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Depuis l’époque du conflit entre les régionalistes et les exotiques, la passion de l’ailleurs a fait au Québec l’objet d’interrogations constantes, si ce n’est de débats. Transporter son imaginaire dans un pays étranger, semble-t-il, ne va pas de soi et n’a de cesse d’interpeller la critique. En 1990, Lise Gauvin signalait une « frénésie de voyages qui anime plus particulièrement les héros des romans des années [19]80[2] ». La même année, Noël Audet[3] dressait un constat semblable en prenant position contre ce goût de « l’ailleurisme » qui gagnait des adeptes, dénonciation à laquelle répondrait Christiane Lahaie neuf ans plus tard en soutenant que l’identité québécoise pouvait s’affirmer autrement que par « l’iciisme[4] ». Vingt-quatre ans après Noël Audet, le chroniqueur du Devoir Louis Cornellier s’inquiète à son tour de la prolifération de romans québécois puisant leur inspiration ailleurs que dans la réalité québécoise, y voyant un signe d’aliénation culturelle[5]. D’autres lui opposent une interprétation plus positive du phénomène, comme Mathieu Bélisle qui, dans un dossier de L’Inconvénient sur les nouvelles voies qu’emprunte la littérature québécoise, parle des « grandes explorations[6] » menées par les écrivains de la relève. L’année suivante, André Brochu constate lui aussi que le « roman québécois situe de plus en plus son action dans un ailleurs[7] ». À propos de l’ouverture à « d’autres contextes géographiques, sociaux, culturels et historiques », Anne Martine Parent précise pour sa part qu’elle « n’est pas le seul fait des écrivains migrants », mais s’inscrit au contraire massivement dans les oeuvres des « non migrants[8] ». Michel Biron, enfin, signale « parmi les mutations de la littérature québécoise contemporaine » ces « extensions de l’imaginaire romanesque qui ne s’apparentent ni à la thématique de l’exil ni à l’exotisme proprement dit[9] ».

De telles observations empiriques demandent à être corroborées par une exploration plus systématique. Il importe aussi de réfléchir à ce dont l’ailleurs se fait le signe, d’en relever et d’en interpréter les différentes manifestations, et d’examiner la modification de ses enjeux au fil du temps. Il faut admettre que la recherche s’est jusqu’à tout récemment penchée en priorité sur les récits du territoire national (qu’ils soient du terroir ou urbains), et relativement moins sur la tendance inverse qui consiste à interroger l’attrait pour le vaste monde. Devant la traditionnelle opposition, au sein de la critique québécoise, entre « aventuriers et sédentaires[10] » ou « arpenteurs et navigateurs[11] », les arpenteurs sédentaires semblent avoir attiré davantage l’attention. Certes, l’affirmation des écritures migrantes a mis l’ailleurs et l’altérité culturelle à la portée du lectorat québécois, qui s’est ainsi laissé transformer par ces récits et témoignages. Mais l’attention portée à cette capacité d’accueillir l’autre chez soi n’a pas encore été suivie d’un examen approfondi de cette seconde manière de découvrir l’autre et qui consiste à se rendre chez lui. Il s’agit pourtant d’une manifestation on ne peut plus claire de cette « tension de l’identitaire et de l’hétérogène », de cet « espace transfrontalier de la liberté et du désir », de cette « circulation des imaginaires » qui seraient, aux dires de Pierre L’Hérault[12], l’un des traits marquants de la littérature québécoise depuis les années 1980.

Ainsi, le présent dossier entend contribuer à l’avancement des connaissances concernant la représentation de l’ailleurs dans les fictions québécoises (tant anglophones que francophones). L’attrait pour les contrées étrangères, qu’on rattache à une forte tendance dans la production contemporaine, est-il aussi récent qu’on le prétend ? Au-delà du goût de l’exotisme, que peut impliquer cette migration de l’imaginaire hors du territoire natal ? Désir de connaître l’Autre ou symptôme d’un mal-être ? Dans quelle mesure entraîne-t-elle, pour qui écrit, un nouveau contrat passé avec la communauté d’origine, et, du côté de la réception, une redéfinition du concept de « littérature nationale » ? Peut-on y lire un réel signe d’ouverture au monde ? Une évasion hors de l’exiguïté identitaire ? Un effet de la mondialisation et de l’intensification des flux migratoires ?

