Article body

Les artistes d’aujourd’hui lisent-ils Claude Simon et que font-ils de cette lecture dans leur pratique artistique ? La question se pose dans la mesure où l’art contemporain témoigne d’une indéniable « tentation littéraire[1] », à voir comment certains artistes ou commissaires d’exposition se tournent à la fois vers la référence littéraire — revendiquant une filiation[2], mobilisant d’une manière ou d’une autre, dans leur production, des oeuvres littéraires existantes[3] —, et vers la pratique littéraire proprement dite, à savoir qu’ils écrivent eux-mêmes des textes, textes intégrés à des dispositifs d’exposition[4] ou de performance[5], ou publiés sous forme de livres à part entière par des éditeurs de littérature générale[6]. Les modèles littéraires sollicités par ces artistes sont bien entendu nombreux et variés et il est difficile d’envisager une cartographie générale du phénomène. Si aucune étude systématique n’existe sur la question, quelques repères ont toutefois été fournis en 2001 par Anne Moeglin-Delcroix, connue pour ses travaux sur le livre d’artiste depuis les avant-gardes des années 1960. La critique a demandé à un ensemble d’artistes ayant eux-mêmes une pratique d’écriture quels étaient les livres — de littérature, mais pas exclusivement — qui avaient compté dans leur formation et leur démarche[7]. Le but n’était pas la statistique, les réponses recueillies étant simplement destinées à figurer sur des cartels biographiques des artistes en question, à l’occasion d’une exposition collective. Mais rien n’empêche les comptages à partir des informations réunies. L’auteur le plus cité par les artistes interrogés est Samuel Beckett (6 artistes sur 34 le mentionnent), suivi de Roland Barthes et de Lewis Carroll (5 mentions) ; viennent ensuite Sade, James Joyce et Marguerite Duras (4 mentions), puis Cervantès, Raymond Roussel, Gertrude Stein, Céline, Nathalie Sarraute, Thomas Bernhard, Jean Genet, Wittgenstein et Deleuze (3 mentions). Parmi les auteurs contemporains cités deux fois : Raymond Queneau, Albert Camus, Guy Debord, Jean-Paul Sartre, Marcel Proust, Michel Leiris, Robert Pinget. Claude Simon, quant à lui, n’est cité qu’une seule fois, par l’artiste français Fred Forest, un des pionniers de l’art vidéo et de l’esthétique de la communication. Mais ce chiffre, que je retire d’informations qui, encore une fois, n’ont aucune visée statistique, n’est pas forcément significatif. Simon apparaît ainsi presque sur le même plan que Perec (2 mentions), alors que l’importance de ce dernier dans l’art contemporain n’est par ailleurs plus à démontrer[8]. Robbe-Grillet lui-même, dont les liens avec l’art d’aujourd’hui sont également bien établis[9], n’est lui aussi cité qu’une seule fois.

Reste que les ponts entre Claude Simon et l’art contemporain semblent peu nombreux. Aucune étude spécifique n’est disponible sur le sujet, tout au plus quelques rapprochements ponctuels ont-ils été proposés par la critique : Dominique Viart a comparé récemment Simon et Christian Boltanski[10] sur la question de l’escamotage du nom propre, et le critique d’art Jean-Max Colard a esquissé un rapprochement entre Simon et une jeune artiste suédoise, Sara Preibsch, dans un court texte de catalogue d’exposition[11]. Autre indice, le numéro 2 des Cahiers Claude Simon, intitulé Claude Simon, maintenant[12], qui propose des témoignages ou des hommages d’écrivains et d’artistes tenant l’oeuvre de Simon pour essentielle dans leur propre démarche, ne contient aucun hommage d’artiste né après 1950 ; parmi les trois artistes contributeurs, deux sont des figures déjà historiques (Antoni Tàpies, Gérard Titus-Carmel), le plus jeune étant né en 1948 (le photographe Christian Milovanoff).

