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« La littérature canadienne-française aborde la Deuxième Guerre mondiale a posteriori ; elle se l’approprie et se la représente certes, après coup, avec Gabrielle Roy en 1945, puis avec Jean-Jules Richard en 1948, mais le drame de la guerre ne suscite pas de stylisation littéraire de ce qui se vit de ce côté-ci de l’Atlantique. Il faudra bien, un jour, s’expliquer la chose, comprendre pourquoi la fiction ne semblait pas donner prise sur l’événement[1]. » Je partirai de cette interrogation d’Yvan Lamonde dans un numéro récent de Voix et Images où il s’intéresse précisément à la période même de cette Deuxième Guerre, l’étendant, pour ma part, plutôt à ses prodromes : arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, guerre d’Éthiopie en 1935, guerre civile d’Espagne à partir de 1936, invasion de la Mandchourie par le Japon en 1937, accords de Munich en 1938, qui ne cessent de susciter le spectre d’un embrasement général dans l’opinion autant au Canada que partout ailleurs. Je chercherai à apporter une réponse à son interrogation en la reprenant d’un point de vue qui permette d’éclairer le bouleversement des conditions dans lequel se produit et surtout se distribue cette fiction, durant les années de guerre au Québec. Je porterai attention à l’ensemble des moyens de communication par lesquels se diffuse alors la littérature, qu’il s’agisse des médias écrits ou de la radio. L’examen ne touchera pas uniquement les oeuvres — pièces, romans ou récits brefs — alors publiées en volume, mais également celles publiées en périodiques et en fascicules, ainsi que celles, inédites, jouées sur scène ou diffusées à la radio. Afin d’assurer la perspective la plus large possible, je ferai voir en quoi l’essai est affecté par les bouleversements dus à la guerre en cours. L’espace retenu comportera donc tant le circuit restreint que le champ de grande diffusion.

La littérature légitime

Je rappelle d’abord rapidement en quoi la période de la guerre voit s’opérer un changement radical dans la fiction du circuit restreint au Canada français, renvoyant à une constatation déjà largement reconnue. En bref, l’esthétique narrative du terroir, illustrée durant les années trente par Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon (1933), La rivière solitaire de Marie Le Franc (1934), Menaud, maître-draveur de Félix-Antoine Savard (1937), Le courrier des villages (1937) de Clément Marchand ou Trente arpents (1938) de Ringuet, tend à perdre la prépondérance dès le début des années quarante au profit d’une esthétique de l’introspection spirituelle proposée par La Nouvelle Relève et illustrée par Ils posséderont la terre (1941) et Fontile (1945) de Robert Charbonneau ; la trilogie composée de Mondes chimériques (1940), Anatole Laplante, curieux homme (1944) et Journal d’Anatole Laplante (1947) de François Hertel ; ainsi que Le mariage blanc d’Armandine (1943) et Les hypocrites (1945) de Berthelot Brunet. Au milieu de la décennie, l’impact d’Au pied de la pente douce (1944) de Roger Lemelin et de Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy renforce le sentiment d’un déplacement d’attention du terroir vers la ville, sujet auquel s’intéresse dans ce dossier David Décarie, en le resituant dans un contexte moins étroitement circonscrit que celui de ces deux seules oeuvres.

On ne saurait évidemment limiter le renouveau au seul courant soutenu par La Nouvelle Relève : Gabrielle Roy n’y appartient pas, ni Roger Lemelin, représentants distincts et apparemment isolés d’un courant qu’on pourrait qualifier de « populiste », soucieux d’explorer les conditions de vie du prolétariat urbain. Or, il faut bien voir que les précurseurs de cette nouvelle voie se trouvent à la radio : entre autres, Jean Narrache et ses Histoires du Canada. Vies ramanchées (1937) ou ses Rêveries de Jean Narrache à Radio-Canada (vers 1942) et Robert Choquette, dont Les Velder : roman (1942) est issu de La pension Velder, radio-roman diffusé de 1938 à 1942. La radio et bientôt la télévision continueront d’exploiter cette veine dans des séries qui en multiplieront l’audience ; Les Plouffe de Roger Lemelin, diffusée à la radio en 1952, puis à la télévision (1953-1959), en reste l’oeuvre la mieux connue. On peut faire l’hypothèse que cette réussite dans le marché culturel élargi motive l’effacement assez rapide de l’oeuvre dans la sphère légitime.

