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La popularité du rap québécois ne cesse de s’accroître depuis 1997, soit l’année où le groupe Dubmatique a reçu un Félix dans la catégorie « meilleur album rock alternatif » pour son album La force de comprendre au gala de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) (ADISQ, 1997). Le prix du meilleur album rock alternatif témoigne à l’époque du refus de l’Association de reconnaître le rap comme un genre à part entière. L’année suivante, l’ADISQ change le nom de la catégorie pour y inclure à la fois le hip-hop et la musique techno. Le groupe Les Messagers du son (LMDS) remporte alors le Félix du meilleur album hip-hop/techno. Cette catégorie changera de nom encore une fois en 2019 pour devenir celle de l’album rap de l’année. La même année, au gala de l’ADISQ, un mouvement générationnel d’une grande ampleur se fait connaître du grand public. D’abord, on consacre le numéro d’ouverture à des artistes du rap contemporain, incluant Loud, Koriass et plusieurs autres rappeurs. Ensuite, les artisans du rap y sont largement récompensés remportant les Félix de l’interprète masculin de l’année, de la vidéo de l’année et de l’album rap de l’année.

Le succès et la légitimité du rap dont témoigne l’édition 2019 du gala de l’ADISQ reposent sur deux vagues d’artistes rap qui ont précédé cette troisième vague et y ont contribué. Selon Sylvain Lemay, la première vague inclut les artistes qui se sont démarqués avant 1995 et qui ont ainsi contribué aux balbutiements de ce mouvement culturel au Québec (Lemay, 2016 : 60), dont le groupe Mouvement rap francophone. Le succès commercial de Dubmatique correspond à la deuxième vague qui, comme l’explique Myriam Laabidi en parlant notamment du déclic IAM, moment où les jeunes Québécois ont entendu un rap axé sur les aspects culturels grâce à ce groupe marseillais, ouvre la porte à un rap porté sur les spécificités locales et régionales (Laabidi, 2012 : 34). Cette spécificité de la deuxième vague se maintient dans le rap grand public de la troisième vague, qui débute au tournant des années 2000 et se poursuit dans les années 2010. Cette nouvelle vague est marquée par la croissance de la production musicale ainsi que par la démocratisation de l’industrie musicale à l’ère du numérique. Elle compte parmi elle des artistes tels que Souldia, Loud Lary Ajust, Dead Obies, Alaclair Ensemble, Koriass, pour ne nommer que ceux-ci (Lemay, 2016 : 59). Alors que certains de ces artistes poursuivront leur carrière, d’autres se joindront à cette vague, comme Loud et FouKi. Cet intérêt pour le rap dans la culture populaire est confirmé en mars 2016 par une apparition du groupe Dead Obies sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle à l’occasion de la parution de son album Gesamtkunstwerk, dans lequel l’anglais est fréquemment utilisé. Marie-Rose Savard Morand souligne que « ce qui ressort de ce passage à l’émission est l’aménagement, par le dialogue entourant la polémique linguistique, d’un espace discursif au coeur de l’espace public québécois ». (Savard Morand, 2019 : 49) Comme l’explique Claire Lesacher, à la suite des recherches de Mela Sarkar, de Bronwen Low et de Lise Winer : « L’une des caractéristiques marquantes du rap produit par les artistes montréalais-e-s des générations post-loi 101 réside dans la multiplicité des langues et des variations mobilisées[1] » (Lesacher, 2016 : 237). Elle précise toutefois que « les compétences et pratiques quotidiennes multilingues n’entraînent pas toujours des compositions rap plurilingues, empreintes de code-switching et/ou teintées des slangs ou du franglais, souvent désignées comme propres à l’espace montréalais » (Ibid.: 238). Toutes catégories confondues, parmi les artistes et les compositions qui ont reçu des prix de l’ADISQ en 2019, huit sont pourtant marqués d’une importante composante plurilingue.

Nous proposons deux études de cas portant sur les rapports entre les langues issus du rap québécois grand public de la troisième vague. Nous analyserons l’album La nuit des longs couteaux de Koriass ainsi que l’album Tout ça pour ça de Loud afin d’éclairer les manières dont les artistes changent de code linguistique. Parus en 2018-2019 et sélectionnés au gala de l’ADISQ en 2019, ces deux albums ont d’abord retenu notre attention en raison de leur hétérolinguisme. L’hétérolinguisme, un néologisme forgé par Rainier Grutman et adopté par des chercheuses comme Nicole Nolette et Myriam Suchet, permet selon nous d’aborder la dualité linguistique présente dans les textes de rap. Grutman définit l’hétérolinguisme comme « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman, 2019 : 60). Il souligne que ce concept est « également une réponse et une réaction aux débordements et aux dérapages sémantiques du mot “bilinguisme” » (Grutman, 2019 : 11). La neutralité du terme grutmanien se révèle un atout pour nous, car elle permet l’analyse littéraire des messages véhiculés par le rap tout en évitant de politiser le mouvement ou son usage des langues. Non seulement la relation entre le politique et le rap québécois mérite une attention particulière qui ne figure pas dans cette étude, mais nous souhaitons également éviter les débats politiques sur un usage normatif de la langue. L’emploi de l’hétérolinguisme dans l’album de Dead Obies a été reçu avec réticence et a suscité un débat. Pour notre part, nous croyons que la présence d’artistes rap dans la culture populaire québécoise représente un pas vers la tolérance.

