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VOIX ET IMAGES On vous connaît de multiples vocations, et j’aimerais aborder en premier lieu ce qui en a caractérisé l’émergence. Qu’est-ce qui s’est présenté à vous à l’origine ? Le désir d’écrire ? Celui d’être acteur ? L’intérêt pour les arts visuels ?

DANIEL DANIS Lorsque, en 2007, j’ai repris mon projet de maîtrise en arts visuels à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) — maîtrise que je n’ai toujours pas menée à terme d’ailleurs —, j’ai été poussé à réfléchir sérieusement à ma propre démarche de créateur. Antonio R. Damasio, un neurologue que j’avais lu en butinant dans Le sentiment même de soi[1], parlait de la mémoire et de la capacité qu’a la conscience de puiser dans les souvenirs intimes en tant qu’« objets », parce que le cerveau les traite comme des informations qu’il peut relier à d’autres éléments de la vie d’un individu. La mémoire retient des choses extrêmement vives durant l’enfance. Les premières impressions — celles d’un premier amour, par exemple — sont toujours plus vives, précisément parce que c’est la première fois. Pour moi, les premières fois où j’ai vécu des expériences extrêmement puissantes sur le plan émotionnel, ce fut à la maternelle à l’âge de cinq ans. Ce sont des souvenirs bruts de ce type qui ont pu revenir ensuite sous forme de matériaux dans mon travail créateur. Ces souvenirs remontent à l’époque où j’ai été de nouveau réuni avec mon père et ma mère à Rouyn-Noranda en 1965, car j’avais été adopté, puis repris et enfin remis en foyer d’accueil par mes parents biologiques. Bien entendu, parce que j’ai maintes fois été ballotté d’un endroit à l’autre, j’ai souvent eu recours au jeu afin de surmonter mes deuils et mes manques, comme le dirait sans doute Pierre Fédida[2]. Je retiens donc trois événements fondamentaux qui ont marqué mon enfance. Le premier souvenir se déroule dans une église de Rouyn-Noranda où je me rendais régulièrement, car mes parents étaient très pieux. J’étais devant des statues et, à force de les fixer, j’ai fini par les voir bouger, ce qui me donnait l’impression qu’elles étaient vivantes. D’ailleurs, « Le sourd silence des statues de rien » — l’un des titres que j’ai d’abord donnés à Celle-là — avait été choisi en référence à cet épisode. Pendant longtemps j’ai fait des rêves où mon propre corps se retrouvait dans ces statues. Le deuxième souvenir remonte à un épisode en classe, lorsque l’institutrice nous a raconté l’histoire d’Il était un petit navire, avant que l’on chante tous ensemble la chanson. Je me souviens de m’être effondré en pleurs avant même que l’histoire ne se termine. J’avais l’impression d’être sur le bateau avec le petit garçon de l’histoire, qui allait se faire dévorer. Encore aujourd’hui, en racontant ce souvenir, j’arrive à me remémorer la vive impression que cela m’avait fait. J’avais eu la sensation que mon corps était dans la classe parmi mes compagnons, alors que ma tête était dans l’histoire, sur le navire. Finalement, mon dernier souvenir renvoie à une situation qui s’est produite un peu plus tard durant la même année scolaire : alors que l’on s’apprêtait à peindre avec de la gouache sur du papier ciré, j’ai appliqué ma main couverte de peinture verte sur le papier, puis je me suis mis à pleurer sur-le-champ, car j’étais ému par la beauté de la tache verte que j’avais imprimée. Le simple geste de peindre m’avait jeté dans un émoi très particulier. Ces trois moments, que ce soit l’apprentissage de la peinture, l’acte de me projeter sur des objets inanimés ou ma réaction au récit de la chanson, étaient provoqués par des situations à l’extérieur de moi, mais ils ont été accompagnés d’une forte charge émotionnelle sur le moment et sont restés vivaces depuis.

VOIX ET IMAGES Que s’est-il passé ensuite durant vos années au primaire ?

DANIEL DANIS Il y a eu une certaine période de latence. Je ne dessinais pas à la maison, et on ne me connaissait pas de talent pour la peinture ou l’écriture. Cela dit, lorsque j’étais en cinquième année du primaire, j’ai, avec une amie, écrit et monté une pièce qui s’intitulait La mort de Cré Basile[3]. La pièce racontait en quelque sorte la mort de mon propre père. Nous avions même demandé à notre enseignante la permission de présenter la pièce devant la classe. Je jouais le rôle de Basile, qui mourait avant de renaître à la suite de l’intervention d’un ange. Nous étions fiers, car nous avions réussi à faire rire nos amis, mais aussi à les faire pleurer. Mais je dois ajouter que, parallèlement à ces diverses expériences et découvertes sensorielles, j’avais également un comportement très violent. Mes petits camarades avaient peur de moi dans la cour d’école. Une fois, après une bataille, j’avais le visage maculé de sang séché et je suis allé me faire voir ainsi dans les ruelles de Noranda. J’exprimais sans doute la violence subie à la maison de la part d’un père alcoolique. J’avais dit à ma mère que, si mon père continuait de nous faire peur, j’allais le tuer. Je n’avais que neuf ans et je vous jure que je l’aurais fait. Heureusement, ma mère a pris la décision de le quitter et nous a emmenés, mes deux frères et moi, vivre à Québec.

