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L’essentiel de l’oeuvre de Maurice Constantin-Weyer se déploie durant l’entre-deux-guerres, à travers notamment le cycle intitulé Épopée canadienne [1]. Né en 1881 dans le département de la Haute-Marne, Constantin-Weyer immigre au Canada en 1904. Après quelques mois passés au Québec, il s’installe dans l’Ouest (Manitoba et Saskatchewan), y exerçant divers métiers (cultivateur, arpenteur, trappeur, agent des terres, etc.) qui se révèlent peu lucratifs. De retour en Europe pour combattre lors de la guerre de 1914, il refait un séjour au Canada en 1920, puis regagne définitivement la France, où il se lance dans le journalisme avant de se consacrer entièrement à la littérature dans des écrits largement autobiographiques.

Cet auteur a connu de son vivant une « fortune littéraire [2] » qui s’est lentement dissipée depuis son décès, en 1964. Le désintérêt actuel des spécialistes pour une oeuvre qui, selon certains critiques, « manque de profondeur [3] » témoigne de sa dépréciation. L’une des raisons majeures de ce processus de dévalorisation tient à la forte adhésion de l’auteur à un contexte de production imprégné par une psychologie des peuples désormais discréditée : l’attraction de la « race » et du « sang », leur fatalité présumée, la futilité et la versatilité de la femme figurent parmi les stéréotypes et clichés qui abondent dans la littérature de l’époque et se retrouvent chez cet auteur.

Plutôt que de traquer ces marqueurs idéologiques, nous nous intéresserons à la manière dont Constantin-Weyer joue avec la tradition romanesque en inventant une forme cavalière de transcription des paysages, cependant cohérente avec son souci de rendre compte de la vision des personnages en déplacement. C’est dans le roman Un homme se penche sur son passé, prix Goncourt 1928, que le mode de circulation des personnages est présenté comme le vecteur même de la mémoire que l’auteur invoque pour ciseler son récit : « Si je faisais tourner la bobine à l’envers, [mon passé] me promenait, à cheval, à travers la prairie canadienne, en raquettes, sur les étendues neigeuses du Nord, en mer, sur l’Atlantique, en voiture, à bicyclette, ou à pied, sur les routes lorraines, ombragées de peupliers [4]. »

L’expérience canadienne servira de terrain d’application à un programme littéraire de « rembobinage » dont Un homme se penche sur son passé constitue le point d’orgue [5]. Nous en proposons une nouvelle analyse, centrée sur les changements d’optique suscités par la prise en compte des différents modes de transport. Ce programme fondé sur des réminiscences personnelles met en effet l’accent sur les moyens de déplacement du héros narrateur — Jacques Monge, alias « Frenchy » —, lesquels orientent le déroulement narratif. Il dessine une description ambulatoire, au gré des véhicules empruntés, qui permet de moduler à l’envi le paysage, ou ce qui est tenu pour tel. Tout se passe donc dans l’esprit du narrateur comme si la remémoration de ses modes de pérégrination déclenchait le récit d’épisodes marquants de son passé. Le véhiculaire l’emporte ici sur le vernaculaire. Le médium non seulement précède mais reconstitue le message délivré sous le couvert du souvenir. Avant toute autre mnémotechnique, le véhicule de la mémoire tient dans le moyen de transport : cheval, raquettes, bateau, voiture, bicyclette, sans oublier le plus simple : pedibus cum jambis.

Curieusement, le prélude ne mentionne pas un important, sinon décisif, moyen de transport évoqué dans le roman : le train, qui, nous le verrons, transfigure le regard porté sur la prairie canadienne. Certaines images ne sont remémorées que parce qu’elles surgissent de ce point de vue spécifique que procurent la fenêtre et le mouvement du train. La description du paysage est ainsi déterminée par le mode de transport, le voyage ferroviaire se prêtant à des réminiscences particulières, qui obligent à remanier le mode de description romanesque. De La bête humaine [6] de Zola à la métaphore de l’accordéon chez Blaise Cendrars [7], et jusqu’au Paysage fer [8] de François Bon, la présence de la locomotive et du train dans la littérature française — comme personnage à part entière — ne manque pas [9]. Avec ses propres préoccupations narratives, Constantin-Weyer fait de même dans Un homme se penche sur son passé : le train est élevé au rang de personnage de l’intrigue.