Si l’on envisage enfin les relations que Simon lui-même a entretenues de son vivant avec le monde artistique, du moins telles que son oeuvre ou ses déclarations en portent trace, les limites chronologiques et esthétiques sont claires : la constellation artistique de Simon, pour ce qui est du xxe siècle, va de Cézanne à Rauschenberg (et dans une certaine mesure Warhol), autrement dit de l’impressionnisme et du cubisme aux débuts du Pop Art américain[13], avec une prédilection pour ces artistes de l’assemblage, du concret, du brut et du primordial que furent, outre Rauschenberg, Louise Nevelson et, en Europe, Dubuffet, Tapiès et Novelli. Toutes ces affinités sont bien connues. La liste des oeuvres visuelles citées par Jean Duffy dans Claude Simon and the Visual Arts[14] fait apparaître que Simon arrête de s’intéresser à la production artistique de son temps à partir de 1970, même s’il continue à entretenir des relations avec quelques artistes comme Pierre Alechinski[15], Nevelson ou Tapiès[16]. En particulier, il ne semble pas manifester un quelconque intérêt pour les avant-gardes minimalistes et conceptuelles, ni pour le Land Art, l’Arte povera, encore moins pour les « néo-avant-gardes » des années 1980 comme le mouvement simulationniste de New York, inspiré par la critique de la représentation de Baudrillard.

La rencontre avec ces avant-gardes était pourtant de l’ordre du possible, car il y a eu contact ou occasion de contact : le sommaire de la première livraison d’Art Press, en 1973[17], montre en effet le nom de Claude Simon (qui publie là le texte intitulé « Deux personnages », repris plus tard dans Les géorgiques[18]) juste à côté de ceux de deux grands artistes du minimalisme, Sol Lewitt et Donald Judd (qui font l’objet d’une étude critique dans ce même numéro), ainsi que celui de Vito Acconci, figure marquante du Body Art et de la performance. Autrement dit, Simon voisine avec plusieurs de ces figures des avant-gardes qui ont marqué un tournant majeur de l’art au début des années 1970, mais ce voisinage est manifestement resté sans suite.

Pourtant, en dehors de toute référence explicite — ce qui, on le verra, rend peut-être le phénomène encore plus intéressant —, certaines oeuvres d’artistes nés après 1960 et héritiers des avant-gardes en question invitent à des rapprochements avec l’écriture de Simon. De nombreuses oeuvres vidéo contemporaines, en particulier, semblent faire écho, par leurs partis pris de description muette, leurs effets de montage et leur mode de narration non linéaire, à Triptyque (1973) ou Leçon de choses (1975) : on songe, exemples parmi d’autres, aux vidéos de l’artiste australienne Tracey Moffat (née en 1960) ou encore à celles de l’Américaine Sarah Morris (née en 1967). Il ne serait certes pas difficile de montrer que cet « air de famille » n’est pas exclusivement simonien, et que le cinéma de Duras ou de Robbe-Grillet est tout autant à l’oeuvre dans l’art vidéo d’aujourd’hui. Reste qu’il y aurait là matière à une étude spécifique.

C’est un autre écho simonien qui me retiendra ici, écho produit non pas par une oeuvre visuelle mais par une oeuvre « textuelle », celle d’une jeune artiste reconnue, Marcelline Delbecq (née en 1977). Même si celle-ci ne mentionne pas Simon parmi les auteurs qui l’ont marquée, l’impression d’une proximité est bien là. J’en donnerai un aperçu, tout en soulignant ce que cette proximité révèle des différences entre Delbecq et Simon — signe d’une productivité du sous-texte —, avant d’envisager les relais diffus et multiples qui permettent d’expliquer le phénomène.

Marcelline Delbecq est une artiste française qui a étudié la photographie aux États-Unis (Columbia College de Chicago, International Center of Photography de New York) avant d’entrer à l’École supérieure d’art de Caen. Sans abandonner la photographie, au point de départ de son travail, elle se tourne de plus en plus vers l’écriture de pièces sonores pour voix (la sienne, mais pas toujours), piano (assez régulièrement) et images projetées (les siennes ou celles d’autres artistes)[19]. Parmi ses productions récentes, Blackout (2011) résulte d’une collaboration avec la photographe Marina Gadonneix. Le texte est destiné à la lecture orale (par l’auteure), accompagnée de quelques notes de piano (Benoît Delbecq), tandis que sont projetées les images de la série Landscapes de Marina Gadonneix, représentant des pièces à fonds neutres, verts ou bleus, utilisés pour les incrustations et les effets spéciaux en vidéo ou au cinéma. L’ensemble a donné lieu à une publication, sous la forme d’un livre à double entrée comportant le texte proprement dit, d’une vingtaine de pages, et les images de Gadonneix, accompagné d’un CD audio[20].

