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Les événements des derniers mois n’ont pas cessé de jeter leur ombre sur tout ce que nous pouvons dire des rapports entre identité individuelle et identité collective, entre ce que nous vivons dans l’intimité de nos perceptions et de nos sensations (dans l’expérience esthésique que nous faisons de nous-même et des autres) et ce que nous vivons collectivement dans les lieux publics et les histoires communes qu’implique notre existence sociale et politique (par notre inscription au moins partielle et éphémère dans différents types d’espaces communautaires). C’est l’idée même d’individualité et de collectivité qui semble désormais ébranlée, après celle d’universalité il y a quelques décennies. On sait que l’individu n’est pas indivis ; on en fait l’expérience dans l’art et la littérature, mais aussi et surtout dans nos propres vies, où le moi est le plus souvent vécu en morceaux, l’ego paraît disséminé et notre personne morale ne plus avoir de contours propres. On sait aussi que les collectivités ne sont pas de simples collections d’individus ; on en fait l’expérience quotidienne dans notre vie publique, où l’on se bute à l’anonymat ou au caractère asubjectif de notre existence commune, dans laquelle on est plus souvent assujetti que sujet proprement dit. Un individu non indivis, une collectivité qui ne collecte rien, voilà qui donne un dur coup au concept même d’identité dont on se sert en général pour cerner et définir ce que nous sommes comme personne et comme société.

Singularis et communitas

L’individualisme et le collectivisme ont façonné nos formes d’existence politique depuis plus d’un siècle, mais nous constatons qu’elles ont désormais épuisé leurs ressources pour nous aider à penser nos modes d’expérience et d’énonciation du soi et de l’autre, qui ne passent plus par l’Unité et la Totalité, c’est-à-dire par un principe de Mêmeté ou d’Unicité, particulières à l’individu puis généralisables à la collectivité. Parler de singularité et de communauté ne règle pas le problème, bien sûr, mais permet peut-être de le déplacer. Le singulier, du latin singularis, c’est le seul et l’isolé, l’étrange et le bizarre, le rare et l’étonnant, l’anomalie et l’exception. Ce n’est pas le reflet d’une entité plus large, qu’on pourrait appeler une classe, un groupe social, un groupe ethnique, une nation ou un État, qui en garantirait l’appartenance à une identité collective. Le singulier renvoie au contraire à quelque chose de sauvage et d’asocial. Pascal Quignard rappelait récemment que le français a dérivé du mot latin singularis le substantif sanglier pour désigner le porc sauvage qui vit en solitaire dans les forêts inhospitalières et qui hante parfois comme une secrète menace les abords des bourgs et des faubourgs [1]. Le singulier, l’être à l’écart ou l’être à part, serait une sorte d’animal solitaire, vivant retiré aux abords plus ou moins lointains de la Cité, là où les frontières et les pourtours de notre urbanité ou de notre espace commun se perdent dans les forêts les plus obscures et les plus denses. Notre espace urbain ne se pense plus en termes d’enceintes et de redoutes, bien sûr, ou de fortifications plus ou moins étanches, mais il garde mémoire, dans ses structures les plus profondes et dans notre imaginaire géopolitique le plus fécond, des lignes de force qui le traversent et dessinent les zones d’échange et de trafic des groupes et des individus.

On sait que Rome, urbs et civitas indémêlées, était délimitée par ce qu’on appelait le pomerium, contraction du mot post-muros, l’après-mur, qui désignait une bande de terrain vide en dedans et en dehors des murs où il était interdit de construire et de labourer. Il constituait à la fois l’intérieur et l’extérieur de l’enceinte sacrée de la Cité, où nul ne pouvait s’installer, ni vivre ni travailler, seulement passer et repasser, en franchir l’espace sans s’y fixer. Au-delà de ce pomerium, il y avait ce que les Grecs appellent l’eskhatos, l’extrémité, le monde reculé, le domaine de la fin, la vie extra-muros des lointains les plus étranges. Nos villes n’ont plus de murs depuis longtemps, ni en dedans ni en dehors, qui les séparent en deux ou qui les entourent : l’extrémité, l’eskhatos, l’espace propre au rare et au bizarre, la mare du sanglier, l’oikos du solitaire, bref le lieu de l’isolé se trouve désormais au coeur de la Cité, dans les lieux communs de l’urbanité et de la civilité. Le singulier est celui qui vit dans les parages de la communauté, les lieux collectifs ayant toutefois intériorisé leurs environs, les zones et les abords les plus hétérogènes, les lieux du ban compris, soit les banlieues au sens étymologique du terme. Cette image du singulier comme « sanglier » est l’expression hyperbolique de ce qui en chacun de nous échappe aux lieux communs, aux espaces publics et aux grands ensembles sociaux, aux différents groupes d’appartenance nationale, linguistique, religieuse, territoriale ou autre, et qui résiste ainsi, de l’intérieur comme du dehors, à toute forme de reconnaissance, même individuelle, sinon sous la forme de l’idios ou de l’idiotisme, au sens étymologique du terme, qui désigne ce qui apparaît étrange ou étranger parce qu’on n’en reconnaît pas les formes, les contours ou l’apparence, dès lors non individualisables ou non identifiables.

