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Introduction

Les connaissances en travail social, selon Le Moigne (2003), sont des savoirs issus tant de la théorie que de la pratique. Certains de ces savoirs sont des savoirs construits dans, pour et par l’action. Le travail social ne doit donc pas être perçu comme une profession d’application de savoirs transmis, mais de construction circulaire de différents savoirs, dont les savoirs pratiques et ceux reliés à l’expérience des usagers. Cette expérience ne peut et ne doit pas être dissociée des émotions qui sont sous-jacentes puisque celles-ci jouent un rôle crucial dans la mise en récit des expériences vécues des usagers lors d’interventions (Forster, McColl et Fardella, 2007 ; Corrin, Poirel et Rodriguez, 2011) ainsi que des travailleurs sociaux lors de ces mêmes interventions (Cook, 2020 ; Ferguson et al., 2020).

Toutefois, malgré la lecture de plusieurs dizaines d’articles scientifiques quant à l’implication d’experts d’expérience dans la formation pédagogique des futurs travailleurs sociaux, nous n’avons pu en repérer qui fassent référence spécifiquement au concept de travail émotionnel ou plus simplement qui soient principalement centrés sur les émotions des étudiants découlant de telles pratiques pédagogiques. Pourtant la pratique en travail social (Dore, 2019 ; O’Connor, 2020 ; Le Pain, Namian et Kirouac, 2021), tout comme la formation (Sewell, 2020), est indissociable du travail émotionnel, « c’est-à-dire de l’expérience des émotions au service du travail social » (Galvao et Rollin, 2018, p. 3). Professeurs à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, nous soutenons et accompagnons l’implication des usagers dans la formation initiale en travail social. Nous avons ainsi pu constater la pertinence d’identifier les dimensions émotionnelles mises en jeu chez les étudiants lors de l’implication d’experts d’expérience dans la formation en travail social. Quels sont alors les nouveaux apprentissages suscités par cette reconnaissance d’un savoir « dit “du vécu” » (UNAFORIS, 2018) ? Cette inclusion favorise-t-elle une plus grande « possibilité d’une intersubjectivité, c’est-à-dire la possibilité de pouvoir comprendre la perspective d’autrui ainsi que celle de se reconnaître dans son point de vue, et vice versa » ? (Gardien, 2020). Nous présenterons d’abord la méthodologie appuyant notre argumentaire ; l’implication des experts d’expérience dans la formation en travail social sous le prisme de la vision deweyenne de l’éducation et les dimensions émotionnelles mises en jeu chez les étudiants lors de l’implication d’experts d’expérience dans la formation en travail social seront par la suite développées. Quatre dimensions émotionnelles structurent la présentation : la réciprocité émotionnelle, l’intelligence émotionnelle, l’engagement émotionnel ainsi que l’impact émotionnel. Les forces et les limites de notre recherche concluent le texte.

Méthodologie

Nous nous sommes intéressés spécifiquement aux écrits scientifiques et à la littérature grise qui ont identifié des aspects référant à la prise en compte des émotions des étudiants lors de pratiques pédagogiques en travail social impliquant des usagers. Pour ce faire, nous avons réalisé une recension non systématique des écrits scientifiques (N = 65) et de la littérature grise (N = 22). Les écrits scientifiques, français ou anglais, des vingt dernières années, ont été recensés dans les revues de travail social ; quant à la littérature grise, il s’agissait principalement de guides de pratique ou de comptes rendus de conférences. Au terme de notre démarche de recension, nous avons retenu 17 écrits scientifiques faisant référence, à des degrés très divers, à la dimension émotionnelle chez les étudiants lors de pratiques pédagogiques impliquant les usagers.

Nous nous appuyons également sur des données empiriques provenant d’une analyse secondaire d’entrevues individuelles avec des étudiants (N = 22) et des experts d’expérience (N = 12) qui ont été parties prenantes de diverses pratiques pédagogiques impliquant des usagers à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Nos travaux s’inscrivent dans le cadre d’une recherche subventionnée plus vaste (Programme de coopération France/Québec, 2017-2019) pour laquelle nous avons obtenu les approbations éthiques. Nos réflexions sont également inspirées d’observations qui ont été compilées en fiches synthèses (N = 6) lors de différentes activités impliquant les experts d’expérience et les étudiants de premier et de deuxième cycle. Ces observations ont principalement été réalisées par des auxiliaires de recherche lors d’une école d’été de l’École de travail de l’Université de Sherbrooke qui s’est tenue en juin 2018.