Pourtant, avec l’arrivée de la guerre, la veine du terroir ne s’éteint pas : Sources (1942), roman à thèse sans concession de Léo-Paul Desrosiers ; L’abatis (1943), essai lyrique de Félix-Antoine Savard ; les contes d’Adagio (1944) et les fables d’Allegro (1945) de Félix Leclerc ; le recueil de contes Maria de l’hospice (1945) de Madeleine Grandbois, soeur du poète ; Le survenant (1945), roman de Germaine Guèvremont ; et Vézine (1946), roman du jeune historien Marcel Trudel, ne représentent que la part émergente d’un courant régionaliste persistant dont la lancée ne saurait être stoppée d’un seul coup, fût-il guerrier et mondial. Toutefois la critique, aussi bien Rex Desmarchais, dans ses « Propos sur le roman[2] » en 1944, que le père Romain Légaré, dans son article de synthèse « Le roman canadien-français d’aujourd’hui[3] » en 1945, ne s’y trompe pas et accorde davantage d’attention aux oeuvres de Charbonneau, de Hertel, de Lemelin, avant même que Bonheur d’occasion ne paraisse. Le vent a tourné. Les recueils de récits brefs les plus remarqués, Mondes chimériques de Hertel, Le mariage blanc d’Armandine de Brunet, Avant le chaos (1945) d’Alain Grandbois, L’héritage (1946) de Ringuet, vont dans le même sens : la « thèse » de la tradition à défendre a passé de mode, l’introspection exploratrice de l’esprit nouveau l’a remplacée.

Faut-il faire du roman historique un cas à part ? Sauf en littérature pour la jeunesse, où il constitue un des noyaux du dispositif de la formation identitaire nationale, sa présence se réduit à peu de choses près à la production d’un seul auteur, Léo-Paul Desrosiers. Ses Engagés du grand portage de 1938, roman publié chez Gallimard en France et couronné d’un prix David ici, ont obtenu un grand retentissement et demeurent un des classiques de la littérature canadienne-française. Le cadre référentiel du récit se situe au début du xixe siècle, dans une ambiance où sièges, famines provoquées et massacres font voir que la traite n’avait rien d’une activité commerciale où seules les rigueurs du climat et du terrain pouvaient poser problème. Les opiniâtres, en 1941, renforce cette vision sombre du passé colonial en présentant comme opiniâtres, justement, les colons agriculteurs du Régime français en butte aux attaques incessantes des « Indiens ». Si la guerre s’impose ici et là, il ne s’agit pourtant pas directement d’un conflit qui serait mondial ni surtout contemporain. Son idéologie fondamentale reste celle de la défense du terroir contre les séductions de la course et de la traite.

Quoi qu’il en soit, ni la première voie, celle du terroir, ni celle de l’introspection, ni celle du populisme ne s’offrent spontanément à la stylisation littéraire de la conjoncture conflictuelle. Le terroir se consacre soit à défendre, chez Leclerc ou Savard, par exemple, soit à critiquer, chez Madeleine Grandbois ou Ringuet, une tradition du temps long indifférente aux perturbations événementielles. L’introspection cherche à trouver dans l’approfondissement de la vie intérieure un engagement plus fondamental que celui qui se réalise dans l’action sociale immédiate. Et le populisme s’emploie à la révélation des situations de misère engendrées par la Crise. On peut donc se demander ce que la dévaluation du régionalisme et la percée de l’introspection et du populisme pourraient devoir à la guerre s’ils choisissent de la négliger.