Les deux albums en question ont aussi été choisis parce qu’ils adoptent des approches différentes. Koriass, pseudonyme d’Emmanuel Dubois, parle de son passé et des difficultés auxquelles il a dû faire face dans son album aux accents autobiographiques. Son deuxième album La nuit des longs couteaux paraît en 2018, dix ans après Les racines dans le béton. Finaliste dans la catégorie interprète masculin de l’année au gala de l’ADISQ en 2017, une première pour un artiste rap, Koriass s’impose désormais dans le milieu culturel comme une figure importante du rap québécois grand public. Loud a reçu le Félix de l’interprète masculin de l’année en 2019, du jamais vu dans le milieu du rap québécois. Ancien membre du groupe Loud Lary Ajust, Loud, de son vrai nom Simon Cliche-Trudeau, lance sa carrière solo en 2016. Il fait paraître son deuxième album en 2019, intitulé Tout ça pour ça.

Dans cet article, nous brosserons d’abord un portrait d’ensemble de l’hétérolinguisme de ces deux albums grâce à une analyse quantitative. Ensuite, nous nous pencherons sur les particularités des deux albums en relevant les thèmes associés aux échanges linguistiques afin de montrer que l’apport de l’anglais ne se fait pas au détriment du français dans la mesure où celui-ci occupe toujours la plus grande place dans les textes. En alliant l’analyse quantitative à une approche thématique, nous vérifierons les conclusions que tire Bob. W. White dans un article portant sur Dead Obies. White y constate que « it may be reasonable to argue that French serves as primary matrix for expressing complex ideas or concepts and English provides important secondary or thematic information that enables artists to express themselves as creative agents[2] » (White, 2019 : 964). Chez Loud, on le verra, l’usage plus rare de l’anglais s’associe aux thèmes du soi et de la violence, un phénomène répandu dans le monde du rap. Chez Koriass, l’abondance des emprunts ludiques à l’anglais s’allie à une multiplication des références québécoises.

Un portrait d’ensemble de l’hétérolinguisme dans les deux albums

En optant pour une analyse quantitative, nous nous permettons de faire un survol du lexique afin d’en découvrir ses spécificités par l’écoute systématique de chaque chanson des albums à l’étude. L’analyse quantitative nous amène à porter attention à toutes les chansons et à s’arrêter ensuite à ce qui est digne d’intérêt. Cet exercice nous permettra de comprendre de quelle façon sont composés les albums en tentant, par l’entremise de catégories fixes, de tracer des frontières délimitant les emplois linguistiques. En nous inspirant des travaux de Mela Sarkar sur le plurilinguisme de la communauté hip-hop montréalaise (Sarkar, 2008 : 34), nous avons développé notre propre système de codage comprenant cinq catégories distinctes : le français, qui inclut tout mot issu de l’emploi standard, selon le dictionnaire Usito de l’Université de Sherbrooke, par exemple « vie[3] » ou « éléphant[4] »; l’anglais, tout mot issu de l’anglais selon le dictionnaire Merriam-Webster, comme « alone[5] »; les anglicismes, tout mot francisé issu de racines anglaises excluant les mots français issus de l’anglais, selon les dictionnaires Usito et Merriam-Webster, comme « rider[6] »; les québécismes, tout mot propre au français du Québec, selon le dictionnaire Usito, par exemple « enweille[7] » et autres[8]. En ce qui concerne cette dernière catégorie, il convient de préciser qu’elle inclut tout nom propre désignant un objet, une entité ou une personne. Les néologismes ou mots issus de langues étrangères qui ne sont ni en français ni en anglais se retrouvent dans la cinquième catégorie. Nous optons pour une approche lexicale sans tenir compte de la syntaxe. Nous sommes conscients que la frontière entre l’anglicisme et l’anglais peut être mince et que l’usage dicte la catégorie dans laquelle se retrouve le mot. Bien que tous les mots ne figurent pas nécessairement dans l’analyse, par souci d’uniformité, nous avons classé chaque mot dans une catégorie afin de conserver l’intégrité des chansons analysées et des pourcentages calculés. Il nous semble opportun de souligner que cet exercice n’a pas pour but de développer un modèle des pratiques langagières à l’oeuvre dans le rap grand public et qu’il contient, bien sûr, une certaine part d’arbitraire. Il s’agit toutefois d’un instrument permettant de brosser un portrait d’ensemble et de montrer, justement, à quel point ces pratiques sont fluides.

