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Les sciences humaines, au cours des quatre dernières décennies, ont vu leur participation au monde de la santé s’accroître de façon exponentielle. De fait, le champ disciplinaire qu’on nomme désormais les humanités médicales aurait atteint sa maturité vers le milieu des années 2000[1], suivi de près par son pendant à vocation plus inclusive mais aussi plus radicalement critique des humanités en santé (health humanities[2]), de même que par une mouvance spécifique qui voit se multiplier les initiatives autour de l’idée et la pratique de la médecine narrative. Mais il convient d’ajouter aussitôt deux précisions à ce constat d’ensemble. D’une part, l’émergence des humanités médicales et des humanités en santé est un phénomène issu du monde anglo-saxon ; son institutionnalisation dans les curriculums universitaires a eu lieu avant tout aux États-Unis et au Royaume-Uni, et dans une moindre mesure au Canada anglais. D’autre part, deux notions conjointes empruntées à la littérature, celles de récit et de narrativité, ont dès l’origine occupé une place absolument centrale, et quasi exclusive, dans la rencontre contemporaine des sciences humaines et des sciences de la santé.
Dans le sillage de deux essais célèbres de Susan Sontag, Illness as Metaphor et AIDS and its Metaphors[3], les travaux séminaux de Arthur Kleinman, Kathryn Montgomery Hunter, Arthur W. Frank, Anne Hawkins, Hilde Nelson, ou encore Ann Jurecic[4] ont établi la centralité des arts narratifs dans la pratique et l’éthique médicales. Rita Charon en a fait un programme universitaire à part entière à l’Université Columbia autour de sa définition de la médecine narrative[5] ; initiative qui, depuis, fait des émules un peu partout dans le monde. Désormais, on ne compte plus les études et articles contribuant à renforcer la position heuristique du récit, de la narrativité, du storytelling au sens anglais, dans les humanités médicales, que ce soit en études de genre[6], en bioéthique[7], en neuroéthique[8], ou encore dans les études sur le handicap[9]. Ajoutons la vague de livres destinés au grand public, très souvent écrits par des médecins, qui portent sur le fonctionnement du monde de la santé ou sur ses défis actuels[10].
À ce jour, les études littéraires en tant que telles, dans leurs orientations historique, comparative et théorique, et à plus forte raison dans les nombreux acquis épistémiques qui leur sont propres, ont été largement laissées en marge de ce panorama. Les études littéraires sont davantage mobilisées par les humanités médicales afin d’exemplifier des situations problématiques de la pratique médicale, pour leur capacité assez peu définie à « (ré) humaniser » des relations de soin en contextes toujours plus technologiques et expéditifs, ou encore pour la maîtrise narrative des récits qu’elles permettent de développer. Cependant, les études littéraires possèdent tout un éventail d’expertises heuristiques et esthétiques dont les humanités médicales ne semblent pas encore saisir le potentiel, de même que les problèmes qu’elles soulèvent quant à la relation entre les deux champs disciplinaires.
En outre, force est de remarquer qu’en dépit de toute l’attention académique portée sur les histoires de vie en humanités médicales avec leurs valeurs clinique, thérapeutique, éthique, communautaire, il persiste une absence de questionnement quant à l’impact sur l’identité personnelle des révolutions technologiques qui secouent de part en part l’univers de la santé. Comment concevoir une identité narrative, comment même penser le soi par rapport à la santé quand l’intelligence artificielle, les nanotechnologies, ou la collecte et la gestion délocalisées de données bio-rythmiques (big data) s’imposent tous azimuts ? L’idée même d’une vie vécue est de plus en plus désincarnée. Or, peut-on si facilement penser une vie saine en phase avec un corps sain alors que la médecine rend possibles et souvent nécessaires des transformations considérables dans l’intégrité de notre chair et de nos systèmes nerveux – transplantations d’organes, drogues stabilisatrices des humeurs, prothèses, puces électroniques – et ce au nom même de la santé ? Se profile derrière ces questions le besoin de repenser le personnage littéraire, la voix subjective, et jusqu’à la notion même d’intégrité corporelle et mentale. En définitive, le sujet sis à l’intersection des humanités médicales et de la littérature, ce sujet qui devrait être en santé, n’est pas circonscrit du tout. Et les conceptions de la maladie et de la santé ne sauraient être considérées a priori comme étant les mêmes par la littérature et la médecine qui, même si toutes deux font du vivant et du mourant leur matériau de prédilection, sont loin d’adopter les mêmes perspectives pour les approcher, les incarner de plain-pied. En effet, tandis que la pratique médicale invite à adopter une distance « empathique » et « sécuritaire » face au sujet malade, il n’en va pas nécessairement de même avec la recherche et la création littéraires qui elles, tentent souvent de le comprendre et de le ressentir de l’intérieur de lui-même. Qui plus est, la perspective littéraire ne saurait être garante d’un reflet objectif de la réalité, dans la mesure où ne pourrait lui être dénié son pouvoir fondamental d’imagination, d’invention, voire de mensonge. Qu’en est-il alors du sentiment de vérité qui devrait imprégner les idées de guérison et de mieux-être ? Peut-on même affirmer que la littérature, même si l’on fait vite de célébrer ses capacités à inspirer et à réconforter, possède un but de guérison et de mieux-être ? Qu’en est-il alors de ses capacités à déranger, déstabiliser et inquiéter ? Voire à choquer ? Qu’en est-il de la faculté littéraire à continuellement renvoyer ses sujets dans l’inconfort de questions épineuses, plutôt que dans la réassurance de réponses illusoires ? On comprendra que la littérature a plus que jamais un rôle essentiel à jouer en regard des humanités médicales. Mais ce n’est plus le rôle d’une alliée objective, ni d’une caution artistique de bon aloi. C’est un rôle problématique, et par là même vraiment nécessaire.