VOIX ET IMAGES Une telle relocalisation a-t-elle engendré chez vous des changements notables ?

DANIEL DANIS Effectivement, j’ai eu un tout autre comportement lors de notre arrivée dans la ville de Québec : je m’étais fait la promesse de ne plus me battre. Or, il s’est produit une situation paradoxale, car, pendant un an, un garçon qui ne m’aimait pas, parce que, selon lui, j’avais un accent, s’est mis à me battre, au point de me couvrir de bleus et de me faire saigner régulièrement. Je me suis laissé faire pendant un an. Mais, au début de ma sixième année, il a voulu recommencer et, à ce moment-là, j’ai décidé de riposter : je lui ai cassé la gueule en allant jusqu’à lui frapper violemment la tête sur le gravier. Mes camarades en ont hurlé de joie parce qu’eux aussi en avaient assez de ses actes d’intimidation. Si les instituteurs ne s’étaient pas interposés, je ne sais pas jusqu’où je serais allé… Par la suite, plus jamais je ne me suis battu. Je dois préciser qu’en arrivant à Québec, il y a eu un moment de grâce qui a changé ma vie et celle de mes frères : c’est d’avoir eu accès au chalet de mon oncle dans la région de Portneuf, à quelques kilomètres du domicile de nos grands-parents maternels. Notre grand-mère préparait de la nourriture qui goûtait bon, les champs sentaient bon, et la vie était enfin bonne pour nous. Mon lien entre la nature et l’écriture venait de prendre racine. Trois de mes pièces se déroulent d’ailleurs dans Portneuf et dans la maison même de mes aïeux : Cendres de cailloux, Le chant du Dire-Dire et Terre océane.

VOIX ET IMAGES Vous avez quelquefois évoqué, dans différentes interviews, le choc que vous avez vécu à l’occasion d’un séjour en Haïti. Pouvez-vous en préciser la signification dans votre parcours d’auteur en devenir ?

DANIEL DANIS Entre la fin du secondaire 5 et le début de mes études au Cégep Limoilou, j’avais une vision très romantique du travail humanitaire. Je voulais aller à la rencontre des plus démunis, travailler avec les gens, bâtir des projets. Et, par hasard, j’avais lu sur un babillard une annonce qui visait à recruter des volontaires pour aller aider un pasteur américain chargé de construire une nouvelle aile à son orphelinat pour jeunes filles à Port-au-Prince. J’ai alors organisé un groupe de huit personnes, et nous sommes partis un mois durant la période des Fêtes. J’ai célébré mes dix-huit ans à cet orphelinat, comme si je parvenais ainsi, peut-être, à « boucler la boucle » ! Ce voyage a été à la fois extrêmement formateur et bouleversant. Il y a d’abord eu une cassure importante : j’ai tourné définitivement le dos à la croyance religieuse — mais pas au sacré, ce qui est bien différent. Le fait d’être confronté à toute une facette du monde que je ne connaissais pas m’a fait comprendre que l’on m’avait menti. J’ai eu un choc culturel majeur, et ce n’était pas tant le choc devant la pauvreté que d’avoir été soudainement en contact avec la vitalité archaïque de l’être. Il s’était creusé un grand écart entre, d’une part, la soif d’absolu pour me permettre d’atteindre les cieux et, d’autre part, l’horreur des chiens qui s’entredévorent. Il y avait donc deux visions qu’il n’était plus possible de faire cohabiter à l’enseigne de la religion. À mon retour d’Haïti, j’ai quitté Québec et je suis parti vivre avec ma copine de l’époque à Chicoutimi. C’est au cours de mes études en psychologie au Cégep de Chicoutimi que les choses ont commencé à vraiment changer. J’y ai été élu président de l’association des étudiants et j’ai entre autres participé à des cours d’improvisation, offerts comme activité parascolaire. En 1982, j’ai fait un voyage dans l’Ouest canadien, et j’ai rencontré à Winnipeg des gens de théâtre du Cercle Molière qui m’ont vraiment donné le goût d’en faire. Puis c’est à l’UQAC, où j’ai suivi plusieurs cours, que ma vocation artistique s’est vraiment précisée. J’ai alors fait la connaissance de gens qui ont favorisé mon cheminement, parce que j’étais en mesure de lier mes visées créatrices à des pratiques concrètes. J’y ai notamment côtoyé Larry Tremblay et Rodrigue Villeneuve[4] ; j’ai vu des spectacles très beaux et très étonnants à la Maison Carrée, ceux de Pierre Fortin[5], par exemple. D’ailleurs, ces expériences-là continuent de me hanter, car j’ai la conviction qu’il me reste encore à explorer l’acte théâtral dans de petits lieux où l’on peut réunir environ une trentaine de personnes pour partager une expérience de la parole. Il y a dans les grands lieux, me semble-t-il, quelque chose qui se perd.

