Abstracts
Résumé
Par une analyse comparative de deux autopathographies contemporaines, Hors de moi (2008), où la philosophe française Claire Marin témoigne de son expérience de la douleur chronique, et Jardin Radio (2022), où l’autrice québécoise Charlotte Biron raconte ses années d’opération et de convalescence pour traiter un cancer à la mâchoire, cet article remet en question une certaine tendance des humanités médicales et en santé à instrumentaliser la littérature au profit d’objectifs thérapeutiques, éthiques et politiques, qui ne sont pas nécessairement les siens. Dans le contrepoint de cette tendance à vouloir policer le littéraire, voire à lisser ses aspérités discursives trop chaotiques, violentes ou négatives, cet article désire faire résonner la part de colère indissociable de l’expérience de la douleur chronique et de la maladie – suivant les deux autrices –, mais aussi, mettre en lumière une dimension inutile de la littérature qui, même si elle ne guérit pas, parvient néanmoins à accompagner les malades dans le silence, la souffrance et l’ennui de leur solitude, et dont on peine à percevoir les véritables échos.
Abstract
Through a comparative analysis of two contemporary autopathographies, Hors de moi [Out of Myself] (2008), where the French philosopher Claire Marin testifies to her experience with chronic pain, and Jardin Radio (2022), where the Quebec author Charlotte Biron recounts her years of operation and convalescence for the treatment of jaw cancer, this article challenges a certain tendency of the medical and health humanities to instrumentalize literature in service to therapeutic, ethical and political objectives that are not necessarily its own to pursue. As a counterpoint to this wish to police the literary, even to smooth out discursive rough edges that are overly chaotic, violent or negative, this article proposes to highlight not only the part played by an anger inseparable from the experience of chronic pain and illness—following the two authors—but also a useless dimension of literature which, even if it fails to cure, nevertheless manages to accompany the sick in the silence, suffering and monotony of their solitude, a dimension whose genuine echoes are difficult to perceive.
Article body
Il n’y aura pas de fin heureuse. Autant le savoir d’emblée. C’est une histoire tragique, faite de répétitions et d’aggravations.
ClaireMarin[1]
Je voudrais montrer ce gouffre qui apparaît presque immédiatement sous les pieds des malades. Je voudrais un texte qui ne dise rien d’intelligent, qui témoigne d’une expérience à côté du monde, violente, ennuyante, invisible.
CharlotteBiron[2]
Si l’on en croit la rumeur populaire, les humanités médicales auraient le vent en poupe. Les initiatives inter/transdisciplinaires mobilisant les sciences humaines et sociales, mais aussi la littérature, les arts et la danse au profit d’une humanisation des soins sous toutes leurs formes se multiplient, tant dans les institutions académiques et hospitalières que les organismes communautaires. Dans un contexte socioéconomique néolibéral où les crises essaiment et où, plus que jamais, le temps se monnaie à grand prix, la volonté d’insuffler plus d’humanité à un système de santé toujours plus tentaculaire, technologique, expéditif et bureaucratique ne saurait être considérée illégitime. Personne n’est, en théorie, contre la vertu.
Et si les humanités médicales poliçaient l’expérience de la douleur et de la maladie ?
Les humanités médicales et leurs soeurs siamoises, les humanités en santé – prétendument plus critiques de la médecine et dépassant plus largement leurs frontières disciplinaires[3] – connaissent une expansion importante depuis plusieurs décennies dans le monde anglo-saxon, et depuis peu dans les institutions francophones. En introduction du récent ouvrage collectif Les humanités médicales : l’engagement des sciences humaines et sociales en médecine, publié en 2020, Céline Lefève, François Thoreau et Alexis Zimmer soutiennent :
Bien que la définition n’en soit pas clairement arrêtée, l’expression d’« humanités médicales » remporte un vif succès. Dans le monde académique anglo-saxon dont elle provient, elle concerne un nombre croissant de centres, de départements et de programmes de recherche et d’enseignement. Les institutions scientifiques et de financement de la recherche y recourent de plus en plus volontiers. Dans le champ francophone, elle est en voie d’appropriation depuis moins de dix ans[4].
Ce développement des humanités médicales est corollaire d’une volonté de (ré)humanisation des soins de santé, qui s’inscrirait plus largement dans une visée de « transformation éthique et politique, une “démocratisation de la médecine”, consciente et résistante aux relations de domination entre soignants et soignés, et entre soignants[5] ». Par une attention accrue aux expériences vécues et exprimées par les malades, combinée à un investissement concret dans l’éducation des soignant·e·s à différents stades de leur formation et de leur carrière, les humanités médicales et en santé aspirent à un nivellement des hiérarchies au coeur des relations de soin : un déploiement plus horizontal, démocratique et participatif des dialogues entre les subjectivités et les discours, les savoirs et les disciplines. Dans cet esprit, la Nova Southeastern University de Floride, par exemple, propose de situer la cohérence des humanités médicales et en santé au confluent de « trois E » – expérience, expression et éducation. Un investissement des humanités au prisme de ces trois pans permettrait aux soignant·e·s de différentes disciplines de développer leurs « habiletés de compétence culturelle, de communication, de raisonnement éthique, de jugement critique et d’empathie[6] » ; de mieux « identifier les besoins émotionnels, sociaux et culturels[7] » des individus et communautés impliqués dans les relations de soin ; et enfin de « faciliter la communication par les arts et les humanités comme moyen de guérison[8] ». L’amélioration des conditions de vie des individus et des collectivités, le soulagement de la souffrance et la lutte pour la santé, l’inclusion et la guérison sont des objectifs qui animent ce champ aux ambitions transdisciplinaires[9]. Il apparaît difficile d’affirmer le contraire.
Ce faisant, comme nous le verrons plus en détails, les humanités médicales et en santé tendent à aligner leurs objectifs sur ceux de la médecine et du soin. Elles transforment les sciences humaines et sociales, les arts et les lettres en outils[10] qui sont mobilisés au profit de, mis au service de sujets, d’objets, de causes. Comme à tous les bons instruments, on dote ces disciplines d’une orientation, d’une utilité, d’un but ; voire de vertus qui ne sont pas nécessairement les leurs. On octroie aux humanités une transitivité positive et bienfaitrice obligée, à grands coups de ce que la critique américaine Andrea Charise qualifie de « “termes dieux” – “empathie, écoute, imagination morale et autoréflexivité”[11] ». Au gré de cette triple instrumentalisation – thérapeutique, éthique et politique –, ce champ inter/transdisciplinaire tend à davantage situer les humanités – qu’elles soient philosophiques, littéraires, sociologiques, anthropologiques, etc. – du côté du soin (médical, de santé, autre) que du côté de la douleur et de la maladie. En orientant leurs efforts vers des objectifs de soulagement et de guérison, comme la médecine et le soin, les humanités médicales et en santé risquent de réduire leur sensibilité aux différents tons, rythmes et modes d’expressions propres à la douleur et à la maladie, et qui agissent à rebours de ces termes.
Rita Charon, médecin et autrice américaine reconnue comme l’une des fondatrices de la médecine narrative, affirme dans son article « Literature and Medicine: Origins and Destinies », publié en 2000 :
[La] relation entre la littérature et la médecine est durable car elle est inhérente. La littérature n’est pas simplement un vernis civilisant pour le médecin cultivé, et la médecine n’est pas simplement la source de rebondissements pratiques pour le romancier. À la place, les croyances, les méthodes et les buts de ces deux disciplines, quand on les observe sous une lumière particulière, sont similaires de manière étonnante et féconde[12].
Et si on explorait le verso de cette proposition ? Et si c’était entre la littérature, la douleur et la maladie que la relation était inhérente ? Si les humanités médicales et en santé tendent à mobiliser, de manière apparemment dominante, la littérature dans une visée thérapeutique, éthique et politique, à la fois positive et utile, ne poussent-elles pas du même coup au mutisme les envers négatifs, immoraux et inutiles qu’elle partage aussi avec l’expérience de la douleur et de la maladie ? Les humanités médicales et en santé, en subordonnant la littérature aux méthodes et aux buts de la médecine et du soin, ne risquent-elles pas de policer du même coup l’expression de la colère et de la rage inhérentes à l’expérience de la douleur et de la maladie ? Ne lissent-elles pas le ton des récits, les aspérités tranchantes de leurs sentiments négatifs ? N’octroient-elles pas de force, tant à ces expériences qu’à leurs transcriptions littéraires, une positivité signifiante qui n’est pas la leur, une utilité qui leur échappe, et qui font écran à l’absurdité, à l’inutilité fondamentale de la douleur et de la maladie ?