Tableau 1

Distribution des occurrences dans deux albums de rap francophone contemporain

Distribution des occurrences dans deux albums de rap francophone contemporain

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À première vue, aucun des deux albums ne dépasse une proportion de 20 % d’anglais. Chez Loud, nous notons un emploi de l’anglais plus marqué avec un taux de 19 %, ce qui représente un écart d’environ 3 % par rapport à l’album La nuit des longs couteaux de Koriass. Il est important de mentionner que nous employons des pourcentages arrondis à l’unité près dans notre comparaison des deux albums. De cette façon, nous cherchons à analyser les proportions et non la quantité de mots anglais.

En ce qui concerne la catégorie « autre », les noms propres, « n’appartenant pas à la langue à proprement parler dans la mesure où il[s] [sont] dépourvu[s] de sens lexical » (Suchet, 2009 : 140), forment la majorité de cette catégorie avec un taux de 70 %. Vu la complexité de cette question et du fait que l’analyse prévue ne requiert pas l’inclusion de noms propres pour quantifier la présence de l’anglais dans le corpus, nous ferons abstraction des noms propres. Les onomatopées qui sont inscrites dans les paroles forment la deuxième partie de cette catégorie avec un taux de 18 %. Nous considérons toute représentation textuelle d’un son dans cette catégorie dans la mesure où il est difficile de catégoriser un son dans une seule langue. C’est dans cette optique que nous préférons les mentionner sans toutefois les inclure dans l’analyse. Les néologismes, tels que « zay », forment la troisième section de la catégorie « autre » avec un taux de 8 %. Ils figurent dans cette catégorie, car nous les considérons comme une manifestation du « we code », un concept proposé par John Gumperz. Selon lui, le we code fait référence aux activités linguistiques, souvent considérées comme insulaires et informelles, des groupes minorisés[9] (1977 : 6). Par conséquent, les néologismes relèvent d’un registre différent qui mériterait une analyse à part. Dans la quatrième et dernière section de la catégorie « autre », nous considérons les mots issus de langues étrangères, qu’on trouve dans une proportion de 2,59 %. Dans la chanson « Miracles » de Koriass, citons à titre d’exemple le mot « djole », qu’on pourrait traduire par « gueule » et qui provient du créole haïtien (Targète et Urciolo, 1993 : 56). Les mots issus de langues étrangères peuvent être reliés pour la plupart au we code du rap si l’on considère, par exemple, les emprunts aux créoles haïtien et jamaïcain que répertorie Mela Sarkar dans les pratiques plurilingues de la communauté hip-hop de Montréal (Ibid. : 35). Notre analyse porte sur les relations entre le français et l’anglais; en ce sens, nous préférons souligner cette présence multilingue sans toutefois la faire figurer dans notre analyse.

Loud : popularité, simplicité et échanges unilatéraux

Après avoir analysé globalement chaque album, et en nous inspirant de la méthodologie employée par Sylvain Lemay, nous avons systématiquement écouté chaque chanson, puis brossé un portrait de l’album pour pouvoir sélectionner les chansons ayant la plus forte présence de l’anglais. Dans l’album Tout ça pour ça de Loud, chaque chanson contient des occurrences de l’anglais à des taux variant entre 6 % et 42 %. Au terme de ce survol de l’album, trois chansons se démarquent avec des taux d’utilisation de l’anglais dépassant 30 % : « Longues vies », « Sometimes, All the Time » ainsi que « Off the Grid ».