À l’époque, ma rencontre avec Elizabeth Albahaca[6] a été déterminante, car elle m’a permis de découvrir le théâtre de Jerzy Grotowski, d’Antonin Artaud, de Peter Brook et de Tadeusz Kantor. En même temps, j’allais me nourrir de mots et d’images à la bibliothèque, en me disant que tout cela se situait bien au-delà de la religion. C’était l’appel à suivre le chemin de ma vocation, si l’on veut. Ce n’était plus le divin, c’était l’humain, mais l’humain au-delà de lui-même. C’est au contact de ces mots et de ces images que j’ai été conduit à rechercher la même exigence dans mon théâtre. Après une année à l’UQAC, je suis retourné à Québec, où j’avais été admis en interprétation au Conservatoire d’art dramatique. Je n’ai pas mis beaucoup de temps à me rendre compte que la formation qu’on y offrait avait pour objectif de produire un acteur docile face aux textes, sans plus d’ambitions artistiques. J’ai donc vécu un autre grand choc entre la culture archaïque, qui m’était chère en tant que vecteur de créativité, et la tradition théâtrale la plus mercenaire. Finalement, ce fut une bonne chose que je n’aie pas terminé le Conservatoire, car on me répétait que j’étais un chercheur plutôt qu’un acteur. De plus, c’était très difficile pour moi de lire un texte en entier et de le mémoriser pour un rôle, à cause de ma dyslexie — dont j’ignorais tout, d’ailleurs. J’ai vraiment souffert d’avoir à lire des textes devant tout le monde. Je lisais alors au mot à mot et j’avais beaucoup plus de facilité à lire de la poésie que du roman. J’avais du plaisir à m’approprier les oeuvres d’Henri Michaux et de Tristan Tzara, alors que mes camarades trouvaient ce genre de textes assez ardu. Pour moi, ce n’était pas si grave de ne pas tout comprendre, et je me laissais porter complètement par les mots. J’ai suivi peu de cours au Conservatoire et, une fois de retour à Chicoutimi, j’ai passé beaucoup de temps dans les bibliothèques. Je lisais des passages ici et là dans divers ouvrages ; je prenais un nouveau livre dès que j’en avais posé un. Je butinais, prenais des notes, réfléchissais, écrivais des petits poèmes. Tout cela s’est entremêlé pour faire surgir une écriture, une pensée. L’anthropologie m’a aussi transmis un autre bagage : celui de la mort, non pas clinique, mais celle qui, liée à la conscience ancestrale, vénère tous les morts qui nous précèdent et qui nous accompagnent la vie durant. Ainsi, plusieurs questions ont commencé à m’habiter. Comment a-t-on enterré le premier mort ? Comment a-t-on construit la première maison ? Quand je voyais des images d’archéologues ou d’anthropologues, j’étais simplement fasciné et tout cela a nourri l’élaboration de mon écriture.

VOIX ET IMAGES Votre intérêt persistant pour les savoirs anthropologiques permet de voir comment plusieurs données livresques se sont agencées avec des expériences personnelles pour façonner votre imaginaire. À partir de quel moment avez-vous commencé à écrire plus sérieusement, même des choses encore fragmentaires ?

DANIEL DANIS J’avais une valise noire dans laquelle je conservais des poèmes que j’avais écrits à propos de mon père et sur ma vie au jour le jour. Quand je faisais du pouce, j’en profitais pendant l’attente pour m’exercer à décrire le paysage devant moi à voix haute. J’exerçais mon oralité, car je ne me croyais pas alors être destiné à devenir auteur. Cette pratique de l’improvisation verbale me suit toujours, car je suis très inspiré par tout ce qui relève de la parole. Ces poèmes-là étaient en quelque sorte des amorces d’histoires. Je me rappelle qu’à l’époque, au début de la vingtaine, j’avais demandé à un ami d’écrire un scénario à partir d’une idée que j’avais eue pour un film. Il m’avait répondu que j’étais un « idéateur » plutôt qu’un écrivain. Cependant, un bon jour, ma copine m’a fait comprendre que c’était moi qui devais écrire mes histoires. Mais j’avais encore bien des réticences devant la perspective de me lancer pleinement dans l’écriture. Puis, ma rencontre avec Jeannine Boucher a été déterminante pour moi au milieu des années quatre-vingt. En m’écoutant parler, elle m’a dit : « Tu parles comme un auteur. » C’est elle qui m’a convaincu de faire confiance à mon talent d’écrivain. C’était après le Conservatoire, à une époque où je n’avais plus envie de prendre de cours et où je sentais qu’il me fallait faire quelque chose de ma vie, qu’il fallait que je sois dans l’action. Je m’étais mis à écrire des poèmes et j’étais devenu plus déterminé dans ma volonté d’écrire, de produire. Grâce à Jeannine, j’avais aussi appris à me servir d’un ordinateur ! Mais, malgré tout, j’étais toujours hésitant, j’avais du mal à me laisser aller à fond dans l’écriture. M’asseoir pour écrire se ramenait pour moi à me résigner à domestiquer un corps qui voulait danser, qui voulait bouger…

VOIX ET IMAGES Je me souviens d’avoir vu l’une de vos performances à Chicoutimi en 1986, intitulée Sapiens sapiens, dans laquelle vous faisiez preuve d’une grande dépense physique. On peut penser que, à partir de ce moment-là, votre recherche visait un point de jonction entre la pulsion corporelle et la voix, susceptible d’engendrer une écriture théâtrale innovante. Est-ce ainsi que ça s’est peu à peu précisé ?

