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L’homme et la masculinité suscitent un intérêt particulier chez les écrivaines contemporaines du Québec. Depuis les années 1990, près d’une trentaine d’auteures ont choisi de mettre en scène l’expérience d’un homme, alors que le nombre de romancières qui avaient opté pour la perspective masculine durant les décennies antérieures était considérablement moins élevé[1]. Monique LaRue est du nombre des romancières qui regardent de près (entreprise qui ne va pas de soi) la vie d’un homme à la fin du xxe siècle. Elle commente ainsi les doutes qui l’ont assaillie par rapport à sa décision, dans son quatrième roman, La démarche du crabe, de donner la voix à un narrateur masculin :

Ce roman sera écrit en narration directe, première personne. Cela m’a pris six mois à prendre cette décision, parce que ce narrateur s’avérait être un homme et que je résistais. J’avais peur. Pouvais-je, moi une femme, donner la parole à un homme ? En étais-je capable ? En avais-je le droit ? En aurais-je l’audace ? Où cela me mènerait-il ? Pourquoi faire parler un homme ? Selon quelle théorie ? en quel sens ? pour établir quelle communication[2]  ?

Deux questions en particulier sous-tendent la présente analyse : pourquoi faire parler un homme et pour établir quelle communication ? D’entrée de jeu, je propose que la fusion des perspectives masculine et féminine (celle du narrateur masculin du roman et celle de la romancière elle-même) annonce la porte de sortie qu’envisage le roman pour l’homme : il se trouve dans une impasse en raison des consignes patriarcales[3]. La romancière fait parler l’homme afin de montrer l’importance, pour celui-ci, de remonter la filiation maternelle, occultée par l’héritage patriarcal transmis de père en fils, et de s’ouvrir à la part féminine de l’identité masculine ; autrement dit, de s’enrichir d’une origine double. Par extension, je considère que la voix masculine permet à l’écrivaine de mettre en scène, de façon concrète, la nécessité de franchir les frontières des sexes dans l’interrogation des identités sexuales[4]. Il est temps de mettre un terme à la croyance selon laquelle l’homme seul est digne d’interroger la masculinité et la femme seule capable de tenir un discours féministe[5].

Afin de montrer les conséquences de la fusion des deux perspectives sur l’identité masculine, je voudrais illustrer le cheminement du protagoniste de La démarche du crabe, cheminement vers une nouvelle trajectoire identitaire qui met en valeur justement sa double origine. Je soulèverai d’abord quelques éléments du modèle patriarcal qu’incarne le protagoniste avant d’entreprendre sa « démarche du crabe » — des éléments qui, au moment où débute le roman, sont devenus pour lui une source d’insatisfaction. Par la suite, je m’intéresserai à la description des personnages féminins du roman et à leur influence sur le protagoniste (notamment le besoin que ressent celui-ci, après leur rencontre, de repenser l’essence de son identité). Avant de conclure, je recenserai quelques éléments de la transformation qui transparaît à la fin du parcours (la reconnaissance de l’origine double, l’aveu du caractère caduc du modèle masculin patriarcal, le besoin de communication et d’échanges entre les sexes et entre les générations, l’effacement de nombreuses frontières qui ont marqué la vie du protagoniste).

Résumons brièvement l’intrigue du roman avant d’en entamer l’analyse. Luc-Azade Santerre, le narrateur du récit, est un homme dans la quarantaine, fatigué de sa vie professionnelle et conjugale. Apparaît un jour à sa porte Sarah, une jeune fille énigmatique qui fait resurgir en Luc-Azade le souvenir de deux figures du passé : sa mère et son amie d’enfance, Michelle. Le protagoniste part alors à la recherche de son passé. C’est ce trajet physique (le long des rives du fleuve Saint-Laurent) et spirituel (à la rencontre des aïeules) que raconte le roman.

