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J’ai été fortement marqué par le style littéraire et l’univers particulier des deux premiers romans de J. D. Kurtness, De vengeance (2017) et Aquariums (2019), qui ont soulevé chez moi une série d’interrogations notamment au regard de lectures que j’ai pu faire, d’une part, sur les éléments récurrents d’une esthétique de l’anthropocène et, d’autre part, sur les tenants d’une renaissance artistique autochtone et sur les littératures autochtones en particulier.

L’anthropocène, concept ombrelle marquant initialement la rupture de l’équilibre géologique de l’holocène en établissant un lien de causalité clair entre les changements profonds des conditions d’habitabilité du globe terrestre (dérèglements climatiques, extinctions de masse, pollutions, etc.) et l’activité humaine comme force géologique de transformation des écosystèmes[1], a provoqué une effervescence intellectuelle transdisciplinaire depuis le début des années 2000, réunissant les savoirs d’une variété d’acteurs dans les sciences sociales (anthropologie, géographie, sociologie, histoire), les arts, les humanités (histoire de l’art, arts visuels, littérature, philosophie) et les sciences (biologie, géologie, chimie). La prolifération des discours pour objectiver des formes d’« agir anthropocénique » (Paddeu, 2017 : 32-33)[2] et des « technologies cognitives » (Haraway et al., 2016 : 559) a contribué à construire un espace de représentations, une « sémiosphère », selon Nicolas Bourriaud (2021), définie comme « une immense sphère d’inscriptions animales, végétales, minérales ou atmosphériques » (Bourriaud, 2021 : 130) dans laquelle s’inscrit l’acte créateur des artistes contemporains.

Je retrouvais dans l’écriture de J. D. Kurtness un certain nombre d’éléments relevant de ce que Nicolas Bourriaud et Laurent Demanze (2019) ont appelé une esthétique de la relation caractéristique de l’anthropocène. Pour le premier, celle-ci se manifeste par la cristallisation de réseaux de signification entre des objets ou des phénomènes hétérogènes appartenant à différents niveaux de réalité, – le vivant et le non-vivant, des phénomènes sociaux, économiques et/ou technologiques – et à différentes échelles, qu’elles soient spatiales (microscopique ou macroscopique) ou temporelles. Pour le second, cette esthétique participe d’un « souci de reliaison disciplinaire » (Demanze, 2019 : 15) par laquelle l’artiste s’engage dans une démarche cognitive documentaire transdisciplinaire puisant dans les savoirs, les méthodologies et les pratiques scientifiques les éléments qui lui permettront d’entrer en dialogue avec le réel et de produire un savoir critique sur les enjeux historiques (culturels, sociaux et environnementaux) auxquels l’humanité fait face (2019 : 19).

L’univers dystopique des deux romans de J. D. Kurtness s’inscrit à mon sens assez bien dans une esthétique de la relation engageant une réflexion critique sur l’anthropocène, et ce, d’une manière différente dans les deux romans. Dans De vengeance, la société contemporaine est décrite grâce au récit d’une jeune narratrice, anti-héroïne, misanthrope et tueuse en série, qui témoigne de la bêtise et des violences de ses contemporains et qui se lance dans une vendetta parfois meurtrière contre les abus du monde contemporain. Les crimes et les actes de violence qu’elle commet viennent en réponse à des transgressions au principe de la relation qui fonde en substance les interactions du vivant et offrent les conditions de possibilité même de l’existence. Dans son deuxième roman, Aquariums, cette esthétique de la relation s’exprime par la présence d’une trame narrative où s’entremêlent des récits hétérogènes de différentes natures – biblique, scientifique, biographique, historique – et des focalisations multiples exposant les destins d’une variété d’êtres vivants, humains et non-humains, coparticipant à la vie des écosystèmes à différentes périodes de l’histoire des territoires au nord du fleuve Saint-Laurent. De cette trame narrative complexe se dégage, de l’époque précoloniale jusqu’à la période contemporaine, des changements profonds dans les régimes de relation entre l’espèce humaine et les autres espèces qui peuplent ces territoires. Là encore, le témoignage accablant d’une jeune scientifique sur le processus de désertification des écosystèmes au cours des missions d’observation des fonds marins dans le Grand Nord canadien résonne comme une critique cinglante d’un ordre du monde caractérisé par des politiques extractives agressives aux conséquences mortifères sur des populations animales et sur des écosystèmes qui existent depuis des temps immémoriaux. Ce témoignage relève d’un questionnement existentiel propre à l’anthropocène dans lequel les échelles de temps géologique, biologique et proprement humaine se superposent.

Il était toutefois impossible de proposer une analyse de l’écriture de J. D. Kurtness, une autrice revendiquant son identité québécoise et autochtone, sans prendre en considération les critiques que nombre d’intellectuels autochtones ont soulevé au regard des théories de l’anthropocène, que Zoe Todd a qualifié de « public white space » (Todd, 2015 : 242). En effet, le caractère universalisant et homogénéisant de ce concept tend à occulter les inégalités de destin des populations en concentrant les débats autour des manifestations contemporaines de disparition des espèces et du changement climatique et à effacer les divers degrés de responsabilité entre les peuples dans l’avènement des crises écologique et climatique actuelles. Nombreux sont les intellectuels autochtones qui ont rappelé l’apocalypse qui a frappé les populations autochtones dès les premiers contacts de l’ère coloniale et qui ont établi une continuité entre les politiques génocidaires et écocidaires actuelles et le dispositif de technostructures de production de richesses mis en place dans le système colonial (Kimmerer, 2014; Watt-Cloutier, 2015; Mitchell, 2016; Davis et Todd, 2017; Whyte, 2017, 2018, 2019).