Blackout se présente comme un ensemble de descriptions fragmentaires et de récits à la deuxième personne du pluriel, à la manière de ces « livres dont vous êtes le héros ». Le texte évoque successivement le survol en avion, de nuit, d’une grande ville illuminée au milieu d’un désert, puis l’atterrissage, le débarquement, l’arrivée dans un vaste hôtel-casino dont la description fait assez penser à un palace de Las Vegas (l’hypothèse sera confirmée par la suite) ; après quoi survient l’extinction de toutes les lumières de la ville, un « opaque silence » (L/B, p. 4) s’insinuant alors comme un fluide ou un gaz — sur un mode mi-fantastique mi-merveilleux — par tous les interstices (fenêtres, portes mal fermées, trous de serrure même) jusqu’aux coulisses les plus retirées des édifices. Une nouvelle séquence, « au petit matin » (L/B, p. 5), évoque l’horizon illimité du désert Mojave (confirmation de l’hypothèse Las Vegas), après quoi le lecteur est transporté dans un vaste local sous verrière opaque, éclairé au néon, « chambre des merveilles » (L/B, p. 6) visitée semble-t-il par des techniciens avant l’ouverture au public ; l’éclairage se fait ensuite intermittent, s’éteint même totalement semble-t-il, jusqu’à un basculement vers un nouvel espace nocturne, « patinoire sans bord » (L/B, p. 7) ou banquise à la limite du dégel, « ère glacière factice » (L/B, p. 9) où pourrait bien s’être fait piéger une embarcation ; puis, nouveau sas, nouveau couloir sombre menant à un autre espace qui semble être un studio de prise de vue, où un photographe tyrannise une danseuse ou une starlette exténuée par l’inconfort et la longueur des poses, et qui paraît à la fin prise d’un vertige. Dernière séquence : tirage à l’agrandisseur dans un laboratoire, apparition d’une image qui, dans le bain de révélateur, devient presqu’entièrement noire, jusqu’au « Blackout » éponyme, dernier mot du texte (L/B, p. 18).

La rédaction de l’ensemble évoque à la fois la didascalie, le script d’un scénario, des indications de plan de montage, une voix off commentant un story-board ou des photogrammes, mais aussi le récit de prises de vues successives (« clic », « clic » : ponctuation récurrente), ou celui de la projection d’un diaporama (« clac », idem) : nous n’en savons pas plus. L’impression est celle, mêlée, d’être à la fois en amont d’un tournage, dans le tournage lui-même, dans sa postproduction, dans le film réalisé, ou encore d’assister à la projection de celui-ci. Un autre modèle affleurant est celui de l’exposition contemporaine, conçue comme assemblage d’environnements et d’hétérotopies, telle que la pratiquent en France des artistes comme Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno ou Pierre Huyghe, auquel l’« ère glacière factice » évoquée plus haut pourrait bien renvoyer[21].

Simon en filigrane

Le texte de Marcelline Delbecq laisse aussi transparaître des influences littéraires : Duras en premier lieu, effectivement mentionnée par l’artiste pour qui L’Éden cinéma, Le ravissement de Lol V. Stein ou India Song furent des lectures décisives[22] ; on pourra aussi penser à Butor, pour le « vous » bien sûr, ainsi qu’à Robbe-Grillet. Mais, comme je l’évoquais plus haut, un sous-texte simonien se fait également entendre, même s’il n’est pas revendiqué par l’auteure. Sous-texte, ou plutôt constellation d’aspects, de thèmes et de stylèmes qui, considérés isolément, ne constituent pas des éléments de traçabilité irréfutables, mais dont la cooccurrence, elle, fonde l’impression intertextuelle. En voici quelques-uns.

L’une des premières phrases du texte met en alerte : « Plus tard, vous raconterez que plus l’avion s’approchait de la terre, plus vous vous enfonciez dans votre rêve » (L/B, p. 1) — on pense bien sûr à ces phrases de Simon du type « et plus tard il devait se rappeler cela », « plus tard on [lui] raconta ceci[23] », phrases opérant une espèce de projection-rétrospection à l’intérieur d’une structure narrative qui ne serait pas simplement à deux temporalités (temps de la fiction/temps du récit) mais qui se compliquerait d’une troisième, temps d’une « diction » insituable, à la fois intercalée, antérieure et postérieure, et déjouant dans une torsion möbienne l’étagement des deux premières pour nous dire que ce que nous lisons n’est ni une chronique en direct, ni un récit rétrospectif, ni le récit d’un récit, mais un mixte insituable des trois formules, solution particulièrement efficace pour dire un sentiment vécu d’irréalité.