Comment donc jouerait-elle un rôle littéraire, sinon direct, du moins de médiation ? Une telle question ne commande aucune réponse évidente, mais mérite l’attention à plus d’un point de vue. Il est clair que divers facteurs agissent alors sur la conjoncture. Ainsi, la réussite de l’esthétique « spirituelle » a-t-elle été activement préparée dans les pages du périodique La Relève depuis 1934, ou encore, sur un autre plan, on peut penser que la guerre entraîne une réorientation des préoccupations économiques qui avaient dynamisé le mouvement de reprise de la colonisation, exalté par les régionalistes. Car celle-ci perd soudain beaucoup de son intérêt, la Crise étant résolue par la mobilisation des ressources tant humaines que matérielles vers de nouveaux objectifs économiques et militaires, et la ville, transformée en creuset de cet engagement économique crucial. Cela n’explique pourtant pas complètement la soudaineté du changement, et il y a lieu de penser que d’autres développements sont en action.

En effet, du côté des éditeurs, la situation se trouve soudain bouleversée quand s’ouvre un créneau imprévu : les éditeurs d’Amérique, en particulier à New York et à Montréal, ont l’occasion de reproduire les oeuvres françaises que les éditeurs parisiens ne peuvent plus distribuer sur les marchés non seulement canadien, mais aussi plus largement sud- et nord-américains. Or une décision gouvernementale fédérale canadienne favorise juridiquement ce relais : l’Arrêté en conseil de 1939 intitulé Règlements sur le commerce avec l’ennemi, dont la portée est amplifiée en 1940, et qui autorise la reproduction d’ouvrages de maisons d’édition françaises situées en territoire conquis par les Allemands, ouvrages ainsi mis momentanément hors des obligations normales du droit d’auteur. Cette disposition ne sera pas abrogée avant la fin de la guerre, en 1945. Jacques Michon et son équipe en ont bien décrit les effets dans le volume de leur Histoire de l’édition littéraire au Québec au xxe siècle consacré à ces années[4]. Non seulement les éditeurs en place en profitent-ils, mais surtout plusieurs maisons se créent et renouvellent le paysage. Ce sont justement elles, et en particulier les Éditions de l’Arbre, dirigées par Robert Charbonneau, qui éditent les romanciers de l’introspection spirituelle.

Ce n’est pas tout. Ce courant peut s’appuyer sur l’animation intellectuelle due à plusieurs périodiques : Regards, créé en 1940, La Nouvelle Relève, en 1941, et Gants du ciel, en 1943, diffuseurs de la veine catholique personnaliste, dans la foulée de Maritain et de Bernanos, d’une part, et Amérique française, en 1941, plus laïque, référant davantage à Paul Valéry et à André Gide, de l’autre. Il n’y avait pas eu de mouvement littéraire aussi fortement concerté depuis le lancement du régionalisme par la Société du parler français au Canada au début du siècle[5]. Quarante ans plus tard, force est de constater que la demande du marché francophone étranger tend à favoriser la prépondérance des valeurs du champ littéraire français de l’entre-deux-guerres, dans la mouvance dominante de La Nouvelle Revue française, perpétuant l’esthétique de Gide ou de Valéry, toujours vivants ; mais, plus encore, elle permet aux Canadiens de prétendre se constituer en relève, plus spécifiquement des catholiques Jacques Maritain, Georges Duhamel, François Mauriac ou Georges Bernanos, tous également encore actifs. À un extrême, le régionalisme, ressenti comme vieux jeu, se trouve progressivement dévalué ; à l’autre, le surréalisme, dont le caractère révolutionnaire paraît alarmant, incite d’abord à la prudence, sauf pour un petit groupe, les Automatistes, surtout peintres, mais aussi poètes. De la sorte, une conjoncture économique favorable peut rallier les jeunes écrivains et éditeurs canadiens-français, enfin libérés du joug d’une tradition locale opprimante, et les mettre en accord avec leur époque. Mais les mettre en accord avec leur époque, n’aurait-ce pas été tenir compte de la guerre, pour répondre à l’interrogation soulevée au début de cet article ? Lamonde constate qu’on ne trouve pas de romans thématisant la guerre en cours jusqu’à Bonheur d’occasion, en 1945, au moment où elle se termine. Cherchons donc maintenant à expliquer cette réserve des auteurs narratifs. Dans le cas de la France, assez rapidement, dès 1941, le prix des Deux Magots est accordé à Nos mitrailleuses n’ont pas tiré de Jean-Marie Aimot. Et, en 1942, Pilote de guerre d’Antoine de Saint-Exupéry paraît aux États-Unis, Le silence de la mer de Vercors, aux Éditions de Minuit, dans la clandestinité, et le premier numéro de la revue Les Lettres françaises, à Paris, également dans la clandestinité. La poésie n’est pas en reste avec, par exemple, L’honneur des poètes, un collectif publié sous pseudonymes aux Éditions de Minuit en 1943. Mais au Canada, la situation s’avère différente.