Il était également impossible de ne pas prendre en considération les recherches effectuées sur la renaissance/résurgence autochtone dans le discours social, en politique et dans les arts, marquée par un double mouvement de déconstruction des stéréotypes attachés aux représentations des peuples autochtones (« writing back » ou « l’écriture en réaction à ») et de revitalisation des histoires et des savoirs traditionnels (« writing home » ou « l’écriture du chez-soi[3] »).

J. D. Kurtness a accepté de discuter avec moi de ces questions, et nous nous sommes rencontrés le 16 juin 2022 dans un petit restaurant de Montréal. Nous avons abordé la façon dont sa perception du monde a pu influencer son écriture et la manière dont elle se situe dans le paysage littéraire canadien, plus particulièrement, par rapport aux littératures autochtones au Canada.

Entretien avec J. D. Kurtness (16 juin 2022)

Jean-Jacques Defert : Comment en êtes-vous venue à l’écriture?

J. D. Kurtness : J’écris depuis que je suis vraiment toute petite et j’ai toujours eu une facilité pour l’écriture. C’est une suite logique à mon parcours professionnel. J’ai toujours su que j’allais écrire. Il fallait juste que je trouve le temps et que je me défasse de ma procrastination légendaire pour terminer un projet. C’est sûr que, dans mon cas, je savais que j’avais un talent pour ça, que je voulais écrire et puis je suis allée en littérature parce que ça allait être une excuse pour lire. Je ne me sentais pas prête à écrire à vingt ans. J’avais l’impression qu’il fallait que je me nourrisse de ce qui avait été fait avant moi. Je suis allée en littérature pour être obligée de lire les oeuvres qui avaient traversé le temps. Donc, je me suis réfugiée en littérature.

J.-J. D. : Vous avez fait une maîtrise en littérature, n’est-ce pas?

J. D. K. : J’ai fait la scolarité de maîtrise. J’ai suivi les cours, mais je n’ai pas réussi à terminer mon mémoire de maîtrise.

J.-J. D. : L’appareillage théorique avec lequel vous avez appris à travailler à la maîtrise vous a-t-il aidée dans le processus d’écriture?

J. D. K. : Pas tant que ça. En fait, je me suis rendu compte que j’aimais la littérature, mais pas nécessairement la théorie littéraire. Étudier la littérature, ce n’était pas seulement jouir des oeuvres. C’était un processus beaucoup plus complexe que ça. Je ne me reconnaissais pas du tout dans la théorie littéraire, dans l’idée de faire entrer les oeuvres dans un cadre théorique. En fin de compte, on peut faire dire aux oeuvres ce qu’on veut dans la mesure où on est capable de construire un argumentaire. Ça, ça ne me rejoignait pas. C’est pour cela aussi que je n’ai pas terminé mon mémoire de maîtrise. Cela n’avait plus aucun sens pour moi au point même où j’avais un peu perdu le plaisir de lire. Quand on est obligé de lire, tout notre temps est consacré à cela et donc, à un moment donné, on ne lit plus pour le plaisir et on devient un peu dégoûté. Moi, cela m’a effrayée de perdre cet amour des livres, ce plaisir de lire. Ça s’est transformé en corvée.

Mais il est certain que, comme dans n’importe quel champ d’étude, on acquiert un bagage et ça nous sert d’une façon ou d’une autre. J’ai probablement développé un esprit d’analyse que je n’aurais pas eu, j’ai appris à maîtriser des termes du discours littéraire, mais je ne dirais pas que cela m’a aidée dans la création littéraire, pas du tout. Mais ça m’a beaucoup aidée à parler de ce que je fais, à répondre aux questions, mais pas à créer.

J.-J. D. : On a associé vos deux premiers romans ainsi que plusieurs de vos nouvelles à un genre en particulier, la science-fiction. On retrouve effectivement dans vos romans certains éléments qui se rapportent à la science-fiction. Je voudrais savoir comment vous vous situez par rapport à cette question. Avez-vous une inclination naturelle pour la science-fiction?

J. D. K. : Je crois que c’est une inclination dans le sens où, avec la science-fiction, on a la sensation que tout est permis. Écrire sur le réel, écrire sur le moment présent ou le contemporain, je trouve que ça nous limite. La science-fiction ouvre un peu le champ des possibles bien que je ne me projette pas huit mille ans en avant. Je me projette souvent quelques années, moins de deux décennies en avant dans ce que je fais. Donc, je trouve ça intéressant de voir venir, mais en même temps, je pense que c’est un lieu commun, la science-fiction en fait, c’est une manière de parler du présent. Donc, c’est un peu là que je me situe. J’aime lire de la science-fiction parce que cela stimule mon imagination. J’aime bien faire partie de ça. Toutefois, je n’ai pas l’impression de faire de la science-fiction pure. Je vais chercher quelques trucs, ce qui me plaît dans ce type de littérature, mais je ne répondrai pas à tout le cahier des charges qu’on retrouve normalement dans les oeuvres de science-fiction. Ça ouvre le champ des possibles, mais je ne veux pas non plus m’enfermer dans la science-fiction.