La notion de communauté, quant à elle, ne peut plus être définie comme la figure hypertrophiée d’une unité d’unités, sur le modèle d’un Moi élargi, d’une identité individuelle gonflée en identité collective, comme le suggère l’expression « membre d’une communauté », bâtie sur le modèle des « membres d’une personne ou d’un organisme parfaitement individué ». La communauté n’est pas objectivable, elle ne peut être une collection d’étants ou d’individus, c’est-à-dire de sujets objectivés existant sur un territoire et dans une histoire donnés, qui leur seraient propres et leur appartiendraient. Car la communauté n’est pas fondée sur l’idée de propriété ou d’appartenance, selon des relations d’inclusion et d’exclusion, qui isoleraient les sous-ensembles les uns des autres. Roberto Esposito écrit : « La communauté n’est pas une propriété, un plein, un territoire à défendre et à isoler de ceux qui n’en font pas partie. Elle est un vide, une dette, un don » — tous sens du mot munus, qui a donné l’expression latine cum-munus, et non pas cum-unus, c’est-à-dire « comme unité », tel qu’on le croit trop souvent. La communauté est donc un don ou une dette « à l’égard des autres et nous rappelle aussi, en même temps, notre altérité constitutive d’avec nous-mêmes [2] ». Elle est ce qui nous manque et qu’on se donne mutuellement en échangeant nos « manques », justement, en communiquant ou en partageant nos besoins, nos désirs, nos droits et nos devoirs, tous formes particulières de ce « défaut » qui fonde notre rapport aux autres, le lien social n’existant que parce que nous sommes absolument déliés.

La communauté se bâtit autour d’une forme « lacunaire » de coexistence, à laquelle seules la parole et la communication au sens fort peuvent prétendre pallier ou parer, dans la mesure où elles donnent lieu à l’autre dans et par l’adresse ou la demande, autant que dans et par le don et la faveur, en quoi consiste tout acte de parole, qui pallie l’absence par la re-présentation, qui fait advenir une co-présence du soi et de l’autre sinon dans le réel, qui ne cesse de nous « manquer », du moins dans l’espace énonciatif propre à tout acte discursif. L’énonciation est une sortie de soi, une transcendance du sujet qui se dépasse dans une intersubjectivité en acte — c’est-à-dire dans un monde parlé ou communiqué entre soi et l’autre — et qui crée ou recrée les solidarités et les communautés au gré de l’expérience énonciative par laquelle les sujets parlants se lient dans un « univers de discours » momentanément partagé, sous la forme notamment d’un désir ou d’un besoin commun, réciproquement exprimé, ou d’une disposition particulière face au « manque » collectif qui motive et légitime telle ou telle prise de parole.

En ce sens, les communautés n’ont pas de dehors et pas de dedans, elles ne sont ni exclusives ni inclusives, selon des frontières qui leur seraient propres, comme le croient trop souvent les communautaristes. Ce ne sont pas des ensembles avec leurs éléments, définis par leurs relations d’appartenance. Elles ne se construisent pas autour d’un « dénominateur commun », dont le politique assurerait la gestion et la représentation, mais autour d’un « vide » qu’on ne peut traverser — jamais remplir ni combler — que par les fils multiples d’une intersubjectivité qui se noue à chaque fois de façon singulière et éphémère, dans l’expérience sensible qu’on fait de soi et des autres. Les communautés ont donc à voir avec la manière dont les paroles et les images se relaient, se disséminent et se partagent dans l’ensemble du tissu social, dont la chaîne et la trame sont tout entières constituées d’énonciations relayées, plus ou moins partagées.