En dialoguant avec deux récits autopathographiques contemporains[13], Hors de moi, de la philosophe française Claire Marin, publié en 2008, et Jardin Radio, de l’autrice québécoise Charlotte Biron, publié en 2022, je désire explorer le verso des discours policés et polis, dans tous les sens du terme, sur l’expérience de la douleur et de la maladie, et que les humanités médicales et en santé tendent parfois à occulter. Je désire faire entendre l’entropie et le chaos, la violence et la colère, le silence et l’ennui que la voix de Marin, souffrant de douleur chronique, et celle de Biron, dans sa longue convalescence de nombreuses opérations pour soigner une tumeur à la mâchoire, font advenir à la vie depuis le contre-espace-temps d’où elles écrivent. Je désire faire résonner la colère viscérale et le sentiment d’absurdité, voire d’insignifiance et d’inutilité de l’expérience de la douleur et de la maladie, mais aussi de la littérature que ces deux autrices donnent à entendre.
Bien que Biron et Marin n’aient ni le même âge ni le même diagnostic, et qu’elles ne vivent pas dans le même pays – Biron est une Québécoise de 34 ans ayant souffert d’une tumeur à la mâchoire, tandis que Marin est une Française de 49 ans souffrant, depuis sa vingtaine, de douleurs chroniques causées par « une maladie auto-immune proche d’une polyarthrite rhumatoïde[14] » –, les deux autrices ont une particularité paradoxale en commun, qui légitimise à mon sens leur mise en dialogue dans cet article. En effet, même si elles sont toutes les deux docteures, non pas en médecine mais dans des disciplines éminemment langagières – Biron en littérature et Marin en philosophie –, leurs autopathographies respectives n’ont été écrites ni dans une visée thérapeutique – en contrepoint des humanités en santé –, ni dans un effort d’ériger leurs discours sur le piédestal de l’utilité sociale. Les autopathographies de Biron et de Marin se singularisent par le fait qu’elles investissent toutes deux l’expérience de la maladie à travers le langage écrit, mais qu’elles le font sans conférer à ce langage de pouvoirs positifs – optimistes, soulageant et encore moins salvateurs –, sans doter leur prise de parole d’une portée critique qui serait à la fois utile et nécessaire, comme il est de bon ton de l’affirmer en critique contemporaine. Chacune à leur manière, et comme l’article le mettra en relief et en comparaison, Biron et Marin investissent et assument, et ce même si leurs souffrances sont bien réelles, le caractère négatif et inutile non seulement de l’expérience maladive, mais aussi du langage qui tente de l’exprimer. Les textes de Biron et Marin permettent ensemble de mettre en lumière une conception de la littérature – et des autopathographies qu’elle englobe – qui entre en contradiction avec les discours actuellement dominants en humanités en santé. Une conception de la littérature qui n’embrasse pas le côté positif et utile de la mise en récit de l’expérience maladive, mais bien sa part d’ombre et ses affects négatifs, voire l’inutilité fondamentale de l’entreprise littéraire lorsque le sol, sous les assauts de la douleur et de la maladie, se dérobe sous les pieds du sujet souffrant. L’article, bien sûr, n’aura pas la prétention de traiter le sujet de l’écriture de la douleur et de la maladie de manière exhaustive. Cependant, il mettra en scène un chassé-croisé entre les voix de Biron et Marin, dont les échos réciproques exploreront, ensemble, une double-performativité littéraire s’inscrivant en faux de celle que les humanités médicales et en santé tentent d’instrumentaliser : 1) une performativité négative où la colère et le silence ont voix au chapitre ; 2) une revendication de l’inutilité, non seulement de l’expérience de la douleur maladive mais aussi, du langage autoréflexif qui prétend l’exprimer. Il va sans dire que les deux autrices ne sont pas assimilables l’une à l’autre, mais il n’en demeure pas moins que des échos résonnent en commun dans leur prose : des échos revendiquant le droit, pour une personne malade écrivant son expérience, d’être furieuse ou encore, silencieuse : de ne pas se convaincre aveuglément que la littérature l’apaisera ou sera utile à son processus de guérison. Il s’agit là d’une réalité – de la maladie autant que de la littérature – qu’on ne met pas de l’avant en humanités en santé, et que Biron et Marin, de manière distincte mais cependant dialogique, nous permettent de problématiser.
Biron écrit dans Jardin Radio : « Je donne, moi aussi, à la douleur la forme d’un lieu où l’on se pose, ébahie. Je perçois un alunissage. La métaphore surgit. Mais la ligne de mots se défait très vite, elle ne sert rien et je replonge dans le noir » (JR, p. 67). Il s’agira dans les prochaines sections d’explorer la face cachée de cette lune douloureuse et maladive, même si cette métaphore « ne sert à rien », de l’expérience vécue par Marin et Biron. Tenter d’entendre, au verso des discours thérapeutiques, éthiques et politiques des humanités médicales et en santé, les envers sombres des sentiments négatifs, voire des désirs destructeurs qui hantent par moments leurs voix. Tenter d’entrevoir, en s’extrayant de la cadence régulière et normative des systèmes, le paysage déserté et hostile de la douleur et de la maladie : ce contre-espace-temps long et lent, profondément solitaire, et dont les fragiles aspérités sont des voix que polissent les vents trop éthiques, que l’obsession d’un utilitarisme et d’une productivité à tout prix fait fuir, désagrège. En cinq mots, il s’agira de cesser de lisser le ton : pour que les voix des malades, portées par les vents contraires, chaotiques de la douleur et de la littérature, puissent résonner en dehors des objectifs de la médecine et des approches dominant actuellement les humanités médicales et en santé.
Quelles voix pour la violence viscérale de la douleur et de la maladie ?
Dans Hors de moi, Marin affirme que la douleur rend son corps à la fois hypersensible et incompréhensible. L’exacerbation de ses sensations et perceptions échappe à toute logique, à toute stabilisation raisonnée du sens dans le langage et la pensée.
Tout mon corps est comme une surface écorchée. Mes nerfs sont des fils dénudés. On entre dans une nouvelle échelle de perception, exacerbée par la douleur. Tout me devient sensible, tout peut me devenir intolérable. Mes réactions sont épidermiques. Mes accès de colère vive sont sans doute incompréhensibles. Ils viennent d’une logique souterraine qui n’émerge qu’en moi, loin des regards étonnés.
HDM, p. 50
La douleur, dans les mots de Marin, est une expérience intime qui déborde les sens et le sens. Elle relève d’une expérience invisible, silencieuse et implacable qui s’agite au creux du corps, et dont la perception et la compréhension échappent à autrui. Dans Jardin Radio, Biron pointe également ce caractère souterrain, indéfini de la douleur. Elle écrit : « Un bruit étrange s’installe dans les muscles fatigués. C’est peut-être une impulsion animale qui reste en nous, qui veut guérir, qui remue la peau. C’est empirique, c’est souterrain » (JR, p. 50). La douleur est un événement souterrain qui réorganise le corps en profondeur. Elle relève de l’expérience d’une réalité corporelle que les mots, de nature fondamentalement différente, n’arrivent pas à nommer. Dans le même sens que la douleur, Biron écrit au sujet de la maladie qu’il est « [i]mpossible de la décrire entière et isolée », et que c’est quand elle « se prend dans nos corps qu’on la perçoit, qu’on la comprend, qu’on peut l’entendre » (JR, p. 25). Indissociable de l’expérience maladive, la douleur ne se dit pas, donc, mais se vit en même temps qu’elle creuse un double fossé – à la fois sensible et sémantique – dans et entre les corps et les langages. En échos critiques au récit de Biron, l’essayiste américaine Elaine Scarry affirme, dans son ouvrage The Body in Pain : The Making and Unmaking of the World, publié en 1985 :
Donc, pour la personne en douleur, elle [la douleur] est présente d’une manière si incontestable et non négociable qu’« avoir mal » peut être conçu comme l’exemple le plus vibrant de ce qu’est « avoir de la certitude », alors que pour l’autre personne elle est si insaisissable qu’« entendre parler de douleur » semble être le modèle primaire de ce qu’est « avoir un doute ». Ainsi la douleur apparaît, sans pouvoir être partagée, entre nous, à la fois comme ce qui ne peut être nié et ce qui ne peut être confirmé. Tout ce que la douleur accomplit, elle l’accomplit en partie à travers ce non-partage, et elle assure ce non-partage par sa résistance au langage[15].