L’anglais s’insère dans ces chansons de trois manières distinctes. D’abord, Loud utilise souvent la séparation des vers pour passer du français à l’anglais. Dans la chanson « Longues vies », par exemple, Loud (2019) écrit : « Veiller sur ma famille et surveiller mon trône / Everybody sing ». Ce changement de langues peut être analysé comme un moyen de passer d’une catégorie de rap à une autre, selon la typologie proposée par Sylvain Lemay, soit du rap contestataire, où un message est transmis par les paroles, au rap festif, qui entraîne la participation active du public en l’incitant à danser et à chanter (Lemay, 2016 : 58). Alors que, dans le premier vers (en français), le rap de Loud est engagé, propulsé par les actions de « veiller » et de « surveiller » son territoire (rap contestataire), le deuxième vers (en anglais) invite la foule à chanter (rap festif). Ailleurs, Loud isole les deux langues à l’intérieur d’un même vers en utilisant une virgule, un phénomène que Sherry Simon qualifie, pour les romans de Gail Scott, de virgule de traduction (Simon, 2000 : 73). Dans « Sometimes, All the Time », il rappe : « Tu sais, j’ai grandi entouré de femmes fortes, that’s just where I’m from[10] ». Dans ce vers, la virgule sépare les deux langues, mais le propos reste le même : le lieu où le « je » a grandi est le même que celui d’où vient le « I », ces deux pronoms étant indissociables de l’énonciateur. Dans cette chanson, Loud ira même jusqu’à mentionner le mot « virgule » entre un passage en anglais et un autre en français : « let’s have coffee, girl / Virgule, j’sais pas si tu dors[11] ». Enfin, nous avons également observé des passages où le français est clairement la langue matrice à laquelle l’anglais vient s’annexer grâce à un article ou à un verbe. Dans la même chanson que l’exemple qui précède, Loud déclame : « Ils peuvent effacer le messager, mais jamais toucher le legacy[12] ». Dans ce cas-ci, l’emprunt à l’anglais (« legacy ») vient se greffer au vers en français, ce qui apporte une touche authentique tirée du rap américain non seulement par le changement de langue, mais également en soulignant le riche passé de la culture rap par le mot anglais (Kopano, 2002 : 204). En somme, dans la majorité des cas relevés dans l’album de Loud, les échanges hétérolingues sont limités, c’est-à-dire que, dans un passage, il n’y aura qu’un seul changement d’une langue à l’autre.

Tableau 2

Distribution des occurrences dans Tout ça pour ça (2019) de Loud

Distribution des occurrences dans Tout ça pour ça (2019) de Loud

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Koriass : haute fréquence et complexité

Dans le cas de l’album La nuit des longs couteaux de Koriass, nous notons un emploi plurilingue plus marqué que dans l’album de Loud. Bien que nous constations dans l’ensemble de l’album de Koriass un pourcentage d’anglais (16 %) à peu près semblable à celui de Loud (19 %), la présence de l’anglais ne fluctue pas autant chez Koriass. Si l’on trouve chez celui-ci des taux d’anglais variant entre 4 % et 31 %, la moyenne des écarts entre le taux de chaque chanson et le taux moyen n’est que de 7 %, tandis que la médiane, à 6,5 %, est encore moins importante. Les chansons « Miracles », « Lait de chèvre » ainsi que « Cause perdue » se distinguent par une forte présence de l’anglais, avec des taux respectifs de 26 %, de 31 % et de 21 %.

Tableau 3

Distribution des occurrences dans La nuit des longs couteaux (2018) de Koriass

Distribution des occurrences dans La nuit des longs couteaux (2018) de Koriass

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Dans ces chansons, nous observons un usage de la langue différent de celui de Loud. En effet, nous constatons un va-et-vient langagier plus important à l’intérieur d’un seul et même vers où un élément (le plus souvent un nom, un adjectif ou un verbe) sera emprunté à l’autre langue. Cela fait place à de courts échanges langagiers, qui sont toutefois plus fréquents. Dans « Lait de chèvre », Koriass utilise par exemple les noms « shit », « GOAT » et le groupe adjectival « best yet » : « J’suis le shit, j’suis le GOAT, j’suis le best yet[13] ». Dans « Miracle » et « Cause perdue », les verbes « beat » et « gain » sont empruntés à l’anglais : « J’veux faire des miracles et beat les odds[14] » et « J’sais pas qui est fake ou honest ou qui veut juste gain le power[15] ». Outre les courts emprunts semés dans les vers précédents, Koriass emploie également la virgule pour séparer les deux langues dans des passages plus longs. C’est ainsi qu’il chante, dans « Cause perdue » : « J’aimerais goûter le vin, but I’m waiting for the grapes to blossom ». Dans ce cas, la virgule sépare le français de l’anglais. Cependant, dans la chanson « Lait de chèvre », cette frontière délimitée par la virgule est brisée à plusieurs reprises : « Sont trop petits pour leurs shoes, I’m shooting all these clowns ». Dans ce dernier exemple, on retrouve à la fois un emprunt court, un changement de code vers l’anglais et une virgule de traduction. La haute fréquence hétérolingue complexifie les échanges langagiers, caractérisant le style particulier de Koriass.