Cette conscience de plus en plus vive d’une identité qui ne repose plus sur les données originaires de l’ethnie, de la nation, du territoire géographique, de l’héritage historique ou du groupe religieux ou linguistique d’appartenance, mais sur la position énonciative extrêmement fluide du sujet énonciateur face à l’autre, ou à côté de l’autre, au sein d’un « univers du discours » offert en partage, nous conduit à regarder de plus près les modèles de socialité et de communauté qui se dessinent dans les pratiques éthiques et esthétiques de la parole ou de l’énonciation au sens large, comme l’art et la littérature, dont l’imaginaire a peu à peu pris le relais de notre imagination politique handicapée par son incapacité foncière de penser l’altérité autrement qu’en termes d’appropriation et d’expropriation, d’inclusion ou d’exclusion, bref d’appartenance et de non-appartenance. Les pratiques esthétiques sont en effet le double lieu d’expression ou de manifestation de la singularité — par le style, l’idiolecte, l’idiotisme même, qui caractérise le langage de toute oeuvre forte, dans sa résistance aux formes de reconnaissance ou d’appartenance collective — et de la communauté au sens propre, c’est-à-dire des modes d’énonciation de soi vers l’autre, au-dessus du vide ou du jeu qui nous unit en nous tenant séparés. Georges Bataille disait : « Je ne communique qu’en dehors de moi, qu’en me lâchant ou me jetant dehors [3] », précisant du même coup que la communitas s’oppose radicalement à l’immunitas, cette réaction d’autodéfense et de rejet systématique des corps étrangers.

Mais comment l’expérience esthétique met-elle en place les conditions sous lesquelles peuvent apparaître de nouvelles formes de socialité et de communauté, dans notre monde d’après, qui ne peut plus faire face ni à son passé ni à son avenir, sa mémoire et son imagination étant désormais brouillées par l’impossible face à face entre soi et soi comme entre soi et l’autre, qui définit le rapport mimétique normatif entre identité et altérité ?

Une histoire des esthésies

Dans un de ses plus récents ouvrages, Jacques Rancière parle des « actes esthétiques comme configurations de l’expérience, qui font exister des modes nouveaux du sentir et induisent des formes nouvelles de la subjectivité politique [4] ». Elles feraient apparaître de nouvelles « esthésies », c’est-à-dire de nouvelles formes de connaissance sensible qui passent par les percepts et les affects propres à l’exercice de la mémoire, de la perception ou de l’imagination et qui relèvent d’un ethos ou d’une manière d’être et de vivre non pas en soi mais avec l’autre, toujours, selon des us et des coutumes, des habitus de nature collective ou communautaire, qui donnent une valeur sinon un sens à ce que nous sommes et à ce que nous faisons. Ainsi ne peut-on faire l’histoire sociale des idées et des mentalités sans faire du même coup l’histoire culturelle des sensibilités, dans la mesure où c’est dans la perception sensorielle, mnésique et imaginative qu’on a de soi et des autres, en tant qu’individu ou collectivité, que prend sa source tout système de valeurs, tout sens commun, toute idée plus ou moins partagée, et que se dessinent, avant qu’on en prenne conscience et se les représente mentalement, de nouvelles formes de socialité, de nouveaux modes d’expériences collectives. On peut ainsi postuler que de nouvelles formes de vie en commun peuvent émerger de ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible », c’est-à-dire d’une expérience esthésique de nature intersubjective qu’on peut faire et vivre à travers les oeuvres d’art et les oeuvres littéraires ou, plus proprement, dans les pratiques d’écriture et de lecture, de production et de réception, d’énonciation et de coénonciation qui témoignent toutes de notre connaissance sensible du monde, de nous-mêmes et des autres.

Il n’y a pas que les idéologies ou les axiologies, c’est-à-dire les systèmes de valeurs préconstitués, qui induisent des modes d’organisation de la vie sociale et politique, il y a aussi et peut-être surtout l’expérience sensible en jeu dans l’énonciation esthétique, c’est-à-dire dans la production et la réception des objets de mémoire, de perception et d’imagination qu’on appelle oeuvres d’art ou oeuvres littéraires. Les discours esthétiques sont en effet devenus l’un des lieux privilégiés pour l’observation et l’interprétation des mutations politiques les plus profondes, c’est-à-dire des changements dans la manière d’« être ensemble » des citoyens, des transformations dans la vie commune de ceux qui habitent un même lieu et forment ainsi la Cité ou la Polis au sens grec, des changements dans la « manière d’être » en grand nombre, d’être multiple, dans la « manière de faire » avec la pluralité, si l’on veut bien entendre dans le mot polis l’adjectif polus qui dénote le nombreux, l’innombrable, l’indénombrable, bref le vaste et le pluriel, comme dans l’expression pollè chôra qui désigne un large emplacement, un territoire étendu et fortement habité, ce qu’on appelle aujourd’hui metro-polis pour renvoyer de manière paradoxale aux lieux de la démesure, où la pluralité et la diversité dépassent tout métron qui permette de décompter ou dénombrer ce qui les constitue.