J.-J. D. : Diriez-vous que la société contemporaine se prête bien à la science-fiction par rapport peut-être à d’autres moments historiques? Pour vous donner un exemple, au moment de l’émergence de la technologie nucléaire, un certain nombre d’écrivains se sont emparés du sujet et se sont prêtés au jeu d’imaginer ce à quoi pourrait ressembler une société à l’ère du nucléaire. Cela a donné lieu à toutes sortes de récits apocalyptiques.

J. D. K. : Dans ce sens-là, en ce moment on vit des bouleversements technologiques. J’ai l’impression que la technologie va beaucoup plus vite que ce que notre cerveau est capable de traiter. Cela crée toutes sortes de situations, comme on le voit dans les réseaux sociaux avec le fonctionnement en silo et les théories du complot. Les gens sont dans des chambres d’écho, et le dialogue social en souffre. On a de la difficulté à avoir une conversation sans s’insulter parce qu’on évolue dans des sas fermés où personne ne se contredit, où on a l’impression que tout le monde est d’accord, ce qui fait que, quand on sort de cela et qu’on est en présence de quelqu’un qui n’a pas les mêmes opinions que soi, la réaction, c’est le repli ou l’attaque plutôt que le dialogue. Je trouve cela dangereux. Et puis il y a aussi toutes les recherches en neurosciences qui sont utilisées au profit de la publicité. J’ai beaucoup de difficulté avec cette idée parce que j’ai l’impression que la science est utilisée contre nous dans beaucoup de domaines, ne serait-ce que pour qu’on dépense plus, pour qu’on consomme plus. C’est comme si on était victime de son cerveau. C’est comme dans l’alimentation, tout ce qui est agroalimentaire. On est fait pour rechercher des aliments gras et sucrés parce que c’est comme ça qu’on a réussi à survivre pendant des millénaires, et aujourd’hui on utilise cela pour nous faire manger n’importe quoi et cela crée des problèmes de santé. Tout cela est interrelié selon moi, donc oui, ce sont des états de la société contemporaine qui m’inspirent.

J.-J. D. : Je ne sais pas si vous connaissez Nicolas Bourriaud, mais c’est un intellectuel qui s’est intéressé à l’esthétique de l’anthropocène, l’anthropocène étant ce qu’on appelle « l’ère géologique de l’humain », soit ce moment historique où les activités humaines sur Terre ont pour conséquence de bouleverser l’équilibre des écosystèmes, des bouleversements dont on retrouve des traces jusque dans les couches géologiques des carottes glaciaires. Nicolas Bourriaud a parlé d’une esthétique propre à l’anthropocène. Voici ce qu’il dit sur la question : « L’anthropocène rapproche aujourd’hui des sphères longtemps dissociées dans les cultures occidentales. Il dessine ainsi une nouvelle topologie (relations de proximité) dans laquelle le plastique et les océans, la banquise et le carbone, la forêt tropicale et les consommateurs de Nutella, les chauves-souris et le système hospitalier se voient brutalement mis en relation » (Bourriaud, 2021 : 41). Diriez-vous que votre manière de voir le monde s’inscrit dans cette logique de représentation?

J. D. K. : Oui, j’ai toujours eu une certaine facilité à voir comment les choses étaient reliées ensemble. J’ai toujours été quelqu’un de curieux et je dirais que ce genre de constat-là, voir toutes les choses interreliées, cela vient d’un désir quand j’étais plus jeune de faire la bonne chose, d’être une citoyenne qui ne nuit pas trop à l’environnement. On se rend compte que cela peut aller loin. Si l’on essaie d’être intègre, il est impossible, en raison de la manière dont la société est structurée, d’y arriver en ce moment. Par exemple, si on essaie de remplacer le lait de vache par un autre lait, d’avoine ou un autre substitut, on se rend compte que c’est un lait qui va avoir voyagé énormément. Le transport ou la culture de ce produit vide les nappes phréatiques quelque part. Telle céréale remplace telle autre chose, et on se rend compte que, comme il y a une demande de la part des « granols » de l’Occident, cela fait en sorte que l’économie des pays en développement s’effondre parce que les populations là-bas ne sont plus capables d’acheter leurs propres aliments locaux, leurs propres céréales locales parce que la demande est forte ici. C’est cette impossibilité de faire les bons choix, de se rendre compte que chaque choix a un revers. Vous savez, pour l’huile de palme qui entre dans la composition du Nutella, on critique l’utilisation de ce gras parce que la culture des palmiers à huile affecte l’habitat des orangs-outans. On ne devrait plus consommer d’huile de palme, mais j’ai vu un documentaire qui expliquait que n’importe quelle autre huile demandait six fois plus de terres de culture que l’huile de palme. Le problème, ce n’est pas l’huile de palme, c’est notre demande de produits transformés, fabriqués avec des ingrédients comme l’huile de palme.

