ChroniquesPoésie

Le poème retourné contre soi[Record]

  • DENISE BRASSARD

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  • DENISE BRASSARD
    Université du Québec à Montréal

Dès les premières pages de La main hantée, j’ai été happée par la tonalité si terriblement juste, puis j’ai ressenti le désir de lire à voix haute, de dire à mon tour cette parole, de la partager. Car ici, me semble-t-il, plus encore qu’ailleurs dans la poésie de Louise Dupré, où elle est pourtant omniprésente, l’adresse interpelle le lecteur, directement, au plus intime de la souffrance. Le livre s’ouvre sur un aveu de fragilité, et la fragilité en est la véritable signature. Une femme conduit chez le vétérinaire son chat malade pour le faire euthanasier, voilà le motif de départ. Cet événement en apparence anodin, par les questions qu’il pose, prend peu à peu un pouvoir de résonance et des proportions planétaires. Le chat hurlait, hurlait. La femme, n’en pouvant plus de l’entendre, s’est laissé entraîner vers la fatalité. La cruauté de cet acte commis de façon machinale — de quel droit en a-t-elle décidé ainsi ? — la hante jour et nuit : Cette honte, qu’elle lit dans les yeux de son chat, dit la violence qui la visite en rêve, mais qui n’en est pas moins réelle : celle à laquelle nous assistons au quotidien, impuissants, souvent indifférents. Dans une volonté de porter un ultime secours à l’animal, la voix berce, et on se laisse bercer, comme le chat qui s’abandonne aux étapes du « protocole ». Cherchant à (se) consoler, à (se) rassurer, la femme se projette dans une mort semblable, paisible, trouvée au terme d’une simple injection. Mais sa bonne conscience est sans cesse troublée par la culpabilité qui la ronge. Après tout, elle fait disparaître son chat sans son consentement, « comme une fille sa mère » (25). Aussi le bercement s’avère-t-il trompeur (ou trompé ?) et même insidieux, car sans cesse sujet aux arrêts brusques ou aux emballements, si bien qu’en réalité la voix vous traverse comme une flèche, vous tétanise, vous laissant perclus de douleur : « tu lui dis des mots/muets de mère//tu lui touches la joue/en songeant aux condamnés/achevés dans la haine » (20). Écrire signifie ici dire ce qui ne se dit pas. Or pour pouvoir le dire, et surtout le faire entendre, il faut creuser « dans la langue/commune//une même fosse/aux bêtes et aux femmes » (23), creuser jusqu’à « toucher/la moelle de la langue » (27) et débusquer le côté humain, trop humain de la violence : Dire ce qui ne se dit pas implique également de consentir à descendre au fond de soi, afin d’explorer les coins les plus sombres de sa conscience, et de là remonter l’histoire humaine jusqu’à retrouver « l’humilité de [s]on corps d’insecte » (36). « Tu as commencé à écrire, la main hantée. Tu n’habites pas seule ta souffrance et tu le sais. » (109) Bêtes maltraitées à mort, sorcières brûlées avec leurs chats, Indiennes violées et pendues aux arbres, écrivaines et écrivains ayant succombé au désespoir, tous elle les convoque, les rassemble, les prend sur ses genoux, les porte à son sein. Cette multitude pose la question de l’identité du sujet, voire de la subjectivité elle-même (l’agent de la mort est-il un sujet transcendant ? souverain ? libre ?). Mais voilà : « Comment écrire je si on ne croit plus à l’espèce humaine ? » (38) C’est là la question fondamentale que pose le livre, et peut-être bien celle qui est au centre de toute la poésie de Louise Dupré, où l’adresse autoréflexive est constante. Le je, outre la solidité qu’il exige, menace d’aveuglement (la tentation de l’ego), et s’il n’est pas accueil, il est refus. …

Appendices