Prendre la mesure du grand nombre ou de la multiplicité devient impossible, de sorte que la quantité s’exprime désormais en termes de qualités sensibles, qui s’appréhendent esthésiquement en tant que manifestations du divers, plutôt qu’elles ne se représentent cognitivement en tant qu’expression du nombre, de la totalité ou de l’ensemble. Il n’y a plus d’unité possible de cette pluralité, qui permette de s’en faire une représentation globale et absolue, issue d’une connaissance logique ou pseudo-rationnelle de la multitude. On ne peut qu’en faire une expérience partielle et relative, qui engage la sensation partagée d’un espace pluriel non métrique, non mesurable ni gérable par la seule comptabilité du bien public. Cette expérience relationnelle entraîne au contraire le sentiment d’un lieu où cohabitent les manifestations d’une diversité irréductible, qui définit le champ politique actuel. En ce sens, le politique est la gouvernance du multiple, l’aménagement des lieux de la diversité, les façons d’habiter du grand nombre, l’habitable pluriel. Mais il n’y a plus d’oiko-nomos de ces lieux-là, plus d’économie de cet espace politique défini comme lieu de la coexistence du divers. Il y a bien sûr une économie des marchés, des biens monnayables qui circulent dans l’ensemble de l’oikos, mais il n’y a plus d’usage plus ou moins normé de la chose publique, de la res publica en quoi consiste le partage sensible des lieux pluriels qui nous définissent comme citoyens ou habitants de la Polis ou de la multiplicité, et non pas comme représentants d’un État, d’une nation ou d’un groupe ethnique particulier, c’est-à-dire d’une identité collective plus ou moins large.

Les systèmes de valeurs axiologiques, idéologiques et doxologiques se sont considérablement affaiblis et discrédités au cours des dernières décennies, de sorte qu’ils ne peuvent plus porter le poids du politique et assumer ainsi le rôle de penser ou de repenser la chose publique. Sans doute parce que ces systèmes de valeurs de nature dogmatique, qui relèvent de la croyance ou du crédit, de la fidélité ou de la fiducie, de la créance au sens fort, n’arrivent pas à dire le multiple autrement qu’en termes de totalité, d’unité du grand nombre, en termes de masse, par exemple, de peuple ou de nation, d’humanité ou d’universalité, qui correspondent tous à une entité hiérarchiquement supérieure qu’on peut considérer comme une somme ou comme un tout. Ainsi la diversité interne de l’espace commun a-t-elle été pensée sous deux formes ou deux modèles, qui en réduisent considérablement le sens et la portée. L’un de ces paradigmes est celui de l’ensemble, du grand ensemble, l’État, la Nation, l’Ethnie, la Société avec un grand S, le Peuple ou l’Humanité tout entière, dont les personnes ou les sujets individuels ne seraient que des éléments, qui leur appartiendraient complètement, chaque individu n’étant qu’une occurrence d’un type que décrirait exhaustivement son identité nationale, ethnique, sociale ou autre. L’autre paradigme est celui de l’individualité, où chaque personne est un atome libre, une molécule autonome, ce que Leibniz appelle une monade, qui choisirait en toute indépendance de s’associer ou de faire communauté avec d’autres nucléons tout aussi libres, par une sorte de pacte ou de contrat implicite, pour former une société politique dont l’identité ne découlerait dès lors que de la somme des propriétés qui la composent.

Les idéologies des deux derniers siècles — et les utopies auxquelles elles ont donné naissance — reposent toutes sur l’une ou l’autre de ces deux conceptions du rapport entre identité individuelle et identité collective, qui se présente comme une relation d’inclusion et de coappartenance ou de contiguïté et de similarité entre des éléments ou des entités dont on ne questionne jamais l’unité et la propriété, c’est-à-dire la capacité de se constituer comme individualité et de se donner une identité non seulement par soi-même et pour soi mais par et pour l’autre à qui ultimement cette identité s’adresse. On ne décline son identité qu’à l’autre et on ne porte de nom propre que pour l’autre, afin qu’il puisse nous appeler, s’adresser à nous dans un acte d’énonciation, dans une relation intersubjective qui nous appelle à être soi avec lui, face à lui, devant cet autre qu’il est pour nous. Autrement dit, la pensée politique et les systèmes de valeurs qui l’ont relayée au cours des derniers siècles n’ont pas su penser ce qui fonde le rapport entre singularité et communauté, c’est-à-dire l’expérience intersubjective comme telle, qu’on peut envisager sous deux angles complémentaires : 1) l’intersubjectivité en acte, dans les formes d’énonciation ou de co-énonciation qui sous-tendent l’ensemble des discours, toujours à la fois individuels et collectifs puisqu’on ne parle singulièrement que dans le langage d’une communauté, qui nous précède et nous dépasse, nous obligeant ainsi à sortir de soi pour exister, et 2) l’intersubjectivité en puissance, en quoi consistent les modes d’engendrement du sujet, qui ne se donne à lui-même qu’à travers ce qu’il reçoit de l’autre, la vie d’abord mais aussi le langage, la culture, la socialité, de telle sorte qu’individuation et socialisation ne font qu’un dans ce qu’on peut appeler l’ontogenèse du sujet ou les processus de subjectivation, même si on oppose toujours individu et société lorsqu’on n’observe que les résultats ou l’aboutissement d’une telle genèse.