Donc, il n’y a pas de bon choix, à moins peut-être de vivre en ermite, et même là on ne le peut pas parce que, quand on s’atomise comme cela, on prend beaucoup plus de ressources que si on vit en collectivité, où il y a moins de pertes puisqu’on met des choses en commun. Tout ça, moi, ça m’angoisse un peu, mais je comprends tout à fait la philosophie de Nicolas Bourriaud. Cette vue systémique des choses est importante aussi pour comprendre le monde dans lequel on vit, mais en même temps, cela peut être très anxiogène. Je suis un peu entre les deux… Parfois, j’aimerais bien ne pas avoir compris cela et croire encore que nos actions ont une influence positive, mais ce n’est pas vraiment le cas.

J.-J. D. : Cet aspect me semble particulièrement pertinent pour discuter de votre premier roman, De vengeance, où il me semble que vous nous présentez par petites touches impressionnistes, par l’intermédiaire du regard de la narratrice qui se place toujours en position d’observatrice du monde, une description de la société qui s’inscrit dans cette logique de représentation de l’anthropocène.

J. D. K. : Oui, parce que je trouve que la réflexion est affolante, mais d’un point de vue romanesque, très intéressante, captivante. La manière que j’ai trouvée pour en parler, c’est d’essayer d’expliquer l’époque dans laquelle on vit, ou la réalité humaine, à des entités venues d’ailleurs. C’est pour cela qu’au début de De vengeance, je parle à cette espèce de lecteurs…

J.-J. D. : … « “tu”, créature du futur »!

J. D. K. : Oui, exactement. Cette créature du futur, est-ce un être humain? Est-ce un être humain venu d’ailleurs, de l’autre côté du monde et qui donc n’a pas la même vision du monde que nous, ou bien un voyageur venu d’encore plus loin, un voyageur intergalactique? C’est d’essayer de lui expliquer cette espèce de complexité du marché humain, de la société de consommation, comment on procède comme espèce pour se divertir ou se maintenir en vie. J’ai essayé de faire cela parce que je trouvais que c’était un angle intéressant et, en même temps, un peu affolant. Vous savez, j’aime bien déstabiliser le lecteur, lui faire un peu peur avec cette idée que, lorsqu’on se présente à quelqu’un, ce n’est pas très flatteur comme portrait. J’avais envie de faire cela, mais pas forcément de culpabiliser les gens. Moi, je suis vraiment contre la culpabilisation des comportements, la culpabilisation individuelle pour des problèmes qu’on ne pourra régler que de manière collective ou politique. Je trouve qu’on met beaucoup de poids et de culpabilité sur les individus pour qu’ils s’en sortent tout seuls, qu’ils fassent des gestes isolés, alors que la solution vient vraiment des décisions que les gouvernements doivent prendre pour contrer l’obsolescence planifiée, le suremballage ou le gaspillage de l’eau.

J.-J. D. : Revenons rapidement sur le titre De vengeance. Pourquoi avez-vous ajouté la préposition « de » à votre titre?

J. D. K. : C’est parce que, quand j’étudiais la littérature, j’ai beaucoup aimé Montaigne, Les essais de Montaigne. J’avais envie de faire un clin d’oeil à cela et puis je pensais que c’était un peu incongru, un peu anachronique, d’intituler un roman comme ça. Les gens avaient l’impression qu’il manquait un mot, mais je n’avais pas envie de limiter cela à « Traité de vengeance » ou « Manuel de vengeance ». Je voulais juste explorer le concept donc, c’est de là que cela vient.

J.-J. D. : L’écriture doit-elle, selon vous, être engagée et si oui, quelle doit être la nature de cet engagement? Diriez-vous que votre écriture est engagée et si oui, dans quelle mesure?

J. D. K. : Je pense que sur la question de l’engagement, le devoir le plus important de l’écrivain ou de l’artiste, c’est d’être bon dans ce qu’il fait et de mettre tout son talent et tout son coeur à faire quelque chose d’intéressant, de beau ou même de laid, parce que finalement je trouve que l’excellence de nos productions l’emporte sur le message. N’importe qui peut écrire un manifeste ou même un essai alors que la bonne littérature se situe ailleurs que dans l’engagement pour une cause selon moi, à moins que ce qu’on cherche, ce soit l’excellence de la littérature morale, mais là, on entre dans une autre topologie.

Suis-je une autrice engagée? J’aimerais répondre non, parce que mon but n’est pas de rallier les gens à une cause ou à une idée. J’essaie toujours de raconter une bonne histoire. Je suis plus dans le questionnement que dans la part de réponse. Donc, personnellement, je me considère comme une personne engagée. Je fais plein d’actions pour essayer d’être une bonne citoyenne, mais est-ce que cela se reflète dans mes livres? Je ne veux pas que ce soit comme cela parce que mon engagement est ailleurs. Mon engagement est dans le fait d’écrire une bonne histoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que je peux être engagée d’un point de vue citoyen, mais que la littérature n’est pas au service de cet engagement; elle peut en porter les traces, mais ce n’est pas sa raison d’être pour moi.