La prairie, la forêt et le Grand Nord : de ces trois espaces contrastés tant sur le plan de la géographie physique que socialement, de ces trois « étages » mis en scène par l’auteur, et qui se prolongent tout en s’opposant, nous nous attacherons surtout à la prairie, dans la mesure où elle est traversée à cheval, puis en chemin de fer. Symbole de la liberté des Métis, elle « vient de mourir » (UH, 383), tout au moins du point de vue équestre, qui est celui des Métis [10]. C’est ce que déplore l’auteur à travers le narrateur. La ligne de chemin de fer transcanadienne s’achève en 1885, l’année même où le leader métis Louis Riel est pendu. Un monde chasse l’autre : le roman de Constantin-Weyer rend compte de cette fatale transition.

L’ivresse d’être à cheval

L’ouverture du roman narre le passage de la frontière entre le Montana et la Saskatchewan, là où règne la prairie. Le personnage de Napoléon Brazeau — cow-boy métis — donne lieu à une restitution assez fidèle d’un parler très proche de celui qu’on nommera au Québec le « joual » : les mots de « ch’ouaux » et « ch’oual », pour « chevaux » et « cheval », reviennent fréquemment dans son langage. L’animal joue un rôle capital dans la prairie, au point d’être identifié à son cavalier, de ne faire plus qu’un avec lui : « À demi sauvage ! Napoléon l’était autant que son cheval pie, et je ne l’étais guère moins. » (UH, 378) Le cavalier est prêt à supporter la rudesse des conditions parce qu’il est solidaire de sa monture et ressent à tout moment « l’ivresse d’être à cheval » (UH, 378) : « Ces coups de vent qui passent sur la prairie, qui font voler les poussières de la terre, et qui vous courbent, impuissants, mais rieurs, sur l’encolure de votre monture. » (UH, 378)

L’étalon fait le printemps, comme une sorte de mercure ambulant : « Une saute de vent avait déchiré le coton d’un nuage, et l’on voyait, à travers la déchirure, la soie claire d’un ciel bleu se gonfler jusqu’au zénith… C’était le printemps. Printaniers, aussi, les hennissements du petit étalon pie que montait Napoléon. » (UH, 378) À l’appel de la nature répondent tant les hommes que les bêtes, dont la complicité est tissée à partir de la vision commune que procure la « chevauchée inlassable à travers cette nature bleue et verte, brodée de toute la richesse des pourpres églantines et des lis ponceau » (UH, 389). Le cavalier et sa monture partagent la même vue du paysage, ils se guident mutuellement. On pourrait presque avancer que le cheval opère comme « conducteur » des fluides sensoriels et de la fluidité des couleurs trouvées dans la « nature bleue et verte ».

Mais toute cette harmonie se dérègle peu après lorsque les deux cow-boys sont confrontés à des « Yankees », instant fugace où ils apparaissent comme les survivants d’un âge révolu : « à cette heure matinale, nous vîmes fumer une locomotive. De grandes raies funèbres de charrue coupaient le sol, enfouissaient sans pitié l’herbe à bisons, que les troupeaux sauvages, jadis, que nos chevaux et nos boeufs à demi sauvages, depuis, avaient si longtemps pâturée… » (UH, 383) Rompant avec le ton détaché souvent de mise dans le roman, la description prend ici un caractère dramatique qui culmine avec la personnification de la locomotive. Nul hasard si cette dernière fume tandis que « La Maison de David », un ami canadien-français de Monge, va bientôt brûler :

Je songeai à la petite cabane de tourbe et de perches, que nous baptisions pompeusement « La Maison de David » et où nous avions si souvent vidé des bouteilles de gin en compagnie du joyeux éleveur. Dans quelques jours, David y mettrait le feu. Elle flamberait, et lui, silencieux, avec ces mêmes grosses larmes que nous lui avions vues dans les yeux, regarderait brûler des années de sa vie.