L’individualisation et la socialisation sont en fait les deux faces d’un même processus de subjectivation, qui passe par l’intersubjectivité propre aux formes d’expérience qu’on fait de soi comme des autres ou de soi-même comme un autre, dirait Ricoeur, dès lors qu’on cherche à dire et à se dire qui l’on est devant l’autre et ce que l’autre est devant soi. L’intersubjectivité n’est pas le fait de deux sujets préconstitués, identiques à eux-mêmes, qui décideraient intentionnellement d’entrer en contact ou en communication l’un avec l’autre pour échanger des informations verbales ou visuelles sur leur monde commun ou sur ce qu’ils sont l’un et l’autre. Le sujet n’apparaît en fait que dans l’intersubjectivité, qui lui donne sa place de sujet pour l’autre, non pas en soi. C’est l’intersubjectivité qui donne aux sujets leur monde commun et la possibilité d’exister l’un par l’autre comme l’un pour l’autre, d’être sujets l’un à l’autre, dans une coexistence où identité et altérité sont interchangeables, à l’instar du je et du tu dans le dialogue, où l’on est alternativement locuteur et allocutaire. Il n’y a pas de subjectivité originaire, qui donnerait lieu ensuite à une relation intersubjective, résultant de la rencontre de deux entités préexistantes ; il y a d’emblée une structure et une dynamique énonciatives où l’autre seul nous permet d’entrer en relation avec soi, dans une expérience d’individuation et de socialisation qui nous constitue comme sujet, c’est-à-dire comme instance capable de s’énoncer face à l’autre et d’énoncer l’autre face à soi. Le sujet énonciateur ne préexiste donc pas à ses actes d’énonciation, qui le constituent en tant que sujet en lui faisant vivre l’expérience de la multiplicité, de la Cité ou de l’urbanité au sens propre, c’est-à-dire l’expérience « esthésique » de l’autre avec lequel il coexiste et cohabite, avec lequel il coénonce. On est sujet au discours tenu sur soi avant d’être sujet d’un discours que l’on tient en propre. C’est cette socialité minimale de l’intersubjectivité énonciative qui me fait sujet, non pas moi qui, avec d’autres moi, constitueraient la société comme une sorte d’association mutuelle de nature contractuelle, ni non plus la société en tant que tout qui m’assignerait une place en son sein, comme on place un élément dans son ensemble ou son domaine d’appartenance.

La relation intersubjective qui fonde le politique ne découle donc pas d’un rapport hiérarchique entre l’individu et la collectivité ni entre soi et l’autre mais d’une expérience d’emblée sociale et collective de la subjectivité, dans la mesure où l’épreuve phénoménologique de l’altérité propre à la coénonciation est constitutive de l’individuation, l’autre à qui je m’adresse et qui s’adresse à moi étant à la fois la source et le garant de mon identité, qui dès lors n’est plus proprement individuelle ou personnelle mais dépend étroitement de la présence d’autrui dans mon champ de présence déjà imprégné de socialité. Ainsi le rapport de l’individu à la société ne relève pas d’une relation d’appartenance d’une partie à un tout et de ressemblance d’une occurrence à un type ou d’un élément à un ensemble, comme on l’a imaginé jusqu’ici, dans le cadre d’une vision analogique de l’identité individuelle et de l’identité collective censées se refléter l’une l’autre dans une sorte de mêmeté ou de mimétisme, mais d’une relation de contiguïté ou de voisinage, de coénonciation et de cohabitation au sens fort, c’est-à-dire de mise en discours d’un monde commun et de mise au monde d’une parole commune, où le je et le tu, qui fondent le rapport entre identité et altérité, constituent le noyau insécable d’une intersubjectivité sensible qui se partage en soi et autre selon une politique où communauté et singularité ne sont plus opposées mais se présupposent mutuellement, rien n’étant singulier qu’au sein d’une pluralité qui le fait apparaître et rien n’étant pluriel que par et dans les singularités qui en font une véritable diversité, non pas une simple quantité de même [5].