Les humanités médicales, les humanités critiques en santé et la médecine narrative sont aujourd’hui au coeur d’une transformation interdisciplinaire d’importance dans les sphères du savoir théorique et appliqué. Il est plus que temps d’examiner la contribution qu’y apporte la littérature lorsqu’on l’interroge dans toute sa profondeur et sa portée. Il est plus que temps aussi de laisser la littérature dire ce qu’elle a à dire, plutôt que de tenter de la soumettre à ce que l’on aimerait qu’elle nous dise, pour conforter la pratique médicale dans son cours actuel. La littérature, s’il est possible de le dire ainsi, ne doit rien à personne, et ce serait peut-être trahir sa nature que de croire qu’elle est un remède sans son revers empoisonné. La littérature serait peut-être un pharmakon, un remède empoisonné à embrasser dans toute son ambivalence, avec toutes ses remises en question et ses zones d’ombres, surtout lorsqu’il s’agit de raconter ce que signifierait « être en santé », « être malade » ou « être (in) humain ». Ce n’est peut-être qu’à ce seul prix que la littérature et les littéraires pourront participer pleinement à l’avenir des humanités médicales.
Six contributions originales sont rassemblées dans ce numéro. Chacune à leur manière, elles mettent en lumière différentes relations, certaines harmonieuses et d’autres conflictuelles, entre les humanités médicales, en santé et la littérature. L’exploration de ces relations ne prétend pas à l’exhaustivité, et n’espère pas non plus stabiliser des certitudes et des vérités quant à la façon dont il faudrait (re)penser les liens entre humanités médicales, en santé et la littérature. Loin de ce dossier, donc, toute forme de volonté prescriptive et normative. Plutôt, les six contributions qui y sont rassemblées espèrent ouvrir des questions sur les tensions interdisciplinaires animant ce champ en pleine expansion, dans le contre-point des visées thérapeutiques, éthiques et politiques qui le dominent largement.
Dans le premier article intitulé « Humanités médicales et humanités tout court : un nouveau scénario », Vincent Bruyère propose de concevoir les humanités médicales et en santé comme un « laboratoire critique dans lequel il est non seulement possible mais productif de parler de théorie littéraire », au fil d’une analyse croisée de l’essai d’Eve Kosofsky Sedgwick – « Paranoid Reading and Reparative Reading » – et de la célèbre autopathographie de Jean-Dominique Bauby, Le scaphandre et le papillon, écrite avec l’aide de son orthophoniste par l’entremise des clignements de son oeil gauche, tandis que l’auteur est totalement paralysé par un locked-in syndrome. À leur tour, Léonore Brassard et Pascale Millot proposent d’explorer, dans leur article « Mère sauvage, fille manquée », « le soin paradoxal d’une relation problématique chez Nelly Arcan, Sophie Calle, Marie Cardinal et Hélène Cixous ». Les autrices démontrent comment la littérature peut devenir l’espace d’un soin qui n’est pas exempt d’abjection, de cruauté et de trahison, et dans lequel des processus ambivalents d’identification et de désidentification permettent aux écrivaines de parfois refuser, et d’autres fois embrasser leur propre vieillissement, leur propre avancée vers la mort. Dans le troisième article intitulé « Réinvestir le sensible en Sciences de la santé », Isabelle Galichon et Jean-Arthur Micoulaud-Franchi présentent « les enjeux [épistémologiques, éthiques et politiques] d’un nouveau Diplôme Universitaire de Médecine narrative à l’Université de Bordeaux », tout en mettant en relief comment la création littéraire, si elle est posée au centre d’un tel programme pédagogique, permet de renouer avec l’esthétique comme expérience sensorielle non pas (ré)confortante, mais à la fois trouble et troublante. Dans le quatrième article, « The “villainous obstinacy and ugliness” of “a body of facts” […] », Maxime Raymond Bock déconstruit, par un travail minutieux d’analyses littéraires et archivistiques, la manière dont le docteur William Beaumont, chirurgien américain du xixe siècle célébré comme étant le « père de la physiologie gastrique », a transformé Alexis Saint-Martin, un jeune coureur des bois dont il a sauvé la vie, en un cobaye médical qu’il a abondamment réifié, même bestialisé au fil de ses écrits et de ses correspondances. En porte-à-faux des humanités médicales et en santé voulant que la littérature humanise les sujets, Raymond Bock montre comment l’écriture du docteur Beaumont devient au contraire vectrice d’un processus de mythification proprement déshumanisant du « personnage » de Saint-Martin, qu’il semble (re) construire pour sa propre