De la reconnaissance du savoir expérientiel des usagers

L’implication des experts d’expérience dans la formation initiale en travail social constitue une nouvelle configuration des savoirs (Chiapparani, 2016 ; McLaughlin et al., 2021). La vision deweyenne de l’éducation nous a semblé pertinente pour présenter celle-ci car cet auteur a mis en évidence le primat inconditionnel de l’expérience (Zask, 2015) qui favorise notamment l’interaction et la communication humaines dans la perspective d’une créativité située (Joas, 1999). Par exemple, lorsque des experts d’expérience participent à une activité de formation en travail social, celle-ci se déroule à un moment spécifique du parcours de professionnalisation des étudiants et est située dans un espace comme une salle de cours.

Après une longue période d’absence d’intérêt quant aux écrits de John Dewey dans le monde francophone, la tendance s’est inversée depuis une décennie, notamment grâce aux travaux de Joëlle Zask (2015) et de Jean-Pierre Cometti (2016). Associé au mouvement intellectuel progressiste du début du siècle dernier, Dewey comme philosophe, pédagogue et militant politique s’est notamment impliqué dans l’implantation de Hull House, une settlement house dans un quartier populaire de Chicago, au sein de laquelle vivait Jane Addams, pionnière avec Mary Richmond du travail social nord-américain. Selon Dewey, « chacun fait l’expérience de la vie sous un angle différent de tous les autres, et chacun a par conséquent quelque chose de spécifique à donner aux autres, s’il peut traduire ses expériences en idées et les communiquer à autrui » (Dewey, dans Joas, 1999, p. 151). Par exemple, à Hull House, le Working People’s Social Science Club était animé par un ouvrier ; ce club social avait pour objectif d’agir sur les problèmes sociaux affligeant la classe ouvrière de Chicago (Addams, 2009). L’individualité de chacun peut alors se développer lors de nouvelles occasions de participation et d’expériences où « […] la compétence de chacun trouve son rôle dans l’expérience collective » (Droit, 2010, p. 6).

Dans cet ordre d’idées, l’implication d’experts d’expérience, dans le cadre de la formation en travail social, vise à rendre accessible aux étudiants un savoir expérientiel dans le cadre de leurs apprentissages. Cette approche pédagogique participative et collective relie ainsi les diverses parties prenantes (professeurs, étudiants, usagers) dans des récits qui se co-construisent ensemble (Estey-Burtt, 2013). L’objectif pédagogique est de soutenir l’intégration par les étudiants des théories et pratiques favorisant la participation des usagers dans le cadre d’une intervention en milieu de pratique. Cela demeure toujours un défi majeur d’autant plus que les dérives managériales des diverses décennies ne favorisent pas cette participation (Bellot, Bresson et Jetté, 2013 ; Grenier et Bourque, 2018). De plus, cette approche pédagogique peut être contributive à la connaissance de leurs émotions par les étudiants, qui posséderont de ce fait une meilleure compréhension d’eux-mêmes (River, Thakoordin et Billing, 2017).

La revue Social Work Education s’est volontiers faite l’écho de cette entrée en scène des experts d’expérience dans les pratiques pédagogiques en travail social, allant même jusqu’à confier à des organisations d’usagers, dès 2006, la responsabilité d’un dossier sur cette thématique. Le processus les amenant à se découvrir comme une source indispensable de connaissances et d’expertises mises à contribution dans le développement de la formation universitaire en travail social constitue une expérience significative pour ces personnes identifiées comme des experts d’expérience (Schön, 2016).

Cet intérêt croissant quant à l’implication des experts d’expérience dans la formation initiale en travail social a conduit à l’adoption par la Fédération internationale de travail social de normes spécifiques à cet égard (FITS, 2020). En ce qui concerne leur participation à l’éducation et à la formation, les écoles de travail social doivent (italique dans le texte) :

Incorporer les droits, les points de vue et les intérêts des utilisateurs du service et des communautés plus larges servies dans ses opérations, y compris l’élaboration, la mise en oeuvre et la prestation de programmes.

Développer une stratégie proactive pour faciliter la participation des utilisateurs de services à tous les aspects de la conception, de la planification et de la prestation des programmes d’études.

Veiller à ce que des ajustements raisonnables soient apportés afin de soutenir l’implication des utilisateurs du service.

Cette nouvelle configuration des savoirs en travail social s’insère donc aisément dans la philosophie sociale de Dewey (2018) qui met l’accent sur la démocratie participative et la croyance que le processus et le contenu ne peuvent être séparés en éducation. Selon Meuret, la formulation qui rend le mieux compte de la singularité de la conception deweyenne se trouve dans Démocratie et éducation (1916). La démocratie est davantage qu’une forme de gouvernement. Elle est d’abord un mode de vie associé d’expériences communes communiquées à tout un chacun : 

Il y a enrichissement individuel et collectif quand les échanges sont intenses et diversifiés grâce aux expériences de tout un chacun dans le processus éducatif qui donne accès aux ressources intellectuelles. La valeur d’un groupe social se mesure ainsi d’une part à la fréquence et à l’intensité des échanges entre ses membres, d’autre part à la fréquence des relations entre son intérieur et son extérieur.