Jacques Rancière fait remarquer que le grand nombre ou la pluralité telle que nous l’avons définie échappe à toute catégorisation, dans la mesure où elle consiste en une prolifération sans propriété, c’est-à-dire en une multiplicité sans unité, une diversité sans essence : « c’est le multiple qui ne cesse de se reproduire sans loi » : « il s’agit, dit-il, d’un mode d’existence sans propriétés dont l’“ être littéraire ” offre l’exemple [6] ». C’est une multiplicité de cet ordre, sans concept donné d’avance, qui est en jeu dans les rapports entre singularité et communauté, entre esthétique et politique, où se rejouent à tout moment, et plus encore à notre époque, la perception, la mémoire et l’imagination qu’on a de soi et des autres dans de vastes ensembles qui se défont et se refont au gré des expériences historiques que nous vivons. La parole littéraire ou artistique, qui échappe au principe d’identité du Concept ou de l’Idée, est le lieu où s’exprime avec le plus de force cet ethos énonciatif grâce auquel de nouveaux modes de subjectivité et de socialité peuvent apparaître, entre singularité et communauté plurielles plutôt qu’entre identités collectives et individuelles. Il y a ainsi une éthique ou une politique de la parole insensée ou de l’expérience asémique qu’il faut chercher à mieux comprendre pour saisir ce qui se fait jour au delà ou en deçà de l’espace délibératif ou judicatif propre aux énoncés de jugement qui ont fondé jusqu’ici notre rapport à la Polis ou à la chose publique. Mais quelle est cette dimension infra-sémantique de la parole, sur quoi s’appuient les aspects les plus politiques de l’énonciation esthétique ?

L’expérience de la parole

La parole est un acte. On le sait au moins depuis l’émergence de la pragmatique et de la théorie des actes de langage. Et comme tout acte, l’acte de parole engage la responsabilité de ses acteurs et de ses agents, ainsi que nous le rappellent régulièrement les théories de l’agir communicationnel d’un Habermas ou d’un Apel, la logique des maximes conversationnelles d’un Grice, ou l’éthique de la parole ou du Dire d’un Lévinas, pour ne citer que quelques-uns parmi ceux qui ont placé l’acte de parole et le dialogisme au coeur d’une théorie de l’action et des valeurs, d’une pragmatique et d’une éthique. Mais la mise en relation de l’éthique et de la parole ne date pas de notre siècle, ni de notre modernité. L’association de l’ethos et du logos remonte en fait à Aristote qui, au tome premier de sa Rhétorique, parle de « moeurs oratoires » pour désigner des habitudes de langage liées aux vertus comme la justice, le courage, la tempérance, la libéralité, la prudence ou la sagesse, qui ne sont pas, dit-il, des passions au sens propre (relevant d’un pur pathos), mais des dispositions ou des manières d’être par rapport à ce qu’on dit ou veut dire, c’est-à-dire des habitus discursifs ou des vertus énonciatives dans lesquels et par lesquels l’orateur montre ses dispositions à l’égard de ce qu’il énonce ou dont il parle comme à l’attention de ceux à qui il s’adresse. On peut être bien disposé ou mal disposé à l’égard de ses interlocuteurs ou de ceux dont on parle, qu’on peut vouloir défendre ou attaquer, soutenir ou combattre, appuyer ou affronter, ou avec lesquels on peut vouloir s’identifier sinon se démarquer ou se distinguer, s’associer ou se dissocier [7].

Ainsi l’ethos discursif n’a pas à voir seulement avec un acte ou un agir, serait-il langagier ou communicationnel, mais aussi et peut-être surtout avec une disposition ou un état d’esprit, qui n’est pas un pathos ou une émotion au sens strict, tel la colère ou l’enthousiasme, mais une manière d’être ou un état d’âme dans lequel nous plonge notre attitude à l’égard de ceux dont on parle ou à qui l’on parle lorsqu’on prend la parole. Il y a toujours une vertu à la parole, une disposition au dire, qui est justement cet état dans lequel nous agissons ou pouvons agir sur autrui et sur nous-même par et dans le discours. Pour agir de telle ou telle manière par la parole, il faut se sentir être dans tel ou tel état au sein du discours que l’on tient ou en vivant l’expérience de la prise de parole, c’est-à-dire en s’énonçant ou en se prononçant, non pas seulement sur les autres et devant eux, mais en se prononçant soi-même, comme dit la forme pronominale du verbe, qui montre qu’on s’expose dans tous ses états dès lors qu’on expose quelque chose à quelqu’un d’autre, quelque chose qui s’expose d’une certaine manière, toujours, révélatrice de notre manière d’être, c’est-à-dire de notre ethos énonciatif.