D’autres détails de Blackout sont familiers aux lecteurs de Simon : des pronoms personnels maintenus longtemps sans référent assignable — « Elle [qui ?] se tient debout » (L/B, p. 11) — et multipliant les phénomènes d’identification différée ; le thème du parcours erratique dans une ville inconnue, de la progression à l’aveugle dans des lieux mal raccordés, l’état somnambulique ou l’exténuation du personnage (on pense aux Corps conducteurs), et plus encore les motifs du trompe-l’oeil et de l’artéfact iconique — « ciels peints à la main » (L/B, p. 2), « palmiers artificiels » (L/B, p. 2). Comme chez Simon, l’ambivalence de certains termes — ici « clic », « clac », « syncope », « Blackout » — fait qu’on se demande si on lit la description d’une scène réelle ou celle d’une représentation de la scène en question, les mots pouvant renvoyer à des événements de l’univers fictionnel lui-même (où, de fait, les lumières s’éteignent, se rallument, clignotent), à des événements d’un signifiant plastique (dispositif de prise de vue ou de projection, éclairage d’un décor de tournage), ou encore à des états de conscience.

Autres détails : les couleurs criardes des enseignes ; tel visage « fardé à outrance » (L/B, p. 11) ; un lexique des couleurs très pictural (« foie de mulet, sang de boeuf, bleu de cobalt », L/B, p. 6) ; le motif de l’escamotage instantané (tout s’éteint d’un seul coup « comme d’un claquement de doigts », L/B, p. 3) ; l’image de la cloche de verre (la ville enfermée « sous une coupole », L/B, p. 3) ; telle comparaison d’une progression dans un paysage illimité (« comme si en vous devançant de peu, une main patiente esquissait troncs et feuillages sur un infini rouleau de papier », L/B, p. 7) ; tel comparant stéréotypé particulièrement bien vu (« deux flashes aux claquements mats et répétés, identiques à ceux des reporters en trench-coats dont les bulbes laissaient échapper une fumée vite évaporée », L/B, p. 10) ; etc.

Toute simonienne encore, la manière dont un comparant censément non référentiel s’actualise dans la fiction : l’obscurité de la nuit est ainsi d’abord comparée à un fluide, lequel se matérialise et s’insinue partout, un peu à la manière de la montagne d’éboulis qui envahit la salle d’attente dans Les corps conducteurs[24] ; ailleurs, le vent « s’essouffle tel une bête traquée », laquelle, « blessée d’un coup de harpon […] a trouvé refuge à vos pieds » (L/B, p. 8) ; la bête, de comparant, devient réelle ; inversement, la danseuse qu’on prend en photo se transforme en figurine de sulfure, « scellé [e] d’une cloche de verre » (L/B, p. 14).

D’autres échos enfin tiennent à des aspects d’ensemble : primat du descriptif sur le narratif ; impersonnalité de la voix et quasi désincarnation d’un point de vue qui est en même temps éminemment subjectif et sans épaisseur véritable ; caractère fragmentaire et discontinu d’une composition en mosaïque, dont l’unité est assurée, comme chez Simon, par tout un réseau d’échos et de correspondances à travers la reprise d’une forme, d’une couleur ou d’un motif plus élaboré. Le motif de l’étanchéité à la lumière, par exemple, compte plusieurs occurrences : calfeutrage imparfait d’une verrière, protection d’une rame de papier photosensible, rai de lumière sous une porte mal fermée, trou de serrure par où pénètre la nuit. Autre motif récurrent, celui de l’espace à la fois illimité et englobé, renvoyant aux fonds d’incrustation photographiés par Marina Gadonneix[25] : les plaines de Las Vegas qui s’étendent à l’infini au milieu du désert, la « patinoire sans bords » (L/B, p. 7) pourtant située à l’intérieur d’un local.