Il est entendu que l’« ailleurs », notion toute relative, ne saurait désigner exclusivement les régions du monde qui n’appartiennent pas au territoire national. Nous n’ignorons pas que, du point de vue des perceptions, certains espaces québécois possèdent un coefficient d’étrangeté plus élevé que des États américains familiers à nombre de Québécois·e·s. Néanmoins, pour éviter de nous perdre dans un labyrinthe de nuances, nous avons choisi de considérer l’ailleurs à partir du critère géopolitique des frontières nationales. Nous parlerons ici d’exotopies romanesques pour désigner ces « romans de l’extraterritorialité » dont Robert Dion abordait deux cas de figure dans une étude qui se situe au plus près de la perspective que nous proposons dans ce dossier[13]. En outre, on sait que depuis l’ère de la mondialisation, le concept de l’ailleurs a donné lieu à de nombreuses recherches et études critiques ou théoriques. Aussi sommes-nous conscients que nous laissons dans l’ombre des approches et des paradigmes qui se sont imposés pour circonscrire cette notion polysémique, de Jean-Marc Moura[14] à Pierre Ouellet[15], en passant par Franck Michel[16], Jean Chesneaux[17] et bien d’autres. Certains travaux seront évoqués lorsqu’ils font écho à des enjeux présents dans les oeuvres de fiction que nous étudions. Mentionnons parmi d’autres les ouvrages de Jean-Didier Urbain[18] et de Patrick Née[19], de même que les articles de Pierre Rajotte[20] et de Véronique Porra[21]. Centrées sur des questions, des corpus et des époques disparates, ces différentes contributions ne permettent toutefois pas de dégager une définition qui ferait l’unanimité. S’il faut néanmoins en proposer une, retenons celle de Corina Crainic pour sa proximité épistémologique avec nos questionnements :

L’ailleurs, espace hors frontières, peut se définir comme ce qui ne relève pas de soi ou encore ce qui n’est pas conçu comme à soi, en un sens strictement géographique, national même, ou encore émotif, sensible, imaginaire. Il suppose une réalité autre et peut-être surtout la décision, relevant parfois sans contredit du besoin, de la définir comme telle. L’autre, sa réalité supposée autre, semblent alors rendre compte d’un certain besoin des limites, et donc d’un espace traduisant une pensée de l’altérité permettant d’un même mouvement le développement d’une pensée de soi, d’un lieu à soi, « mon » univers, éventuellement « ma » vérité. Définir l’ailleurs équivaudrait donc selon cette logique à mieux comprendre et circonscrire le lieu et la pensée de l’intime[22].

Que peut donc signifier, pour qui écrit des romans, le fait de situer l’histoire racontée dans un pays autre que le sien, dans un contexte éloigné de cette réalité qui forme la trame de l’existence au quotidien ? Nous nous en sommes tenus au genre romanesque, mais il ne fait aucun doute que l’exploration pourrait intégrer le théâtre et la poésie. Par ailleurs, de telles analyses peuvent entraîner du côté de questions qui, par-delà le cas spécifique du Québec, renvoient à des figures universelles comme l’appel du voyage, l’errance, l’exil, la fuite d’une situation douloureuse, le désir de changer de vie, la quête amoureuse, l’apprentissage occasionné par la perte des repères, la curiosité devant l’inconnu, le besoin de franchir les frontières, etc. Ces démarches individuelles que traduisent les parcours de maints personnages ne disent-elles pas quelque chose, par leur insistance, d’un imaginaire de l’ailleurs spécifique à la littérature du Québec ? Enfin, on peut orienter l’analyse du côté des formes esthétiques. On sait la fortune qu’a eue depuis Homère la forme du récit de voyage, d’où sont issus les odyssées, robinsonnades, expéditions, tours et autres road novels. Encore faut-il comprendre de quelle manière la fiction propose une approche de l’ailleurs qui différerait de ce qu’arrivent à faire les carnets de voyage et, aujourd’hui, les documentaires.

