’aide, on a comme inversé les rôles » (Zélia, 13 ans), « Parfois, je l’aide pour ses travaux. Même pour ces travaux de l’école. Pour presquetout » (Manae, 12 ans).

Une mère qui partage des activités. Finalement, les enfants rapportent aussi partager des activités avec leur mère. Bien que cette dimension soit présente dans les récits des enfants concernant leur vie familiale dans leur pays d’origine, elle prend de l’ampleur dans leur discours lorsqu’ils racontent leur quotidien dans leur nouveau pays « Ben je trouve ça amusant parce que, ben on passe plus de temps ensemble, on rit plus souvent qu’en Afrique parce que je la voyais juste le soir, mais maintenant je peux tout le temps la voir » (Naïma, 12 ans).

Les jeux partagés avec leur mère sont très importants pour les enfants rencontrés, que ce soit les interactions ludiques (rire ensemble, faire des blagues, etc.) ou les jeux plus structurés « Moi ma mère aussi elle fait des blagues et joue avec moi » (Tania, 7 ans),« Et on a joué à cache-cache. Mon frère des fois il ne veut pas jouer avec moi. Et ma mère joue avec moi » (Damian, 11 ans).

Finalement, les enfants mentionnent aussi les activités et les sorties faites avec leur mère, qui leur permettent découvrir leur quartier et se familiariser avec leur nouvel environnement « Des fois on va au magasin. […]Des fois on s’en va au parc » (Mathis, 11 ans), « On fait beaucoup d’activité ensemble, on va à la fête du Canada, on fait plein de choses comme ça » (Naïma, 12 ans).

Interactions avec le père

On constate une plus grande variabilité dans les rapports de proximité au père décrits par les enfants. En effet, 23 enfants ont situé leur père dans la zone « j’aime beaucoup », neuf enfants ne l’ont pas inscrit, trois ont rapproché leur père à la suite de l’immigration en expliquant qu’ils passent maintenant plus de temps avec lui (les pères étaient dans la section j’aime un peu au pays d’origine et se situent dans j’aime beaucoup à la suite de l’immigration), un enfant l’a éloigné (déplacement de la section j’aime beaucoup à j’aime un peu) puisqu’il voit rarement son père depuis la séparation de ses parents, et deux enfants ont rajouté un beau-père dans la section j’aime beaucoup à la suite de l’immigration. De façon cohérente avec ces changements, les récits des enfants mettent en lumière des interactions différentes avec leur père au pays d’origine et maintenant.

Un père qui partage des activités. Les activités partagées avec le père représentent les interactions les plus fréquemment rapportées par les enfants, et ce autant avant qu’après l’immigration. Lorsqu’il est question du pays d’origine, les enfants rapportent surtout faire des sorties avec leur père « Des fois il m’emmenait au magasin ou des fois on allait se promener ou on faisait juste comme aller voir notre famille » (Zélia, 13 ans).

Si les sorties sont encore présentes dans le discours des enfants sur leur quotidien avec leur père dans le pays d’accueil, ils rapportent davantage jouer et faire du sport avec leur père à la suite de l’immigration « On a sauté sur les feuilles. Et après c’est celui qui ramassait dix feuilles, c’est lui qui a gagné, parce que mon papa a de grosses mains et moi des petites » (Elina, 7 ans), « L’été dernier chaque jour on faisait du vélo, chaque jour » (Katrina, 7 ans). Ces activités partagées semblent possibles en raison de la plus grande disponibilité du père, plusieurs pères travaillant moins ou étant retournés aux études à la suite de leur immigration.

Un père pourvoyeur. Les enfants rapportent aussi des interactions avec leur père dans lesquels celui-ci répond à leurs besoins ou leurs désirs matériels, et ce principalement lorsqu’ils étaient dans leur pays d’origine. Ils racontent ainsi que leur père leur achetait de la nourriture, des jouets ou des gâteries « Mon père des fois il arrivait avec une valise, mais dans la valise c’était juste juste des jouets » (Zélia, 13 ans).

Un père qui protège. Certains enfants mettent à l’avant-plan des interactions avec leur père qui leur permettent de se sentir en sécurité et protégé. Cette dimension du rôle paternel est surtout mentionnée suite à l’immigration et s’exprime ainsi « (avec mon père) je me sens « protecté » (sic), je me sens bien » (Rebecca, 10 ans), « (avec papa) je me sens en sécurité… parce que mon père a l’air de me protéger […]. Il sera toujours là quand je suis en peine, quand je suis blessé, ou quelque chose du genre » (Ryan, 12 ans). Les enfants expliquent que ce sentiment de sécurité découle de la force et la grandeur de leur père, de sa disponibilité ainsi que de sa prudence dans ce qu’il permet ou non à ses enfants.