Meuret, 2011, p. 13

La méthode de l’expérience doit non seulement se communiquer, s’apprendre et se transmettre dans une salle de classe, mais également pénétrer les moeurs. Cela est indissociable du pouvoir de faire ; il y a alors un empowerment des individus, comme individus libres, imaginatifs, créatifs.

Les émotions des étudiants lors de l’implication d’experts d’expérience dans la formation

L’intérêt intellectuel quant aux « façons de raisonner par et avec l’émotion et la vie affective » (Damien et Nagy, 2016) a pris véritablement son essor depuis une dizaine d’années, notamment par la conceptualisation du travail émotionnel grâce aux travaux séminaux de Hochschild : « Par travail émotionnel je désigne l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment. “Effectuer un travail sur” une émotion ou un sentiment c’est, dans le cadre de nos objectifs, la même chose que “gérer” une émotion ou que jouer un “jeu en profondeur” » (Hochschild, 2003, p. 42).

Ainsi, les travailleurs sociaux mettent à profit leurs savoirs, savoir-être et savoir-faire, qui sont construits, en partie, par des processus affectifs dans des contextes relationnels auprès des usagers. Cook (2017), par exemple, nous fait part du rôle non négligeable de l’intuition et des émotions des travailleuses sociales lors d’une première visite à domicile lorsqu’il s’agit de poser les bonnes questions, d’emprunter la bonne voie, avant de faire un compte rendu rationnel et factuel. Le travail social est même qualifié de « travail émotionnel de premier ordre » (notre traduction) par Howe (2008, dans Rose et Palattiyil, 2018). Toutefois, le statut des émotions dans la discipline demeure ambivalent : celles-ci peuvent être saisies comme une ressource relationnelle dynamique mais aussi comme un obstacle à la posture de neutralité détachée (Boujut, 2005 ; Moesby-Jensen et Nielsen, 2015).

Cette sociologie des émotions (Granger, 2014) est indissociable de la sociologie des sens et forme une « nouvelle raison sensible » (Truong, 2020). Selon l’essai prémonitoire de Simmel (1916) : « Parmi les organes spéciaux des sens, l’oeil est construit de manière à pouvoir accomplir une action sociologique tout à fait unique : il est le médiateur de toutes les liaisons et réciprocités d’actions qui peuvent naître d’un échange de regard entre deux personnes » (Simmel, 1991, p. 227).

Breviglieri, analysant la difficulté pour les travailleurs sociaux d’entrer en contact avec des personnes sans-abri, enrichit les réflexions de Simmel : « L’impossibilité ou l’immense difficulté de rentrer en contact avec eux, de faire du contact une dimension instituante du soin et de l’aide d’urgence, donne à réfléchir sur l’insensibilité, du moins sur son proche horizon où s’altère l’intersubjectivité dans la relation » (Breviglieri, 2013, p. 2).

Quatre notions sont mobilisées dans notre démonstration du travail émotionnel exercé par les étudiants lors d’apprentissages impliquant des experts d’expérience : la réciprocité émotionnelle, l’intelligence émotionnelle, l’engagement émotionnel ainsi que l’impact émotionnel. Ces notions nous permettent de réfléchir l’apport de la formation en travail social dans un contexte d’implication des experts d’expérience. Chaque notion sera d’abord présentée par des exemples issus de la recension des écrits et développée par les résultats des analyses de nos données de recherche.

La réciprocité émotionnelle

La réciprocité émotionnelle réfère à ce qui peut être partagé entre les étudiants et les usagers afin que chacune des parties prenantes puisse apprendre l’une de l’autre (Kjellberg et French, 2011). Par exemple, il est possible de partager une expérience d’utilisation des services de santé mentale, une comparaison d’expériences stressantes ou encore de bien-être dans différents contextes.

Hafford-Letchfield et al. (2008) décrivent une expérience qui met en valeur la poésie dans le cadre d’une animation dirigée par un expert d’expérience. Dans un tel contexte, un langage et une compréhension partagés peuvent se développer et aller au-delà de frontières artificielles, ce qui favorise la réciprocité, la transparence et la disponibilité. Pour les auteurs, un aspect clé de cet éveil de la conscience chez les étudiants est relié au besoin de s’engager émotionnellement avec ces personnes, ce qui peut entraîner une forme de réciprocité émotionnelle.