J.-J. D. : Mais soulever des questions, c’est déjà s’engager quelque part…

J. D. K. : Oui, peut-être, mais je n’ai vraiment pas de réponse. Je ne veux pas imposer cela aux gens et puis je ne veux pas être lue pour cela, c’est surtout ça. Je veux être lue parce que ce que je fais est bon. Je ne veux pas être reconnue comme une autrice engagée envers telle ou telle cause, et que les gens qui sont sympathiques à telle cause me lisent pour cela. Je veux être lue parce que les gens se disent : « C’est de la bonne littérature », « c’est vraiment une oeuvre à lire », point à la ligne.

En même temps, si quelqu’un me qualifie d’autrice engagée, je ne peux rien y faire, je ne le démentirai pas. L’analyse de ce que je fais ne m’appartient pas. Si on me le demande, je peux proposer une analyse, comme je le fais aujourd’hui avec vous, mais ce n’est pas mon travail. Mon travail principal, c’est d’écrire.

J.-J. D. : On va continuer l’entretien en parlant des oeuvres d’artistes visuels. Je vous en ai proposé une liste et je vous ai demandé d’en choisir quelques-unes[4]. Y en a-t-il une en particulier qui vous a interpellée?

J. D. K. : Oui, j’ai choisi « Virtual Reality » de Laurie Lipton[5]. Ça me fait beaucoup penser au thème que j’ai abordé dans ma nouvelle « Les saucisses ». C’est vraiment une image de la pollution. Ce n’est pas un très beau paysage, cette personne qui est au milieu d’un champ de ruines industrielles avec ses lunettes de réalité virtuelle. C’est vraiment le désengagement du réel au profit d’un monde virtuel, et je trouve que cette image-là illustre bien ça. Il est certain que l’image a été dessinée pour qu’on voie la personne, mais en réalité la personne serait probablement enfermée. Elle ne serait pas soumise aux éléments, mais il fallait la voir pour des fins d’image. Ça fait réfléchir.

J.-J. D. : Est-ce une prémonition, une sorte de projection?

J. D. K. : Je ne pense pas qu’on se rende là. Mais c’est une sorte d’avertissement, une sorte de critique. Je pense que, surtout chez les très jeunes, les gens qui sont à la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte, j’ai l’impression qu’on peut les diviser en deux. Dans les deux catégories dont je parle, il y a ceux qui sont très engagés, qui croient beaucoup à l’action communautaire, qui pensent que des changements s’imposent et qu’on peut le faire ensemble. Et puis, il y a l’autre partie qui est très désengagée, qui se réfugie dans la réalité virtuelle, etc. Je trouve que cette image-là reflète bien la deuxième catégorie.

J.-J. D. : Y a-t-il une autre image qui a attiré votre attention?

J. D. K. : Il y a la photo de Chris Jordan intitulée « Midway: Message from the Gyre[6] ». C’est l’idée dont on parlait tout à l’heure que tout est interrelié. Nos déchets plastiques qui se trouvent dans cette espèce de squelette d’albatros. Les albatros vont pêcher et ils ramassent des bouts de plastique en pensant que ce sont des petits poissons ou des petites méduses. Ils ramassent ça et vont soit se nourrir, soit nourrir leurs jeunes avec ça. Évidemment, ils sont incapables de digérer le plastique, et cela les tue. On voit justement le cadavre de cet animal-là, qui est rempli de plastique. Cela reflète l’idée qu’on croit souvent que le monde recèle encore plein de contrées vierges et non encore touchées par la pollution et nos actions, mais ce n’est pas vrai. On s’aperçoit que tout est interrelié, que ce qu’on jette ici partout dans l’océan se retrouve dans l’estomac d’un albatros huit ans plus tard parce qu’on a créé des choses indestructibles, très pratiques, mais qu’on est incapable de gérer. Ils meurent de cela.

J.-J. D. : Dans vos deux romans, vous peignez un tableau pessimiste du monde, un monde dystopique présent et à venir, respectivement dominé par la Machine – une sorte d’oeil capable de connaître vos moindres faits et gestes – dans De vengeance et détruit par un virus dans Aquariums. Votre nouvelle « Les saucisses » (Wapke, 2021) décrit un monde dominé par un univers virtuel parallèle au vivant […] Les sciences et la technologie semblent avoir une valeur ambiguë dans ces différents textes. Pouvez-vous nous éclairer sur la façon dont vous percevez les innovations technologiques et, dans un contexte plus large, sur votre perception des sciences et de la technologie?

J. D. K. : J’ai une relation ambivalente avec la technologie dans le sens où nos découvertes par rapport au vivant sont vraiment fascinantes. Pour moi, les merveilles de la nature sont vraiment une grande source d’inspiration d’une manière générale, mais parallèlement à cela, j’en ai un peu contre le jovialisme technologique et la notion de progrès qui, selon moi, est une notion du siècle dernier. Je pense que la technologie évolue plus vite, je disais ça plus tôt, que notre cerveau. Il faut garder l’esprit critique par rapport à cela et conserver une certaine distance. Donc, mes romans oscillent entre les deux, entre ma fascination pour le vivant et les découvertes par rapport au vivant. J’ai beaucoup d’admiration pour la recherche, pour la science, pour l’esprit scientifique, mais parallèlement à cela, j’en ai contre le progrès à tout prix, cette espèce de volonté de domination sur le vivant que l’être humain impose à la nature ou à la planète. Donc, je suis vraiment entre les deux.