Car, loin des lieux de l’action, il a fallu du temps pour comprendre cet étrange conflit auquel rien d’autre n’avait auparavant ressemblé. La « drôle de guerre », qui n’en était pas encore une, avait étonné, tout autant que le Blitzkrieg foudroyant qui l’avait suivie[6], de même que la « divine surprise » éprouvée par Charles Maurras devant l’accession au pouvoir en France du maréchal Pétain, le refus de s’avouer vaincue de l’Angleterre, pourtant isolée, puis, l’attaque victorieuse de Pearl Harbor par les Japonais, ainsi que la rapide débandade militaire de l’Italie — dont plusieurs au Québec avaient auparavant admiré la révolution nationale fasciste — en Grèce et en Afrique. Il n’y avait jamais rien eu comme le Débarquement de Normandie, sans négliger, pour terminer, la bombe atomique. Difficile de « thématiser » à distance en connaissance de cause des événements dont, sur le coup, se perçoivent à peine les tenants et les aboutissants ! Et restait à découvrir la Shoah, dans toute son horreur. Quant à la guerre vécue sur place, au Canada, à l’opposé de ce qui se déroulait en Europe, elle ne donnait pas lieu à de bien grandes perturbations. Dans une époque de forte reprise économique, l’agitation politique entraînée par la question de la conscription, pas très différente de celle à laquelle avait donné lieu la guerre de 1914, offrait le seul incident un peu intéressant, au reste largement glosé dans les médias. Fallait-il exalter cette dispute au regard des privations vécues ailleurs, des réfugiés en fuite, des bombardements, des naufrages, des exécutions d’otages, des massacres ? Plus heureux dans cette conjoncture, le peuple d’ici se trouva dépourvu d’histoire, de celle des romanciers à tout le moins. On s’est en fin de parcours un peu inquiété du retour des conscrits, dont à peine deux mille pourtant, tard envoyés outre-mer, connurent les champs de bataille[7], car la plupart des combattants furent des volontaires. Tit-Coq ne perd qu’une fiancée, cela reste encore un modeste malheur, tout relatif. Mieux valait ne pas insister et la discrétion eut meilleur goût.

Cependant, encore une fois, il faut voir les choses d’un peu plus près : d’une part, tous ne furent pas si discrets, loin de là — nous y reviendrons —, de l’autre, à nouveau, le pouvoir politique intervint pour orienter les comportements. D’entrée de jeu, les Règlements concernant la censure de 1939, mis en force par le gouvernement fédéral, conduisaient au retrait de la circulation d’un roman d’Adolphe Brassard intitulé Les mémoires d’un soldat inconnu, la même année. Sous la forme d’un journal tenu par un soldat de la Première Guerre mondiale, c’était un réquisitoire pacifiste, d’où son interdiction, peu surprenante en temps de guerre. Le signal était clair : on ne pouvait écrire librement sur ce genre de sujets sous peine de censure. C’est ainsi que Bonheur d’occasion (1945) ou Neuf jours de haine (1948) de Jean-Jules Richard attendirent la fin des hostilités pour offrir cette « stylisation littéraire » à propos de laquelle s’interroge Yvan Lamonde. On peut y voir une timidité créatrice peut-être, mais certes une timidité contrainte.