L’héritage

Luc-Azade Santerre explique ainsi les fondements de son identité et le sentiment qu’ils suscitent maintenant en lui :

Celui que j’étais, que je ne pouvais pas ne pas être, que je n’avais jamais « voulu » être : Luc-Azade Santerre, fils, mari, père, dentiste. Quarante ans. Deux enfants. Trois, quatre vieux amis. Un « milieu de référence ». Des loisirs — golf, chasse et pêche, sports nautiques. Un compte en banque. Deux maisons. Deux autos. Famille. Épouse[6].

Les éléments mentionnés rappellent la possession, la maîtrise et le succès ; aucun d’entre eux ne laisse paraître des caractéristiques qui connotent la faiblesse, la peur ou la dépendance. Selon cette perspective, la vie d’un homme repose sur un métier respecté qui permet de jouer le rôle de pourvoyeur, sur des biens matériels qui confirment une situation sociale avantageuse, sur des passe-temps virils et coûteux pour appuyer le succès professionnel, et, bien entendu, pour compléter le portrait, sur une famille modèle. À travers ces emblèmes identitaires transparaissent les bribes d’une croyance ancienne selon laquelle l’homme est sa propre création, existant hors de la portée du conditionnement social, maître de sa vie et de ses proches, autonome et autosuffisant.

En respectant ces valeurs censées garantir le succès, Luc-Azade reste fidèle à l’héritage que lui ont légué les générations passées, c’est-à-dire aux ambitions et aux idéaux de ses parents. Il explique ainsi les raisons de son choix professionnel :

Mon père et ma mère s’étaient rencontrés dans un hôpital, ils m’avaient vu médecin au berceau. Le temps venu, je n’avais pas osé dire que je préférais le latin, les langues, les lettres. La philosophie, ma passion. Ils savaient à peine lire et écrire. Pour m’en sortir, j’avais opté pour la chirurgie dentaire, le plus cher des programmes universitaires.

DC, 43

De même, il avoue avoir abouti à « TMR », le quartier prestigieux de Ville Mont-Royal, « parce que […] ces décors nouveau riche auraient impressionné [s]on père » (DC, 46). Aujourd’hui, comme l’indique l’esquisse de sa « carte d’identité » citée ci-dessus, Luc-Azade se sent perplexe devant le peu de satisfaction que lui a procuré son respect du chemin tracé par la lignée des pères. Or, il n’aurait pas su faire autrement : « Je n’avais fait qu’agir comme mon père avant moi, et le sien avant lui. Je n’avais rien fait de mal. J’avais respecté mes engagements. » (DC, 42) Luc-Azade semble presque faire allusion à la constatation de Susan Faludi dans son ouvrage Stiffed : The Betrayal of the American Man, dans lequel elle qualifie de « trahison » l’héritage qu’ont légué les générations passées aux hommes d’aujourd’hui (les « baby-boomers  » dont fait partie Luc-Azade) en leur inculquant l’idéal patriarcal sans en reconnaître le caractère périmé et incompatible avec le contexte contemporain[7].

Luc-Azade se sent trahi, c’est le moins qu’on puisse dire. Il trouve fades son travail, son mariage et sa vie bourgeoise : « Il y avait longtemps que je n’avais goûté. Tout se passait comme si j’avais cessé de sentir, de goûter, d’écouter et de voir. Je m’étais desséché, retiré de mon corps. » (DC, 100) Entre le protagoniste et son épouse, il n’y a plus de « conversation digne de ce nom » (DC, 12). Ses enfants sont devenus pour lui des « barbares » : « Je ne me retrouvais pas en eux. […] j’ai conclu que je n’avais rien transmis à mes enfants. » (DC, 42, 43) Même son « château de TMR » (avec des « fenêtres panoramiques, entrée asphaltée, garage à porte télécommandée, portique corinthien, jardin dit “paysager”, bassin et jets d’eau »), il le compare maintenant à une « vaste boîte rectangulaire » ou à « [u]n mausolée » (DC, 12), donc à un lieu isolé et clos, marqué par la solitude et l’étouffement, un véritable cercueil. Les éléments qui devaient être la garantie d’une belle vie riche et heureuse, d’un statut social élevé et d’une identité masculine autonome et autoritaire désignent désormais la solitude, l’isolement, le manque de communication et d’échanges, voire la mort spirituelle. Ce « décor » que le protagoniste s’est choisi lui semble « de jour en jour plus insignifiant, vide et faux » (DC, 46).