Inversions

Ces analogies, dont on pourrait poursuivre le relevé, font toutefois prendre conscience de différences importantes entre les deux auteurs. On l’a dit : comme chez Simon, le texte de Delbecq relève d’une topologie complexe où contenant et contenu, enchâssant et enchâssé, temps de l’énoncé et temps de l’énonciation ne s’ordonnent pas selon des rapports d’inclusion hiérarchisée (A englobant B qui englobe C, etc.), mais constituent une structure « discohérente » (comme disait Jean Ricardou à propos de Triptyque[26] : A englobe B qui englobe C qui englobe A…), si bien que chaque monde peut être appréhendé à la fois comme un signifié enchâssé (le contenu d’une carte postale) ou un signifiant enchâssant (la carte elle-même) à la faveur d’une métalepse généralisée, où tout est tour à tour « capturé » et « libéré »[27]. La séquence finale, par exemple, évoquant le tirage et la révélation d’une image, peut ainsi s’interpréter à la fois comme ultime moment de l’univers fictionnel englobé (un voyage à Las Vegas) et comme univers englobant : au retour du voyage, le ou la photographe développe sa pellicule et fait ses tirages, et nous comprenons rétrospectivement que tout ce que nous avons lu est à la fois le récit des prises de vues — récit ponctué justement de plusieurs « clic » — et la description des images réalisées qu’on serait en train de projeter sous la forme d’un diaporama.

Or chez Simon, les structures d’enchâssement en discohérence relèvent en quelque sorte du coup de force textualiste, ostensible et toujours plus ou moins à visée militante : il s’agit de contester les formes du récit classique, du réalisme traditionnel ou du psychoréalisme. Le texte ne doit pas pouvoir s’interpréter comme un récit de récit, l’ekphrasis d’un tableau, le récit d’un souvenir, etc., mais comme une configuration autorisée par les seules vertus de l’écriture et sans équivalent en dehors d’elle. Il y entre, de la part de Simon, une part de défi ou de prouesse exhibée comme telle, à la manière des célèbres images d’Escher, tout entières tournées vers la sidération du spectateur. Que la prouesse soit interprétée comme un geste de dénudation du procédé à visée iconoclaste et l’affirmation du primat du scriptural sur le figural (c’était la lecture de Ricardou[28]) ou au contraire comme un hommage à la puissance de la représentation et la condition d’un effet d’image bien spécifique (c’était plutôt ma lecture[29]), elle n’en restait pas moins de l’ordre de l’événement saillant, à la fois montré comme tel par Simon (toujours prompt à expliquer ses plans de montage et ses stratégies scripturales) et repéré par les lecteurs de l’époque. Tout parti pris de lecture univoque — par exemple considérer La route des Flandres comme un vaste récit mémoriel subjectivement vraisemblable, ou encore considérer telle séquence des Corps conducteurs évoquant des explorateurs dans la jungle comme un récit au premier degré — butte nécessairement sur un démenti que lui oppose le texte à un moment ou à un autre : passage du « Je » au « Il » dans La route des Flandres, interdisant l’hypothèse d’un flux de conscience unifié, figement de la scène tropicale des Corps conducteurs qui s’avère n’être qu’un tableau, etc.

Il en va différemment avec Blackout. Le texte est bien marqué d’un certain flottement sémiotique : lit-on la description d’un diaporama projeté ou la chronique des prises de vues ayant permis la réalisation de celui-ci ? le blackout est-il le noir entre deux projections ou la syncope momentanée du photographe qui prenait les images ? ou l’évanouissement de la danseuse prise en photo ?, etc. Mais cette indécidabilité est elle-même, si l’on peut dire, indécidable, à savoir qu’il n’est pas sûr que le régime de représentation et la hiérarchie d’enchâssement fictionnel des signifiants et des signifiés, de la représentation et du représenté, soit indécidable : on peut très bien lire le texte comme la chronique réaliste, quoique très fragmentaire, d’un séjour à Las Vegas, récit linéaire qui s’achève avec l’évocation de la production des images réalisées ; on peut aussi le lire comme un artefact généralisé de mises en abyme mutuellement imbriquées où ce qui paraît l’univers englobant (le laboratoire photographique où sont révélées les images trop noires) est en fait un motif constitutif de l’univers englobé : finalement peu importe, les structures fictionnelles et narratives restent souples et se prêtent à plusieurs lectures.