La violence viscérale de la douleur résiste au langage de multiples façons. D’abord, en étant en constant décalage formel et temporel par rapport à celui-ci – « Parce que la parole est toujours en retard sur le mal, malhabile, inadéquate. La parole le dénature, transformant le cri inarticulé en sons maîtrisés » (HDM, p. 25), affirme Marin. Ensuite, parce que cette dénaturation de la douleur par le langage s’effectue de concert avec une destruction active du second par la première, « provoquant un retour immédiat à un état antérieur au langage, aux sons et cris que l’être humain produit avant que le langage ne soit appris[16] », comme le soutient Scarry. Le langage est toujours en inadéquation avec la douleur, il n’arrive jamais à saisir, dire et partager, à la fois dans le fond et la forme, sa nature profonde. Marin écrit en ce sens :
Des serpents de feu s’élancent dans les veines de mes bras et semblent vouloir s’échapper de mes doigts. La phrase est démesurément lente pour cet éclair de douleur qui saisit avant même que je ne sois capable de le réaliser vraiment. Que faire de cet indicible qui ronge… Toi qui as tant appris à dire, tu es sans voix devant cette expression étrangère faite de brûlures et de cris du corps.
HDM, p. 25
La douleur demeure inexorablement indicible, elle assaille non seulement le corps, mais aussi le langage que le sujet désapprend sous son emprise.
La douleur est donc un phénomène sensitif fondamentalement à rebours du corps et du langage. Un mouvement à la fois naturel et contre-nature de destruction et de régression, qui ramène l’être humain à des états antérieurs qui ne sont pas seulement ceux de l’enfance, mais aussi de l’animal. La violence viscérale de la douleur bestialise le corps humain. Dans Hors de moi, Marin soutient que « la maladie rappelle sa priorité. Comme un cri d’animal déchire la torpeur de la nuit » (HDM, p. 10), qu’elle « attaque le corps comme une proie […] dans cette arène close », qu’elle le dévore en déchaînant sur lui sa « pulsion autophage » (HDM, p. 54). Dans Jardin Radio, la maladie se manifeste également à Biron, une nuit, par la vision d’un « renard au corps malade, filamenteux, près d’une souche où il peut s’enrouler, s’endormir, se décomposer » et dont « une autre durée prend possession » (JR, p. 17). Cette vision réapparaît à Biron pendant un trajet d’autobus devant la conduire à l’hôpital pour une opération, et qu’elle « imagine le corps d’un animal pourrir » (JR, p. 51). Dans les autopathographies Hors de moi et Jardin Radio, la douleur ramène le corps des narratrices à une animalité primaire où le langage appris n’a pas de prise, où le corps est transporté dans un autre espace-temps qui n’est plus celui des bien-portants, mais d’un chaos primitif éreintant que nul discours n’arrive à exprimer et organiser, à comprendre et à soulager. Biron s’interroge sur cette aporie en ces termes : « Comment écrire quand tout est épuisant, comment enregistrer les événements au moment où ils semblent nous enlever toute possibilité de compréhension, comment parler de ce qui nous empêche de parler ? » (JR, p. 117)
Apparaît dès lors un premier problème de taille, dans l’expression de l’expérience douloureuse et maladive. Comment prétendre, par la construction de discours maîtrisés sur la douleur et la maladie, être apte à les communiquer de manière authentique, fidèle ? Comme l’exprime à juste titre Marin, dans Hors de moi, « [c]ette maîtrise, déjà, est autre chose. Comment contenir dans le sens ce qui n’en a pas. Comment prétendre asservir la souffrance à la construction logique d’une phrase » (HDM, p. 25) ? Les humanités médicales et en santé, mais aussi toute entreprise langagière visant à exprimer la violence viscérale de la douleur et de la maladie, ne sont-elles donc pas condamnées à être hors sujet ? Est-ce que toute expression de douleur par un discours contrôlé n’est pas, d’emblée, une entreprise vaine, dont l’objet lui échappe toujours ? Un partage perdu d’avance, indéfiniment utopique, sans lieu, hors du temps ? Dans Jardin Radio, Biron écrit à juste titre que la « mémoire des mots et des concepts n’est pas faite de la même matière que celle de la peur et de l’amour » (JR, p. 33). Est-ce à dire qu’il faudrait, plutôt que de s’astreindre à développer des discours thérapeutiques, éthiques et politiques sur la douleur, trouver des voix faites de la même matière qu’elle, et ce même si « [c]oucher la ligne de mots pour la contrôler ne sert à rien » ? (JR, p. 50) Atteindre ce contre-espace-temps souterrain où un « événement se trame, frémit, réorganise le corps » (JR, p. 50) en profondeur ?
Quand le contrôle discursif échoue à saisir la démesure de la vie
Si la violence de l’expérience maladive n’est pas fait du même matériau que le langage auquel nous sommes habitués, suivant les mots de Biron, qu’elle ne se déploie pas selon le même rythme ou la même temporalité, c’est donc qu’il faudrait créer, pour l’exprimer et la partager, de nouveaux langages, de nouveaux espace-temps. Ou plutôt, des langages et des espace-temps plus archaïques, bruts et chaotiques. Dans son court essai De la maladie, traduit de l’anglais On Being III et publié pour la première fois en 1926, Virginia Woolf pousse cet argument plus loin en affirmant que « ce n’est pas seulement d’une langue neuve que nous avons besoin, plus primitive, plus sensuelle, plus crue, mais d’une nouvelle hiérarchisation des passions[17] », afin de rendre fidèlement compte de l’expérience maladive. Suivant Woolf, les sentiments du quotidien doivent céder leur place à des sensations éprouvantes, voire parfois intolérables que seule une langue neuve, brute, hors normes, est apte à exprimer.
Dans Hors de moi, Marin affirme qu’en contexte de maladie, « [t]out devient plus violent » (HDM, p. 9), et que cette violence « nous plonge dans le vif de la vie, dans sa démesure » (HDM, p. 10). Cependant, cette caractéristique hors normes du vivant « [serait] négligée par le discours clinique au seul objectif de la guérison » (HDM, p. 10). Cet objectif est partagé à la fois par la médecine et les professions de santé, mais aussi, il en a été question, par la visée thérapeutique des humanités médicales et en santé, bien que ces dernières le poursuivent suivant d’autres moyens. Or, si la douleur et la maladie échappent à toute commune mesure – sensorielle, langagière, temporelle –, le discours prétendant les exprimer ne devrait-il pas en faire autant ? Il doit lâcher la bride et plonger dans la démesure de la vie, tant dans le fond que dans la forme, pour donner voix à leur violence en dehors des discours cliniques et thérapeutiques, qui ne sont pas faits de la même matière.
La narratrice de Jardin Radio souligne la froideur désaffectée du discours clinique, dans un épisode survenant des années après son opération à la mâchoire, lorsqu’elle tombe par hasard sur des notes médicales ayant été transcrites dans son dossier par le chirurgien et la résidente. Biron retranscrit :
Sous anesthésie générale par intubation nasotrachéale, badigeonner la région cervico-faciale, pratiquer l’incision sous-mandibulaire, disséquer la couche superficielle du fascia cervical profond, protéger la branche marginale du nerf facial côté droit, adapter une plaque de titane 2,4 millimètres avec quatre vis.
JR, p. 60 ; l’autrice souligne
Bien que ces notes cliniques ne s’adressent pas à elle, et qu’il soit opportun, pour la réussite de l’opération, l’efficacité des soins et la lisibilité du dossier, qu’elles soient aussi précises que possible, Biron constate néanmoins à quel point dans « leurs notes, il n’y a pas de place pour la demi-mesure, pour la peur, pour l’hésitation » (JR, p. 60). Tandis que Marin soulignait, dans Hors de moi, que la démesure du vivant, en contexte de maladie, est négligée par le discours clinique bridé par ses objectifs de guérison, Biron constate à son tour, dans Jardin Radio, que la demi-mesure et son lot d’affects incertains, hésitants, inquiets, en sont aussi évacués. La démesure comme la demi-mesure, caractéristiques des corps malades dont les sensations s’exacerbent en même temps que le sens s’amoindrit, semblent proscrites des discours qui prétendent les soigner mais qui, par le même geste, effacent les affects fondamentaux de leurs expériences. En négligeant la démesure et en expulsant la demi-mesure, les discours cliniques et thérapeutiques – vers lesquels tendent les humanités en santé – en viennent à ne plus parler du même objet que les malades. Dans la foulé, la douleur continue de creuser le fossé dans et entre les corps et les langages.