gloire, et non pour le bien-être de son protégé. Dans le sillon de cette performativité ambiguë du littéraire, Kaliane Ung aborde, dans son article « Écrire le handicap des enfants », comment Clara Dupont-Monod (S’adapter), Minh Tran Huy (Un enfant sans histoire) et Hélène Cixous (Le jour où je n’étais pas là), parviennent à exprimer différents tabous et non-dits entourant les relations de soin à des enfants en situation de handicap, tout en faisant miroiter la problématique pulsion de mort pouvant parfois sournoisement y prendre forme. Enfin, Benjamin Gagnon Chainey propose, dans le sixième article intitulé « Cesser de lisser le ton », une critique de la tendance des humanités médicales et en santé à mobiliser la littérature au gré d’une triple instrumentalisation – thérapeutique, éthique et politique –, laquelle tend à policer les dimensions parfois violentes, aliénantes et désespérantes de la colère, des sentiments négatifs et de la vanité venant aussi rythmer l’existence des malades. Par une lecture croisée de deux autopathographies contemporaines – Hors de moi de Claire Marin et Jardin Radio de Charlotte Biron –, Gagnon Chainey plaide pour une approche du littéraire non pas en tant que « soin » orienté vers le mieux-être et la guérison, mais en tant qu’expression équivoque et intransitive de la douleur des malades, et dont les voix se doivent aussi de résonner, et d’être entendues en dehors des objectifs médicaux.
Appendices
Notes
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[1]
Voir Rolf Ahlzen, « Medical Humanities—Arts and Humanistic Science », Medicine, HealthCareandPhilosophy, vol. 10, no 4, 2007, p. 385-393.
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[2]
« The healthhumanitieshavebeeninascendanceoverthepast fifteen years.The numberof majors, minorsand certificates has increased 266%inthattimeframe » (Craig M. Klugman, « How Health Humanities Will Save the Life of the Humanities », Journal of Medical Humanities, vol. 38, no 4, 2017, p. 419).
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[3]
Susan Sontag, Illness as Metaphor [1978] and Aids and its metaphors [1989], London/New York, Picador, 1990.
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[4]
Arthur Kleinman, The Illness Narratives: Suffering, Healing, and the Human Condition, New York, Basic Books, 1988 ; Kathryn M. Hunter, Doctors’ Stories: The Narrative Structures of Medical Knowledge, Princeton, Princeton University Press, 1991 ; Arthur W. Frank, At the Will of the Body: Reflections on Illness [1991], New York, Mariner, 2002 et The Wounded Storyteller. Body, Illness, and Ethics [1995], Chicago, University of Chicago Press, 2013 ; Anne H. Hawkins, Reconstructing Illness: Studies in Pathography, Lafayette, Purdue University Press, 1993 ; Hilde L. Nelson (dir.), Stories and their Limits: Narrative Approaches to Bioethics, New York, Routledge, 1997 ; Ann Jurecic, Illness as Narrative, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2012.
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[5]
Rita Charon, Narrative Medicine, New York, Oxford University Press, 2008 et The Principles and Practice of Narrative Medicine, Oxford, Oxford University Press, 2017.
-
[6]
Barbara Korte, Body Language in Literature, Toronto, University of Toronto Press, 1997.
-
[7]
Nikolas Rose, The Politics of Life Itself. Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-First Century, Princeton, Princeton University Press, 2007.
-
[8]
Nikolas Rose et Joelle M. Abi-Rached, Neuro: The New Brain Science and the Management of the Mind, Princeton, Princeton University Press, 2013 ; Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005.
-
[9]
Atwood Gaines et Brandy Schillace, « Meaning and Medicine in a New Key: Trauma, Disability, and Embodied Discourse Through Cross-Cultural Narrative Modes », Culture, Medicine and Psychiatry, vol. 37, no 4, 2013, p. 580-586 ; Julie Robert, Curative Illness. Medico-National Allegory in Québécois Fiction, Montreal/Kingston, McGill/Queen’s University Press, 2016.
-
[10]
Paul Kalanithi, When Breath Becomes Air, New York, Random House, 2016 ; Siddhartha Mukherjee, The Laws of Medicine. Fields Notes from an Uncertain Science, New York, Simon and Schuster, 2015 ; Gavin Francis, Adventures in Human Being, New York, Basic Books, 2015 ; Atul Gawande, Being Mortal, New York, Picador, 2014 ; Marc Zaffran, Profession médecin de famille, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012 ; Alain Vadeboncoeur, Les acteurs ne savent pas mourir : récits d’un urgentologue, Montréal, Lux Éditeur, 2014.
Bibliographie
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