UH, 383-384

Comme dans un fondu enchaîné cinématographique, les deux fumées — celle de la cabane et celle de la locomotive — se confondent avant que l’une cède définitivement la place à l’autre.

Cette transition entraîne une véritable mutation, et sa violence est encore renforcée par la présentation ironique dont font l’objet les deux cow-boys lors de leur découverte à cheval des « nouveaux districts fermiers » (UH, 390) : leurs tenues de cavaliers déconcertent les populations qui se demandent si c’est un cirque ambulant qui arrive (UH, 389). D’emblée, l’incompréhension s’instaure entre deux « mondes » que le temps semble éloigner. La discordance des temps est accusée par l’insistance sur la mélancolie et la résignation des trois héros, Jacques Monge, Napoléon Brazeau et David Laprugne :

Boy ! ça fait gros le coeur, quand même, quand t’as vécu quinze ans dans la prairie à élever des ch’ouaux, à les monter, à toffer c’te belle vie large au grand air, à pas être badré par les voisins, à respirer d’la liberté tout son saoul, et puis d’voière qu’avec leurs saprées lois […] on permet à tous ces gens-là de v’nir nous arracher notre gagne-pain… Tu me vois fermier, moié ? [David] but mélancoliquement, et nous l’imitâmes. Napoléon laissa tomber sa tête, soudain lasse, sur sa large poitrine. Moi, je me sentais subitement vieilli… Ainsi, la chevauchée de l’heure dernière prenait brusquement figure du passé. Or, David, que je n’avais jamais imaginé que rieur ou furieux, pleurait. De grosses larmes coulaient sur le sillon de ses joues hâlées

UH, 383 ; nous soulignons

L’auteur multiplie alors les majuscules (et les points d’exclamation), transformant définitivement la prairie en Prairie, comme pour mieux la personnifier [11] : « Et tous trois, nous pleurâmes ensemble la Prairie, la grande Prairie ! La Vraie Prairie ! La Prairie de l’Histoire et de la Légende ! La Prairie épique ! La Prairie de notre jeunesse qui venait de mourir. » (UH, 383) Le narrateur, omniscient comme il est d’usage dans le roman réaliste, ne cesse dès lors de prophétiser la mort de cette culture nomade [12]. Et l’instrument de ce meurtre, il le désigne : c’est le train.

L’apparition du train

Avec la fumée de la locomotive et « les grandes raies funèbres » que laissent les rails du chemin de fer, c’est l’envahisseur et sa machine qui triomphent et s’imposent sans rémission possible :

Des yankees, maigres et tannés, crachant le jus de leur chique, manifestèrent par des blasphèmes leur mauvaise humeur d’être arrachés au travail de graissage de leurs puissantes machines à vapeur. « Allez au cirque et soyez damnés ! » nous crièrent-ils. […] « Vos damnés petits broncos de la prairie, qui n’ont pas de croupe, appartiennent à un âge mort. Laissez-nous huiler nos machines ! »

Le discours plut médiocrement au métis, qui, batailleur, mit pied à terre, dans le but de boxer avec mes interlocuteurs. Mais le yankee mécanicien actionna le sifflet de la locomotive, et nos chevaux commencèrent à prendre peur.

UH, 385

Les armes sont inégales, et les fiers cavaliers, voués à se muer en « statues équestres » (UH, 385) :

Il fallut que Napoléon remontât prestement en selle, et nous donnâmes la chasse à nos bêtes égarées. Narquois, les défricheurs, aux bleus souillés d’huile, poussèrent des hurrahs. Ainsi leur joie saluait-elle leur victoire mécanicienne plus que nos acrobaties équestres.