L’une des caractéristiques de cet ethos propre à l’expérience énonciative est bien sûr l’état dans lequel on se trouve dès lors qu’on se tourne vers l’autre pour s’adresser à lui et en appeler à son écoute ou à son attention, dans la mesure même de l’attention et de l’écoute qu’on s’engage à lui accorder en engageant le dialogue avec lui. Il y a une mise en commun minimale qui concerne le partage d’un espace énonciatif ou d’un lieu d’énonciation, d’une topique par exemple, qui fixe la nature de ce dont on parle en fonction de la situation discursive propre à l’échange dans lequel on s’est engagé. On n’aura pas le même rapport à tel objet de discours, tel thème ou tel sujet de conversation, selon qu’il s’agit d’un objet de litige ou d’un objet sur lequel il y a consensus, mais la construction polémique ou consensuelle de l’objet sera quant à elle commune aux interlocuteurs, en ce sens qu’ils partageront un même sentiment à l’égard de l’échange dans lequel ils se sont engagés, soit pour se combattre l’un l’autre, soit pour se conforter mutuellement.

L’espace énonciatif qui lie socialement les sujets ne se construit pas sur une communauté de sens mais plutôt sur une communauté de sentiment où les aspects éthiques, liés à la disposition de chacun à l’égard de l’autre, contraignent ou déterminent les aspects sémantiques des énoncés et des propositions que l’on s’échange. Le sensus communis au sens de Kant a sans doute à voir avec cette communauté affective par laquelle la singularité peut atteindre à l’universalité grâce aux formes mêmes de l’intersubjectivité, et en particulier aux formes éthiques de l’énonciation, c’est-à-dire aux manières d’être l’un avec l’autre au sein d’un échange intersubjectif. Loin d’être une norme idéale ou un impératif, comme le pensait Kant, le sensus communis révèle la structure même de l’ethos énonciatif, où la mise en commun précède et conditionne la mise en sens, où le prédicat communis détermine en quelque sorte le sens même du sensus auquel il s’applique. Il ne s’agit pas d’une loi morale mais de la « manière d’être » dans et de l’énonciation, c’est-à-dire des moeurs et usages propres à l’intersubjectivité énonciative ou, comme dit encore le mot ethos dans la langue grecque, des formes du vivre-avec ou de l’être-ensemble propre à l’expérience relationnelle qu’est toute communication, où ce n’est pas le je qui s’exprime à un tu à propos d’un il dont le sens serait donné en partage, mais où le fait même d’être-avec, en tant que co-énonciateurs, déclenche ce que Kant appelle « la mise à la place de tout un chacun » propre au sensus communis et, sans doute aussi, à toute forme de communauté. L’énonciation n’est donc pas qu’un appareil formel, comme on se plaît à le répéter depuis Benveniste. C’est aussi et avant tout un phénomène. Elle possède une authentique structure phénoménale dans la mesure où elle fait apparaître ce qu’elle énonce, y compris les sujets de l’énonciation, qu’elle donne à voir ou à apercevoir non tant dans leur étant, c’est-à-dire comme sujets énoncés possédant leur identité propre, mais dans leur être énonçant, c’est-à-dire dans leur altérité radicale par rapport à ce qui est censé les représenter mais qui n’incarne jamais qu’un moment éphémère de leur devenir ou de leur apparaître, nullement constitué mais toujours constituant, nulle part tout à fait énoncé mais partout et sans cesse s’énonçant.

La subjectivité énonciative est bien sûr doublement clivée, en énonciateur et énonciataire d’une part, puis en sujet énonçant et sujet énoncé d’autre part, mais elle est aussi disséminée dans les multiples marques qui la révèlent ou qui la font apparaître dans les formes ou les contenus de l’énoncé et dans les nombreuses strates dont se compose l’expérience même de l’énonciation en ses dimensions perceptives, affectives et cognitives. On y est comme un autre, toujours, mis à la place de tout un chacun, qui peut à tout moment s’y identifier en s’y altérant, être je et tu à la fois, tout en restant le il lointain et absent dont on peut parler au futur et au passé comme au présent. Je ne parle pas, bien sûr, de la seule capacité syntaxique et cognitive que nous avons d’incarner tour à tour les différentes instances de l’énonciation dans un dialogue ou une conversation, mais de la faculté que nous possédons de tenir la place de l’autre tout en restant soi, grâce à cette structure énonciative de l’expérience où l’on ne peut agir qu’en pâtissant, où l’on ne peut donner qu’en recevant, où l’on ne peut énoncer qu’en co-énonçant, bref où l’on ne peut acquérir son statut de sujet parlant qu’en se plaçant dans la position du sujet à qui l’on parle ou dont on parle. Je suis réellement sujet énonciateur parce que je suis virtuellement sujet énonciataire et sujet énoncé, celui à qui s’adresse la parole et celui qu’elle prend pour objet.