La révélation

Bien que Luc-Azade reconnaisse depuis longtemps l’insatisfaction que lui a causée cet héritage, ce n’est qu’à la rencontre de certaines figures féminines que démarre sa quête de nouveaux piliers identitaires. Un jour, une jeune femme nommée Sarah apparaît à la porte du dentiste afin de se faire soigner les dents. Durant le traitement d’une durée de plusieurs mois, émergent en Luc-Azade un attachement envers sa patiente, un sentiment de familiarité et un fort désir de la connaître davantage. Le traitement terminé, Luc-Azade reçoit une lettre qui explique en partie ces sentiments : Sarah est la fille unique de Michelle, une amie d’enfance très proche que Luc-Azade a perdue de vue à la veille de l’âge adulte. Michelle aurait laissé à sa fille un document cédant la responsabilité de Sarah à Luc-Azade, au cas où elle-même se trouverait dans l’impossibilité de s’en occuper. La raison première de la visite de Sarah tient à l’espoir que Luc-Azade pourra lui révéler le nom de son père. À cause du document, elle soupçonne même Luc-Azade d’être son père.

Sarah est donc la première à déstabiliser la vie de Luc-Azade. Décrite comme singulière, rare et mystérieuse, elle est « [l]ointaine », « indéchiffrable », « un cas incroyable, trop rare pour être vrai », « [u]ne si grande beauté, un tel contraste », « un diamant au bord du chemin, la perle chez les pourceaux » (DC, 21, 27). Sa tenue vestimentaire toujours inattendue — tour à tour androgyne, « sexy », anachronique, ou futuriste — ajoute à son caractère éphémère et insaisissable, de même que les traits à la fois masculins et féminins, d’adulte et d’enfant, qu’elle manifeste[8]. La description de Sarah rappelle la façon dont Alice A. Jardine décrit, dans Gynesis : Configurations of Woman and Modernity, le symbolisme du féminin dans la théorie française. Le féminin y est compris comme un élément dérangeant, subversif et irreprésentable, qui permet une rupture de l’univers patriarcal et de ses valeurs humanistes[9]. Le féminin représenté par Sarah est interprété ici de manière semblable, c’est-à-dire comme un élément qui déstabilise l’identité masculine patriarcale et la pousse vers une trajectoire nouvelle.

Dès leur toute première rencontre, quand Sarah sonne chez lui à l’improviste, Luc-Azade se précipite pour répondre « comme si une “révélation” allait [lui] être faite » (DC, 13). Il explique ainsi la mission de l’intruse : « Elle allait me livrer son secret. Un message, une vérité brûlait de se délivrer. » (DC, 30-31) L’apparition de Sarah a donc une importance primordiale dans la vie de Luc-Azade, et celui-ci en est conscient même avant de lui ouvrir la porte. C’est comme si Luc-Azade l’avait attendue pour qu’elle lui dévoile un secret. Mais en quoi consiste la révélation ? De quel message Sarah est-elle porteuse ?

Le premier élément de la révélation que suscite Sarah est le caractère fabriqué de l’identité du protagoniste. Dès l’apparition de Sarah, devant le regard qui arrache à Luc-Azade « [s]on identité comme on décollerait d’un coup une pellicule de plastique invisible » (DC, 14), il comprend la nature artificielle de ce qu’il croyait être : « avant le moindre échange de paroles, mon masque, […] tout le moule avait commencé à craquer » (DC, 14). Il s’avoue alors que ce qu’il prenait pour son identité n’est en fait qu’« une composition de [s]a part » (DC, 31). Sa découverte fait songer à la théorie de Judith Butler, qui affirme que ce que nous considérons comme la masculinité ou la féminité n’est en réalité qu’une performance, un déguisement et une composition[10]. Luc-Azade sent qu’il abandonnera bientôt sa mascarade patriarcale : « Cette identité que nous tissons fil par fil, choix par choix, sans y être forcé, censée nous aller comme un gant, cette identité s’est mise à se défaire, morceau par morceau. Elle tombait comme un costume quand la pièce est finie. » (DC, 37) Sarah symbolise donc le féminin qui déclenche la crise identitaire du protagoniste en faisant craquer la façade patriarcale.