Dans Hors de moi, Marin tente de communiquer en se conformant à un certain protocole, une certaine nomenclature. Lors de ses visites, elle tente de parler la même langue que ses médecins, d’adopter leurs termes techniques, leurs expressions bien définies. Elle essaie du mieux qu’elle peut de présenter sa douleur suivant l’ordre de leur discours clinique.
Je viens présenter ma petite pathologie. Techniquement. Je décris mes symptômes le plus cliniquement possible. Mais comme dans les langues mal maîtrisées, il y a toujours un moment où le discours dérape, sort de sa voie. Je ne parle pas de la maladie comme les médecins. Je parle de la maladie réelle, vivante, vulgaire. Je vois bien que ce n’est pas la même chose. La maladie des médecins est ordonnée, elle se manifeste par le biais de symptômes spécifiques selon un protocole clairement défini.
HDM, p. 70
Le discours de Marin se dissocie de celui de ses médecins, même lorsqu’elle tente de s’exprimer comme eux. Sa langue hésite, ne sait pas trop où elle va ni ce qu’elle dit ; contrairement à celle de ses soignants demeurant bien alignée dans ses balises, solidement orientée vers une transitivité discursive directe, rectiligne, toute tendue vers des objets symptomatiques précis. Le discours de la malade oscille, vacille, tergiverse ; celui sur sa maladie cerne, stabilise, ordonne. Ainsi les deux langages non seulement diffèrent, mais divergent fondamentalement. Le premier, même si la malade tente de le brider, demeure diffus et déstabilisé par les affects négatifs donnant vie à son expérience, le second, contrôlé par les médecins et soignants, est clair et précis, savamment tenu en laisse par une méthode rationnelle de recherche et d’évaluation de symptômes, dans un but diagnostic et thérapeutique défini.
De surcroît, ces objets du discours clinique – les symptômes, leur traitement, etc. – ne sont pas seulement (pré)définis, ils sont souvent prononcés, dans le contexte médical et plus largement du soin, dans des intonations dépourvues d’affect. Non seulement le « fond » du discours clinique est-il aseptisé, sa performance formelle – la façon dont il est effectivement énoncé dans l’espace de la parole – est elle aussi élaguée de ses aspérités affectives. Tandis que l’espace clinique est désinfecté, pour éviter la contamination et la propagation de germes et de microbes, de bactéries et de virus, le discours clinique qui y règne, lui, est désaffecté : on l’émonde des émotions négatives qui pourrait le rendre aride ou raboteux, inintelligible ou pire, insensé. Dans Jardin Radio, la narratrice Biron insiste sur cette tonalité désaffectée, dans tous les sens du terme, des discours meublant l’espace de l’hôpital où elle est suivie. Car la désaffection ne relève pas seulement de l’absence d’émotion, mais aussi de but, d’utilité. En retirant l’affect du discours en voulant le rendre plus efficient, ironiquement, on désamorce aussi la tension subjective qui le distendait vers son objet, donnait l’énergie à la parole de désirer, et d’atteindre son but. Biron écrit :
Les mots sont dits avec calme et détachement. Les mots paralysie, les mots résection, les mots greffe, les mots sont présentés avec calme et détachement. Là, sous les néons qui bourdonnent, les machines médicales et l’attirail métallique disent l’ordre raffiné du découpage de la chair, des os et des organes, la promesse que la peau et le sang seront envisagés avec calme et détachement.
JR, p. 43-44
Ce strict contrôle du contenu mais aussi, l’évacuation des affects du discours clinique visent à avoir le dessus sur la douleur et la maladie, à les dominer en surplomb, sans peur, et donc à s’éviter de plonger dans leurs sombres profondeurs. Le discours clinique ne vise pas à exprimer et faire ressentir l’expérience de leur démesure, ou l’incertitude inhérente à leur demi-mesure, mais à en triompher. L’idée ici n’est pas d’affirmer que ce n’est « pas bien » d’être mesuré dans sa volonté de vouloir guérir, de s’y astreindre de manière aussi rigoureuse et contrôlée que possible, mais de dire que l’expérience de la maladie ne se limite pas à ces seules considérations curatives. Parfois, la rhétorique guerrière imposée aux malades – qu’on appelle à se battre contre l’ennemi maladif invasif – peut leur être aussi violente que la douleur maladive elle-même. Marin affirme en ce sens, dans un essai intitulé L’homme sans fièvre, publié en 2013, cinq ans après Hors de moi : « Cette conception guerrière qu’on trouve dans l’étymologie du verbe guérir fonde la légitimité de la violence de l’acte médical, qui trouve son paroxysme dans le geste de l’ultime transgression, celui du chirurgien[18]. » Quand le verbe « guérir » trouve son origine langagière aux mêmes sources que le verbe « guerroyer », on voit se refléter dans le discours médical lui-même des images de combats violents, de corps à corps brutaux entre les malades et leurs maladies, transformant du même coup la relation de soin en concertation militaire, dans le but de repousser une invasion, se défendre contre un agresseur, voire éviter sa propre destruction. La rhétorique guerrière qui sous-tend l’objectif clinique de guérison non seulement fait violence à la personne malade, par sa seule performativité langagière, elle déplace aussi l’objet du langage de l’expérience maladive – anarchique, hésitante, inquiète – vers un langage sur l’expérience maladive qui, par sa mesure contrôlée, permettra de l’éradiquer. Pour le dire simplement, le langage clinique et le langage maladif non seulement ne sont pas faits de la même matière – comme Biron l’exprimait –, ils ne portent pas non plus sur les mêmes objets ni ne sont orientés vers les mêmes buts. Dans le cas de Biron, la narratrice de Jardin Radio, et ce même si ses médecins et chirurgiens atteignent leur but – « triompher de la maladie » (JR, p. 45) –, ils n’auront pas parlé du même objet qu’elle et, dès lors, la véritable expérience de sa douleur, « réelle, vivante, vulgaire », pour reprendre les mots de Marin dans Hors de moi, continuera de leur échapper. Si la démesure, la demi-mesure et le dérapage n’ont pas leur place dans le discours clinique, la douleur et la maladie n’en ont pas non plus, puisque leur expérience est indissociable de ces excès, hésitations et déviations du discours. Conséquemment, si les humanités médicales et en santé s’alignent trop fortement dans la visée éthique et thérapeutique de la médecine et du soin, qu’elles aspirent à une guérison clinique et un engagement politique trop prescriptif, elles risquent du même coup de policer le discours non pas sur, mais de la douleur et la maladie : à lisser le ton parfois colérique et violent de la douleur, à polir les aspérités silencieuses et fragiles de ses voix fugaces, qu’on détruit à force de s’activer trop bruyamment autour d’elles.
Le contre-espace-temps de la douleur et de la maladie
Pour éviter une telle aseptisation du discours de la douleur et de la maladie, alors qu’il est repris par les humanités médicales et en santé, il faut reconnaître que celles-ci – la douleur et la maladie – existent dans un contre-espace-temps qui leur est propre, où elles évoluent et s’expriment selon des rythmes et des modalités bien à elles. En introduction de La maladie comme métaphore, son célèbre ouvrage publié en 1978, Susan Sontag écrit :
La maladie est la zone d’ombre de la vie, un territoire auquel il coûte cher d’appartenir. En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du royaume des bien-portants comme de celui des malades. Et bien que nous préférerions tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu’un court moment, de se reconnaître citoyen de l’autre contrée[19].
Si elle consacre son enquête à « l’élucidation [des] métaphores [sur la maladie] et à l’affranchissement de leurs servitudes[20] », d’entrée de jeu, Sontag en reconduit tout de même l’une des plus répandues, en comparant la maladie à une « zone d’ombre », une « autre contrée » que chaque être humain inévitablement visitera. Il s’agit là d’un trope métaphorique extrêmement répandu dans les récits portant sur l’expérience de la douleur et de la maladie, où ces dernières deviennent des espaces-temps autres à part entière : des versos de la vie d’où, un jour, on ne revient pas.
Tandis que dans Hors de moi, Marin parle de la maladie comme de « l’expérience d’un autre pan de l’existence » (HDM, p. 10), dans Jardin Radio, la métaphore de la maladie comme « alunissage s’impose à [la narratrice] après les opérations, après les convalescences, après la douleur » (JR, p. 120). Au fil de sa longue errance, Biron constate à quel point la « surface de cratères s’impose dans [son] esprit et [lui] rappelle qu’il existe d’autres mondes à l’heure où l’on se parle » (JR, p. 124). Dans les méandres entrecroisés de son expérience et de son écriture, et même si elle s’astreint, dans le sillon de Sontag, à « Écrire contre. Contre les métaphores » (JR, p. 114), la narratrice de Jardin Radio en voit bien la réalité maintenant, de la métaphore spatiotemporelle de la maladie : « Chaque jour, quelqu’un pose son pied dans une zone de cratères poudreuse en espérant revenir » (JR, p. 125).