Un père qui soutient les apprentissages. Les enfants rapportent que suite à l’immigration, leur père contribue à leurs apprentissages. Il s’implique davantage dans le soutien scolaire, et les aide avec leurs devoirs ainsi que dans l’apprentissage de certaines activités sportives. Il m’aide avec mes devoirs et tout ça » (Alexe, 12 ans), « Avec mon papa aussi je vais à la piscine il m’apprend à nager » (Chaib, 9 ans).

Un père absent. Certains enfants qui ont décidé de ne pas inscrire leur père sur leur carte racontent comment celui-ci est sorti de leur vie, alors que d’autres ont plutôt demandé de ne pas parler de leur père. Ceux qui en parlent essaient de cacher leur peine en exprimant plutôt leur indifférence envers leur père « Ouais on le voit à l’église, mais je lui parle pas. […] Parce que ça fait trois ans qu’il nous a laissés, pi je suis rendue correcte, j’ai plus besoin de lui, même si c’est mon père » (Nico, 10 ans), « Depuis que mes parents se sont séparés, ben c’est comme genre je les vois plus – Je le vois plus, je fais plus l’affaire que je faisais avant avec lui. Puis je ne m’ennuie pas de lui, ça ne me dérange pas, ça ne me fait rien, sinon je continue à faire la même affaire » (Victor, 13 ans).

Interactions avec la fratrie

L’immigration semble affecter de façon importante les interactions avec la fratrie, près de la moitié des enfants (16) rapportant des modifications à ce niveau. Plus précisément, si 25 enfants décrivent des relations d’une grande proximité avec leur fratrie avant et après l’immigration (frères et soeurs situés dans la section j’aime beaucoup), six rapportent s’être éloignés de leur fratrie suite à l’immigration alors que quatre rapportent s’être rapprochés.

Les interactions avec la fratrie racontées par les enfants se rapportent aux jeux partagés et aux conflits vécus, plus fréquemment décrites en référence au pays d’accueil qu’au pays d’origine, et qui semblent déterminants pour la proximité et l’amour que les enfants expriment envers leurs frères et soeurs. Ils racontent que jouer avec leur frère et soeur, que ce soit dehors, à faire du sport, du bricolage ou encore écouter des films contribue à ce qu’ils les aiment beaucoup « Ma soeur elle est toujours gentille avec moi, je lui demande si elle veut venir au parc avec moi et elle dit toujours oui » (Mathilde, 8 ans) alors que le fait de ne pas partager d’activités avec leur fratrie contribue à des interactions plus distantes comme l’explique Jérémie (12 ans) « Mon frère, je l’ai mis dans « j’aime » parce qu’ici, à la maison, on est comme des ennemis. On ne joue pas beaucoup ensemble ». 

La fréquence et la gravité des conflits vécus avec la fratrie contribuent aussi à déterminer le rapport de proximité qu’entretiennent les enfants avec celle-ci. Les enfants rapportent surtout vivre des conflits autour de l’utilisation des jouets, le partage de l’espace et le respect des règles de la maison « Mon frère je l’ai mis là (dans j’aime un peu) parce qu’il me dérange toujours. Quand je lui dis arrête, il n’arrête pas. Il est quand même méchant. Puis quand je lui dis « Tu dois être gentil », il dit « non » (Larry, 8 ans), « (ma soeur) elle fait des bêtises et elle barbouille tous mes dessins » (Ima, 6 ans).

Par ailleurs, à la suite de l’immigration, l’entraide s’ajoute aux interactions avec la fratrie rapportée par les enfants. Cette entraide permet de prendre soin des plus jeunes, par exemple en préparant leur repas, en plus de favoriser leur réussite scolaire par l’aide aux devoirs « Ma mère m’aide à préparer mon déjeuner… puis des fois c’est ma grande soeur Julia, et des fois c’est Angèle ou des fois encore c’est Natalia » (Ximena, 8 ans), « Quand je ne comprends pas les exercices (devoir) je demande à ma soeur de m’aider » (Selena, 10 ans).

Finalement, des enfants expliquent qu’ils se sont rapprochés de leur fratrie à la suite de l’immigration comme Jade (14 ans) l’explique « parce que depuis qu’on est arrivé ici, à Gatineau, je passe beaucoup de temps à la maison, puis je ne connais pas d’enfants, ici il n’y a pas d’autres enfants pour jouer avec. Alors je joue avec mes frères et soeurs ». À l’inverse, d’autres enfants rapportent s’être éloignés de leur fratrie parce que leur grand frère ou leur grande soeur a changé à la suite de l’immigration, comme le raconte Rebecca (10 ans) « Parce que dans la Moldavie il (grand frère) était plus gentil et il jouait plus avec moi. Maintenant au Canada, il joue plus souvent avec ses amis et il joue plus à l’ordinateur, il ne joue même pas avec moi et maintenant il me traite toujours (de noms) ».