Le deuxième élément de la révélation que suscite Sarah dans la vie du protagoniste, c’est le souvenir d’une femme que Luc-Azade a connue, il y a longtemps, et perdue de vue depuis : « Comme ces spécialistes qui reconstituent les manuscrits sous les ratures, j’avais reconnu en filigrane dans l’attitude de la fille, dans son regard, la mère elle-même. » (DC, 102) Cette femme est Michelle, et elle symbolise le féminin qui, à l’origine, se trouvait tout près du masculin. Il y a eu un lien singulier entre Michelle et Luc-Azade dans leur enfance, un lien qui n’était ni amoureux (comme on peut l’imaginer entre fille et garçon), ni familial (comme entre frère et soeur). Il était plus fort pourtant qu’un lien d’amitié. Luc-Azade décrit sa relation avec Michelle dans leur enfance en termes d’une fusion étroite, comme celle qui existe parfois entre frères et soeurs ou entre jumeaux :

Dans les limbes de l’utérus, j’ai été arbitrairement accouplé à cette petite fille. […] Par conséquent, j’ai continué à jouer auprès de Michelle le rôle de frère-substitut, et elle a été ma soeur-substitut. Chaque année, pour notre anniversaire commun, nous allions à Québec souffler ensemble les bougies de notre unique gâteau, poser pour une photo commune.

DC, 65, 66, je souligne

Voilà une image de l’hybridité originaire de l’être humain, avant la division des hommes et des femmes en fonction des critères sociaux, avant l’acheminement de leur identité sexuale vers des trajectoires scindées[11].

L’été 1967, le moment où les deux adolescents se trouvent au seuil de l’âge adulte, marque pourtant une rupture dans leur relation fusionnelle. Après les événements d’une nuit en particulier[12], Luc-Azade a banni Michelle de sa vie : « j’ai rompu avec Michelle. J’ai tranché à la hache les liens qui nous rattachaient. » (DC, 66) Le recours à cet outil particulièrement sanglant souligne le caractère définitif, irréversible et urgent de l’action. Depuis, pour lui, Michelle est « éliminée, morte » (DC, 73). Luc-Azade a constaté alors l’éclatement de sa fusion originaire avec Michelle. Il a vu éclore, dans le corps d’une fille, une femme qui exigeait de lui qu’il joue un nouveau rôle, celui d’un homme. Leur union originaire s’est transformée en une relation de séduction entre homme et femme, un jeu où régnaient des règles nouvelles, encore inconnues de Luc-Azade, mais qui intriguaient et intéressaient déjà Michelle. Michelle n’était plus, pour Luc-Azade, sa moitié originaire, mais le féminin sexuel devant lequel il a ressenti une barrière intérieure. C’est le moment où le jeune homme rencontre, pour la première fois, le féminin dérangeant et où il entend l’appel des générations passées qui exigent la séparation entre le féminin et le masculin. Le protagoniste évacue alors, avec Michelle, la partie féminine de son identité. L’évolution des deux adolescents vers l’âge adulte, avec les restrictions et les attentes qu’on impose à la femme et à l’homme, ont fait que le féminin et le masculin se sont trouvés écartés l’un de l’autre, et surtout que le féminin est désormais refoulé de l’identité masculine[13].

Or, tout comme une personne morte dont le fantôme revient sur terre afin de hanter les vivants, voire de les emmener avec lui, Michelle ne laisse pas Luc-Azade tranquille. Après la rencontre de Sarah, qui a ressuscité le souvenir de Michelle, le protagoniste sent « [u]ne présence palpable » qui l’encercle, le domine et le menace (DC, 71). Parallèlement, le protagoniste se rend compte que sa soeur-substitut, qu’il croyait morte, en réalité, « n’était qu’endormie » : « La partie de moi qui était liée à Michelle, je ne l’avais pas amputée non plus. Elle n’était qu’engourdie. » (DC, 73) Ces liens qu’il avait cru tranchés à la hache étaient, il se l’avoue aussi, « des liens vivants qui vieillissaient avec [lui], et l’éradication ne serait jamais définitive » (DC, 66). Sous la carapace patriarcale somnole ainsi le féminin, cette « présence palpable », qui fait surface maintenant afin de « lier [Luc-Azade] à la mort » (DC, 101). Michelle attire donc l’attention de Luc-Azade sur la mort illusoire du féminin au sein de l’identité masculine patriarcale, afin que surgisse en lui un nouveau modèle identitaire :