Il ne s’agit pas ici de trancher en faveur de l’écriture métaphorique ou contre les métaphores de la douleur et de la maladie – à supposer qu’on puisse même en parler en dehors, la parole étant, comme on l’a vu, toujours en décalage, en inadéquation par rapport à elles – mais, néanmoins, de tenter d’approcher et d’habiter les expériences douloureuses et maladives comme des contres-espace-temps dotés de leurs sensations et émotions, de leurs tonalités et de leurs rythmes propres. L’apport de la littérature, dans ce contexte, ne serait donc pas de chercher à contrôler et expliquer ces sensations et émotions, à lisser leur tonalité souvent âpre et violente, voire vulgaire, ou à réguler leurs rythmes déréglés et syncopés, mais à faire ressentir leur logique ou, plutôt, leur absence de logique : l’absence d’équilibre et l’entropie fondamentales par lesquelles la douleur et la maladie rythment l’existence. Comme l’explique Marin, l’instabilité des sensations du corps est caractéristique de la maladie :
Logique du contraste, de l’intensité, de la bipolarité quasi atmosphérique des sentiments. Pas de stabilité, pas d’état d’équilibre. Les crises comme des éclairs de souffrance, des fulgurances de quelques secondes qui paralysent, qui arrêtent le temps. Et puis la vie normale et les sensations humaines, parfois douces, reprennent possession du corps, un moment suspendu dans l’espace de la douleur.
HDM, p. 17
Cette instabilité de l’expérience maladive ne peut pas être dite selon les conventions normales du langage – « Ça n’a pas de nom précis », affirme à ce titre Biron, dans Jardin Radio (JR, p. 66). Qui plus est, le contre-espace-temps dont cette expérience émane, nous dit Biron, « [o]n ne le connaît pas avant de l’avoir vu et on se le rappelle mal. Un vertige nous traverse de l’intérieur en arrivant » (JR, p. 66-67). Ainsi, plutôt que de faire des humanités médicales et en santé les mécanismes visant à ramener l’expérience de la douleur et de la maladie sous la houlette du discours auquel elles sont habituées, et du même coup dans l’espace-temps du soin, il s’agirait donc, au contraire, d’en respecter le caractère parfois ineffable et les temporalités idiosyncratiques.
Au sujet de la maladie chronique dont elle souffre, Marin insiste non seulement sur la douleur qu’elle lui inflige, mais aussi, sur la temporalité qu’elle impose à son corps : une temporalité forcenée que fouette une colère implacable, autodestructrice. La narratrice de Hors de moi écrit :
C’est une maladie chronique. Étymologiquement, cela veut dire qu’elle rythme mon existence, la mesure, lui donne son tempo. Le temps naît avec elle. Comme la création. Il y a un avant et un après. Comme une intervention divine qui rompt l’éternité et instaure la temporalité, c’est-à-dire la déception et la déchéance. Pourtant, son origine est difficile à dater. Elle n’apparaît pas ex nihilo, mais ex mihi. Elle a toujours été en moi. Comme une potentialité négligemment oubliée, qui s’en vexe et se réveille en colère.
HDM, p. 10
Ainsi, plutôt qu’une temporalité linéaire dont feraient partie la douleur et la maladie, en fait, l’apparition de celles-ci serait le moment même à partir duquel l’expérience s’organise temporellement. L’expérience même du temps serait coextensive avec l’expérience de la douleur et de la maladie. Cela dit, là encore, il ne s’agit pas d’un temps séquentiel, rassurant dans son organisation, mais plutôt d’un temps dont le chaos et l’entropie seraient les seules constantes – « Le temps s’accélère. L’entropie est une affaire constante » exprime Biron dans Jardin Radio (JR, p. 47) – et qui s’accompagne d’une perte de la chronologie linéaire :
J’aurais préféré une progression linéaire, parce que j’aime la chronologie et j’aime les gens qui respectent la chronologie, mais quelque chose résiste. J’aurais voulu découper les années au couteau, avant de subdiviser les mois, les semaines et les jours en petites sections pour que toutes les minutes s’écoulent de nouveau, rangées, claires. Jour après jour, je fais le deuil du temps organisé.
JR, p. 48
Lorsqu’on tente de ramener la douleur et la maladie à la temporalité linéaire, organisée et rassurante des discours conventionnels, « quelque chose résiste ». Le temps se révèle être non pas chronologique mais peut-être kairotique[21], sensoriel : tantôt on le sent qui s’accélère, tantôt qu’il ralentit, saute, combine des époques, évoque d’autres espaces-temps… La maladie, et plus largement la vie elle-même, comme le note le philosophe Vladimir Jankélévitch, c’est être toujours décalé par rapport au présent, « en deçà ou au-delà, tendu vers le passé ou l’avenir, mais jamais “pendant”[22] ». Bref, le temps semble désordonné, car sa cohérence ne se situe pas dans chacun de ses instants, mais bien dans l’expérience sensible de ses multiples replis, de sa profondeur, de sa densité. Tandis que Biron affirmait plutôt que « le temps s’accélère », plus loin dans Jardin Radio, dont le récit ne respecte pas la chronologie, elle soutient au contraire que « [l]a maladie est l’amie du temps long » (JR, p. 89), non pas parce que celui-ci a ralenti, mais parce que « la convalescence exige de lents forages dans le rythme des années » (JR, p. 89). Cela prend du temps – et celui-ci est loin d’être une denrée des systèmes de santé – ressentir en profondeur, dans ses différentes et mouvantes strates, l’entropie constante dans laquelle les corps en douleur et malades sont entraînés.
La tessiture des voix au verso du temps utile et productif
Trouver un langage qui permettrait de parler efficacement de la douleur et de la maladie semble une entreprise contradictoire, voire aporétique et potentiellement perdue d’avance. Ce qu’il nous reste à faire, cela dit, est peut-être de parler de ce qui se passe dans leur contre-espace-temps. Sans parler de la douleur et de la maladie comme telles, on peut tenter de parler des voix qui les peuplent et les traversent, voire des silences qui s’épanchent entre elles… Car si le temps, en général et celui de la maladie en particulier, semble toujours « hors de ses gonds » – comme le note Jacques Derrida, « la synchronie n’a aucune chance, aucun temps n’est de lui-même contemporain[23] » –, il est aussi vrai que tout discours sur la maladie porte sur autre chose qu’elle-même. Le décalage temporel de l’expérience maladive décale du même coup le discours qui tente de l’exprimer vers d’autres objets. Biron écrit à ce titre dans Jardin Radio : « Non, ce n’est pas l’histoire d’une tumeur. C’est à propos d’autre chose. C’est à propos de la trame qui joue au verso des jours » (JR, p. 29). Au même titre que son corps, la narration de Biron se décale elle aussi du présent de son objet. Le discours de Jardin Radio n’est donc pas sur la maladie, mais performativement maladif : il fuit dans les contrepoints anachroniques de l’expérience, les envers du temps présent, il échappe l’objet – la tumeur – qu’il était censé porter au départ. Même si Biron a la volonté d’écrire sur sa tumeur, cette dernière, par ses effets sur le corps et le langage de la narratrice, l’empêche de le faire. On ne parvient pas, au final, à parler de ce qui nous empêche de parler : on ne peut que mettre en scène, et en récit, cet empêchement, ce décalage irrésistible avec son moi présent, que la maladie inévitablement entraîne. C’est l’expérience de ce décalage – et non le contrôle sur sa source, en l’occurrence la maladie – que la littérature est apte à dévoiler, à faire ressentir.