J.-J. D. : D’où le choix de l’exergue du roman Aquariums, ce passage de la Genèse…

J. D. K. : Que je trouve absurde, en fait! Quand j’étais jeune, j’ai étudié dans une école privée. J’ai eu une éducation très catholique et puis, c’était vraiment vu comme une bonne affaire l’idée que Dieu nous donne la planète : « Dominez, multipliez-vous ». Alors qu’aujourd’hui, je regarde ça et je trouve que c’est d’une absurdité, d’une arrogance que j’ai beaucoup de mal à digérer.

J.-J. D. : Je pense que Houellebecq est un auteur que vous affectionnez, du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre dans l’entrevue à laquelle vous avez participé pour la revue Solaris. Que pensez-vous de la citation suivante : « Nous étions nous-mêmes des êtres incomplets, des êtres de transition, dont la destinée était de préparer l’avènement d’un futur numérique […] » (Houellebecq, 2005 : 220-221)? 

J. D. K. : Prise hors de son contexte, cette phrase est assez vague, mais ça se rapporte à la notion de transition. Houellebecq a une obsession pour la dégénérescence du corps; il parle souvent de la vieillesse par rapport à la jeunesse, de la déchéance de la vieillesse. Il est certain que, dans cette citation, on retrouve une sorte de fantasme, même de constat qu’on s’en va vers des corps parfaits.

J.-J. D. : De l’immortalité…

J. D. K. : Oui, c’est ça, de l’immortalité. Mais comment on en arrive à ça au-delà du Botox? C’est peut-être en se perpétuant d’une manière ou d’une autre dans une machine, mais en même temps je pense qu’on est très loin de cela dans le sens où l’enveloppe charnelle n’est pas près de disparaître. Mais veut-on vraiment perdre notre enveloppe charnelle? La technologie est loin de procurer le même sens du plaisir (j’allais dire de réconfort, mais ce n’est pas cela) et d’alerte parce que notre corps est un merveilleux système d’alarme. On entend les bruits, on sent les odeurs, les odeurs de danger, etc. Voudrait-on laisser des capteurs de machine gérer tout ça et perdre tout ce qui est organique, le sens du toucher, etc.? J’ai vraiment de la difficulté à me projeter dans un futur où on serait juste des machines. Cela dit, La possibilité d’une île est un excellent roman et un excellent titre!

J.-J. D. : Je souhaiterais discuter maintenant de la façon dont vous vous situez dans le contexte plus général de l’émergence des littératures autochtones francophones. Vous êtes régulièrement invitée à participer à des événements tels que le Salon du livre des Premières Nations. Vous avez été choisie pour être co-porte-parole du projet« En juin, je lis autochtone! » cet été. Vous avez participé à des collectifs d’écrivain(e)s autochtones tels que Wapke dirigé par Michel Jean en 2021. J’aimerais savoir, dans un premier temps, comment vous vous situez par rapport à cette étiquette d’autrice autochtone. Dans quelle mesure vous définiriez-vous comme une autrice autochtone?

J. D. K. : Au début, je n’avais pas réfléchi à cela. Quand j’ai envoyé mon premier roman aux éditions L’instant même et qu’on m’a dit qu’on allait le publier, on m’a demandé un dossier de presse et une biographie dans laquelle j’ai écrit que je suis autochtone, mais très brièvement, dans une phrase ou deux, mais ce n’était pas la grande affaire. Je n’avais pas l’intention de mettre cela à l’avant-plan. Je n’avais pas l’intention de le cacher, mais je n’avais pas réalisé que cela pouvait être intéressant, cette espèce de dualité identitaire, parce que je suis aussi québécoise et que je me définis vraiment par les deux. Donc, cela a été une sorte de choc de voir la réception de mon livre. Les médias mentionnaient systématiquement cette information et puis j’entrais systématiquement dans la catégorie « écrivaine autochtone ». Mais je n’ai pas trouvé cela désagréable. En fait, cela m’a demandé de faire une certaine introspection pour adapter mon discours, pour savoir comment je me situais par rapport à cela. Donc, j’ai une certaine ambivalence dans le fond. J’écris et je suis innue et donc, par le fait même, je suis une écrivaine autochtone. Je suis contente aussi parce que, grâce à cela, j’ai une certaine visibilité. Ainsi, ce n’est pas un obstacle d’être autochtone parce qu’il y a une certaine mode en ce moment, un certain intérêt pour ce qu’on écrit, nous, les Autochtones. Donc, c’est bien d’avoir cette niche, d’avoir cette visibilité-là, pour tous ceux qui travaillent avec moi. Mais d’un autre côté, je ne veux pas être lue parce que je suis une autrice autochtone. Je veux être lue, comme on disait tantôt à propos de l’engagement, parce que ce que je fais, c’est bon, parce que mes livres sont bien écrits, que les histoires sont bonnes, etc. Je ne veux pas non plus induire le public en erreur. C’est-à-dire que s’il s’attend, parce que je suis une autrice autochtone, à lire un livre qui va parler de la réalité propre aux Autochtones ou propre à notre identité, ou même des faits historiques ou culturels axés là-dessus, il va peut-être être un peu déçu parce que ce n’est pas là-dessus que portent mes écrits. Personnellement, ça m’intéresse l’identité autochtone et tout ça, mais d’un point de vue romanesque, d’un point de vue littéraire, ce n’est pas un thème qui me motive nécessairement. Donc, c’est dans cette ambivalence que je me situe.