À l’opposé, l’engagement en faveur de la cause alliée bénéficiait d’une attention favorable. De fait, les nouveaux éditeurs ne se privèrent pas d’éditer des ouvrages engagés en ce sens, des essais, plutôt que des romans, et souvent écrits par des Français, mieux informés par leur expérience et leurs relations de ce qui se passait outre-mer. Par exemple, les Éditions de l’Arbre connaissaient un succès de librairie en 1941 avec Le crépuscule de la civilisation de Maritain. Ou encore, en 1942, la Lettre aux Anglais, chroniques du temps de guerre de Bernanos, rencontrait le succès et était réimprimée. Certains Canadiens, rentrés de France après la défaite de 1940, publièrent des journaux, ainsi de Simone Routier, Adieu Paris, journal d’une évacuée canadienne (1940) ou de Paul Péladeau, On disait en France (1941) ; plus tard devaient suivre les souvenirs des combattants ou des correspondants, comme Pierre Tisseyre, Cinquante-cinq heures de guerre (1943), Paul de Martigny, L’envers de la guerre (1946) ou Charles Miville-Deschênes, Souvenirs de guerre (1946). Les journaux de Routier et de Péladeau thématisaient donc assez tôt, en 1940 et en 1941, les débuts du conflit tels qu’éprouvés par des témoins directs, en France. De façon plus originale, Paul de Martigny racontait sa détention dans un camp d’internement français en tant que ressortissant d’un pays ennemi. Mais, il ne faisait ainsi que répondre à l’immigré italien Mario Duliani, qui avait publié, en français, La ville sans femmes, en 1945, sur son internement à Petawawa. Duliani donne son livre comme roman documentaire, et, de fait, le ton essayistique y domine.

C’est dans ces écrits personnels que se communique une représentation plus intime du temps de la guerre, que s’en construit une mémoire vécue qu’on ne trouve pas encore dans la fiction proprement dite. Doit-on penser que celle-ci se réservait par prudence, par souci de mieux maîtriser une matière complexe ? On ne saurait écarter ce facteur, qui a pu compter, et l’on serait d’ailleurs embarrassé de nommer beaucoup de grands auteurs, de toute nationalité, qui auraient « thématisé » sur le coup les désordres du conflit en cours. Mais si l’on avait pu écrire et publier des souvenirs, des journaux, rien n’aurait dû empêcher de les transposer dans la tonalité de l’imaginaire, comme Mario Duliani l’avait justement fait du reste. On peut donc envisager un autre frein à la production de fictions de la guerre au Canada français ; il faut pour le percevoir élargir le champ d’examen.

À la frontière des champs littéraires

Deux secteurs se trouvent en situation particulière à la frontière des champs littéraires restreint et élargi, ou plutôt chevauchent cette frontière : ceux de la part « moyenne » de la littérature de grande diffusion, et ceux d’une discipline qui ne relève que partiellement de la littérature, le théâtre. Pour ce qui est de la grande diffusion, l’interruption de l’importation des revues françaises, due à la suspension des échanges commerciaux entre l’Europe et l’Amérique, et de celle de la pulp fiction américaine, entraînée par la Loi sur la conservation des changes de 1940, qui interdit l’importation des publications périodiques, « comprenant surtout des romans ou autre matière du même genre, y compris les romans policiers, sentimentaux et histoires de l’ouest[8] », favorise la croissance du tirage des périodiques canadiens-français. Pour donner un exemple frappant, les tirages du Bulletin des agriculteurs, où publie Gabrielle Roy, qui atteignent les soixante mille exemplaires en 1939, passent à plus de cent mille à la fin de la guerre[9], et les récits brefs d’auteurs reconnus commencent à paraître de plus en plus fréquemment dans les autres magazines, comme La Revue populaire et La Revue moderne.