DANIEL DANIS Oui, mais ma démarche créatrice a exigé beaucoup de temps. Il y a eu une longue période de tâtonnements, car ce que j’avais lu en théâtre jusqu’alors était soumis à la convention des scènes fermées : c’était un théâtre confiné aux seuls échanges entre personnages qui ignorent la présence des spectateurs. Il aurait fallu que je m’inspire des exercices radicaux de Kantor, mais, à ce moment-là, je n’étais pas prêt à absorber toute la densité de son travail. Le théâtre de la mort[7], c’était trop imposant pour moi, trop extrême pour que j’en comprenne alors ce que j’en comprends aujourd’hui. Je me souviens d’avoir écrit plusieurs débuts de pièces à la main et de m’être souvent demandé ensuite pourquoi ça ne fonctionnait pas. Il y a eu un déclic le jour où je n’ai plus agi à l’intérieur mais à l’extérieur du théâtre, dans un lieu autre que la scène. C’est dans ce lieu, qui était en même temps un non-lieu, que se proféraient des paroles, que se concrétisaient des actions : dans cet espace psychique soudain révélé, la temporalité pouvait se dilater et la parole se libérer. Bref, c’est au moment où mon corps a été projeté dans un autre monde que, tout à coup, il s’est produit quelque chose comme une révélation. Je mâchais l’univers, je le recrachais, je le retravaillais en y incorporant de l’espace et de la corporalité ; c’est au cours de ce processus qu’a finalement surgi la parole. Pourtant, je n’irais pas jusqu’à dire que la parole a pris le dessus sur les autres composantes de mon théâtre. À cet égard, j’aimerais revenir à la question de la peinture. Après avoir écrit Les statues de rien — la première version de Celle-là —, comme je n’avais pas eu beaucoup de retours positifs, j’ai décidé d’abandonner le théâtre. Je me suis alors tourné vers la peinture et, si je ne l’avais pas fait, je ne serais jamais passé au travers. Personne n’avait voulu se mettre à l’écoute de mon théâtre : je ne suis pas le premier ni le dernier pour qui rien ne se produit avant un bon moment… Lorsque j’ai constaté que l’écriture ne me permettait pas d’espérer des encouragements pour aller de l’avant, j’ai eu la réaction, salutaire dans les circonstances, de plonger à corps perdu dans la peinture. C’était démentiel : je ne faisais que cela durant des heures et des heures ! J’avais tellement besoin de survivre qu’il fallait que quelque chose puisse exprimer tout ce que je pensais du monde. Une de mes premières bourses m’a justement été accordée pour mon travail en arts visuels, et non pas pour mon travail en théâtre. Le Département des arts et lettres de l’UQAC voulait me soutenir et m’accompagner dans cette démarche. Cette phase-là a duré un an et demi, deux ans. En peinture et en sculpture, je suis spontanément en symbiose avec l’objet, au-delà de moi-même. Mon ego disparaît, ce qui me permet de voyager à travers la matière. Puis, j’ai compris que cela pouvait être transposé dans l’approche de l’écriture théâtrale : de la même façon, si quelque chose arrive à se passer dans l’acte d’écrire, c’est que le moi s’est effacé. Cette technique — car c’en est une — concerne la nécessaire dépersonnalisation dont parlent les grands poètes. Il ne faut pas que le moi s’interpose entre la matière — les matériaux langagiers — et l’oeuvre. C’est toujours le moi qui bloque l’imaginaire et la créativité. Par exemple, quand j’ai ajouté un troisième personnage dans Celle-là, celui du Vieux, j’étais, si j’ose dire, hors de moi. J’ai écrit le personnage en trois soirs et, pendant ce temps-là, j’étais un Africain qui mettait quelqu’un au monde — je dis un Africain, car j’ai lu un poème presque identique à l’une des répliques du Vieux sur l’accouchement d’un enfant sur la terre de son père. J’étais sur la terre de mon grand-père, j’étais mon père en train de m’accoucher. Tout à coup, j’ai vécu quelque chose que je n’ai compris que dix ans plus tard. Les autres personnages sont aussi nés d’une très grande force qui faisait en sorte que je ne m’appartenais plus. Mais le ressenti a été encore plus fort avec le personnage du Vieux : il fallait que je sois à l’extérieur de moi, ce qui oblige à fouiller des strates sédimentaires déposées dans la mémoire. Voilà pourquoi j’ai un processus qui est si long et si exigeant physiquement, mais je dois absolument en passer par là.

VOIX ET IMAGES Pouvez-vous justement préciser ce qui sous-tend votre processus créateur ?