Discussion

Cet article a comme objectif de décrire l’expérience des enfants de leurs interactions familiales pendant les phases pré et post migratoires afin de saisir leurs représentations des transformations de leurs relations familiales à la suite de l’immigration. Les résultats obtenus confirment l’utilité de la cartographie circulaire comme situation d’étayage pour aborder avec sensibilité et nuances le réseau familial des enfants et le sens attribué aux acteurs et aux relations qui le composent (Côté et al., 2019 ; Mason et Tipper, 2008). Si la littérature identifie fréquemment l’immigration comme un facteur de vulnérabilité pour les relations familiales (Qin, 2009), les résultats de cette étude illustrent la diversité des expériences vécues par les enfants, certains rapportant peu de modifications de leur réseau familial alors que d’autres racontent plutôt une reconfiguration impliquant la perte de relations. Cette section discute des continuités et des perturbations des relations familiales mentionnées par les enfants ainsi que de leur potentiel de vulnérabilité pour les enfants.

Des relations qui se maintiennent et s’adaptent au nouveau contexte

Pour la majorité des enfants rencontrés, leurs interactions avec les membres de leur famille immédiate semblent se transformer pour s’ajuster au nouveau contexte dans lequel ils vivent. Ils rapportent des activités différentes avec les membres de leur famille immédiate avant et après l’immigration, qui découlent à la fois des changements de leur contexte et d’où ils en sont dans leur stade développemental, mais ces différences ne semblent pas leur poser défi et être plutôt des signes de l’adaptation des familles à l’immigration.

On constate ainsi que peu importe l’âge des enfants ou leur origine ethnique, leur mère représente de façon constante leur principale source de soin et de soutien, ce qui confirme les dimensions d’affection, de sensibilité et de disponibilité généralement attribuées au rôle maternel (Shrestha et al., 2019). En revanche, les interactions des enfants avec leur mère se diversifient à la suite de l’immigration, les activités, les jeux et l’aide apportée à la mère émergeant des récits des enfants sur leur quotidien dans leur nouveau pays.

Par ailleurs, contrairement à la documentation scientifique existante sur les familles immigrantes, les enfants rencontrés rapportent vivre très peu de conflits avec leurs parents. En effet, les enfants ne semblent pas percevoir les difficultés documentées de la parentalité en pays étranger (Salami et al., 2020, Paat, 2013) ni vivre de dissonance culturelle dans leurs rapports avec leurs parents (Patel et al., 2016), défis fréquemment rapportés dans les études auprès des familles immigrantes. Cette différence s’explique possiblement par le jeune âge des participants et par leur arrivée récente au pays. En effet, l’identification aux parents pendant l’enfance, de même que la cohésion familiale souvent renforcée par l’immigration (Morrison et James, 2009 ; Rousseau et al, 2004a) expliquent possiblement la proximité des relations familiales exprimée par les participants. À l’inverse, les études auprès des familles immigrantes rapportent souvent l’expérience des adolescents, plus exposés à la société d’accueil, qui s’identifient davantage à leurs pairs et qui doivent, pour développer leur identité, prendre une certaine distance de leurs parents et remettre en question les normes familiales, contexte propice aux conflits familiaux (Kouider et al., 2014 ; Lee, 2018).

Des relations qui se transforment

Certaines interactions familiales rapportées par les enfants semblent davantage influencées par le processus migratoire, dont celles avec leur père. En effet, les enfants rapportent davantage d’activités partagées avec leur père à la suite de leur immigration, ainsi que des interactions avec un père qui protège et qui soutient leurs apprentissages, de nouvelles dimensions du rôle paternel dont ils font l’expérience et qui confirment la plus grande flexibilité dans les rôles de genre (Havlin, 2015) et la redéfinition du rôle paternel qui découlent de l’immigration (Gervais et al., 2009 ; Wali et Renzaho, 2018). L’investissement des pères dans le soutien des apprentissages de leur enfant prend possiblement racine dans l’importance qu’ils accordent à la réussite scolaire de leurs enfants, au coeur du projet migratoire de nombreuses familles. Par ailleurs, l’importance moins grande accordée par les enfants au rôle de pourvoyeur de leur père est intéressante à mentionner. En effet, si plusieurs études identifient la déqualification vécue par les pères immigrants et leur difficulté d’assumer leur rôle de pourvoyeur qui en découle comme des défis importants menaçant leur identité (de Montigny et al., 2015 ; Gervais et al., 2009), les enfants portent au contraire un regard positif sur ce changement de statut de leur père, qui permet davantage de moments partagés à une période où ils ont particulièrement besoin du soutien et de l’amour de leurs parents pour s’adapter à leur nouveau contexte (Qin, 2009 ; Suárez-Orozco et al., 2018).