Le « fun » de la langue

L’analyse quantitative nous donne des outils qui permettent d’observer que les langues offrent un terrain de jeu formel pour de nouvelles créations lyriques. Le passage d’une langue à l’autre permet de jouer avec les langues grâce à un dialogue entre celles-ci. L’aspect ludique de l’hétérolinguisme théâtral qu’explore Nicole Nolette, dans son ouvrage Jouer la traduction, se révèle pertinent dans le cas du rap québécois dans la mesure où plusieurs éléments se retrouvent dans les deux sphères artistiques. Nolette avance notamment que « la traduction ludique, dans ses itérations multiples, fait appel au poids du plurilinguisme à divers degrés » (Nolette, 2015 : 22). Elle souligne que « la traduction ludique met stratégiquement en place des espaces d’hybridation […] aux frontières poreuses, instables et dynamiques » (Ibid.), ce qui peut être observé au coeur du rap québécois hétérolingue.

On retrouve des exemples d’hétérolinguisme ludique chez Loud, qui nous prévient au début de la chanson « Longues vies » qu’il jouera sur la sémantique, « [à] contre-courant dans les sens uniques » (Loud, 2019). Il dénonce la lecture normative de ses paroles et va à l’encontre du courant musical en employant le symbole routier du sens unique. Il poursuit avec deux passages construits sur un jeu sémantique hétérolingue : « Ils comprennent pas nos têtes d’enterrement. / C’est trop underground pour le grand public » (nous soulignons). Dans le premier vers, on note le caractère funèbre engendré par l’incompréhension de « ils » dans l’allusion aux « têtes d’enterrement ». Dans le deuxième vers, Loud fournit un élément de réponse grâce au double sens de l’adjectif « underground », un anglicisme qui fait allusion non seulement au passage précédent, mais également au statut de la culture rap. L’exercice ludique se poursuit dans la chanson « Sometimes, All the Time » alors que l’énonciateur rassure sa copine quant à ses tournées : « Tu sais qu’t’as jamais à t’en faire avec ces figurantes ». Loud compare ses admiratrices à des figurantes, laissant entendre qu’elles ne sont pas aussi importantes que sa copine. L’explication de Loud témoigne de l’aspect ludique des échanges hétérolingues lorsqu’il ajoute : « T’as quelque chose qu’elles pourront jamais figure out ». La phonétique des terminaisons de ces deux vers est pratiquement identique, malgré le changement de langue.

Chez Koriass, le ludisme porte surtout sur la sémantique, en particulier sur ce que la sociolinguiste Kathryn A. Woolard qualifie de « strategic bivalency », dont elle précise « qu’il s’agit d’une appartenance simultanée d’un segment linguistique à plus d’un système linguistique dans un environnement de langues en contact. […] Un mot bivalent est un mot qui appartient de manière égale à deux codes linguistiques reconnus[16] » (Woolard et Genovese, 2007 : 488). La dimension orale du rap permet jusqu’à un certain point de délimiter la frontière entre les deux langues bien que celle-ci soit poreuse. Il s’agit d’une tâche que nous ne pouvons accomplir qu’avec la dimension textuelle, à moins de marquer le mot bivalent, car la graphie est la même dans les deux langues. Koriass chante dans « Miracles » : « Le rap game, j’ai compris les codes ». Sans la phonétique du mot « codes », il serait impossible de savoir à quelle langue il appartient. Par conséquent, nous le soulignons par l’italique. Koriass use de cette bivalence stratégique à plusieurs reprises, comme avec le nom « empire », qui pourrait appartenir à la fois à l’anglais et au français dans le passage : « Mon empire up in my flames » (« Cause perdue », dans Koriass, 2018). Dans la performance du rap, l’oralité dicte la portée des échanges hétérolingues. Le ludisme hétérolingue chez Loud mise sur l’aspect sonore des deux langues; celui de Koriass est plus axé sur la sémantique, ces deux aspects constituant des formes non négligeables de la présence de l’anglais.

L’hétérolinguisme : individualité, québécité et violence

D’emblée, nous pouvons émettre des hypothèses basées sur les titres des albums, La nuit des longs couteaux de Koriass et Tout ça pour ça de Loud. Koriass présente un album au ton engagé, qui revient sur un moment précis de l’histoire canadienne connu sous le nom de la nuit des longs couteaux. En 1981, en effet, le Québec s’est vu exclu, à son insu, d’un accord intervenu entre les provinces en vue du rapatriement de la Constitution canadienne. En tenant compte de cette référence, il n’est pas étonnant de constater que Koriass utilise davantage de québécismes que Loud, dont le titre de l’album est plus abstrait. De plus, les thèmes des chansons de Koriass sont étroitement liés aux pratiques langagières hétérolingues. Dans l’analyse qui suit, trois thématiques seront mises en lumière, soit l’individualité, la « québécité » et la violence.