En contexte pédagogique, par exemple, lors de jeux de rôles entre étudiants et experts d’expérience, de véritables émotions sont mises en scène, ce qui n’est pas sans causer des éléments d’incertitude et de vulnérabilité pour les étudiants (Duffy, Das et Davidson, 2013). Les étudiants abandonnent ainsi le rôle traditionnellement plus passif d’« écoutant » pour s’engager dans un échange et se découvrir des points communs. « Lorsque j’ai commencé à étudier le travail social, je pensais que j’étais vulnérable en raison de mon expérience personnelle en tant qu’usager de service social. Maintenant je sais que mon expérience est ma force. Je veux inspirer les étudiants que tout est possible tant que vous croyez en vous-même ! » (Annelies, dans PowerUs, 2016, p. 31).

Cette réciprocité émotionnelle, dans un tel contexte, aide surmonter les obstacles affectifs comme les préjugés (Levy, 2016 ; Fawcett et al., 2018) qui nuisent à une relation centrée sur la personne, facilitant ainsi une meilleure compréhension de l’univers de l’usager.

Dans le cadre de nos expériences pédagogiques impliquant les experts d’expérience, l’importance du lien s’est manifestée comme un prérequis à la réciprocité émotionnelle entre étudiants et usagers permettant justement une compréhension de l’univers de chacun. L’échange inhérent à cette réciprocité nécessite un minimum de confiance mutuelle. Chacun découvre l’importance du respect, de la reconnaissance et de la dignité des personnes, mais également le défi que représente la mise en relation réelle entre étudiants et usagers :

Le contact humain. Tsé, j’ai vu, j’ai vu dans certains regards des étudiants, euh des fois, apeurés, tsé, d’être devant une « vraie » personne, tsé. [Rires] Des fois, apeurés, des fois peut-être avec un jugement dans le regard. Mais… Je crois que l’échange humain-humain dans le dernier quinze minutes, je reviens là-dessus là, dans le dernier quinze minutes, ça fait toute la différence parce que les barrières tombent. Pis là, on discute vraiment coeur à coeur tsé. Toutes les barrières tombent là. C’est quasiment palpable.

Expert d’expérience # 5

Le face-à-face étudiants-usagers, bien que déstabilisant, devient une occasion d’apprendre à connaître la personne devant soi et réduire la distance entre elle et soi. Plus particulièrement pour les étudiants, le contact avec les usagers permet de voir l’humain derrière les difficultés et de développer une sensibilité pour leurs réalités. Il y a alors échange de regards authentiques qui va au-delà d’une relation de services, trop bien connue de la part des experts d’expérience.

L’authenticité de cette prise de contact favorise le dévoilement nécessaire à un échange faisant appel à la sphère émotive. Le dévoilement plonge étudiants et usagers dans certaines de leurs zones de vulnérabilité. Ils doivent partager des morceaux de leur intimité, de leur vie. Se « mettre à nu », comme le soulèvent les usagers, provoque un déséquilibre mais semble essentiel à l’expression réelle des émotions. Une émotion, c’est « ce qui sort de l’ordinaire » (Damien et Nagy, 2016) ; cette « intensité émotionnelle du vécu », pour reprendre les propos de Galvao et Rollin (2018), lorsque réfléchie, permet de donner un sens à l’expérience. Toutefois, des conditions favorables au dévoilement sont primordiales. D’abord du point de vue des experts d’expérience : « […] il y a un dévoilement, mais il y a un respect aussi commun des gens qui participent aux activités, pis des personnes qui organisent les activités. Il y a un grand respect de ça, tsé. Pis, on se fait dire beaucoup tu donnes ce que tu veux, tu vas pas plus loin que ce que tu veux pas. Fait que, tsé c’est très respectueux » (Expert d’expérience # 4). Mais également de celui des étudiants : « Ça prend un désir de s’engager, d’ouverture, du temps et ça prend aussi un cadre pour le faire. […] On avait une entente dans le groupe comme : ce qui s’est passé ici reste ici. S’il n’y avait pas eu ça, je n’aurais clairement pas partagé de la même façon dans mon groupe. Il faut être capable aussi de faire confiance à l’autre » (Étudiant # 1).

Toutefois, l’un des éléments forts de la rencontre entre étudiants et usagers en termes de réciprocité émotionnelle dans le cadre de nos activités pédagogiques, demeure l’exercice de dévoilement des étudiants eux-mêmes. Rares sont les occasions dans le cadre de leur formation où les étudiants sont appelés à se dévoiler. La présence des usagers et le vécu qu’ils partagent dans le cadre de leur implication permettent aux étudiants d’observer leur propre réaction face au dévoilement de ces derniers. Mais force est de constater qu’être observateur d’un dévoilement et se dévoiler sont deux expériences bien différentes. À preuve, les propos d’une étudiante qui nous confiait, après une activité pédagogique, s’être campée solidement dans son rôle d’étudiante en apprentissage par crainte de faire paraître ses « parties les plus vulnérables ».