Les magazines persistent à recycler des fictions sentimentales d’origine française, mais se trouvent aussi portés à recourir davantage aux auteurs du pays. C’est ainsi qu’Alain Grandbois, Ringuet ou Adrienne Choquette y monnaient leurs récits brefs, avant de les publier en recueils, qui en assureront mieux la reconnaissance légitime. Le cas de la publication hebdomadaire par Jean-Aubert Loranger des Contes de Joë Folcu dans La Patrie n’apparaît guère différent. Ces écrivains se trouvent alors sollicités de façon contradictoire à la fois par la visée du média où ils paraissent de rejoindre le grand public et par le souci de maintenir leur légitimité d’auteurs « littéraires ». Dans ces conditions, ils n’accordent pas un grand rôle thématique à la guerre, qui pourrait les obliger à se compromettre dans un sens ou l’autre, mais l’environnement éditorial où ils figurent regorge de propagande et d’articles informatifs sur la conjoncture. Sans représenter la guerre, « le renouveau du conte au Canada français », comme l’a baptisé Romain Légaré[10], profite de la transformation des conditions éditoriales qu’elle engendre. On peut donc constater que du côté des magazines se confirme la discrétion pacifique de la littérature canadienne-française. Il existe cependant d’autres médias, alors plus engagés.

Au théâtre, on exploite une veine catholique inspirée de Jacques Copeau pour le jeu scénique, et de Paul Claudel, d’Henri Ghéon ou de Léon Chancerel pour la dramaturgie. Elle est illustrée par le père Gustave Lamarche et Rina Lasnier, qui s’adonnent à une démarche aussi peu attentive à la guerre en cours que celle du roman d’introspection contemporain ; il s’agit essentiellement de pièces moralisatrices à l’intention des collèges classiques ou des festivals patriotiques. À l’occasion, dans Argonautes 1940, de Lamarche, on s’inquiète de la guerre où nous entraînerait la bêtise humaine, mais là n’est pas l’essentiel de cette production qui vise à conforter l’identité religieuse et nationale du jeune public. Toutefois, il se joue aussi un théâtre bourgeois, plus soumis à la demande du marché libre, celui par exemple d’Yvette Mercier-Gouin ou de Henri Deyglun. Et là sont présentées des pièces mettant en jeu la guerre telle qu’elle serait vécue ici. Entre autres, en 1943, Péché de femme, de Mercier-Gouin, offre comme ressort le pouvoir régénérateur de l’engagement patriotique militaire dans une morale sans ambiguïté. À côté de ce théâtre prétendant encore à la légitimité littéraire circulent des mélodrames populaires ; ceux de Deyglun, dont La France vivra (1943), C’est un mauvais garçon (1944) ou Mariages de guerre (1945) versent franchement dans la propagande. En revanche, les revues Fridolinons de Gratien Gélinas manifestent un sens critique indiscutable, persiflant la censure, qui menace toute expression libre, et mettant au point « le retour du conscrit », qui s’appelle déjà Tit-Coq.