La voix du « je »

L’unicité du sujet est au coeur des chansons du corpus. Ainsi, Koriass intègre dans son album une réflexion personnelle, ce qui justifie l’emploi répété du pronom « je ». À titre d’exemple, on relève 43 occurrences de ce pronom dans la chanson « Miracles ». Dès les premiers vers, il chante : « J’viens gâcher votre party pis j’pète toute ». Bien qu’il y ait deux verbes, le sujet demeure la première personne. Koriass demeure au centre de la chanson en tant que sujet principal tout en dialoguant avec autrui. Bien que l’identité du « tu » auquel s’adresse le « je » ne soit pas précisée, la chanson laisse entendre qu’il s’agit des haters, soit les gens qui ne croient pas en l’artiste et en sa musique. Cette perspective se poursuit lors des changements de codes où le même sujet de l’énonciation chante en anglais cette fois : « Just doing what I love yeah ».

Chez Loud, nous constatons un emploi semblable de la première personne, c’est-à-dire une forte présence du « je » et du « I » en tant que sujet principal des énoncés. Le « je » est présent dans les trois chansons mentionnées plus haut, tant en français qu’en anglais. La chanson « Off the Grid » se démarque à cet égard avec une proportion des deux langues quasi égale en ce qui a trait au « je » sujet. En effet, Loud emploie le « je » à 25 reprises et le « I » à 27 reprises. Il s’agit ici d’un seul et même sujet, peu importe la langue employée, quand il chante ceci : « I’m leaving in the morning, I don’t know when I’ll be back. J’irai jusqu’au bout du monde. J’ai besoin de faire le vide right now » (« Off the Grid » dans Loud, 2019). Somme toute, les chansons mettent en valeur la singularité du sujet en situant celui-ci au centre des paroles. Le sujet se raconte au présent et au futur, indivisible malgré le passage d’une langue à l’autre.

Entre québécité et neutralité

Un deuxième thème est très présent parmi les échanges hétérolingues de Loud et de Koriass. Il s’agit de la québécité, mot que Jocelyn Maclure (2000) utilise pour distinguer les traits identitaires québécois. Nous nous intéressons aux aspects du texte permettant de créer un lien d’appartenance entre l’artiste et son public par l’entremise de la québécité. Dans les chansons de Koriass, on rencontre de nombreuses références québécoises. Dans un premier temps, la québécité du lieu figure au centre du passage où il chante : « Straight outta Robert-Giffard » (« Lait de chèvre », dans Koriass, 2018), en référence à Straight Outta Compton. Le premier lieu possède quatre syllabes au lieu de deux dans celui du titre anglais. Figure importante du gangsta rap[17], Compton, ville californienne reconnue pour son taux de criminalité élevé, est la ville natale du groupe N.W.A. Ce groupe lançait en 1988 son album Straight Outta Compton qui a connu un immense succès avec plus de 3 millions d’albums vendus (McCann, 2012 : 368). Koriass déplace la référence californienne à l’Institut universitaire en santé mentale Robert-Giffard au Québec, où il a lui-même séjourné, évoquant dans le même vers la violence de la ville de Compton. Le caractère symbolique du lieu où l’artiste a entamé son processus d’écriture permet d’établir un lien entre la ville américaine et l’institution québécoise. Il est en effet possible d’unir ces deux lieux par le passage d’une langue à l’autre. Malgré la connotation négative, Koriass parle de son épanouissement personnel plus loin dans l’album où il revient sur ce même lieu : « Rebâti ma maison sur les remains de l’asile » (« Cause perdue », dans Koriass, 2019). Le passage hétérolingue semble porteur d’espoir malgré la forte présence du passé représenté ici par le mot anglais « remains ». Koriass ajoute une touche québécoise à la majorité des chansons de l’album par l’entremise de références à des lieux : l’hôpital Robert-Giffard dans « Lait de chèvre » et « Cause perdue », les autoroutes 40 et 132 dans « Lait de chèvre ». Il intègre également des événements marquants de l’histoire québécoise récente, dont celui déjà mentionné qui figure dans le titre de l’album et l’incendie du train à Lac-Mégantic dans « Cause perdue ». En outre, Koriass mentionne des personnalités publiques québécoises comme Karine Vanasse, Samian et Safia Nolin dans la chanson « Miracle ». L’auditoire n’est pas forcément guidé à travers ces nombreuses références québécoises ponctuées d’anglais, car elles sont rarement expliquées à un public néophyte. Afin d’illustrer notre propos, prenons l’exemple de l’accident ferroviaire survenu à Lac-Mégantic en juillet 2013. Cet accident, qui a secoué tout le Québec, a provoqué de fortes explosions en plein coeur de la ville de Lac-Mégantic. Cependant, Koriass ne fait que mentionner le train en le comparant à son empire partant en fumée : « mon empire up in my flames comme le train de Mégantic ». L’efficacité de cette allusion nécessite non seulement une connaissance de l’événement survenu en 2013, mais également une compréhension de l’anglais sans quoi le message perd de sa puissance. Nous avançons que l’efficacité de toute allusion requiert une connaissance de l’objet en question et que, par conséquent, cela peut influencer la réception d’un public non québécois.