Ce rapprochement des zones plus vulnérables, plus émotives des étudiants prédispose à une résonance émotionnelle dans cet échange entre étudiants et usagers. D’un côté, pour les usagers, le fait de se raconter aux étudiants peut faire vivre ou revivre des émotions plus difficiles par rapport à la réalité vécue. De l’autre, pour les étudiants, l’histoire racontée et les émotions sous-jacentes peuvent se relier à leurs propres expériences, comme en font foi ces deux témoignages : « Je dirais que la personne, de ce qu’elle me contait de son vécu, de ses problèmes qu’elle avait présentement, c’est venu me chercher parce que euh… Y a des aspects de sa vie qu’elle a nommés qui étaient difficiles, qui correspondent aux, à des événements que j’ai déjà vécus. Fait que là, c’est vraiment de faire une certaine distance. Et, ça, ça l’a été un peu plus difficile (Étudiante # 5). « C’est vrai que le premier jour, j’ai entendu des témoignages des personnes, des usagers, ça m’a un peu… c’est vraiment, il faut tenir émotionnellement parce que leur expérience était vraiment très très touchante. […] Il y a des moments où j’étais vraiment un peu touchée… il y avait trop d’émotion. » (Étudiants # 8).

La disponibilité émotionnelle et l’ouverture à l’autre, éléments indissociables de la réciprocité émotionnelle, semblent donc importantes lors d’échanges entre étudiants et experts d’expérience, dans la capacité tant à recevoir et ressentir les émotions qu’à les utiliser dans le cadre des apprentissages :

Je dis pas que j’apprends rien avec mes profs. J’apprends plein d’affaires. Mais, quand ça vient de la personne qui l’a vécu, moi personnellement, ça me marque plus. Ça vient plus me chercher. Ça fait plus de sens. Je fais plus de liens, pis j’apprends mieux. […] Probablement parce que la personne l’a vécu, qu’elle ressent une émotion et que moi ça m’amène une émotion pis que je me rattache beaucoup à ça.

Étudiant # 12

En somme, la réciprocité émotionnelle qui se traduit dans l’échange entre étudiants et usagers donne accès à des émotions et des réactions authentiques et réelles, porteuses pour l’enseignement de la relation d’aide. Bien qu’une vigilance doive être accordée à l’accompagnement des émotions vécues par chacun des acteurs, l’échange entre étudiants et usagers ramène chacun à leur humanité et réduit l’écart existant entre eux : « Ça m’a vraiment permis de voir qu’on est toute pareil, pis que dans le fond, bon bin moi j’ai choisi de faire ce métier-là, mais… on est toute pareil, on vient toute de la même planète, pis on a toute nos problèmes, nos forces […]. Il faut juste être capable de se placer au même pied d’égalité » (Étudiant # 12).

L’intelligence émotionnelle

Dans ce contexte de rencontre, l’intelligence émotionnelle est une habileté cruciale dans le processus d’engagement et d’interactions avec les usagers (MacDermott et Harkin-MacDermott, 2020), dans lequel s’insère l’empathie qui est « l’acte de percevoir, comprendre, expérimenter et répondre à l’état émotionnel et aux idées d’une autre personne » (Chartrin et Dooley, 2019, p. 13). De plus, Fook et Askeland (2007) soulignent la dimension cruciale de l’intelligence émotionnelle dans la mise en oeuvre d’une pratique réflexive. Par exemple, une travailleuse sociale, dans le cadre des travaux de Hughes, a dit clairement qu’elle se souviendra toujours du témoignage d’une femme victime de violence conjugale : « Don’t ask us why we don’t leave » (Hughes, 2017, p. 209). Elle a ainsi mieux compris pourquoi certaines femmes, victimes de violence conjugale, ne quittent pas leur conjoint. Cela lui a ainsi permis d’intervenir plus adéquatement auprès de ces femmes.

Ainsi, faire preuve d’empathie, c’est être en mesure de se mettre à la place de l’autre. Or, la présence empathique demeure un concept difficile à enseigner. Dans le cadre de nos projets d’implication des usagers dans la formation, nous observons que l’utilisation du savoir expérientiel favorise le développement de l’empathie chez les étudiants en raison du contact étroit avec la réalité de l’autre. « Au plan professionnel, c’est tellement riche de s’asseoir avec une personne dans un cadre pas professionnel […] je trouve que c’est une belle manière de devenir plus humble et de créer plus d’empathie avec la personne » (Étudiant # 6). Les rétroactions qu’offrent les usagers dans le cadre des activités pédagogiques facilitent la sensibilité à cette présence empathique : « c’est la capacité de présence empathique qui est le plus difficile à enseigner d’après moi. Fait que… pis c’est une condition critique […]. Parce que si après ça tu as une capacité de présence empathique, à mon avis, tu es capable de faire ressentir, de rentrer en résonnance avec la personne qui est devant toi. » (Expert d’expérience 2)