L’absence des pères de certaines cartes évoque une coupure de liens importante que vivent des enfants au cours du processus migratoire, confirmant que l’immigration peut aussi être source de difficultés importantes pour les pères, la remise en question de leur statut social et le leur autorité au sein de la famille constituant des facteurs de risque pour les conflits et les ruptures familiales (Bond, 2019, Vitale et Ryde, 2016). S’adapter à cette perte, en plus de s’adapter à l’immigration, constitue indéniablement un défi pour les enfants (Moskal et Tyrell, 2016), dont le silence au sujet de leur père suggère leur détresse d’avoir été abandonné à un moment de grand bouleversement ils avaient particulièrement besoin de sentir protégé et soutenu.

Les résultats sur l’expérience des enfants de leurs interactions avec leurs frères et soeurs sont particulièrement intéressants, peu d’études ayant exploré les relations avec la fratrie des enfants immigrants et celles qui l’ont fait ont surtout examiné l’implication des enfants dans les soins de leurs jeunes frères et soeurs (Greene et al., 2011). Ces résultats mettent en lumière comment les jeux, l’affection, l’entraide et les soins entre frères et soeurs constituent des ressources favorisant l’adaptation individuelle et familiale à l’immigration (Ayón et Naddy, 2013 ; Moguérou et al., 2015). S’il est difficile d’établir dans quelle mesure les changements constatés par les enfants dans leurs interactions avec la fratrie sont attribuables à la migration ou à la maturation des enfants, les différentes relations avec la fratrie expérimentées par les enfants illustrent néanmoins la diversité des trajectoires adaptatives à l’immigration, influencées à la fois par l’âge des enfants et par leur contexte familial. Selon les enfants rencontrés, les relations avec leurs frères et soeurs adolescents semblent se fragiliser à la suite de l’immigration, alors que les relations avec les frères et soeurs d’âge similaire ou plus jeune semblent se renforcer. Tels que mentionnés précédemment, les enjeux développementaux propres à l’adolescence, qui impliquent de prendre une distance de sa famille et peuvent complexifier l’adaptation à l’immigration (Rousseau et al., 2004b) de même que les attentes plus grandes envers l’aîné en matière de responsabilité et d’implication dans les soins aux plus jeunes (Moguérou et al., 2015) contribuent sans doute à cette fragilisation des relations avec les frères et soeurs adolescents. À l’inverse, les rapprochements avec les frères et soeurs plus jeunes s’expliquent possiblement par l’isolement, souvent rapporté par les familles à la suite de leur immigration (Moskal et Tyrrell, 2016, Salami et al., 2020), par une certaine distance culturelle entre les enfants et leurs pairs du pays d’accueil qui favorise les jeux entre fratrie ainsi que par la prise de conscience de partager avec son frère ou sa soeur une expérience commune et différente de celle des autres enfants, deux éléments favorables aux jeux partagés et au soutien entre frères et soeurs (Ayón et Naddy, 2013).

Cette étude comporte certaines limites, dont l’hétérogénéité de l’échantillon en matière d’âge et d’origine ethnique et culturelle. Cette hétérogénéité suppose des histoires migratoires diversifiées, mais aussi des rôles familiaux différents. En effet, le type d’immigration implique des parcours migratoires et des défis différents pour les immigrants économiques et les réfugiés, qui agissent probablement sur les relations familiales, mais dont la présente étude n’a pas pu capter les nuances. De plus, la valeur accordée à certaines pratiques parentales et à certains comportements des enfants étant différente d’une culture à l’autre (Bornstein, 2015), certaines différences au niveau des interactions des enfants avec leurs parents découlent probablement davantage de la culture de leur famille plutôt que de l’immigration. Finalement, les enfants peuvent avoir tendance à éviter de parler des leurs expériences négatives, surtout dans un contexte d’entrevue avec un adulte qu’ils ne connaissent pas (Caldairou-Bessette et al., 2020 ; Gervais et al., 2021), il est possible que les enfants vivent davantage de conflits avec leurs parents que ce que démontrent nos résultats.

Conclusion

L’immigration implique des coûts émotionnels importants en matière de pertes et d’ajustement des relations familiales, et ce autant pour les parents que pour leurs enfants. En rapportant la parole des enfants, cette étude apporte un éclairage complémentaire aux données existantes sur l’expérience familiale en contexte migratoire en identifiant des retombées positives de l’immigration pour les enfants, dont la grande proximité vécue avec leur famille immédiate et les interactions qui la favorise. En s’appuyant sur le point de vue des enfants, les résultats de cette étude exposent la perception d’enfants des modifications de leurs relations familiales ainsi que l’expérience qu’ils en ont, contribuant à notre compréhension des dynamiques affectives en jeu au cours de l’immigration et de l’importance des pratiques d’amour et de soins dans la vie des enfants immigrants (McGovern et Devine, 2016).