DANIEL DANIS Je soulignerais d’abord que ma chambre d’écriture est un lieu à la fois réel et imaginaire qui attire à elle comme un aimant des objets et des personnages. Le matin, je m’assoyais à la table. Et j’attendais. Parfois, je lisais un poème, une page ou deux dans un ouvrage, jamais de roman — pour ne pas me perdre à lire trop de mots. Certains matins, j’écrivais mes rêves. Pas tous. Ils n’étaient pas tous éclairants ou agglutinants. Souvent je faisais défiler de petits films dans ma tête. Des images se formaient comme si elles étaient réelles. Je prenais conscience d’un processus visuel fort et actif qui me troublait, mais que je n’arrivais pas encore à traduire par des mots ou une trame narrative. Il fallait que je sorte alors de la chambre d’écriture. Pendant que mes enfants étaient à l’école, j’écoutais de la musique répétitive à la Philip Glass et je dansais en improvisant dans le salon dont les grandes fenêtres donnaient en pleine nature. Entre mes souvenirs, mes rêves, les danses, le « ciné-mage » que je me faisais, une bonne partie de ma vie me semblait appartenir à un monde parallèle. L’essentiel est que j’ai toujours eu la volonté de prendre beaucoup de temps pour écrire, afin d’être traversé par l’énergie des fantômes de la terre et afin d’être transporté par une matière plus forte que moi. Bref, au moment où j’écris, je me dédouble, et ce double-là, c’est le double cher à Antonin Artaud, c’est le double de l’acteur, c’est l’acteur qui se met en transe — sans avoir recours à aucune substance, je tiens à le préciser. Et si l’on n’est pas en transe, ça ne donne rien d’écrire. Cette transe-là, il faut qu’elle guide la composition, et alors les figures apparaîtront d’elles-mêmes. Ces forces émanent toujours d’une confrontation, d’un souffle confronté à des matières lourdes, à des choses contradictoires : ce sont des blessures qui réclament des réparations.

VOIX ET IMAGES Votre première pièce a été Celle-là, oeuvre dans laquelle il y avait deux personnages à l’origine, la Mère et le Fils. Quel rôle a joué la situation qui les unit ou les désunit dans l’élaboration de l’oeuvre ? Autrement dit, est-ce que la relation, qui se conclut par l’agression de la mère sur son fils, s’est cristallisée avant ou avec l’apparition de ces deux personnages ?

DANIEL DANIS Ce sont les personnages qui viennent en premier. Dans le cas de Celle-là, je n’avais pas imaginé au départ qu’il pouvait y avoir un troisième personnage. Dans les dix-huit pages de la pièce d’origine, l’action était centrée sur le lien symbiotique entre une mère et son fils, lien qui était tour à tour créatif et destructeur. Mais le vrai germe du projet remonte à une blessure d’enfant. À cinq ans, j’avais rempli tout un mur de mes dessins et, pour moi, ces dessins étaient la trace vitale de tout ce que j’avais fait. Chaque fois que j’arrivais avec un nouveau dessin, on l’affichait sur le mur de ma chambre, ce qui me rendait très fier. Un jour, après que j’eus brisé la vitre d’une auto, ma mère m’a donné une fessée devant tout le monde, et j’en ai ressenti une grande honte. Tant et si bien que je me suis ensuite réfugié dans ma chambre et que, geste irréparable, j’ai déchiré tous mes dessins — en d’autres mots, je me suis autodétruit. Le couple création et destruction informe souvent ma pratique d’écriture, mais il faut comprendre que, si cette opposition est importante, elle ne suffit pas. Lors de la création de Celle-là à l’ESPACE GO, j’avais pris soin de bien préciser que ce n’était pas un drame de cuisine ni un drame manichéen, ancré dans les seules années 1960. Je sortais à ce moment-là d’une longue période de réflexion sur la cosmogonie, à la suite de ma lecture de Mircea Eliade[8]. Je me suis rendu compte, lors de l’écriture de cette première pièce, qu’on ne peut devenir un auteur tout seul, qu’on a besoin de l’avis de ses pairs ou de lecteurs éclairés. Il s’est trouvé que l’un de ces lecteurs a eu une influence importante en me suggérant d’intégrer un troisième personnage à Celle-là. Et, du coup, la structure ternaire m’est apparue extrêmement signifiante par rapport à la cosmogonie de cette oeuvre, à sa résonance universelle. J’ai toujours été extrêmement attentif aux commentaires précis qui m’amènent à approfondir mon travail d’auteur. J’ai pu compter notamment sur la grande disponibilité de ma première lectrice et collaboratrice, Jeannine Boucher, pendant plus de vingt ans. Bref, après l’ajout de la partition du Vieux, la pièce est passée de dix-huit à cinquante pages, et la dynamique interne du texte s’en est trouvée nettement enrichie. Au surplus, la pièce devenait plus attrayante pour un producteur théâtral, avec une version qui donnerait environ 75 minutes sur scène. D’ailleurs, ce processus a fait émerger des questions que j’ai portées longtemps, puisqu’elles traversent également d’autres textes que j’ai regroupés plus tard sous le titre de « La trilogie des souliers », soit, outre Celle-là, Le chant du Dire-Dire et e. Roman-dit. La trilogie comporte entre autres toute une réflexion sur ce qu’implique la vie d’un être humain sur Terre, mais également sur la verticalité nécessaire de l’existence, sur le besoin de s’élever.