Pour plusieurs étudiants, les réalités vécues par les usagers qu’ils rencontrent sont assez loin de leurs propres expériences de vie. Ils se doivent ainsi de prendre un pas de recul pour mieux comprendre la situation de la personne. Cela encourage l’exercice d’une plus grande ouverture chez les étudiants. Les différents témoignages recueillis nous portent toutefois à comprendre qu’un processus de « déconstruction » de la vision des étudiants à l’égard des usagers s’exerce dans ce face-à-face. Dans la mise en oeuvre de leur empathie, les étudiants sont parfois confrontés à leurs préjugés, ce qui peut freiner leur sensibilité envers les usagers : « On sait qu’on a tous des préjugés. Puis… Ça m’a permis justement de faire face à mes préjugés. Mes petits préjugés cachés que je ne savais pas qu’ils existaient vraiment, mais que là, je m’en rendais compte parce que, je m’écoutais plus penser. Ça m’a vraiment permis d’abaisser… Oui, d’avoir encore moins de préjugés que j’en avais avant » (Étudiant # 12). Pour plusieurs étudiants, la rencontre avec les usagers leur permet de mieux comprendre leur réalité, de voir la personne derrière le problème et ainsi, de manifester davantage d’empathie.

Plus encore, les expériences entre étudiants et experts d’expérience amènent à développer une « sensibilité sociale » ou une « empathie sociale » (Lévesque et Panet-Raymond, 1994) grâce au contact étroit entre les acteurs dans le cadre des activités pédagogiques. Le contexte social, les conditions de vie des personnes, sont ainsi mieux circonscrits et transposés dans une intervention intégrée (Auclair, 1987). Comme l’effet miroir, l’expérience sensibilise les étudiants à la proximité, souvent plus grande qu’ils ne l’avaient imaginé, entre la réalité des usagers et la leur :

Je pense que la grande valeur ajoutée c’est, c’est l’expérience réelle, pis de… je pense que si… en tout cas mon rêve ce serait que les étudiants en travail social quand ils sortent de la formation, euh, aient intégré qu’entre eux et l’autre y a pas beaucoup de différence. Y a un statut de naissance, y a une bad luck, y a un cheveu de différence entre ma position sociale pis la position sociale des gens avec qui ils travaillent. Fait que… Mais ça, cette empathie sociale là euh… c’est, c’est euh, c’est très affectif. Mais t’es rendu à l’université : comment on agit sur cette affectivité-là ? C’est, en tout cas, pour moi c’est fondamental […] juste accepter que l’autre que je veux pas devenir, j’en suis pas si loin. Tsé c’est suffisant pour créer une distance euh qui coupe cette empathie-là. Tsé les savoirs techniques, théoriques, c’est… on peut les apprendre toute notre vie, mais ce savoir-être là, cette empathie, le renforcement de cette empathie-là, ça c’est pas mal plus difficile.

Expert d’expérience # 2

Cette contribution de l’apport des usagers quant au développement chez les étudiants de l’empathie rejoint tout à fait les constations de plusieurs auteurs (Duffy, 2006 ; Webber et Robinson, 2012 ; Terry et al., 2015). À cet égard, les travaux de MacDermott et Harkin-MacDermott (2020) avec des experts d’expérience sont des plus pertinents. Ceux-ci ont coproduit un modèle, « Shared Stories Narrative Model for Social Work Education with Experts by Experience », inspiré par la théorie du « care » (Tronto, 2009). L’un des éléments de ce modèle est la compétence qui réfère à la capacité de démontrer de la compassion et de l’empathie lors d’échanges interpersonnels. L’une des rares recherches s’étant intéressées aux perceptions des usagers sur les bonnes pratiques en travail social (Doel et Best, 2008) avait également constaté que cette compétence était valorisée par les usagers.

L’engagement émotionnel

La mise en oeuvre des valeurs du travail social fait appel à l’engagement émotionnel. Par exemple, comme il peut être très difficile de saisir l’expérience de la pauvreté quand elle n’a pas été vécue par soi-même (Schön, 2016), l’art peut alors être un vecteur d’éveil. Loughran et ses collaborateurs (2020), en ce sens, ont créé une exposition d’« objets pauvres » conçue par et pour des usagers afin de solliciter l’engagement émotionnel des étudiants. Il s’agit de favoriser une prise de conscience des étudiants par la visualisation d’aspects matériels associés à la pauvreté.