Il faudrait donc faire, pour ainsi dire, le deuil de l’efficacité du langage à dire la douleur et la maladie au présent, et accepter qu’on parle d’autre chose – peut-être même de rien, ou du moins de la lenteur, du silence et de l’ennui qui peuplent l’expérience de la personne malade, laquelle ne se situe pas dans l’endroit, mais l’envers du temps présent des bien-portants. Cette difficulté presque insurmontable à dire la totalité de son expérience préoccupe Biron, qui se demande dans Jardin Radio : « Rien ne dira entièrement la douleur ou les cicatrices. Comment dire l’ennui de la suite ? » (JR, p. 64) Cette tentative de dire l’ennui correspond aussi à l’abandon, survenant au milieu du récit, des tentatives d’explication et d’intellectualisation de l’expérience maladive, vers lesquelles tendent les discours efficaces de la médecine, ou encore thérapeutique, éthique et politique des humanités médicales et en santé. Dans Jardin Radio, cela ne signifie pas qu’il y ait un troc d’un discours médical pour un discours littéraire, mais que la narratrice abandonne toute prétention à ce que la parole et l’écriture soient davantage posées et sensées que la douleur et la maladie, qui ne le sont pas :
À défaut de pouvoir comprendre la maladie de façon calme et posée, à défaut de trouver la force de parler de la violence du langage et de l’accès aux soins de santé, j’écris que je voudrais faire entendre le son de l’attente, le son du silence de quatre années d’opérations. Je voudrais montrer ce gouffre qui apparaît presque immédiatement sous les pieds des malades. Je voudrais un texte qui ne dise rien d’intelligent, qui témoigne d’une expérience à côté du monde, violente, ennuyante, invisible.
JR, p. 71
Lorsqu’on prête sa parole et son écriture au silence, plutôt que de chercher à être bruyant, alors on peut être – comme le propose le titre de l’ouvrage de Marin – hors de [s]oi, en accueillant dans son propre langage les autres voix fragiles et furtives, mais aussi parfois brutales et violentes qui peuplent l’espace-temps de la douleur, de la maladie et de la convalescence. Il ne s’agit pas d’en faire une synthèse et de produire un discours monologique à partir de ces contributions, mais simplement de les accueillir pour elles-mêmes, sans les orienter suivant une quelconque transitivité curative. Ainsi, Biron, tout au long de ses années d’opérations et de convalescence, demeure, dans « [l’]attente d’un son » :
Dans le silence, j’anticipe les voix. […] Je devine la tessiture de paroles en dormance tout près du sol, sous le carrelage […] Pour les entendre, il faut de la patience, il ne faut ni parler ni bouger. Pour percevoir les voix, il faut rester immobile, sinon elles déguerpissent, elles s’enfuient, elles passent tout près de nous sans qu’on les remarque. […] Écouter ce qu’elles racontent exige de la patience.
JR, p. 74
Apprendre à parler une autre langue, celle de la douleur et de la maladie, c’est donc surtout apprendre à écouter, sans chercher à reprendre ou traduire ces autres voix : « [J]’apprends l’écoute, j’apprends à écouter jusqu’à ce que les voix enregistrées reviennent d’elles-mêmes en moi […] Laisser les images grimper sur moi comme de la rouille » (JR, p. 76). Il s’agit donc de quitter le domaine assourdissant du langage convenu, policé, pour plutôt « griffonne[r] des phrases » (JR, p. 71) : « [J]e parle toute seule, ce serait un projet littéraire sur ce qui se passe en marge du monde public, à côté du monde bruyant, ce n’est rien contre le monde public, ce n’est rien contre personne, mais c’est à propos d’autre chose » (JR, p. 122). En échos décalés de Biron, pourrions-nous dire que la littérature n’a rien contre les humanités médicales et en santé, mais qu’elle est peut-être, plutôt, « à propos d’autre chose » ?
Quand la colère rythme l’existence et détruit la cage du mutisme… et du discours
Concernant ce décalage du langage, la critique Elaine Scarry soutient que la « douleur physique – contrairement à tout autre état de conscience – n’a pas de contenu référentiel. [La douleur] n’est pas de ou pour quoi que ce soit. C’est précisément parce qu’elle n’a pas d’objet qu’elle résiste, plus que tout autre phénomène, son objectification dans le langage[24] ». Cette intransivité du langage de la douleur – il n’a pas d’objet – coïnciderait avec l’intransivité de la colère que ressent la personne malade, comme l’explique Marin, dans Hors de moi : « C’est une colère orpheline, qui n’a personne contre qui s’emporter. Pas de responsable sur lequel déverser ce sentiment d’insupportable. Elle est la rage qu’a laissée la douleur inscrite dans la chair. Une douleur sans raison et sans but. Une absurdité. Pas de coupable. Personne à punir, personne à blâmer » (HDM, p. 21). Si le langage semble se dérober lorsqu’il tente d’exprimer la maladie, c’est peut-être parce que celle-ci ne peut pas se matérialiser par les mots, mais plutôt par la colère. En effet, selon Marin, « [la] colère est la marque de la maladie en [elle]. Elle en est l’expression sourde et tenace » (HDM, p. 22). Tout comme les voix qu’écoute Biron prennent forme « à l’écart du monde bruyant », hors de « ce temps auquel [elle] n’appartient plus » (JR, p. 50), pour Marin, la « maladie [la] met hors [d’elle] », et c’est la « colère [qui] dit cette insupportable dépossession » (HDM, p. 22). Pourtant, si la colère met l’autrice hors d’elle-même, elle est pourtant bien en elle, puisqu’elle « a besoin d’un corps, d’un visage pour s’incarner, [et qu’] elle choisit les [siens] » (HDM, p. 21). Ainsi, non sans rappeler la rouille qu’évoquait Biron, la colère ronge le corps de Marin et y laisse des marques, tout comme on pourrait le dire de la maladie. En fait, « cette colère est la maladie, plus que n’importe quel symptôme » (HDM, p. 22) : il y a équivalence entre la colère et la maladie, et donc, exprimer la colère serait non seulement la manière propre à la maladie de se manifester, mais étonnamment, ce sentiment violent n’est que très peu abordé par les humanités médicales et en santé. Il n’est pas de bon ton, pour une personne malade, d’exprimer haut et fort la colère qui la ronge de l’intérieur, et comme l’exprime non sans ironie Hervé Guibert, au détour d’une scène de son téléfilm autopathographique La pudeur ou l’impudeur, tourné à la fin de sa vie : « Le mourant doit sourire et même, s’il y arrive, rire[25]. »
La souffrance de Marin semble provenir justement du fait qu’au lieu d’exprimer cette colère, et donc sa maladie, elle se tait, ou tout au mieux elle adoucit les mots, croyant ainsi protéger son entourage de sa « rage » incompréhensible. Pourtant, ce qu’elle ne dit pas, ne crie pas, la hante, la dévore de l’intérieur :
Dans ces moments de colère, je sais bien que je dois me taire et ne pas déverser ces flots de rage sur ceux qui m’entourent. Je sais qu’ils n’y sont pour rien. Dans ces moments-là, les paroles reviennent de manière lancinante, elles reviennent, comme dans une ronde ivre, hanter ma tête des mêmes mots sans cesse répétés. « Je ne suis pas vivante, je suis morte ». Je les laisse m’envahir et me saturer l’esprit avec l’espoir que la répétition les épuisera, mais elle les renforce, comme si la violence se régénérait à tourner en rond dans la cage du mutisme. Je sais qu’il suffit que je libère quelques mots comme des otages pour que cette saignée de détresse me soulage un instant. Mais pour qu’ils ne blessent pas trop, je détourne les mots de leur puissance, j’essaie de les faire passer en douce, je lisse le ton. Je ne me sens pas libérée comme je l’aurais voulu. La colère est toujours là, tapie au fond de moi, seule force dynamique dans ce ravage intérieur où la maladie m’abandonne.
HDM, p. 23-24
Se libérer, ne serait-ce qu’un instant, de la douleur et la maladie, impliquerait donc aussi de libérer des mots qui nous hantent, et qui ne relèvent pas nécessairement du jargon technique du soin et de la narrativité éthique des humanités en santé, mais d’autre chose : une rage, une violence, un désir de détruire la cage du mutisme qui force à policer et polir son expression, qui fait tourner la colère en rond dans le même sillon que la maladie et le discours qu’elle tient en laisse. Il s’agit « d’exporter cette destruction hors de [soi] » et d’oser donner voix à ce « désir de faire mal. De briser ce qui existe. […] de tout détruire, juste pour exercer cette force et ne plus seulement la subir. Sans but. Gratuitement » (HDM, p. 24). Donner voix à la colère, à cette pulsion de violence gratuite, à ce désir de tout détruire « pour rien », même si cela paraît aussi inapproprié qu’insensé, semble néanmoins vital pour que le véritable ressenti, la réelle expérience des malades accèdent à l’espace-temps de la parole, de la littérature et des humanités.
Conclusion : de l’inutilité de la douleur, de la maladie… et de la littérature ?