J.-J. D. : De façon assez notable, vos narrateurs-personnages dans De vengeance ou dans Aquariums ont en fait une identité qui est indéterminée à cet égard.

J. D. K. : Ce n’est pas spécifié. Ces personnages pourraient être autochtones. Il n’est pas écrit que ces personnages ne sont pas autochtones ou qu’ils sont blancs. Même les endroits où ils commencent dans la vie, où ils naissent, où ils grandissent ne sont pas nommés. Cela pourrait être dans n’importe quel bled au Québec. Donc, j’ai laissé cela volontairement flou parce que je pensais que cela n’avait pas nécessairement d’importance de le nommer ou pas.

J.-J. D. : Mais je pense que cela rejoint ce que vous disiez précédemment sur le fait que vous n’écrivez pas des histoires spécifiquement autochtones…

J. D. K. : Exactement. Mon identité autochtone n’est pas au coeur de ce que je fais. Je n’ai pas d’ambition d’éducation populaire. Ce n’est pas là que je place mon intérêt romanesque, si on veut. Mais je suis contente que des gens prennent la parole et la plume pour parler de l’histoire de notre point de vue, pour raconter leur réalité dans les communautés ou comment le savoir traditionnel se traduit aujourd’hui dans la vie de tous les jours. Je suis complètement pour cela, mais ce n’est pas ce que je fais, moi. C’est un peu comme la littérature québécoise. On n’est plus rendu à parler de l’identité québécoise, de l’indépendance ou du retour à la terre. On n’est plus en train d’écrire Trente arpents. Je pense que c’est la même chose pour la littérature autochtone. Il ne faut pas se limiter nécessairement aux sujets qu’on va associer aux peuples autochtones ou à la réalité autochtone. Il faut être plus ouverts.

J.-J. D. : Très bien, mais vous reconnaîtriez-vous quand même une responsabilité en tant qu’autrice autochtone?

J. D. K. : En fait, pas dans mes écrits, mais peut-être quand les médias veulent me parler, je me sens une responsabilité qui n’est pas nécessairement en rapport avec les savoirs traditionnels ou des questions sociologiques ou ethnologiques. C’est plus pour représenter une catégorie importante de la population dont on entend rarement parler. Souvent, quand on parle des Autochtones, c’est pour aborder des sujets pas très festifs. On va parler d’itinérance, de problèmes sociaux ou des choses horribles qui se sont passées dans notre histoire, des conséquences économiques liées à cela, de la dépossession, etc., mais il y a malgré tout beaucoup d’Autochtones qui fonctionnent en société et qui l’ont aussi investie. Il y a beaucoup d’Autochtones qui ne vivent pas nécessairement dans les communautés, qui sont sortis pour aller travailler, étudier ou juste découvrir le monde, aller à la conquête du monde, si on veut. Je pense que c’est cette image-là que j’ai la responsabilité de faire connaître. Je suis davantage une image de cela. Que les gens voient que les Autochtones ne sont pas juste un problème, que notre image peut être aussi associée à la créativité, à l’humour, qu’on est capable de tenir des conversations avec n’importe qui et d’avoir un propos pertinent qui peut intéresser les gens.

J.-J. D. : Dans Red Alert, Daniel Wildcat (2009) parle d’« indigéniosité » (« indigenuity »), mot qui opère la fusion de deux idées, indigénéité et ingéniosité. Selon lui, nous sommes à l’aube d’une catastrophe majeure dans l’histoire de l’humanité et il faudrait intégrer certains savoirs autochtones à nos pratiques afin de juguler les risques d’une catastrophe. Il évoque deux aspects des savoirs autochtones en particulier : l’indissociabilité de principe entre nature et culture et l’application du principe des sept générations dans l’action politique, c’est-à-dire considérer le présent, le passé et le futur dans la prise de décision. Que pensez-vous de cela?

J. D. K. : Je pense que sur la question des sept générations, ce serait vraiment une bonne façon de voir les choses, de voir plus loin que la prochaine élection…

J.-J. D. : Que de prendre des décisions en fonction d’un agenda électoral?