UH, 385

La distance physique et symbolique entre les deux cultures ne laisse aux perdants qu’une maigre consolation, l’injure à distance, signe pathétique de leur impuissance : « Le ralliement de nos bêtes énervées nous emmena loin d’eux, sans que Napoléon cessât de gesticuler, en hurlant des injures polyglottes, en français, en anglais, en sioux. » (UH, 385) Le vaincu s’enfuit, non par lâcheté, mais parce qu’il doit s’incliner devant une logique qui lui échappe lors de l’affrontement, celle de la machine, qu’exprime le sifflet de la locomotive dans une relation à nouveau métonymique. Il en est réduit à l’invective sans pouvoir se faire entendre, usant significativement de jurons de la langue du vainqueur, car ceux de sa propre culture restent incompris. Mais dans quelle langue s’adresser à la machine ? Même un polyglotte ne le saurait. La locomotive incarne une puissance contre laquelle les cow-boys sont désarmés.

Monge lui-même n’échappe pas à l’attraction du train puisqu’il se met de plus en plus souvent à le prendre, jouissant à son bord d’une large palette de couleurs et de perspectives visuelles :

Le train me débarqua sur la plate-forme déserte, en une aube d’estampe japonaise. Maisons, forêt, étaient des lavis synthétiques à l’encre de Chine, ourlés d’un trait vert sombre, sous un ciel vert clair. À l’est, entre la cime de la forêt et le ciel, un pinceau ferme et délicat avait tracé d’un seul trait cette bande citron qui allait être le jour.

UH, 449

Il sera difficile désormais de voyager dans ce pays sans emprunter le chemin de fer, d’autant que ce mode de circulation devient un instrument majeur de la compétition économique, comme l’affirme sans ambages un éphémère compagnon de voyage de Monge, avide d’acheter des propriétés :

Chasseur de terres, un Yankee au nez busqué, aux yeux hardis, se préoccupait d’acheter des propriétés.

Il y a du pétrole, ici, me disait-il. […] Moi, j’achète du terrain ici, et je vais commencer à le lotir. Vienne le chemin de fer, et je serai le premier.

UH, 445

Être le premier, c’est s’assurer de gros revenus, du moins si l’on sait attendre. Au train et à sa vitesse de déplacement s’ajoute un autre élément technologique, permettant d’appâter le chaland des grandes villes : « Le kodak à la main, il prenait photographie sur photographie, afin de prouver par l’image la réalité de ses terrains. » (UH, 445) Monge n’est pas loin de se laisser prendre lui aussi dans le tourbillon de ce « progrès » qu’il méprisait naguère. Bientôt, ne parvenant pas à retrouver son enfant, sa femme et l’amant de celle-ci, malgré l’engagement de plusieurs détectives privés, il se lance par dépit dans ce type d’affaires, le train se révélant un moyen d’assouvir son désir de conquête et sa « soif maudite de l’or », selon la formule de Virgile :

Quelques jours de désoeuvrement menacèrent de me submerger. […] Ce n’était plus moi qui me penchais sur mon passé, c’était ce passé qui se soulevait jusqu’à moi. […] Je passais soixante et douze heures en chemin de fer pour aller examiner un lopin de terrain en l’une de ces villes-champignons qui surgissent dans l’Ouest. En cours de route, le nez dans les documents, j’étudiais les probabilités d’un noeud de voies ferrées. L’endroit en question avait-il la chance de devenir le point de distribution d’une vaste région ? De grandes banques, d’importantes maisons de gros allaient-elles s’établir pour alimenter le commerce de tout un pays ?

UH, 495

Raisonneur et calculateur, tel doit être le nouveau conquérant. Monge ne fait ainsi que prolonger son désir de conquête, dès lors qu’il se rend à l’évidence tant redoutée : dans la prairie canadienne, le chemin de fer a supplanté le cheval. L’aventurier peut d’un seul coup revêtir les traits du capitaliste, d’autant que le mirage s’est dissipé : le décès de son ami Paul Durand, « mort misérablement de fatigue » (UH, 498) à ses côtés en courant le Grand Nord, l’éloigne des tentations du désert blanc comme alternative à la morte prairie.