Le pôle extrême du circuit élargi

Si l’on fait exception d’un hapax, le roman de littérature jeunesse Nora l’énigmatique de Pierre Hartex, qui traite d’espionnage durant la campagne d’Italie, c’est du côté de la radio que se développe le plus fortement la fiction pour le grand public durant la guerre. Dès la fin des années 1930, plus de 70 % des foyers sont équipés d’appareils : la radio domine comme grand média de masse, surpassant la presse pour ce qui est de la pénétration du marché. Or la croissance des émissions d’information visant à couvrir les campagnes militaires en pays étrangers, alors qu’une armée canadienne composée presque exclusivement de volontaires y est engagée, donne une très grande importance au nouveau média. Ici encore, l’intervention de l’État apparaît déterminante et d’autant plus immédiate que celui-ci détient une société de production et de diffusion à l’échelle nationale, Radio-Canada. Censure et propagande touchent toutes les émissions, et spécifiquement les séries de fiction. La programmation comporte des radio-romans proposés aux heures de grande écoute et solidement soutenus par la publicité, soit commerciale, soit directement gouvernementale, entre autres La fiancée du commando de Paul Gury Le Gouriadec, Notre Canada d’Édouard Beaudry, René Boivin et Gury, ou La métairie Rancourt, du même Adolphe Brassard qui avait connu la censure en 1939. S’ils sont encore difficilement accessibles aujourd’hui, le travail de Renée Legris[11] a contribué à les sortir de l’oubli où ils étaient tombés et à faire voir où s’étaient thématisées nos années de guerre.

On retrouvera dans l’ouvrage de Legris une ample documentation sur le sujet, dont je me contenterai ici de mettre en lumière quelques aspects. Le titre de La fiancée du commando (1942-1947) doit s’entendre à la lettre, car l’émission veut nous faire partager les aventures de deux commandos québécois en Bretagne. Notre Canada (1942-1943) déplace plutôt les opérations au Québec et nous mêle à une invasion imaginaire à Val-Hébert ! On voit qu’il était tout à fait possible d’imaginer des récits sur des sujets dont on ne pouvait savoir grand-chose. Le Canada s’inventait là des agents acteurs héroïques et aptes à gagner les coeurs… Hors de cet imaginaire improbable existaient d’autres possibilités ; ainsi La métairie Rancourt (1941-1952) mettra en scène les milieux ruraux où, pendant la guerre, les femmes délaissées doivent faire face aux obligations tout en espérant le retour de leurs maris engagés.

Et cette thématique nous conduit vers le domaine de la chanson, comme, entre autres, celles du soldat Lebrun, à cette époque très populaire. Là aussi s’est imaginé ce qui préoccupe Yvan Lamonde. La complainte sentimentale qui déplore l’absence s’est facilement prêtée à la thématique de la guerre. La radio nous conduit donc à reprendre autrement notre interrogation initiale. Il ne faut plus se demander : « Pourquoi ma fille, guerrière, est muette ? », car elle ne l’est pas, mais plutôt : « Comment sa voix s’est-elle éteinte pour nous ? »

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Pour reprendre à rebours le chemin suivi jusqu’ici, l’engagement du circuit élargi canadien-français à servir les demandes du champ politique au moment de la Deuxième Guerre mondiale ne saurait faire de doute ; la culture radiophonique, qui détenait alors une audience encore plus étendue que celle des médias imprimés du fait du haut niveau d’illettrisme, s’est mise aux ordres avec la plus stricte discipline. Plus précisément, le radio-roman et la chanson ont participé à la propagande et, comme c’étaient là les productions les plus répandues, elles ont aisément contribué à la saturation idéologique de l’espace public. Leur succès incontestable, même s’il a été fortement stimulé par l’intervention des pouvoirs publics, laisse entendre que l’opposition des Canadiens français à la conscription n’a empêché en rien que se développe une sympathie en faveur des volontaires. C’est en ce sens que s’est d’abord formé « notre » imaginaire de la Deuxième Guerre mondiale mettant en scène démoniaques ennemis, affreux traîtres, nobles héros et vertueuses compagnes dans l’attente tourmentée d’une victoire incertaine. Dans une large mesure, le théâtre a aussi contribué au mouvement, cependant ni la fiction fasciculaire ni celle des magazines n’y ont joué un grand rôle. On pourra remarquer que la radio et le théâtre sont alors des médias de la performance, du direct ; les magazines le sont de l’imprimé, du différé. L’imaginaire médiatique a connu une intense réaction à chaud, mais dont il ne reste plus guère d’archives, sinon très lacunaires. La mémoire s’en est de la sorte largement perdue.