sitôt qu’elle est arrivée j’ai cessé d’être moi-même, si être soi-même c’est être ce qu’on est devenu. Michelle me ramenait déjà en arrière, me tirait vers un repli antérieur de ma vie qui était aussi moi, l’avait été, avait été fossilisé, et qu’elle avait le pouvoir de revivifier.

DC, 115

Le « repli antérieur » vers lequel Michelle le ramène est la dualité originaire de tout être humain. La partie fossilisée qui avait fait partie de lui, c’est le féminin camouflé que Michelle est en train de ranimer. Le retour de Michelle, même en souvenir, permet au protagoniste de reconnaître en lui cet élément identitaire, ancien et nouveau à la fois, et l’invite, idéalement, à combiner par la suite ces deux éléments — masculin et féminin — au lieu d’occulter l’un ou l’autre : « Michelle [lisons le féminin] était le début, et donc nécessairement la fin de ma vie. » (DC, 180)

À la suite de la découverte de la nature illusoire de son identité (suscitée par Sarah) et de l’irruption du souvenir d’une origine duelle qui aurait pu conduire à une identité différente (l’influence de Michelle), Luc-Azade est envahi par le sentiment d’avoir tout raté, de s’être carrément « trompé de vie », ou d’avoir vécu une « fausse » existence — pas celle qu’il voulait vivre, mais celle qui a été programmée par l’héritage patriarcal (DC, 37, 39, 42, 47). Dans ces circonstances, il faut de toute urgence repenser l’identité masculine : Luc-Azade parle du « besoin de vérifier quel était le poids de [s]on existence, d’obtenir la certitude que [s]a vie [lui] appartenait » (DC, 100). Démarre ainsi la démarche du crabe, ce voyage initiatique ou ce rite de passage, qui lui permet de « [f]aire le ménage dans [s]a vie, éliminer le superflu, retrouver l’essentiel » (DC, 84).

La démarche du crabe

Afin de retrouver l’essentiel, il faut remonter aux origines, aller à la rencontre du passé, en éclairer les événements et en déterrer les acteurs. Luc-Azade part alors en voyage dans l’espoir d’interroger tout d’abord le notaire responsable du document que lui a donné Sarah, et par la suite des gens qui ont connu sa mère, Rosa (la demi-soeur de sa mère) et Michelle (la fille de celle-ci). En retournant à ses racines, le narrateur entame sa « démarche du crabe », qui est décrite au moyen de motifs qui désignent tous le dérèglement, la chute et le mouvement vers quelque chose d’antérieur. C’est comme si la base solide de la vie patriarcale du protagoniste avait soudainement craqué. Par conséquent, le narrateur est entraîné dans une chute libre et la direction de sa vie est réorientée. Apparaît en Luc-Azade, tout d’abord, une pulsion de révolte dont il ne voit pas encore la cible : « J’avais l’impression de dés obéir. Mais je ne savais pas à quelle loi. » (DC, 88, je souligne) La désobéissance renvoie à un besoin de se défaire du modèle identitaire existant : « Ce qui avait été construit se construisait. » (DC, 157, je souligne) ; « Une force s’amusait à me dés organiser… » (DC, 97, je souligne). Luc-Azade décrit aussi cet état en termes de   «  sensibilisation », de «  réalisation », de «  stabilis[ation] » ou de «  règle[ment] » (DC, 86, 137, 169, je souligne). Le besoin de s’éloigner du modèle traditionnel et de se séparer d’un héritage peu fertile qui l’a privé d’une identité plus complète est souligné par tous ces termes dont les préfixes (dé-, dés-) impliquent l’éloignement et la séparation.