Le nez à la portière

Cette mutation ambulatoire répond à une logique mercantile : avec la loi triomphante des marchés, plus rien ne doit être laissé au hasard. Il convient, autant que faire se peut, de tout prévoir, d’envisager la moindre niche rentable, et donc de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier :

À Winnipeg, à Brandon, à Regina, à Moose Jaw, à Medicine Hat, à Calgary, à Edmonton, à Prince-Albert, à Saskatoon, une devanture étalerait le dessin au pointillé rouge de toutes les chances possibles de concentration de voies ferrées sur cet endroit, où l’on n’accédait encore qu’en traîneau, à cheval ou en canot. Un plan tiré en bleu reproduirait le lotissement. Des démarcheurs, dépourvus de toute timidité, happeraient par la manche le badaud fasciné par cette mise en scène. […] Cela se terminerait par une vente […].

UH, 445-446 ; nous soulignons

Non seulement le train permet d’aller toujours plus vite, obéissant à une des règles sacrées de la circulation des marchandises, mais son tracé est aussitôt la proie des spéculateurs. Doublement rentable pour les détenteurs de capitaux, à court et à long terme, le Transcanadien offre une belle occasion de s’enrichir : c’est la récompense « de l’audace du capitaliste et de la faconde de ses employés » (UH, 446) ! Cependant, miser sur « toutes les chances possibles de concentration des voies ferrées » (UH, 445), n’est-ce pas réduire nettement, sinon supprimer, le risque initial ?

Voyageant en train à des fins professionnelles, Monge place ses capitaux selon une approche probabiliste qui lui permet d’anticiper les prochains noeuds de voies ferrées. Il ne s’arrête pas là, transformant le mode de transport ferroviaire en un support statistique pour apprécier la richesse des contrées traversées :

Cela ne m’empêchait point, le nez à la portière, de regarder les indices de prospérité donnés par la terre. Les blés étaient-ils drus ? Les maisons étaient-elles peintes coquettement ? Le pourcentage des colons américains — riches de capitaux et d’expérience — était-il élevé ? La conversation des voyageurs qui montaient aux diverses stations était, pour moi, un enseignement de tous les instants.

UH, 495

Mettre « le nez à la portière » du wagon revient à savoir flairer le bon plan, l’affaire juteuse. Ce comportement utilitariste a pour mérite d’occuper le temps et de détourner Monge de ses malheurs conjugaux comme de ses démons de vengeance : « On n’imagine point assez la richesse d’une pareille vie. » (UH, 495) De même que le Canada est devenu un refuge pour « la faiblesse européenne » (UH, 496), cette vie tourbillonnante de capitaliste sert d’exutoire à Monge. Une relation métonymique est encore à l’oeuvre quand il s’agit d’exprimer à travers l’immigration européenne le parcours d’un homme trompé et laissé à lui-même, et dont l’identité est sur le point de se dissoudre, à l’image de la disparition des Amérindiens :

J’avais sous les yeux la genèse même d’un pays magnifique. Le triomphant poème de la réussite canadienne chantait à mes oreilles son rythme puissant. C’était la magnifique conquête de la nature par la volonté. L’énergie humaine réduisait à merci la massive inertie de la matière. Le climat même était réduit à changer ses habitudes devant l’effort continu de l’homme.

Pour la première fois, la gloire de ce Dominion, dont j’étais une des poussières, m’apparut dans toute sa splendeur.

UH, 495-496

Les rails du Canadian Pacific [13] apparaissent comme les traces les plus probantes de la maîtrise de la nature, et plus particulièrement du climat, par l’homme. Mais elles laissent aussi une marque indélébile, celle de la violence du choc entre les cultures et les peuples mis en présence :

Il me fallait déjà un effort de volonté pour me représenter ce pays tel qu’il était avant que le Canadian Pacific eût poussé d’un océan à l’autre ses antennes parallèles et voraces.

Ainsi, en moins de trente ans, l’effort de quelques hommes, conducteurs de peuples, avait fait de ce désert un pays riche. Une race tout entière avait disparu dans la lutte, et des Sioux, des Crees et des Pieds Noirs, qui avaient jadis dominé ici, il ne restait plus que quelques rejetons destinés à disparaître devant l’effort continu de la race blanche…

UH, 496

Le territoire ancestral de la prairie s’efface quand avance ce que les natifs d’Europe munis de leurs machines tiennent pour la civilisation : le voyage en train, qui donne au paysage un mouvement apparent incessant, entérine la vision d’un monde perdu aussitôt qu’aperçu. Par ce mode ambulatoire, c’est le point de vue des vainqueurs qu’adopte Monge, avant que la cruauté du sort ne le rattrape en ôtant la vie à sa petite fille Lucy.