En contexte de douleur et de maladie, la littérature peut-elle offrir une échappatoire, un soulagement[26] ? Peut-être pas, car pour Marin, dont l’existence est rythmée par la colère : « Agresser la page, […] cela ne m’apaise pas, ça me défoule. Un peu » (HDM, p. 26). Peut-être pas non plus pour la narratrice de Jardin Radio, tandis qu’à l’instar de « la violence [qui] se régénérait à tourner en rond » chez Marin, les phrases que Biron écrit ont tendance, suivant son expression, à s’enrouler sur elles-mêmes, à tourner en rond non plus dans la cage du mutisme, mais du discours. Un discours qui ne dit finalement pas grand-chose, car il ne parvient pas à renvoyer à autre chose que lui-même. Ainsi, l’écriture de la douleur semble elle aussi être une paradoxale cage mutique, qui n’exprime pas la douleur mais plutôt, le discours lui-même. L’écriture de la douleur fait peut-être, en fin de compte, écran à la véritable douleur, car elle ne parvient pas à rendre compte du silence, de la violence et de l’ennui de la convalescence. C’est la déception que vit Biron, qui remarque pourtant qu’elle n’a pas de meilleure alternative que d’écrire :
C’est dommage, mais la littérature a du mal à capter les conversations, les silences, les cliquetis du réfrigérateur ou le son de la grêle sur le balcon. L’écriture a tendance à devenir son propre sujet, comme si l’extérieur ne faisait pas de bruit, comme si les mots se regardaient eux-mêmes sans raison. Je voudrais me détacher de l’enroulement des phrases. Pour entendre le temps qui passe et les jours qui se vident, il ne suffit pas de placer du blanc entre les blocs de mots, mais je n’ai pas trouvé d’autres moyens.
JR, p. 109
En effet, Biron nous met en garde contre le « langage de poèmes qui veut se délester du réel, qui s’éprend de lui-même, qui refuse de dire ce qui est lent, ce qui est laid […] qui tourne sur lui-même » (JR, p. 121-122).
Alors que le projet des humanité médicales et en santé, à plus d’un titre, s’aligne sur l’objectif de la médecine et du soin de soulager et de guérir, de ramener le corps vers la « norme » de la santé, il tend à assujettir les discours des malades à des normes d’expression tout aussi impérieuses qui, en fait, échouent à capturer l’expérience de la douleur et de la maladie – et ses envers entropiques, colériques, inutiles – qui se dérobent continuellement. Il semble en effet que, suivant les mots de Marin dans Hors de moi, le « langage [soit] trop pauvre. Il n’y a pas de nom à mettre sur cette douleur » et que nommer la maladie « ne nous donne sur elle qu’un pouvoir illusoire » (HDM, p. 21-22). Il semblerait aussi que face à la maladie, suivant les mots de Biron dans Jardin Radio, « [c]oucher la ligne de mots pour la contrôler ne sert à rien » (JR, p. 50). Il ne faut pas pour autant proclamer abandonner le projet d’écrire l’expérience maladive, puisque néanmoins par l’écriture « quelque chose [prend] forme » (JR, p. 122). Il s’agit plutôt de reconnaître que la douleur et la maladie, tout comme la littérature qui se donne le projet de les exprimer, sont inutiles. Autrement dit, elles ne peuvent pas partager les objectifs thérapeutiques de la médecine, car elles agissent justement à rebours de toute téléologie langagière et curative : elles défont, voire détruisent le langage et par le fait même, les objectifs qui lui sont inhérents.
Il faut en effet reconnaître, aussi innocent cela puisse-t-il paraître, que le projet des humanités médicales et en santé d’amener les patients à décrire leur expérience, via l’écriture ou d’autres formes d’art, leur demande d’apprendre et d’investir des codes qui ne sont pas ceux de la douleur et de la maladie, lesquelles sont rythmées par des temporalités chaotiques et des sentiments négatifs qui – la colère au premier chef – en sont les marques propres. Pour accueillir le véritable vécu des malades, aussi faudrait-il mieux apprendre la patience et le silence, plutôt que s’astreindre dans l’action et la parole. Comme l’explique Biron, même si la douleur n’a en définitive rien à lui dire ni à lui enseigner – « [c]e que la douleur m’apprend, c’est qu’elle ne m’apprendra rien » (JR, p. 76-77) –, la radio et les voix fragiles qui en émergent, même si elles ne la soulagent pas de sa douleur et de sa colère, de son angoisse de tout perdre, lui tiennent néanmoins compagnie, lui donnent une sensation d’existence en commun, et ce même si elle est seule, silencieuse, dans la « zone d’ombre » du contre-espace-temps de la maladie.
La radio joue, mais ce n’est pas comme avant. Elle devient une présence au centre de mes jours. […] La radio remplit l’espace et le temps, se place au centre de ma tête. Avec elle, j’existe. Elle assouvit mon besoin de présence et elle ne demande rien en retour. Elle me permet d’oublier que je n’arrive plus à parler avec les autres, […]. La radio n’attend pas de réponse. Elle me parle comme à une confidente. Elle m’offre une sorte de point d’appui.
JR, p. 73
Si l’on souhaite rendre compte de l’expérience de la douleur et de la maladie, il faut alors accueillir les voix, mais aussi les cris, les grognements, les invectives et autres expressions de la colère qui est maladie, sans en attendre une forme narrative épousant une temporalité linéaire, ou une visée thérapeutique, éthique et politique. La douleur et la maladie ne sont pas faites de la même matière, ni ne relèvent du même espace-temps. Leur expression fera plutôt des sauts dans le temps, sera anachronique, en constant décalage, à la fois passée de mode et avant-gardiste. Elle sera insensée, parfois violente et pourtant, éminemment sensible. On l’accueillera comme elle se présentera, sans vouloir en faire autre chose, car elle sera déjà en elle-même, hors d’elle-même.
Appendices
Note biographique
Benjamin Gagnon Chainey est chercheur postdoctoral en humanités médicales au programme HEALS de Dalhousie University, et physiothérapeute au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). En 2022, il a complété un doctorat en littératures de langue française (Université de Montréal/Nottingham Trent University), comparant les esthétiques littéraires du sida de la fin du xxe siècle, et de la syphilis de la fin du xixe siècle. Depuis 2020, il coordonne RéCITS, le Réseau de Création International et Transversal sur le Soin. Ses textes de recherche et de création ont été publiés dans les revues MuseMedusa, Fixxion, Interférences littéraires, Moebius, SYNAPSIS, Lettres françaises, Corps et Spirale, de même que dans des livres collectifs (Hervé Guibert : l’envers du visible, Créaphis, 2022 ; Culture and Medicine, Bloomsburry, 2022 ; Récits infectés, XYZ, 2022). Son premier roman, Candy, a été publié en septembre 2022 aux Éditions Héliotrope.
Notes
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[1]
Claire Marin, Hors de moi, Paris, Allia, 2008, p. 7. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle HDM, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[2]
Charlotte Biron, Jardin Radio, Montréal, Le Quartanier, 2022, p. 71. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle JR, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[3]
Voir à ce titre Paul Crawford, Brian Brown, Victoria Tischler et Charley Baker, « Health Humanities: The Future of Medical Humanities? », dans Mental Health Review Journal, vol. 15, no 3, 2010, p. 410.
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[4]
Céline Lefève, François Thoreau et Alexis Zimmer, « Situer les humanités médicales », dans Céline Lefève, François Thoreau et Alexis Zimmer (dir.), Les humanités médicales : l’engagement des sciences humaines et sociales en médecine, Arcueil, Éditions Doin, coll. « La personne en médecine », 2020, p. 3.
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[5]
Céline Lefève, François Thoreau et Alexis Zimmer, ouvr. cité, p. 40. L’expression « démocratisation de la médecine » (en italique dans le texte) provient de l’ouvrage : Alan Bleakley, Medical Humanities and Medical Education. How the Medical Humanities Can Shape Better Doctors, London/New York, Routledge, 2015, p. 39.
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[6]
« skills in cultural competency, communication, ethical reasoning, critical thinking, and empathy » (page des humanités médicales de NSU Florida, consultée le 5 février 2023, URL : https://hcas.nova.edu/humanities/medical-humanities.html ; je traduis).
-
[7]
« identify the emotional, social, and cultural needs » (page des humanités médicales de NSU Florida, ouvr. cité ; je traduis).
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[8]
« facilitates communication via the arts and humanities as a means of healing » (page des humanités médicales de NSU Florida, ouvr. cité ; je traduis).