On comprend facilement le souci des écrivains du champ restreint d’échapper à une propagande comme à une censure aussi peu valorisantes, leurs esthétiques appelant des imaginaires différents et se destinant à un autre public. Les uns, régionalistes, cherchaient à ressusciter une « terre » perdue, celle des ancêtres paysans, modèles d’une identité nationale toujours à défendre ; d’autres, les auteurs de la relève catholique, voulaient alimenter un mouvement d’approfondissement spirituel dans l’esprit de l’enseignement de Maritain et à l’exemple de Dostoïevski ou de Bernanos ; d’autres, enfin, portaient leur regard sur les misères du petit peuple urbain dont ils voulaient mettre en lumière l’existence négligée. Pourtant, le radio-roman La métairie Rancourt arrivait à traiter du terroir en temps de guerre, le Pilote de guerre de Saint-Exupéry prouvait qu’un militaire pouvait pratiquer l’introspection et Bonheur d’occasion faisait voir qu’un personnage de l’univers populiste le pouvait tout aussi bien. Il n’y avait donc aucune incompatibilité, plutôt un refus. Si le gouvernement ou l’épiscopat, d’un côté, et Lionel Groulx, Henri Bourassa ou André Laurendeau, de l’autre, s’affrontaient pour donner un sens canadien au conflit, le roman littéraire d’ici n’en voulait rien savoir. Mieux valait éviter l’embrigadement et se retirer d’un environnement où l’on risquait d’être manipulé. D’autant plus que s’offrait à ces auteurs, toujours grâce à l’intervention du pouvoir politique, un espace à investir, espace beaucoup plus conforme à leurs valeurs et à leurs aspirations, celui de la grande tradition française littéraire modernisée de façon respectable. Esthétiques distinguées, catholicisme de bon aloi et profits économiques trébuchants, que demander de plus ? On pouvait oublier la guerre.

Mais il n’est pas certain que la guerre, elle, oublia cette littérature si circonspecte. Et finalement, il est opportun de noter un trait assez frappant dans la fiction littéraire de l’époque : une croissance des occurrences thématiques de la violence. Cela se produit dans le genre, le récit bref, qui profite de la diffusion accrue des magazines dans l’espace public élargi. On remarquera que Grandbois y publie « Ils étaient deux commandos », qu’il n’introduira dans la deuxième édition d’Avant le chaos qu’en 1964, et Ringuet, « Nocturne », qui est l’histoire d’un torpillage et paraîtra dans L’héritage et autres contes en 1946. Mais ces références explicites au conflit en cours demeurent exceptionnelles. Plus fréquents et intrigants se révèlent les protagonistes criminels, pratiquant l’assassinat ou l’extorsion, de Sébastien Pierre de Jean-Charles Harvey (1935), de Bête de proie (1942) de Rex Desmarchais, de La vie aventureuse de Jacques Labrie (1945) de Paul de Martigny, ou encore la reprise modifiée de la bataille des plaines d’Abraham dans Mondes chimériques (1940) de François Hertel. Même le régionalisme s’abandonne aux meurtres, nombreux dans les Contes pour un homme seul d’Yves Thériault en 1944, mais également présents dans Maria de l’hospice de Madeleine Grandbois en 1945. Opiniâtres, les écrivains canadiens-français avaient voulu éviter de thématiser la guerre en cours et se portaient plutôt au relais de la grande tradition littéraire française, momentanément empêchée. Cependant, ce déplacement ne pouvait freiner la pulsion de violence et de mort qui trouait le voile ainsi jeté sur le réel contemporain dans un inexorable retour du refoulé. Notre imaginaire littéraire creusait ainsi le lit du Torrent d’Anne Hébert, déjà écrit en 1947. Sans qu’on veuille la voir, la guerre avait fait son oeuvre.