Les différents articles proposés ici ne couvrent pas l’entièreté du programme que nous venons d’esquisser, mais ils offrent une occasion de s’interroger sur les significations et les formes de cette quête d’ailleurs de plus en plus importante et diversifiée dans les oeuvres québécoises depuis le xxe siècle. Comme le montre l’étude de Pierre Rajotte qui ouvre le dossier, la tentation de l’ailleurs dans la fiction québécoise est déjà bien présente dès le début du xxe siècle et n’est pas forcément instrumentalisée au profit du discours nationaliste attendu. Contre toute attente, en effet, une oeuvre aussi programmatique que le roman à thèse Restons chez nous ! (1908) de Damase Potvin, une fois relue à l’aune de l’exotopie, peut nous dire des choses bien différentes de ce à quoi on la réduit constamment. Parmi les ailleurs que visite le roman québécois, on ne sera pas étonné de constater la place importante qu’occupent les États-Unis. Territoire culturel familier à bien des égards, notre voisin du Sud n’en demeure pas moins un lieu propice à un décentrement et à une reconfiguration identitaire dont les fictions québécoises rendent bien compte. L’étude de Jean Morency montre en effet à quel point la trilogie états-unienne d’Andrée A. Michaud témoigne d’une évolution significative de l’américanité revendiquée au début des années 2000, alors que se brouillent et se redéfinissent des frontières entre l’ipséité et l’altérité, et que s’entrelacent des repères géographiques et socioculturels. Leah Sandner s’attache pour sa part à suivre l’itinéraire américain de trois romans de la route écrits par des femmes. Elle observe comment, tant chez Gabrielle Roy que chez Marie-Claire Blais et Ann Charney, l’hyperréalité (Baudrillard) de la société états-unienne provoque chez les protagonistes une crise de leur identité. S’intéressant à Mavis Gallant, une écrivaine dont les nouvelles sont connues pour leurs personnages délocalisés, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, Lianne Moyes se penche sur les moments insaisissables de départ et de retour, moments empreints d’instabilité dans la mesure où c’est le « chez-soi » qui s’avère problématique dans l’oeuvre de Gallant. Robert Dion, quant à lui, adopte une approche singulière qui consiste non pas à suivre le déplacement d’un personnage vers un ailleurs, mais à examiner, à partir d’un roman de Jacques Marchand, la spécificité d’un regard québécois sur un personnage historique étranger, geste littéraire « qui romp[rai]t aussi bien avec un imaginaire local qu’avec le “service national obligatoire” (Jacques Godbout) ». Enfin, Dominique Garand expose la manière dont l’oeuvre d’Éléonore Létourneau explore les apories du désir de l’ailleurs dans un contexte de mondialisation où l’hypermobilité ludique ou affairiste, souvent déréalisante, entraîne pour le sujet la nécessité de redéfinir cette proximité à l’Autre qui, seule, peut donner sens à l’existence. Ici, comme chez Potvin et Gallant, l’expérience de l’ailleurs révèle, en creux, une conception du « chez-soi » soudain mise en crise, si possible redéfinie et rejouée contre les atavismes du lieu natal.

Bien entendu, il ne s’agit ici que de quelques cas, mais qui n’en illustrent pas moins à quel point s’impose de plus en plus l’établissement d’une cartographie des « ailleurs » dans la fiction québécoise et d’une typologie des motifs qui poussent les personnages à s’extraire de leur milieu naturel et à faire l’expérience de lieux qui leur sont au départ étrangers. Si le présent dossier réussit à donner un aperçu de l’importance du phénomène, à baliser le terrain et à proposer des hypothèses et des pistes de lecture, il aura fait oeuvre utile. Les ailleurs de la fiction québécoise représentent un territoire peu exploré, et bien des questions restent à sonder. De quoi la prolifération de l’« ailleurisme » dans la production est-elle révélatrice ? Qu’elle apparaisse sous une forme inopinée et là où on ne l’attendait pas comme dans le roman Restons chez nous ! de Damase Potvin, qu’elle suscite tantôt une forme de désenchantement comme dans la production d’Éléonore Létourneau, qu’elle révèle un rapport problématique aux lieux identitaires chez des autrices anglo-québécoises comme Ann Charney et Mavis Gallant ou qu’elle fournisse l’occasion d’une redéfinition de la mêmeté et de l’altérité comme dans la trilogie états-unienne d’Andrée A. Michaud, la mise en récit de l’ailleurs reste-t-elle avant tout, pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur, « une expérience de pensée par laquelle nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes[23] » ? En dehors des schémas colonialistes, le roman québécois s’applique, sur des modes très variés, à rendre compte d’une expérience transformatrice des univers exotopiques. Ce désir de l’ailleurs, affirmons-nous, est lisible depuis toujours comme l’envers inavouable du désir d’enracinement. Le temps est venu d’analyser les multiples chemins qu’il a empruntés.