Les miséreux de la vieille Europe survivent au prix de la destruction du mode de vie amérindien :

Mais songez aussi à tous ceux, des « Vieux Pays », que le Canada a arrachés à la misère londonienne, ou à la pauvreté bretonne !…

Une oeuvre magnifique de bienfaisance à l’égard de la faiblesse européenne, voilà ce que la foi de quelques capitalistes et la rude volonté de quelques hommes autoritaires avaient fait du Canada !

UH, 496

Foi et avidité, bienfaisance et brutalité, tout cela fait bon ménage dès l’instant où le Canada réunit et transcende ses « poussières ». Le Dominion y gagne une personnalité, selon une vision organiciste, voire biosphérique : chaque poussière d’étoile contribue à la course stellaire de l’astre canadien.

Ne pas s’embarrasser du paysage

Sans la moindre transition, Constantin-Weyer passe alors aux descendants des colons français du Canada, comme en un coup de vent qui les ferait resurgir sur la scène d’une histoire accomplie, achevée, déjà dite ou écrite. Ce fragment sera analysé de bout en bout parce qu’il illustre de manière exemplaire la perspective « dromoscopique » de l’auteur. À l’inverse de la stroboscopie, où un objet en mouvement semble visuellement figé, la dromoscopie [14] crée une illusion de mouvement alors que l’objet est pourtant fixe : le déplacement en train produit cet effet, le paysage défilant à plus ou moins grande allure du point de vue du passager et donnant ainsi l’impression d’être mouvant.

Nul hasard si la présentation par Constantin-Weyer de l’histoire du Canada français ressemble à un trajet en train, où les images retenues sont brèves et les angles de vision, sélectifs. Des arrêts sur image se succèdent et produisent, par leur juxtaposition, un effet de mouvement. Mais la séquence reste figée, sans épaisseur ; elle ne peut donner ni lieu ni prise à une description plus ample et précise, susceptible de rendre compte d’une quelconque profondeur historique.

Tout commence par un récit bucolique. Le lecteur habitué au roman réaliste s’attend alors à un luxe de détails [15], à une litanie d’adjectifs et d’adverbes, comme semblent s’y prêter les premières lignes du fragment :

Au début de l’automne, David m’emmena avec lui faire un pèlerinage dans la province de Québec, où il avait encore des parents.

Nous passâmes quelques jours dans un village, nonchalamment étendu au bord du Saint-Laurent, qui lui offrait le plus merveilleux spectacle du monde. C’était en aval de Québec, où le fleuve prend des proportions gigantesques. D’immenses îles brisaient le courant, et nous apercevions au-delà d’elles, perdues dans les brumes du lointain, les hautes montagnes qui se penchaient amoureusement sur la rive nord. Tout cela animé par le mouvement des paquebots.

UH, 496

La suite dément aussitôt cette attente d’une narration classique autour des lieux et objets, à laquelle un Chateaubriand puis un Balzac ont donné ses lettres de noblesse : « Mais, si beau que fut le paysage, je ne m’embarrassais guère de lui. » (UH, 496) Monge refuse d’aller plus avant dans la description réaliste sous prétexte de tirer une leçon d’histoire des lieux traversés : « Car j’avais, devant moi, l’émouvante reconstitution de notre histoire canadienne. » (UH, 496) Le paysage passe au second plan, du fait de cette réaction affective, soulignée par l’emploi du possessif (« notre ») : il fait office de déclencheur d’une « reconstitution » historique dont l’intérêt prime aux yeux du narrateur. Ce dernier se livre donc à une réduction du paysage, devenu prétexte à la remémoration dès lors que le voyageur regarde en laissant aller son imagination. Une pléiade de noms propres sont cités, comme s’il s’agissait de personnes rapidement entrevues à travers les vitres d’un train :