L’éclatement des repères identitaires habituels (maison, travail, famille, masculinité univoque) suscite le désir de tomber dans le néant. En route vers Québec, Luc-Azade laisse déraper sa voiture :

J’allais trop vite. J’ai tenté de me détendre en décrispant méthodiquement chaque doigt, l’un après l’autre. Absolument ralentir. […] Ralentir. Mais je ne ralentissais pas. C’était plus fort que moi. Une poussée de l’intérieur, dangereuse. J’enfonçais ma pédale. Une puissance tangible me démunissait de ma volonté. Me dessaisissait de ma raison. Je me voyais accélérer, foncer droit devant, quitter la route, abandonner le volant. La voiture dérapait, tombait dans le fossé, culbutait. […] Dans le fossé un grand vide enchanteur et morbide m’attirait. Le désir de tomber. Une pulsion. Une sorte de volupté. […] Abandonner la maîtrise de sa vie. Se laisser tomber dans le fossé comme un enfant déboule la colline.

DC, 170-171

Le voilà dans un état chaotique, flottant entre le début de la crise (le dérèglement des éléments identitaires) et sa résolution (la découverte d’une nouvelle direction). La façon dont est décrit le dérapage souligne son caractère pulsionnel, obsessionnel et incontrôlable, mais aussi l’attirance très forte qu’exerce sur Luc-Azade le tourbillon. La référence à l’enfant qui « déboule la colline » rappelle que ce qui déclenche la chute, c’est justement la nostalgie de cette époque où l’identité n’était pas figée.

Enfin, l’abondance des termes liés à la mobilité fait comprendre qu’après la chute libre, le protagoniste doit continuer à progresser :

Une écluse s’était ouverte et je me voyais entraîné dans un mouvement où la réalité et la fiction se mêlaient en tourbillonnant.

DC, 69, je souligne

J’ai marché droit devant moi avec l’impression encore plus insensée d’ aller vers quelque chose, de me diriger vers un but ignoré mais réel, un môle dans le brouillard. […] Il y avait « un sens ». Un peu comme suivre une piste, jouer à un jeu dont on ignore les règles.

DC, 70-71, je souligne

Je marchais à grandes enjambées, sous la secousse, comme si cet échange de regards venait tout à coup d’imprimer à ma trajectoire un mouvement décisif, un sens.

DC, 81, je souligne

N’oublions pas qu’il s’agit d’un mouvement vers l’arrière, vers le passé : « je me glissais déjà dans une peau antérieure » ; « [j]’étais comme un crabe. En marche vers un trou ancien. En déséquilibre entre deux carapaces… » (DC, 72), précise Luc-Azade. Il est donc clairement question ici de laisser le connu et d’avancer vers l’inconnu, que Luc-Azade croyait mort après tant d’années de négligence, et vers lequel Michelle maintenant l’attire afin que surgisse à nouveau le féminin refoulé.

Les gains et les pertes

La colline déboulée (rappelons que c’est Luc-Azade lui-même qui décrit sa chute libre ainsi), suit l’adaptation au nouvel entourage, c’est-à-dire l’inventaire des gains et des pertes. Dans la catégorie des gains, on peut d’abord parler d’une nouvelle dimension émotive. Luc-Azade avoue qu’il n’a jamais été très émotif, craignant l’irruption de sentiments inattendus et imprévisibles, qui conduisent à une perte de contrôle contraire aux principes du modèle masculin dont il a hérité : « Ce qu’on appelle être «amoureux» n’est pas dans ma nature. […] je n’ai jamais éprouvé le désir d’aller vers l’inconnu. » (DC, 30) Traité de « déficient affectif » par son épouse, Luc-Azade se demande même s’il sait « ce que c’est qu’aimer » (DC, 40, 42). Or, aussitôt le traitement de Sarah terminé et la démarche du crabe déclenchée, Luc-Azade est envahi par une pulsion subite : « j’ai éprouvé tout à coup un besoin fou d’aimer quelqu’un » (DC, 165). L’élan sentimental, né de la rencontre des figures féminines, se manifeste aussi par des émotions contraires, notamment par une envie de pleurer :

Un besoin sourd, de me liquéfier comme une chandelle, de faire sauter le barrage et de libérer le lac comprimé qui me faisait mal. Pleurer comme je ne l’avais pas fait quand ma mère était morte. Mais j’en étais aussi incapable que, j’imagine, un impuissant de bander.