Loud a une tout autre manière d’incorporer la québécité à ses chansons. D’une part, l’insertion n’est pas systématique dans la mesure où l’on trouve une faible présence d’éléments québécois comparativement au rap de Koriass. De l’autre, ces insertions sont pour la plupart neutralisées par la présence d’un élément semblable, mais volontairement non québécois qui ne sera pas ponctué d’anglais. Dans la chanson « Off the Grid », Loud mentionne « le boulevard Saint-Laurent » à Montréal comme lieu de production artistique : « On rappait dans la Volvo bleue qui dérapait sur St-Laurent ». Ensuite, il introduit le même nom propre avec une connotation différente, dans le vers :« Maintenant j’me drape de St-Laurent ». Le nom propre fait désormais allusion à la marque de haute couture française, Yves Saint-Laurent. Loud poursuit en décrivant l’étendue de son public, qui va du « Moyen-Orient » à « Rouyn-Noranda », une ville du nord du Québec. L’allusion au Moyen-Orient rend la connaissance de la ville québécoise moins indispensable pour comprendre le sens du passage, mais suggère que, même dans les régions éloignées des grands centres urbains, le rappeur est connu. Plus loin dans la même chanson, Loud répète le procédé en mentionnant à la fois « Berlin » et « Alma ». Le public n’a pas nécessairement besoin de plus d’information afin de comprendre qu’il s’agit de deux villes. Il est pertinent de mentionner, comme le montre le tableau 2, que Loud emploie un nombre plus restreint de québécismes qui, par leur présence, pourraient être un symbole de québécité, signe qu’il opte pour des paroles visant un auditoire plus vaste que le seul auditoire québécois. Il se contente de masquer ces références québécoises plutôt que de les omettre entièrement. L’hétérolinguisme présent dans ses chansons témoigne de cette neutralité puisque l’anglais ne vient pas se greffer aux références à la culture québécoise. Dans le cas des deux rappeurs, le rap américain est cité comme une des sources d’inspiration dans le processus créatif.

La violence dans la culture hip-hop

Enfin, une troisième thématique paraît particulièrement propice à l’usage de l’hétérolinguisme. Bien que le rap québécois grand public ne soit pas particulièrement violent, nous remarquons que Koriass et Loud portent tous les deux un regard critique sur l’industrie du rap en général, selon une perspective personnelle. Dans la chanson « Miracles », Koriass se distancie du gangsta rap : « J’ai pas vu s’empiler les corps dans le bruit des guns, mais j’ai déjà senti des regards qui veulent kill un homme ». Tout en reconnaissant ne pas avoir vécu la violence physique présente dans le rap, il raconte qu’il a fait face à la critique visant à le faire taire et à laquelle il a répondu : « Fuck y’all I’m getting up » ainsi que « Middle fingers up ». Dans ces vers, il défend la légitimité de la culture rap hétérolingue en s’opposant aux critiques et en offrant des réponses en apparence unilingues, mais qui encadrent un couplet hétérolingue.

Loud propose, dans la chanson « Longues vies », une réflexion personnelle sur la violence liée à la culture hip-hop. Le ton est donné dès les premiers passages : « J’suis ni une légende ni un vétéran. J’ai fait mon thing pour monter les rangs ». Il considère que son rap a atteint un sommet grâce à son travail acharné. La chanson fait état des craintes suscitées par ce succès : « I think I’m losing my mind, I’m losing control. Les deux pieds dans le tapis avant de creuser ma tombe ». Dans cet énoncé, il témoigne de sa peur de perdre la maîtrise de lui-même au point qu’il ne puisse plus faire partie de cette culture après avoir goûté au succès. Il reconnaît que le temps force les artistes à vouloir atteindre le sommet avant qu’il ne soit trop tard, « avant qu’on OD comme O.D.B. » ou « qu’on se fasse tirer like it’s no Biggie ». Il s’agit ici de rappeurs américains connus, morts en pleine gloire. Loud souligne la « legacy » que ces rappeurs américains ont laissée derrière eux et souhaite que la culture rap traverse l’épreuve du temps : « Longue vie à Pimp C, longue vie à Nipsey », citant deux autres rappeurs américains qui s’ajoutent à la liste des artistes de rap disparus. Étant un des pionniers du rap grand public au Québec, Loud a été le premier rappeur québécois à présenter un spectacle solo au Centre Bell, épreuve réussie en 2019. La chanson « Longues vies » témoigne de ce succès ainsi que de sa crainte face à la fragilité du mouvement et aux morts causées par la violence omniprésente, mais qui semble l’épargner à plusieurs égards. L’hétérolinguisme permet à Koriass et à Loud de passer du « je » au « I » sans pour autant modifier le sujet de l’énoncé et de jouer avec les références à la fois québécoises et américaines. Il assure aux deux artistes un succès considérable, mais tout de même fragile au coeur de la culture hip-hop.