Les habitants du lieu s’appelaient : Ledoux, Leblanc, Lecavalier, Laframboise, Lespérance, Laflamme, Laflèche, Lajeunesse, Belhumeur, Lajoie, Beauparlant — et c’était comme si quelque tambour fantastique eût fait sortir de leur tombe, pour passer en revue le Canada contemporain, les vétérans du régiment de Carignan ; ou : Le Clerc, Lechasseur, Lepage, Lemarchand, Sansregret, Sansouci, Casgrain, Pelletier, Lamalice — et les premiers colons surgissaient à mes yeux, avec leur profession ou leur caractère. Ainsi toute l’histoire de trois siècles s’inscrivait dans vingt noms de basochiens, de commerçants, de commis ou de laboureurs. À deux cent cinquante ans de distance, ceux-ci témoignaient de la force de leurs pères.

UH, 496-497

La toponymie guide la topographie. Les annales des fiefs de la Nouvelle-France génèrent une carte de souvenirs historiques qui se superpose au paysage :

D’autres noms n’étaient pas moins chargés d’histoire : Montigny, Boucherville, Roquebrune, Tascherie me forçaient à apprendre les annales de ces fiefs, et de cette quasi-féodalité chrétienne qui avait construit la Nouvelle France, « comme les abeilles font une ruche ».

Soudain la vitalité canadienne prenait à mes yeux toute son importance historique. Elle continuait lentement, sans se presser, sans effort inutile, mais avec une patiente énergie, le rôle qu’avait jadis la mère patrie, dans la civilisation.

UH, 497

Les patronymes des figures politiques qui ont marqué le Canada français peu avant la rédaction du roman défilent de la même façon que ceux des « habitants », pionniers du régime français. Une continuité naturelle est ainsi établie au moyen de cette énumération peut-être « cavalière » (au regard de l’histoire complexe du Canada) mais suffisamment efficace pour rappeler la cohérence et les réussites d’une province où l’on parle français :

Des Laurier, des Adelard Turgeon, des Bourassa, des Lemieux, des Lomer Gouin mettaient dans tous les partis politiques l’ordre, la clarté, la générosité et la continuité…

Je renversais aussi, et brusquement, le jugement ignorant et hâtif que tous les Français des « Vieux Pays » portent sur leurs frères canadiens, dans les premiers jours qui suivent leur arrivée, et qu’ils se refusent si longtemps à abandonner.

UH, 497

L’effet dromoscopique l’emporte même dans le rectificatif apporté, dans la mesure où ces figures politiques, rendues solidaires par leur agglomération, sont évoquées allusivement, comme si elles étaient vues de loin, d’un train en mouvement. Apprendre l’histoire devient une nécessité du voyage, mais la leçon sera reçue à toute allure. Les noms des comtés vont défiler une fois encore selon le rythme imposé par la vitesse du train :

C’est que j’étais si près des plaines d’Abraham, qu’il me fallait bien, enfin, apprendre l’Histoire ! Et les noms des comtés, glorieusement, bourdonnaient à mes oreilles le rythme des grands noms de l’Épopée : Montmagny, Champlain, Maisonneuve, Talon, Montmorency, Laval, Lévis, Vandreuil [sic], La Salle, Marquette…

UH, 497

À cette vitesse, les erreurs d’orthographe sont toujours possibles, pourrait-on persifler aux dépens de l’auteur et de ses éditeurs successifs. D’autant que cet emballement sera de courte durée. Au bout du compte, les affaires prévaudront. Le commerce des fourrures, l’entreprise de pêcheries dans le nord de l’Ontario font oublier les « magnifiques paysages » du Québec, images autant prégnantes que fugaces, comme celles laissées lors d’un trajet en train : « Au moment même où m’apparaissait dans toute sa gloire le Canada français, et où ses magnifiques paysages commençaient à se révéler à moi, mon activité prit une nouvelle forme. » (UH, 497) Cette dernière s’apparente à une accumulation de capitaux de toute origine : à « l’ivresse d’être à cheval » (UH, 378) succèdent désormais celle du business et des grandeurs [16], le vertige des dollars amassés, les « liasses de billets de banque » (UH, 494). Suivant le principe cinématique, « le mouvement commande l’événement [17] » et « les précipitations du paysage [18] » produisent un enchaînement hallucinatoire propice au fétichisme de la marchandise et à l’abstraction des marchés. Cherchant le veau d’or à travers la prairie, Monge n’incarne-t-il pas, à un stade intermédiaire du roman, la figure du voyageur ferroviaire, abusé par l’animation factice des paysages comme des marchés ?