DC, 72

Ce n’est qu’au moment où le narrateur découvrira le passé de sa propre mère qu’il « pleur[era] enfin » (DC, 161).

Outre la frontière entre froideur et émotion, le récit évoque d’autres frontières qui sont franchies en cours de route avec des conséquences bénéfiques. Maintenant que Luc-Azade est en mesure de mieux voir son cheminement patriarcal, il se souvient du moment de rupture entre le féminin et le masculin :

En quelques mois, entre 1967 et 1968, j’avais donc muté. Ces deux époques, séparées par une saison, étaient aussi opposées que la nuit et le jour, la préhistoire et l’histoire. […] Entre les deux il y avait une faille. Un précipice, un mur barbelé. Mais je venais de sauter la frontière.

DC, 158, je souligne

Voilà la mention d’une frontière entre deux époques : celle où Luc-Azade adolescent est encore en union avec Michelle, et celle où il devient adulte et se trouve séparé du féminin. La frontière en question est le moment où Michelle, le symbole du féminin, est évacuée de la vie du protagoniste, laissant en lui un trou et le condamnant à une identité sexuale patriarcale, uniquement masculine. C’est cette frontière, érigée lors de l’adoption du « costume patriarcal », qu’il saute maintenant en remontant dans le passé, avant l’identité masculine figée[14].

Une troisième frontière socialement imposée est celle qui sépare les générations. C’est d’ailleurs l’objectif ultime de la mission de Sarah et de Michelle : « Sarah n’était que le passage vers Michelle, et Michelle n’était que le passage vers les morts. » (DC, 187) En retournant sur les traces du passé, vers « les morts » justement, Luc-Azade apprend à connaître le visage caché de sa mère, tout d’abord, et par la suite, le visage complètement inconnu de sa grand-mère[15]. En apparence, la relation du protagoniste avec sa mère a été amicale et simple. De même, la mort de celle-ci est perçue par lui comme un événement normal, dans « l’ordre des choses » (DC, 48), mais dont il n’a pas été capable de reconnaître la portée au moment du décès :

Fin décembre, ma mère est morte. Elle est morte « naturellement », comme elle avait vécu, me semblait-il. […] Je sentais la présence de la mort qui descendait peu à peu dans la chambre et j’étais sans révolte, incapable de me rendre compte de ce qui se produisait sous mes yeux, d’en sentir le mystère. J’assistais à une manifestation naturelle. Une mère doit mourir.

DC, 47-49

C’est cette mort que Michelle révèle à Luc-Azade, afin que celui-ci en reconnaisse enfin la signification. Il apprend lors de sa visite chez les villageois les « [m]ini-drames », « les secrets que personne n’a trahis, dont personne n’a été capable de parler » et « la petite histoire apocryphe » de sa mère (DC, 192)[16]. Il comprend alors « le poids léger, la marque délicate » de la souffrance de sa mère dans sa vie à lui : « l’ombre portée de son chagrin m’assombrissait, moi, son fils » (DC, 161-162). Cette rencontre « posthume » de la mère a une influence bénéfique sur la vie du fils : « J’étais libre. Le silence était parfait et je comprenais maintenant l’oeuvre de ma mère. Je touchais, je soupesais la part de moi-même qui était son oeuvre : Dr Luc-Azade Santerre. Chirurgien dentiste. Du solide. » (DC, 218) Or, c’est « le vide en dessous [qui le] fascinait beaucoup plus » (DC, 218). Luc-Azade poursuit alors sa trajectoire, se rapprochant maintenant de la grand-mère, un parent plus lointain de la lignée maternelle dont la connaissance n’a pas passé à travers des générations. Après avoir vu des photos de sa grand-mère et appris des détails sur sa vie, le narrateur voudrait transmettre l’information à sa mère, qui ne l’a jamais connue : « J’aurais voulu lui dire ce que je savais. Je lui parlais… » (DC, 162)