VOIX ET IMAGES La production de Celle-là à l’ESPACE GO en janvier 1993 a assurément été une étape importante, car votre dramaturgie a rejoint pour la première fois des gens en dehors de votre cercle restreint. La même année, Cendres de cailloux a pris l’affiche dans trois théâtres au Québec. Coup sur coup, votre dramaturgie trouvait preneur. Qu’avez-vous tiré de cette exposition publique, après tant d’années à chercher à être entendu ?

DANIEL DANIS Ces deux productions m’ont évidemment permis de faire entendre ma voix. Et la publication de ces deux premiers textes — Cendres de cailloux chez Leméac/Actes Sud en 1992, et Celle-là chez Leméac en 1993 — a aussi contribué à me faire reconnaître par mes pairs, par la critique et ainsi de suite. Il y a eu une véritable embellie qui m’a encouragé dans ma démarche d’auteur : j’ai alors pu consacrer plusieurs années à l’écriture à temps plein, qui m’ont mené à mes trente-neuf ans, âge à partir duquel j’ai souhaité sortir de ma chambre d’écriture, du moins jusqu’à tout récemment. Durant toutes ces années, j’ai pu mettre à profit le conseil suivant d’un professeur du Conservatoire : lorsqu’un créateur peut répondre à la question « Qu’est-ce qui me fait le plus mal ? », c’est à partir de là qu’il va commencer à puiser au plus profond de ses ressources. On sait désormais, grâce aux recherches en neurologie, que les émotions fortes influent énormément sur l’écriture, sur la manière de dire, de chanter, de jouer. Et il y a un mot qui s’est vite imposé dans cette recherche de ce qui me faisait le plus mal : l’abandon. Ce mal remontait à l’enfance, mais il a persisté avec le temps.

VOIX ET IMAGES On aura l’occasion de revenir plus tard sur votre décrochage relatif de l’écriture dramaturgique quand vous vous êtes tourné vers des expérimentations en art de la performance. Pouvez-vous préciser comment s’est déployée votre démarche créatrice à partir des années 1992-1993 ?

DANIEL DANIS Chaque fois que je réentends mes textes, je me rends compte jusqu’à quel point il m’a fallu consacrer plusieurs années à en retravailler la structure, une dimension fondamentale pour moi. Cendres de cailloux, puis Le chant du Dire-Dire font tous deux appel à un quatuor, ce qui modifie forcément les possibilités d’interaction entre les figures. Pour Cendres de cailloux, j’étais parti d’un fait divers qui portait sur l’assassinat d’une femme dans une boutique de la rue Laurier à Montréal ; j’ai alors imaginé la peine du mari et de la fille de cette femme tuée gratuitement, peine qui les conduit à trouver refuge loin de la ville, dans un environnement campagnard qu’ils croient plus sain — à tort, car ils sont en quelque sorte rattrapés par un mal qui ne connaît pas de frontière. D’où l’apparition d’un couple chtonien, Shirley et Coco, qui provient de mon adolescence à Portneuf, où j’avais découvert, lors d’une sortie en discothèque, l’existence de jeunes drogués qui dansaient à corps perdu, maquillés comme Alice Cooper. Durant l’écriture de ce texte s’est imposée à moi l’idée d’une prise en charge totale du récit par le quatuor, ce qui rendait tout décor inutile. Je voulais ainsi permettre à l’acteur de jouer n’importe où. Cette prise en charge de la parole était ce que je recherchais plus que tout. J’ai la conviction que la présence de l’acteur est liée organiquement au seul verbe et que, par conséquent, l’oralité doit englober tout l’espace théâtral, incluant l’auditoire, bien entendu. Je souhaite toujours qu’acteurs et spectateurs montent au ciel, et ce, peu importe le lieu où l’on jouerait mes textes. Faire du théâtre, pour moi, c’est substituer au temps direct de l’acteur la temporalité dilatée de la scène, qui est de l’ordre de la médiation avec l’être du spectateur. Voilà pourquoi j’ai une grande admiration pour l’acteur et pour la force qu’il peut avoir quand il est dans l’énergie et qu’il prend le temps de faire vibrer ce qu’il voit et ce qu’il entend. Et, pour moi, faire vibrer un texte ne se réduit pas à le proférer, mais à se brancher sur l’endroit précis d’où provient la parole et à consentir, par moments, à ne pas jouer, car tout est dit. Il s’agit pour l’acteur de bien saisir ce qu’il doit montrer quand il n’a pas à jouer. L’acte théâtral n’a pas pour but de composer un « théâtre qui se tient », mais plutôt celui de rejoindre l’autre, d’être avec l’autre.

VOIX ET IMAGES Dans une analyse un peu ancienne de votre théâtre, j’ai avancé que votre écriture opposait une résistance à la représentation, au sens mimétique du terme[9]. Votre dramaturgie vous apparaît-elle subversive à cet égard, et pourquoi ?