*

Recourir à l’effet dromoscopique, comme c’est le cas dans Un homme se penche sur son passé, ne congédie pas le réalisme romanesque en tant que modèle prégnant de représentation du réel [19], qu’il soit nourri de références picturales, théâtrales ou photographiques. Ce dispositif optique en offre une version remaniée, à la fois plus sobre et plus dynamique : à la suite des portraits et natures mortes photographiés en chambre noire, auxquels se confronte l’art balzacien de montrer les personnages et les intérieurs, s’épanouit une forme descriptive nouvelle, marquée par un langage et une grammaire cinématographiques, où les extérieurs (fussent-ils reconstitués en studios) et les scènes d’action sont privilégiés. Ainsi les paysages canadiens de ce roman semblent animés, de la même manière que le travelling donne au cinéma l’illusion du mouvement : le simple fait de poser le pied de la caméra sur un support mobile, quel qu’il soit (train, ascenseur, bateau, automobile), met fin à la fixité de l’appareil et nécessite de fréquents recadrages. En modifiant le regard du personnage principal, l’usage du train dans le récit de Constantin-Weyer conduit à disposer autrement des coordonnées spatiales et temporelles de la perspective romanesque.

À cette logique narrative, où les points de vue alternent au rythme des véhicules empruntés, répond une mise en scène minimaliste des paysages, transformés en décors mouvants, soumis aux déplacements des personnages et à leur changement de vitesse : « c’est le désir passager d’aller jusqu’au but au plus vite qui produit dans l’écartement du voyage l’écartèlement brutal des paysages [20] ». L’art de voyager, et donc de traverser des paysages, en est affecté : d’aventureux, le voyage devient utilitaire. Dévoyé par le mode de transport ferroviaire, le paysage des prairies n’est plus regardé que comme un indice de prospérité économique, loin de toute esthétique valorisant l’idée de Nature.

C’est en partie grâce à l’effet dromoscopique que l’auteur rend compte de la transfiguration de la prairie en un objet de surenchère ambulatoire dont le capitalisme international est le moteur. Mais le transport ferroviaire obéit aussi, pour Monge, à une fonction d’exutoire, de dérivatif. Outil de l’âpreté au gain, il sert à dissiper les inquiétudes, comme dans les vers de Cendrars : « Les inquiétudes/Oublie les inquiétudes/Toutes les gares lézardées obliques sur la route/Les fils télégraphiques auxquels elles pendent/Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent [21]. »

C’est aussi pour oublier que Monge prend le train, signe d’une métamorphose de l’aventurier en voyageur d’affaires : oublier sa mauvaise fortune amoureuse, que ne compense pas sa bonne fortune financière. Bientôt il se penchera amèrement sur son passé, après avoir connu la douleur de perdre son enfant. Cette perte cruelle pour un homme comblé sur le plan des richesses matérielles intervient à la fin du récit. Elle résonne comme une allégorie, rejoignant la symbolique d’un roman qui retrace l’évolution parallèle d’un homme et d’une société. On peut lire la mort de Lucy comme une métaphore exprimant la disparition des cultures « natives », incarnées par les Amérindiens. Cette mort sera le tribut à payer pour l’édification et la prospérité du Canada. Le mode de vie des cow-boys métis n’y survivra pas non plus : il disparaîtra des vastes étendues des prairies, défigurées par des voies ferrées qui le rendent obsolète.

Un homme se penche sur son passé contient en somme une impeccable et implacable démonstration : rien de plus édifiant pour voir mourir la prairie que de la traverser en train.