Cette différence en recouvre une autre, plus fondamentale. L’écriture de Simon est celle du désarroi face au monde tel qu’il est. La langue est chez lui défiée par la présence opaque d’un réel aussi indiscutable qu’inépuisable. Le sujet simonien est saisi d’effroi devant l’être-là d’un concret inéluctable et souvent mortifère (la guerre), devant la transparence énigmatique des images et des archives, mais aussi face aux limites comme à l’excès du langage, à la fois véhicule imparfait et structure prégnante, jamais tout à fait apte à rendre compte de ce qui est et toujours susceptible d’emmener ailleurs, de convoquer d’autres lieux et d’autres temps par le jeu des polysémies et des métaphores. L’étrangeté irréductible du monde et des mots fait ainsi l’objet d’une fascination constante, dont témoignent à leur manière la longueur de la phrase et le retour permanent sur les mêmes scènes ou motifs. L’enjeu pour Simon, on le sait, est de faire voir, ce qui signifie souvent faire voir autrement ce qui est (la défamiliarisation), mais nullement d’envisager qu’il pourrait en être autrement. Et malgré le rôle de générateur fictionnel dévolu au langage par l’écrivain, il importe de remarquer que les fictions stimulées par les mots, ou par toute forme de représentation, sont des fictions déjà écrites ou déjà vécues, ou conjecturées sur un mode interrogatif, mais ne sont jamais véritablement projetées comme des utopies concrètes ou des contre-mondes invitant à relativiser le réel par rapport au champ du possible.

Marcelline Delbecq, de son côté, si elle mobilise certains traits d’écriture de Simon, n’a pas pour but de faire voir ce qui est mais de faire imaginer ce qui pourrait être, à partir d’un dispositif minimal dont les espaces techniques et les fonds d’incrustation très peu prescriptifs photographiés par Marina Gadonneix sont l’équivalent : ces lieux presque vides ont vocation à produire des fictions visuelles, ils sont les conditions matérielles de possibilité d’une fiction à venir, le signifiant d’accueil en attente d’un signifié. Marcelline Delbecq ne décrit donc pas des images (tableaux, photographies ou films, images rétiniennes de perceptions réelles, images mentales de souvenirs ou d’hallucinations) comme le faisait Claude Simon pour interroger l’étrangeté fondamentale de toute représentation, elle décrit des dispositifs de simulation qu’elle laisse dans un état de quasi virginité et donc disponibles pour chacun, auditeur ou lecteur.

Le choix de Las Vegas comme sujet n’est évidemment pas indifférent dans cette démarche. Dans la ville qui symbolise depuis longtemps la victoire du simulacre sur le réel — ville-matrice, en cela, de toutes les formes d’urbanismes actuelles[30] — il est acquis que la « guerre du faux » dont parlait Umberto Eco et « l’hyperréalité » définie par Jean Baudrillard ont gagné la partie : une maxi-machine à décors a transformé l’endroit en parc à thème et a définitivement remplacé l’imagination — du visiteur — par les images, celles d’un show omniprésent au-dehors comme à l’intérieur, à travers les millecontextes factices dans lesquels chacun peut se faire photographier une coupe de champagne à la main.

Nous savons que Simon est allé à Las Vegas[31], mais ce qu’il y a vu l’a sans doute dissuadé de tout compte rendu : l’affrontement était trop violent, la fascination et l’effroi trop intenses face au grotesque de l’endroit, un grotesque terrifiant, massif et sans reste, total et totalitaire. Marcelline Delbecq, à l’inverse, ne cherche pas à défier la ville par la chronique d’un affrontement réel avec elle : elle imagine simplement d’y couper la lumière en pleine nuit, de neutraliser le spectacle, d’escamoter les vraies-fausses gondoles vénitiennes et les prescriptions visuelles en tout genre (néons, façades des palaces) pour réinvestir les dispositifs de production d’images, visiter les coulisses et détourner à son profit l’ensemble des machines à illusion. Elle vide celles-ci de leur contenu institué, non pour les remplir en retour de nouvelles fictions, mais en y déposant quelques fragments, points d’appui minimalistes disponibles pour les projections gestaltistes du lecteur-spectateur-auditeur, sur le modèle des accessoires ou des repères ténus qu’on voit sur les photos de fonds d’incrustation de Marina Gadonneix. Parallèlement, là où Simon, attaché au contrôle des significations, construit des structures sursaturées (syntaxe accumulative et proliférante, expolitions et épanorthoses, blocs typographiques denses), l’écriture de Blackout est beaucoup plus dépouillée (syntaxe économe à base de phrases substantives, alinéas courts, importance du blanc sur la page). Et si Marcelline Delbecq mobilise comme Simon les figures attachées à la transparence opaque des signifiants visuels et une écriture de l’ambivalence sémiotique, c’est pour mieux réengager l’ensemble dans des configurations beaucoup plus ouvertes, à la limite de la figuration et dont le modèle serait à rechercher du côté de la pareidolie, ce phénomène qui consiste à reconnaître une forme identifiable dans un stimulus visuel informe[32].