J. D. K. : Oui, exactement. C’est une question majeure. Et sur la question de la dissociation entre nature et culture, les deux sont tellement interreliées pour les nations autochtones. Nos cultures sont bâties sur la notion de territoire, de respect et d’équilibre avec la nature parce que, si on ne comprenait pas cela, si on ne préservait pas cet équilibre-là, on ne survivait pas. Donc, je comprends pourquoi les nations autochtones devraient faire partie des considérations politiques dans les prises de décision. Maintenant, je pense que cette sensibilité-là n’est pas une prérogative autochtone. Sur la question des sept générations, je suis d’accord, mais cette sensibilité par rapport à la préservation du beau, à la préservation de l’équilibre, c’est une sensibilité qui gagne tout le monde. Donc, je ne suis pas sûre qu’on devrait s’approprier ce discours-là. Je pense qu’on devrait, au contraire, inclure tout le monde dans cette visée-là, plus respectueuse envers la nature, plus logique parce que c’est une question de survie, une question de santé mentale. La dissociation avec la nature n’est pas juste une blessure pour les Premières Nations, c’est aussi une blessure pour la population en général. C’est contre-nature de s’entourer de béton, de bruits et de pollution. On est tellement bien quand on marche en forêt. C’est universel comme bien-être et je pense que c’est un discours qui rejoint tout le monde.

J.-J. D. : Pourrait-on dire justement dans cette perspective que la narratrice de De vengeance choisit ses victimes en partie parce qu’elles exercent une certaine violence envers les autres ou envers la nature, que ce soit du fait d’une attitude irrespectueuse (voire même sacrilège) ou prédatrice?

J. D. K. : En fait, ses victimes, elle les choisit parce qu’elle juge qu’elles ont enfreint certaines règles. Mais au-delà du choix de ses victimes, du choix de ses crimes ou de la logistique de ses crimes, la trame de fond de De vengeance, cela rejoint ce que je disais plus tôt, c’est la violence qu’on se fait en s’arrachant à la nature et c’est la manière qu’a la narratrice de répondre à cette violence-là par la violence. Donc, elle a développé tout un processus de rationalisation pour choisir ses victimes, mais à la fin, peu importe, sa réponse à la violence, c’est la violence. En fait, c’est quelqu’un qui est devenu fou pour toutes sortes de raisons et puis cette folie-là est due à une sorte de sensibilité qui n’a pas été respectée et à ce besoin de nature qu’elle n’a pas pu combler.

J.-J. D. : Dans Walking the Clouds (2012), Grace Dillon, intellectuelle d’ascendance anichinabée de la nation Garden River en Ontario (et Bay Mills Nation aux É.-U.) introduit le concept de « futurismes autochtones » (Indigenous Futurisms) pour marquer l’émergence d’un mouvement artistique expérimental autochtone au cinéma et en littérature de science-fiction, qui exprime des expériences de pensée sur l’indigénéité (Indian-ness), condition indispensable pour se libérer de l’héritage colonial et imaginer des futurs possibles pour les communautés autochtones. Comme elle l’a expliqué en entrevue à CBC dans l’émission Radio Spark, les futurismes autochtones sont l’expression d’« une écriture par une personne autochtone, pour les peuples autochtones (avant de préciser) et pour les autres aussi ».Êtes-vous sensible à ces revendications? Pour qui écrivez-vous?

J. D. K. : Il est difficile de répondre à cette question. J’ai l’impression qu’on est tous dans le même bateau. On partage le même territoire qu’on soit autochtone, blanc, et tous les immigrants qui arrivent ici et que la planète est beaucoup plus petite qu’on ne le pense. Donc, j’ai du mal à réduire la vision du futur à une vision proprement autochtone. J’aurais de la difficulté à me projeter uniquement dans une perspective autochtone, peut-être parce que je suis une personne urbaine, parce que j’ai aussi une identité québécoise, que je n’ai pas vécu beaucoup de racisme. Donc, je n’ai pas l’impression qu’un péril particulier pèse sur les Autochtones par rapport au reste de l’humanité, probablement parce que nous, Autochtones, avons déjà vécu notre apocalypse donc, nous sommes coincés entre deux mondes. Nous avons été décimés culturellement et démographiquement. Nous sommes déjà des survivants. Nous sommes dans une phase de reconstruction, et cette reconstruction passe par l’inclusion de tous les alliés qu’on peut réunir dans notre quête de survie. Cela inclut tout le monde.

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, j’écris principalement pour moi-même. En fait, je me fais plaisir et j’écris pour des gens qui aiment les histoires. J’écris des histoires que j’aimerais lire; c’est ma règle principale. Je n’écris pas pour un public particulier, mais je pense que les adolescents pourraient aimer mes histoires, même si ce n’est pas de la littérature jeunesse. Il y a un petit côté universel pour que tout le monde puisse s’y reconnaître et ait envie de tourner les pages. Ma quête personnelle, c’est d’écrire quelque chose de bon plutôt que d’écrire pour un public particulier. À la limite, je n’ai pas besoin de savoir comment mes romans sont classés. Mon premier roman a été classé dans le genre du polar, ce qui m’a surprise. Ce n’était pas voulu. Le deuxième a été classé dans la science-fiction alors que c’est très léger, c’est plus de l’anticipation ou un roman à saveur scientifique plutôt que de la science-fiction pure avec des lasers et des conquêtes intergalactiques. Justement, parce que cela ne me regarde pas, j’essaie simplement d’écrire une bonne histoire, et c’est au libraire de classer mon livre dans un genre particulier : le polar, la science-fiction ou la littérature autochtone ou les trois à la fois, ou de créer une catégorie juste pour moi.

En fait, mon souhait mégalomane, c’est que sur la page de couverture, mon nom soit plus gros que le titre de mon roman, comme les auteurs à succès.