La présente étude visait à offrir un survol des pratiques langagières chez Koriass et chez Loud. Nous avons montré que l’anglais vient compléter le français, qui demeure majoritaire dans les textes des chansons, permettant ainsi de jouer sur l’alternance codique. L’approche quantitative a mis en lumière la création artistique de ces artistes rap de la troisième vague : chez Loud, la virgule de la traduction et le changement de code à sens unique; chez Koriass, l’abondance des emprunts longs et courts et la bivalence stratégique. Nous avons également mis en lumière les diverses manières dont l’anglais se joint au français pour explorer les thèmes de l’individualité (par l’emploi de la première personne du singulier dans les deux langues), de la québécité (notamment par la présence de québécismes, de références à la culture québécoise et des questions que suscite la présence de l’anglais) ainsi que de la violence dans l’industrie et la culture du rap (telle que dépeinte dans les textes). Alors que Loud et Koriass revendiquent tous deux un « je » indissociable du « I », leurs deux albums divergent quant à la québécité. Le premier neutralise les références québécoises en les juxtaposant à des références internationales, le second les intègre sans les expliquer au public non québécois. Dans les deux cas, l’anglais se greffe à ces références en dialoguant avec le français.

De nos jours, l’engouement populaire que suscite le rap des deux artistes est indéniable : les radios commerciales acceptent de faire jouer leurs chansons. Nous constatons toutefois que les artistes se distancient des générations précédentes, signe d’une ère nouvelle. Loud « a passé [s]a vie à ne pas vouloir la vie de [s]on père ». Il affirme : « I don’t need to be alright » et nous parle de « l’époque où Tout le monde en parle en parlait pas » (« Jamais de la vie », dans Loud, 2019). Loud célèbre cette percée comme étant une nouvelle étape franchie par le rap au Québec. L’aspect festif est également repris par Koriass lorsqu’il rappe : « check moi l’seul au top, yeah » (« Miracles », dans Koriass, 2018). Le rap célèbre cette percée sur les ondes des radios commerciales tout en conservant des souvenirs d’un passé où il était marginal, voire boudé par ces radios. Au-delà des célébrations, le scandale linguistique qui a entouré Dead Obies en 2016 demeure en tête au même titre que l’hétérolinguisme dans le rap québécois grand public. Les chansons des artistes rap de demain présenteront-elles des taux d’utilisation de l’anglais plus élevés? Quelles sont les limites de la commercialisation du rap plurilingue au Québec?

Conclusion

Cette étude avait pour but de présenter un survol des pratiques linguistiques dans les chansons de Loud et de Koriass. Notre analyse s’est attachée au lexique des deux artistes en adoptant une approche qui joint la littérature à la sociolinguistique. Il serait judicieux à l’avenir de comparer notre étude à des études qui aborderaient les changements de pratiques langagières dans une perspective diachronique et se pencheraient sur un nombre plus important d’artistes ou d’albums. Le rap québécois occupe désormais un espace plus grand que jamais dans la musique populaire, ce qui se traduit par une présence beaucoup plus marquée, entre autres, au gala de l’ADISQ. Cette présence s’oppose à l’énoncé tiré de la chanson « Longues vies », qui souligne que « c’est trop underground pour le grand public ». La commercialisation du rap hétérolingue que nous venons d’analyser contredit d’une certaine manière ses racines ou, à tout le moins, vient soulever un paradoxe au sujet de sa marginalisation. Vendre le plus d’albums possible en évitant toutefois de perdre son caractère marginal, un trait distinctif du rap issu de la culture underground étatsunienne, voilà un défi auquel celui-ci fait face en raison de sa popularité grandissante. À la lumière de ces commentaires, nous sommes en droit de nous demander si le rap québécois est encore trop underground ou s’il connaît un véritable essor.