Émerge ainsi, de ces rencontres « posthumes », le besoin de communiquer. C’est d’ailleurs la conséquence de tous les entretiens qu’a le protagoniste en cours de route avec les femmes : il est animé par le besoin d’écrire à Sarah, de poursuivre les traces de Michelle (le notaire l’encourage à l’appeler, mais Luc-Azade recule devant la tentation), de transmettre à sa mère les nouveaux éléments qu’il a recueillis sur sa grand-mère et même de contacter, à la fin du parcours, sa femme afin de lui faire part de son retour prochain et de ses états d’âme lors des découvertes récentes. Étant donné la rareté des échanges dans la vie antérieure du protagoniste, on n’est pas surpris de l’enthousiasme qu’il ressent devant cette dernière découverte identitaire : « le sens de ma vie m’a été donné : j’étais un relais dans un espace de temps. Je communiquais, des deux côtés de la vie, avec le silence des autres générations. » (DC, 217) Récapitulons : du côté des gains, il faut compter la nouvelle dimension émotive, la reconnaissance de l’origine double du protagoniste et le nouveau rôle de transmetteur dans la lignée des générations.

Mais cette transformation du protagoniste s’accompagne aussi de pertes. En effet, la soumission inévitable de l’être humain à des éléments divers — dont les uns sont présents, les autres absents, les uns refoulés, les autres encore à jamais inexplicables — force le protagoniste à admettre l’impossibilité pour l’homme de tout contrôler et de tout connaître. Bien au contraire, le monde qui le définit laissera toujours des « trous », des « saillies » en lui ; il ne le définira jamais qu’« obscurément » (DC, 191). Voici donc souligné le caractère illusoire de « ces hommes [dont faisait partie le protagoniste au début] au coeur léger, qui embrassent librement leur vie et se sentent d’emblée maîtres de leur logis. » (DC, 192) La démarche du crabe qu’accomplit Luc-Azade l’incite à cesser de croire à l’autosuffisance de l’homme, à son autonomie et à sa capacité de tout maîtriser — toutes valeurs prônées par le modèle masculin patriarcal.

Conclusion

La valorisation de la dualité, entraînée par la rencontre symbolique du féminin, est le pilier principal du nouveau modèle identitaire envisagé pour l’homme dans La démarche du crabe. Il est hautement significatif que les femmes en manque d’ancêtres (Michelle et Sarah) recherchent justement leur   père[17] alors que l’homme en quête d’ancêtres (Luc-Azade) cherche à retracer la lignée maternelle. La dimension « travestie » de leur quête laisse entendre qu’on ne peut se contenter de franchir la frontière des générations : il faut traverser aussi la frontière des sexes.

L’origine féminine en particulier, bannie par l’ordre patriarcal dans lequel le féminin et le masculin ont été séparés en deux sphères isolées et ignorée par l’héritage qui se transmet de père en fils, surgit ici afin d’indiquer le moyen de sortir de l’impasse de la masculinité. Le roman dit qu’au lieu d’être connues (il n’y a jamais de doute sur l’identité de la mère), les mères doivent être re connues. La traversée de la frontière des sexes implique également que l’être humain, homme ou femme, ne peut pas être uniquement féminin ou masculin, car les ancêtres des deux sexes façonnent constamment ses gènes, sa mémoire et sa psychologie. Le roman prône la rencontre paisible de ces deux éléments originaires.

La décision de Monique LaRue d’épouser la perspective masculine, soulevée comme l’un des points de départ de la présente étude, met en oeuvre, de façon concrète, la traversée de la frontière des sexes. À l’instar de Luc-Azade qui découvre la nécessité de faire co-habiter le féminin et le masculin, la romancière elle-même, en interrogeant l’identité sexuale masculine, prône la collaboration entre ces deux « champs » traditionnellement mis en opposition.