La grande différence entre les deux oeuvres tient ainsi non seulement à la manière dont elles affrontent le monde et sollicitent la langue, mais encore à celle dont elles sollicitent le lecteur. Rappelons que le texte de Marcelline Delbecq n’est qu’un élément d’un ensemble plus large qui relève de la performance (voix, musique, images) et qui propose au spectateur un environnement sensoriel qui est tout sauf plein. L’importance accordée par l’artiste-écrivain à la lecture orale — une pratique que Simon, de son côté, abhorrait — tient à sa volonté de dématérialiser davantage son texte au profit d’une machinerie in absentia faite de béances suggestives, à l’instar de la musique (quelques notes) et des photographies qui accompagnent la voix.

Filiations

Marcelline Delbecq n’a pas lu (ou très peu) Claude Simon, mais la trace simonienne observable dans son travail n’en est, en un sens, que plus intéressante. Car la « lecture » intentionnelle d’un auteur par un autre relève d’une dilection personnelle avec tout ce qu’elle peut avoir d’arbitraire, de contingent et de local, alors que les rémanences laissées par un auteur chez un autre à l’insu ou presque de ce dernier renvoient à un phénomène d’intertextualité d’autant plus significatif qu’il est collectif et historique. Quelle est alors la chaîne des relais et des interférences obliques, partielles et multiples qui pourraient raccorder Delbecq à Simon ? Deux pistes, me semble-t-il, mériteraient d’être explorées pour esquisser une généalogie qui est à rechercher autant dans l’histoire littéraire que dans celle des arts plastiques eux-mêmes.

Il faut rappeler d’une part la manière dont l’art contemporain, depuis les avant-gardes minimalistes et conceptuelles dont je signalais en commençant qu’elles n’avaient pas retenu l’attention de Simon, s’est approprié très tôt les propositions du Nouveau roman, ce dernier pris dans son ensemble et souvent confondu avec les déclarations de Robbe-Grillet sur le soupçon et la déconstruction des catégories du récit. Cette référence apparaît dès 1965 dans un article de la critique américaine Barbara Rose sur le minimalisme alors naissant, article qui fit date et qui eut en retour une influence constituante sur les avant-gardes en question[33]. Rose y cite un extrait d’« Une voie pour le roman futur » (1956) de Robbe-Grillet en expliquant que la théorie du « roman objectif » français est celle qui permet de mieux rendre compte des démarches des artistes comme Donald Judd et Sol Lewitt[34]. L’influence déconstructrice du Nouveau roman, de Robbe-Grillet et de son cinéma fut ensuite revendiquée par les artistes eux-mêmes et leur a servi de bannière de ralliement. C’est en artiste héritière de ces avant-gardes que Marcelline Delbecq reconduit un certain nombre de traits caractéristiques du modèle néo-romanesque (quand, au même moment, la littérature elle-même aurait plutôt tendance à s’en affranchir).

Parallèlement à cette filiation globale et diffuse, les ressemblances plus spécifiques observées entre Delbecq et Simon pourraient bien tenir à une ascendance commune, qui n’est autre que la phénoménologie de Merleau-Ponty. Les convergences entre Simon et le philosophe sont bien connues, mais l’auteur de la Phénoménologie de la perception a par ailleurs exercé une certaine influence sur plusieurs artistes américains, en particulier l’artiste conceptuel Robert Barry. Barry emprunte explicitement à Merleau-Ponty l’idée que l’invisibilité est la condition du visible pour en faire un principe moteur de son propre travail[35] — un travail que Marcelline Delbecq connaît bien[36]. Les affinités partagées par Simon et Delbecq (via Barry dans son cas) avec les analyses de Merleau-Ponty, expliquent aussi bien les ressemblances que les inversions observées plus haut. Car Simon et Barry, pareillement convaincus de la négativité constitutive de la perception, en ont tiré deux esthétiques opposées, une esthétique tournée vers l’énigme de la présence et de la représentation chez Simon, une esthétique pariant sur l’absence et la ténuité suggestive chez Barry. Cette esthétique est constitutive du minimalisme et de l’art conceptuel, ces avant-gardes qui n’ont pas retenu Simon — et pour cause — mais qui sont des repères essentiels pour Marcelline Delbecq.