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[9]
Les relations entre les disciplines médicales, humaines, sociales, littéraires et artistiques sont très variables d’un projet à l’autre, si bien que les humanités médicales et en santé semblent constamment osciller entre inter et transdisciplinarité. En effet, les frontières entre ces différentes disciplines, aux théories, pratiques et visées divergentes, voire parfois conflictuelles, ne sont pas toujours aisément traversées. Ainsi, la critique ou la mobilisation de l’une peut très bien ne pas du tout s’aventurer dans le champ effectif de l’autre, et conséquemment ne pas du tout le remettre en question « de l’intérieur ».
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[10]
Voir notamment Rubén J. Nazario, « Medical Humanities as Tools for the Teaching of Patient-Centered Care », Journal of Hospital Medicine, vol. 4, no 8, 2009, p. 512-514. De même, cette question de « l’instrumentalisation » de la littérature par la médecine a été discutée dans les années 1980-1990, à la suite de la création aux États-Unis du champ de recherche en Literature and Medecine, qui est l’ancêtre de la Narrative Medicine. À partir des années 2000, environ, la médecine narrative a rapidement synthétisé et remplacé le champ de la Literature and Medicine.
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[11]
« “god terms”—“empathy, listening, moral imagination, and self-reflection” » (Rishi Goyal et Arden Hegele, « Introduction », dans Rishi Goyal et Arden Hegele [dir.], Culture and Medicine : Critical Readings in the Health and Medical Humanities, London, Bloomsbury Academic, 2023, p. 3 ; je traduis). Goyal et Hegele rapportent dans cette citation les termes analysés dans le chapitre d’Andrea Charise, « Ressemblance, Diversity, and Making Age Studies Matter », dans Olivia Banner, Nathan Carlin et Thomas R. Cole (dir.), Teaching Health Humanities [1re éd.], New York, Oxford University Press, 2019, p. 3.
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[12]
« the connection between literature and medicine is enduring because it is inherent. Literature is notmerely a civilizing veneer for the cultured physician, and medicine is not merely the source of convenient plot twists for the novelist. Instead, the beliefs, methods, and goals of these two disciplines, when looked at in a particular light, are strikingly and generatively similar » (Rita Charon, « Literature and Medicine: Origins and Destinies », Academic Medicine, vol. 75, no 1, 2000, p. 23 ; je traduis).
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[13]
Dans sa thèse de doctorat Écrire le cancer. L’entrée en littérature de l’autopathographie : le cas italien, Silvia Rossi rapporte : « Stéphane Grisi propose une définition en 1996, en désignant le néologisme “autopathographie” comme “tout écrit autobiographique dans lequel l’auteur évoque, de façon centrale ou périphérique, des faits, des idées ou des sentiments relatifs à sa propre maladie” » (Université Paris 10, 2016, p. 17). Définition tirée de Stéphane Grisi, Dans l’intimité des maladies – De Montaigne à Hervé Guibert, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 25. Il importe également de préciser que le terme original « pathographie » a été forgé par Anne Hawkins dans son ouvrage Reconstructing Illness : Studies in Pathography, Lafayette, Purdue University Press, 1993.
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[14]
S.a., « Hors de moi de Claire Marin », Canal Académies, consulté le 14 février 2024, URL : https://www.canalacademies.com/emissions/au-fil-des-pages/hors-de-moi- de-claire-marin.
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[15]
« So, for the person in pain, so incontestably and unnegotiably present is it that “having pain” may come to be thought of as the most vibrant example of what it is to “have certainty”, while for the other person it is so elusive that “hearing about pain” may exist as the primary model of what it is to “have doubt”. Thus pain comes unsharably into our midst as at once that which cannot be denied and that which cannot be confirmed. Whatever pain achieves, it achieves in part through its unsharability, and it ensure this unsharability through its resistance to language » (Elaine Scarry, The Body in Pain: The Making and Unmaking of the World, New York, Oxford University Press, 1985, p. 4 ; je traduis).
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[16]
« bringing about an immediate reversion to a state anterior to language, to the sounds and cries a human being makes before language is learned » (Elaine Scarry, The Body in Pain, ouvr. cité, p. 4 ; je traduis).
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[17]
Virginia Woolf, De la maladie [On Being III] [1926], trad. de l’anglais (Angleterre) par Élise Argaud, Paris, Rivages, 2007, p. 30.
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[18]
Claire Marin, L’homme sans fièvre, Paris, Armand Colin, 2013, p. 105.
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[19]
Susan Sontag, La maladie comme métaphore [1978] et Le sida et ses métaphores [1989], trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-France de Paloméra et Brice Matthieussent, Paris, Christian Bourgois, 2009, p. 11.
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[20]
Susan Sontag, La maladie comme métaphore, ouvr. cité, p. 11.
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[21]
« Le kairos [est] une dimension du temps n’ayant rien à voir avec la notion linéaire de chronos (temps physique), [et] pourrait être considéré comme une autre dimension du temps créant de la profondeur dans l’instant. Une porte sur une autre perception de l’univers, de l’événement, de soi. Une notion immatérielle du temps mesurée non pas par la montre, mais par le ressenti » (s. a., « Kairos », Wikipédia, consulté le 12 février 2023, URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kairos).
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[22]
Monique Périgord, « Vladimir Jankélévitch ou improvisation et “Kaïros” », Revue de Métaphysique et de Morale, 79e année, no 2, 1974, p. 223.
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[23]
Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 182.
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[24]
« physical pain—unlike any other state of consciousness—has no referential content. [Pain] is not of or for anything. It is precisely because it takes no object that it, more than any other phenomenon, resists objectification in language » (Elaine Scarry, The Body in Pain, ouvr. cité, p. 5 ; je traduis).
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[25]
Hervé Guibert, La pudeur ou l’impudeur, France, TF1, 1992.
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[26]
Voir à ce sujet Josie Billington, qui, dans son ouvrage Is Literature Healthy ? (New York, Oxford University Press, 2016), plaide pour une conception de la littérature en tant que ressource curative, bénéfique pour la santé.
Bibliographie
- BILLINGTON, Josie, Is Literature Healthy? The Literary Agenda, Oxford, New York, Oxford University Press, 2016.
- BIRON, Charlotte, Jardin Radio, Montréal, Le Quartanier, 2022.
- BLEAKLEY, Alan, Medical Humanities and Medical Education: How the Medical Humanities Can Shape Better Doctors, Routledge Advances in the Medical Humanities, London, Routledge, 2016.
- CHARISE, Andrea, « Ressemblance, Diversity, and Making Age Studies Matter », dans Olivia Banner, Nathan Carlin et Thomas R. Cole (dir.), Teaching Health Humanities [1re éd.], New York, Oxford University Press, 2019, p. 188-206.
- CHARON, Rita, « Literature and Medicine: Origins and Destinies », Academic Medicine 75, no 1, janvier 2000, p. 23-27.
- CRAWFORD, Paul et coll., « Health Humanities: The Future of Medical Humanities? », Mental Health Review Journal 15, no 3, 17 novembre 2010, p. 410.
- DERRIDA, Jacques, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle internationale, Paris, Galilée, 1993.
- GOYAL, Rishi et Arden HEGELE (dir.), Culture and Medicine: Critical Readings in the Health and Medical Humanities, London, Bloomsbury Academic, 2023.
- GUIBERT, Hervé, La pudeur ou l’impudeur, France, TF1, 1992.
- HAWKINS, Anne, Reconstructing Illness: Studies in Pathography, Lafayette, Purdue University Press, 1993.
- LEFÈVE, Céline, François THOREAU et Alexis ZIMMER, Les humanités médicales : l’engagement des sciences humaines et sociales en médecine, Arcueil, Éditions Doin, coll. « La Personne en médecine », 2020.
- MARIN, Claire, Hors de moi, Paris, Allia, 2008.
- MARIN, Claire, L’homme sans fièvre, Paris, Armand Colin, 2013.
- PÉRIGORD, Monique, « Vladimir Jankélévitch ou Improvisation et “Kaïros” », Revue de Métaphysique et de Morale 79, no 2, 1974, p. 223252.
- ROSSI, Silvia, Écrire le cancer : l’entrée en littérature de l’autopathographie : le cas italien, thèse de doctorat, Université de Paris 10, 2016.
- SCARRY, Elaine, The Body in Pain: The Making and Unmaking of the World, New York, Oxford University Press, 1985.
- SONTAG, Susan, La maladie comme métaphore ; (suivi de) Le sida et ses métaphores, Paris, Christian Bourgois, 2009.
- WOOLF, Virginia, De la maladie [On Being III, 1926], trad. de l’anglais (Angleterre) par Élise Argaud, Paris, Rivages, 2007.