La forme même de cet ethos énonciatif nous place dans une structure ou une dynamique hétérologique où l’on se met forcément à la place de l’autre, de sorte qu’on doit parler de coénonciation plutôt que d’énonciation et d’un pâtir discursif plutôt que d’actes de parole : tout langage agit sur nous autant sinon plus qu’on agit en lui et par lui, dans la mesure où il y a une passion énonciative, une émotion ou une impulsion propre à l’énonciation, qu’on peut appeler com-passion ou, à l’instar de Renaud Barbaras, com-motion, mouvement et sentiment communs, plutôt que common sense au sens propre. Cette communauté de sentiment découle du simple fait d’être-ensemble ou d’être-avec (du Mit-sein heideggerien, pour ainsi dire) dans la structure et la dynamique de l’expérience énonciative, où je me mets nécessairement à la place de l’autre, en coénonçant ce qu’il énonce, en com-patissant dans et par son dire, en participant d’une motion commune ou d’une com-motion qui m’engage dans un espace ou un acte énonciatif commun, où j’éprouve ce je comme autre que le tu par lequel on s’adresse à moi. Il y a une phorie énonciative, par laquelle je suis porté et emporté vers l’autre, comme dans le transport métaphorique, où l’on change de lieu, littéralement, passant du propre au figuré, c’est-à-dire d’un champ sémantique où réside la définition ou la propriété d’un terme, à une autre région du sens qui l’altère ou l’étrangéifie, le déplaçant vers un ailleurs, imprévu ou inédit, qui l’incarne tout de même au plus profond, lui conférant une sorte de surcroît d’être qu’on a jadis appelé sa con-notation, c’est-à-dire « le sens qui vient avec, qui s’ajoute au sens ordinaire et l’accompagne ».

La « conation »

Ce changement de lieu est bien sûr lié à une force ou à une impulsion, à un mouvement que le latin appelle justement conatus, désignant par là la force qui accompagne l’acte qu’elle déclenche. On trouve une telle force impulsive dans ce qu’on a appelé la fonction conative de l’énonciation, grâce à laquelle je suis tendu vers l’autre dans la mesure même où il tend vers moi comme autre, selon un double mouvement tensif qui déplace le lieu du je ou de l’ego et l’accroît d’un sens non plus propre mais figuré, exactement comme la fonction connotative de la métaphore déplace les sens l’un vers l’autre ou les remplace l’un par l’autre pour conférer à l’énoncé un surcroît de signification, de nature sensible et affective, plutôt que notionnelle ou conceptuelle, irréductible à sa dénotation. Se mettre à la place de tout un chacun, comme dit Kant, c’est exercer cette faculté de métaphorisation, propre à l’imagination transcendantale, qui consiste à se mettre à la place les uns des autres dans la dynamique même de l’énonciation, où je me déplace en l’autre et me remplace par l’autre, changeant ainsi de personae, sachant que la personne est le fait d’un personare qui désigne ce qui « sonne à travers », littéralement.

La voix singulière de chacun résonne en effet par et dans le masque des « personnes », comme au théâtre, où chacun se prend l’un pour l’autre ou pour tout un chacun : le je n’est pas moins que le il ou le tu un personnage que le sujet joue ou une identité qu’il emprunte dans sa relation à l’autre, où il change de masque comme les mots changent de sens et de teneur dans les tropes ou les figures, dans la métaphore, notamment, où le sens propre est déplacé puis remplacé sans qu’il cesse pourtant d’être soi ou d’exister. Car l’être-soi du sens ou le sens en soi n’est pas vraiment une propriété ou une identité fixe, mais une pure puissance à devenir autre en se mouvant ou se transportant, à l’instar de l’ego dans la structure phorique de l’énonciation, ce transport et cet emportement qui peut devenir une authentique expérience com-passionnelle et com-motionnelle quand la passion conative propre à l’impulsion énonçante l’emporte sur la raison dénotative de l’énoncé. C’est bien sûr le cas des discours esthétiques, où l’innombrable et le non-identifiable, dans lesquels rien ne revient au même ou rien n’est à l’identique, donnent lieu à de nouvelles formes de socialité politique, à une communauté de singularités définie par le « partage sensible » du manque qui pousse les isolés vers les formes les plus désintéressées de solidarité.