Un des aspects relevés dans les recherches quant à l’engagement émotionnel des étudiants, une fois qu’ils exercent la profession, a trait au respect de leurs promesses comme travailleurs sociaux envers les usagers. À titre d’exemple, dans la recherche de Hughes (2017), un professionnel a expliqué à un usager : « I’ve had a few crises in the last week, so I’m really sorry but your case didn’t get the full attention it should and I’m sorry about that » (Hughes 2017, p. 208) Selon le professionnel, l’usager a alors apprécié sa franchise.

Le développement d’une sensibilité plus grande des étudiants à l’égard des expériences des usagers est également un enjeu, alors que ces derniers doivent souvent raconter leurs histoires à plusieurs reprises et à des personnes successives. L’écoute accordée à ces histoires peut avoir un impact durable et demeurer présentes dans la mémoire des travailleurs sociaux en exercice. À cet égard la recherche de Tanner et collaborateurs (2017) qui s’est déroulée au sein de l’Université de Birmingham en Angleterre et à l’Université Queens de Belfast en Irlande du Nord est instructive. Les chercheurs ont suivi une cohorte de diplômés et obtenu leurs perceptions quant à l’impact sur eux de l’implication des usagers dans leur formation. Ils ont recueilli leurs propos à trois moments : lors de l’obtention de leur diplôme, puis six mois et neuf mois suivant celle-ci. Comme un étudiant le mentionne : « You were able to get a kind of real empathy… it kind of gives you that greater sense of putting yourself in their shoes and how would you want to be treated » (Tanner et al., 2017, p. 13). Tanner et ses collègues qualifient cette expérience de « light bulb moments’ eye opening », littéralement des « moments d’illumination » ou « d’expérience révélatrice ».

L’implication des usagers dans la formation des futurs travailleurs sociaux modifie l’engagement habituellement demandé aux étudiants. Délaissant le rôle passif ou semi-actif d’apprenants, ils doivent adopter une posture proactive par l’énergie qu’ils doivent déployer pour susciter la rencontre avec l’usager. Les propos des étudiants au cours des différentes activités pédagogiques réalisées permettent d’avancer que l’implication des usagers sollicite un engagement émotionnel qui se manifeste par une demande d’énergie substantielle tant sur le plan de l’investissement individuel et de groupe, qu’en termes d’investissement psychologique et physique.

Lors d’un forum discussion, un étudiant a mentionné : « C’est vrai ce qui se passe ! », soulignant de fait l’accès authentique aux émotions des usagers. Pour lui, ce contexte augmentait le sentiment d’utilité des étudiants et donnait du sens à leurs apprentissages. Or, cette « vérité » fait également prendre conscience plus concrètement des réalités plurielles des usagers rencontrés. Ainsi, de part et d’autre, tant chez les étudiants que chez les usagers, des chocs de valeurs peuvent être vécus, déstabilisant temporairement l’engagement de chacune des parties. Une réflexion est de fait rendue possible sur ses propres valeurs, sur les écarts avec les valeurs de l’autre, plus particulièrement pour les étudiants en regard de l’exercice des valeurs de la profession et du défi de les incarner.

En conséquence, incarner ces valeurs requiert également de se connaître et de se reconnaître pour favoriser son engagement dans la démarche entre étudiants et usagers. De part et d’autre, dans le cadre des activités pédagogiques, on relève que la reconnaissance de ses valeurs, mais également de son vécu et de son savoir est préalable à la capacité de chacun de s’investir dans les différentes expérimentations. « À un moment donné, je… quand ils [les usagers] parlaient de leur expérience et tout, j’avais un peu du mal à m’exprimer, parce que j’ai pas les mêmes expériences. J’ai pas la même réalité. Du coup, oui… des fois, ça m’empêchait un peu de m’exprimer. […] Quelquefois je me posais la question : pourquoi je suis là ? (rires). Pourquoi on m’a choisi dans le groupe ? » (Étudiant # 8)

Au final toutefois, il appert que le « moment d’illumination », pour reprendre Tanner et ses collaborateurs (2017), le plus prégnant pour les étudiants dans le cadre des activités impliquant les usagers et au regard de leur engagement, ce sont leurs réflexions par rapport à leur posture professionnelle et la mise en place d’un processus de co-construction avec les usagers. Instaurer une relation égalitaire et incarner les valeurs du travail social peut sembler simple. Or, pendant la rencontre entre étudiants et usagers, les enjeux émergent entre autres en ce qui a trait à la posture à adopter pour les étudiants. Co-construire demande de l’ouverture, une reconnaissance des forces et de la valeur des personnes, une réduction de la distance entre les acteurs. L’engagement émotionnel des étudiants est alors mis au défi de façon bien plus importante que dans les enseignements traditionnels. Ils réalisent que l’engagement doit être réciproque, entre eux et les usagers, pour réellement créer un contexte favorable au cheminement des personnes et au développement professionnel.