DANIEL DANIS Comme le dit si bien Valère Novarina, la tâche de l’auteur, c’est de creuser dans la langue, dans le souffle, afin de voir s’il n’y a pas autre chose derrière. C’est en creusant la langue que l’on découvre un monde, inaccessible autrement. De plus, ma prise de position voulant que l’oeil soit oiseau et non pas caméra a aussi beaucoup façonné mon rapport à l’écriture. L’oeil-caméra imprime l’image, tandis que l’oeil-oiseau ressent l’image et la commande. En ce sens, j’ai imaginé trois cercles, nommés par trois mots commençant par « R » (« rêve », « réel » et « revoir », ce dernier évoquant une fusion entre le souvenir et l’imaginaire), afin de rendre compte de ces différents espaces ou de la porosité du corps dans l’expérience du voir. Ainsi l’oeil-oiseau peut non seulement jongler avec le réel, le rêve et le revoir, mais aussi opérer une sélection, focaliser sur un point précis, sur un événement. Cela permet de passer du plus petit détail au grand événement. C’est pourquoi des textes comme Cendres de cailloux ou Terre océane, bien qu’ils racontent des événements qui ont l’air filmiques, n’ont rien à gagner à être adaptés au cinéma. En fait, j’ai le sentiment que, si on leur retirait le « parolique » — un néologisme que j’ai utilisé pour désigner une parole qui puise à une expérience langagière foncièrement hétérogène, tendue entre ciel et terre[10] —, ces deux textes-là deviendraient platement anecdotiques.

VOIX ET IMAGES Dans une autre perspective, les commentateurs ont souvent souligné la composante surnaturelle de votre univers dramaturgique, sans oublier les emprunts à différentes pratiques animistes, notamment chez les Amérindiens, et à diverses mythologies. Est-ce pour vous une manière d’affirmer la nécessité d’une transcendance, ou du moins d’une spiritualité qui puisse régénérer les êtres dévorés par leurs passions souvent extrêmes, que ce soit Coco dans Cendres de cailloux, Noéma dans Le chant du Dire-Dire ou J’il dans e. Roman-dit ?

DANIEL DANIS Après avoir écrit Le langue-à-langue des chiens de roche, je me suis intéressé à la façon dont l’écriture naissait chez moi. C’est alors que je me suis penché sur les pratiques des chamans. Leur approche est très similaire à celle qui m’est propre en tant qu’écrivain, car les chamans se mettent dans un état qui fait disparaître le moi pour être en mesure de recevoir les images qui vont les traverser, afin d’en assurer ensuite la transmission à l’autre, ce qui est censé le guérir ou le réparer. Pour moi, le rapprochement avec l’art concerne la dimension sacrée de l’acte créateur qui consiste à aller au plus profond de soi avant de se livrer à l’autre : le fait d’accueillir des images en toute disponibilité permet d’en offrir une résultante à l’autre. Au moment où je suis traversé par les images, je vois comment les choses se produisent : écrire devient pour ainsi dire de la transcription, puisque je deviens un médium de ce qui se passe ailleurs. Ces images ne sont pas toutes positives : il me faut tout recevoir sans discriminer, et il arrive que je sois submergé par des forces maléfiques, ou troublantes, ou dangereuses, d’où sortent des figures souvent animales, brutes et brutales, comme peuvent l’être Coco ou la sorte de sorcier dionysiaque qu’incarne Coyote dans Le langue-à-langue des chiens de roche. Par comparaison, Noéma et J’il sont des figures en quête de rédemption, des êtres à la recherche d’une vie libérée des pesanteurs du monde terre-à-terre.

VOIX ET IMAGES Parallèlement à votre dramaturgie grand public, vous avez produit plusieurs textes destinés aux jeunes publics, à commencer par Le pont de pierres et la peau d’images, pièce que vous avez écrite de 1989 à 1995. Quels en seraient les principaux enjeux par rapport à votre trajectoire d’auteur ?

DANIEL DANIS J’ai tout de suite adopté un parti pris en donnant directement la parole à des enfants. Toute l’action de mes pièces pour le jeune public se déroule en effet du point de vue des enfants. Je ne joue pas à être un enfant ; je suis le « territoire » sur lequel les personnages vont se déplacer. Je les ressens dans mon corps plus que je ne les vois : ils font des actions, j’en transcris les images. Il me faut en passer par beaucoup d’allers-retours pour trouver la juste mesure de leur langage et de leur quête. Pour Le pont de pierres et la peau d’images, j’ai dû attendre longtemps pour entrapercevoir la fin. C’est un texte bouddhique, tiré de La pratique du zen[11], qui m’a inspiré. Cela fait écho à tout ce que j’ai déjà dit : dans l’univers, tout objet, toute forme préexiste déjà et, pour y avoir accès, il s’agit d’être relié, disponible à l’accueillir pour que se matérialise l’objet. Par ailleurs, ce qui me frappe dans l’ensemble de mes textes destinés aux jeunes publics, c’est la constante politique. Je pense que c’est le public approprié pour parler de l’état du monde et du traitement qui en est fait. Souvent les enfants sont les premiers à écoper dans un environnement social et historique donné. Plus ou moins involontairement, au début, j’écartais l’existence des parents pour que les enfants trouvent eux-mêmes dans leur propre cheminement les solutions à l’atteinte d’un mieux-vivre.

VOIX ET IMAGES Je remarque que c’est en 2007, avec le texte Kiwi, que vous vous êtes impliqué dans la mise en scène ou plutôt l’écriture scénique de vos textes. Vous avez même fondé une compagnie à cette fin. Est-ce à dire que l’écriture en solitaire ne vous satisfaisait plus ?