L’impact émotionnel

Ces réalités vécues par les usagers et racontées par eux, ne laissent pas indifférents les étudiants qui ont parfois de la difficulté à les écouter (Cabiati et Levy, 2021). Malgré cela, selon Hughes, certains développent une sensibilité plus grande à l’expérience vécue :

She was in hospital for years and years and years and finally she’d been allowed out and it was like her whole life had been taken up by this institution, and I think just having someone to really delve deeper into that kind of experience – this is where I was, this is how I was feeling, this is what social services were telling me but this is actually the reality. She felt trapped and that no-one was listening to her. It was just really honest. Brutal stories can really help. I think for me they stick in my mind when I meet someone else. I think oh yeah, I wonder if you’re feeling like that right now.

Hughes, 2017, p. 207

Le contact entre étudiants et usagers crée, comme nous l’avons mentionné plus haut, une certaine résonance face aux réalités vécues. Cela provoque également des réactions, des impacts émotionnels, tant positifs que négatifs. Dans un contexte d’engagement proactif comme le requièrent les activités impliquant des usagers, les étudiants vivent souvent une anxiété de performance plus grande. Apprendre avec une « vraie personne » rapproche de la réalité. Ce ne sont plus des situations théoriques ou fictives mais des situations vécues, appuyées sur les expériences et les savoirs des usagers. Comme l’a mentionné une étudiante, le défi est de vaincre la peur de ne pas être à la hauteur. Un certain inconfort est présent lors des premiers contacts des étudiants avec les usagers, un inconfort qui affecte la confiance des étudiants, mais qui les aiguille aussi vers les habiletés et compétences à développer dans le cadre de la relation avec les personnes. Ainsi, la confrontation provoquée par le face-à-face étudiant-expert d’expérience n’est pas que négative ou déstabilisante. Elle est également positive et agit comme déclencheur d’une prise de conscience des étudiants sur la réalité vécue des personnes rencontrées.

En ce sens, l’implication des usagers dans le cadre de la formation des étudiants a des répercussions sur le développement de la sensibilité personnelle et professionnelle de ceux-ci et leurs capacités à entrer en relation. La sensibilisation aux réalités vécues par les usagers entraîne une plus grande ouverture quant à leurs besoins et une meilleure compréhension de certaines problématiques. Comme l’a fait remarquer une étudiante lors d’une discussion post-activité, la sensibilisation est nettement plus forte lorsqu’il y a un contact direct avec les usagers parce qu’il est alors plus facile de se laisser toucher émotivement par leur récit, davantage que lorsque l’histoire est racontée par un enseignant.

Conclusion

Ces émotions présentées sous le prisme de ces quatre notions sont de nouvelles constructions de sens, produit du travail émotionnel par les étudiants sur eux-mêmes. De nouvelles constructions de sens s’acquièrent et se valident par l’interaction et la communication humaine dans un contexte non stigmatisant. Cette centralité des relations où s’instaure une réciprocité émotionnelle et de reconnaissance mutuelle dans un cadre d’apprentissage soutenant et collaboratif explique que plusieurs auteurs y voient un grand potentiel de transposition dans la pratique, notamment lors d’interventions auprès des personnes en situation de handicap. En ce qui concerne l’expérience vécue par le futur travailleur social, l’implication des experts d’expérience dans la formation, sous le prisme de l’apprentissage transformationnel, favorise ainsi le développement de perspectives plus inclusives, mieux différenciées, plus perméables et mieux intégrées. Ce processus cognitif de modification des cadres de référence, dans le cadre d’un processus de réflexion critique, s’appuie sur un engagement intellectuel, créatif et émotionnel de l’étudiant (Hughes, 2017).

À cet égard, les propos des étudiants, autant ceux de notre École de travail social que des autres universités, témoignent que la rencontre de leur univers avec celui des usagers est favorisée lorsque la créativité et l’imagination enrichissent la pratique pédagogique.

Le dispositif pédagogique que nous avons présenté nous semble donc avoir le potentiel d’être un puissant vecteur de développement d’apprentissages facilitant la mise en oeuvre de pratiques qui misent sur la participation d’experts d’expérience dans le cadre d’une intervention dite égalitaire. De même, il ajoute au débat quant aux rôles des émotions dans la formation initiale en travail social et renforce l’importance de la dimension relationnelle de la discipline, à un moment où les interventions partielles et réductionnistes ont tendance à dominer. Une limite importante de notre contribution a toutefois trait aux données empiriques qui proviennent uniquement de l’univers de travail des auteurs. Une recherche dont le principal objet serait le rôle des émotions dans l’apport des experts d’expérience à la formation initiale en travail social serait donc un ajout significatif au corpus de connaissances.