DANIEL DANIS Après une période de quinze ans à m’enfermer dans la chambre d’écriture — avec toute la discipline que cela exige au quotidien —, j’ai senti le besoin d’explorer d’autres langages. Sortir, ici, impliquait de me rendre dans une autre chambre, une chambre noire en quelque sorte. Je voulais aller au devant des acteurs, agrandir ma connaissance du jeu, de la scénographie pour donner une autre respiration à mon temps d’écriture. Je craignais de commencer à me répéter et je cherchais d’autres formes. C’est ce que j’ai fait, par exemple, avec Rachid Ouramdane, chorégraphe et danseur, en écrivant un poème dramatique intitulé Je Ne. En 2004, Rachid et moi avons « bougé » sur scène dans une installation de notre conception. Au cours de la même période, j’ai écrit une série de textes brefs pour ouvrir les possibles d’un temps proprement scénique qui différerait du théâtre-récit. J’ai fait de nombreuses rencontres avec des programmeurs informatiques, des musiciens numériques, des artistes en arts médiatiques, des créateurs multidisciplinaires, tant au Québec qu’en Europe. Et j’ai monté plusieurs productions au Québec, en Belgique et en France. Hélas ! cela m’a imposé de consacrer plusieurs années à des tâches d’administration, d’organisation et de planification, pour ne me permettre en fin de compte que de réserver très peu d’heures pour mes créations ! Mais je suis quand même heureux d’avoir effectué ce long passage en territoire inconnu, car il me semble que je peux dorénavant créer sur des fondations renouvelées. J’envisage maintenant un retour à l’écriture en parallèle avec la poursuite de mes recherches en arts visuels.

VOIX ET IMAGES Votre oeuvre a été jouée au Québec et un peu partout dans le monde, en version originale en France — sans adaptation de votre langue d’auteur, il faut le souligner — et en traduction dans plusieurs langues. Cela dit, estimez-vous être bien compris au Québec ? Quelle est votre lecture de la situation faite aux auteurs au Québec et à l’étranger depuis que vous avez entrepris votre carrière ?

DANIEL DANIS Rétroactivement, je peux affirmer que j’ai été reconnu par ma communauté artistique, puisque mes pièces ont été montées à plusieurs reprises dans différentes régions du Québec, que j’ai obtenu souvent les bourses nécessaires pour écrire et que je me suis vu décerner des prix par mes pairs. Toutefois, même si les théâtres ont fait des efforts pour attirer les gens, je constate qu’il n’y avait pas foule lors de la création de mes trois premiers textes au Québec. Le langue-à-langue des chiens de roche, Kiwi et Terre océane ont touché un plus large public. Et, ces derniers temps, je me réjouis de voir de jeunes compagnies revenir à mes textes pour les lire ou les monter. Je dois admettre que je ne suis pas devenu un auteur « populaire ». En art, il importe d’avoir d’abord l’estime de ses pairs pour poursuivre sa démarche créatrice : être compris ou aimé de tous, j’avoue que j’y prête très peu attention. Je refuse de me laisser distraire par la réception critique passée ou à venir au matin zéro d’un nouveau projet. Et il faut toujours être convaincu qu’on sera encore là dans vingt ans. Perdurer est difficile en art, c’est pourquoi je m’emploie à prendre les moyens pour défaire et pour recomposer mon univers langagier. Maintenant, pour revenir à la question de la place de l’auteur dans le théâtre actuel, la situation a changé passablement, en particulier depuis une dizaine d’années. Dans les années 1990, ça bouillonnait de rencontres et de mises en lectures partout, et les gens de théâtre s’invitaient mutuellement des deux côtés de l’Atlantique. On était plusieurs au Québec à vraiment profiter de cet engouement pour l’échange des textes, une dynamique qui débouchait pour les uns et pour les autres sur des publications, des créations, des résidences, des tournées, etc. Je pense qu’à la longue les Français sont restés un peu sur leur faim, car la dramaturgie québécoise est souvent jouée là-bas, et celle des auteurs actuels de l’Hexagone pas tant que ça par ici. De plus, en France comme au Québec, les compressions dans les arts de la scène ont fait mal aux artistes et aux auteurs ces dernières années. Au final, le résultat est que tout le monde rame pour se maintenir à flot, et la précarité généralisée n’encourage pas la prise de risques. Par ailleurs, je reste plutôt ambivalent sur l’état du théâtre au Québec. Les générations montantes démontrent un réel désir d’ausculter la vie commune au Québec, et il y a une grande effervescence à cet égard. Toutefois, je trouve que l’on ne prend pas assez le temps de réfléchir aux enjeux formels. Souvent, la structure des textes ou des créations scéniques est faible. L’émotion pour l’émotion prime par-dessus tout, comme si c’était le seul but d’un texte dramatique. La recherche de nouvelles voies n’est pas toujours au rendez-vous. Si on ne veut pas se contenter de reproduire des formules toutes faites, il devient urgent de privilégier le travail des créateurs qui osent sortir des sentiers battus. Et je compte bien persister à être du nombre.