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Robert Reid – Je vous demanderais, dans un premier temps, de vous présenter.

Françoise Faucher – Je suis comédienne, metteure en scène, animatrice et par moments professeure ; j’ai soixante-trois ans de métier.

Guy Nadon – J’ai été formé à l’École nationale de théâtre du Canada au début des années 1970. Presque quarante ans de métier. Surtout comédien, très peu metteur en scène. Je n’aime pas les problèmes tant que ça dans la vie! Je me considère comme un acteur qui a privilégié l’art de dire. J’enseigne aussi la lecture depuis une vingtaine d’années à l’École nationale.

Sophie Faucher – Comédienne, formée au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Trente et quelque années de métier. Je me suis commise comme auteure sur deux textes. Ardente défenseure de la langue française et professeure d’expression orale à Star Académie[1].

Martine Beaulne – Comédienne et metteure en scène, formée au Conservatoire d’art dramatique de Montréal dans les années 1970. J’ai commencé à faire de la mise en scène en 1990 et j’ai monté autant des textes classiques que des contemporains. Je suis professeure à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM depuis 1994. J’ai aussi enseigné au Conservatoire et à l’École nationale.

Carl Béchard – J’ai étudié au Conservatoire d’art dramatique, et j’en suis sorti en 1976. Pour moi aussi l’art de dire est quelque chose de très important. Je suis comédien d’abord et j’ai aussi commis quelques mises en scène avec parfois des problèmes, parfois des solutions et souvent beaucoup de plaisir. J’enseigne la voix et la parole au Conservatoire d’art dramatique depuis vingt ans.

R. Reid – Je commencerais par vous demander ce que signifie pour vous la tradition au théâtre ?

G. Nadon – Il m’arrive parfois, lorsque je rencontre de jeunes acteurs ou des acteurs à qui j’ai enseigné, que ceux-ci me demandent de travailler avec eux. Sans doute parce que j’en sais beaucoup sur le métier d’acteur et que j’ai un bon sac de solutions quand vient le temps de répéter. Ce qu’ils me disent, c’est que le théâtre se fait trop souvent à l’intérieur d’une même génération. Quand j’étais jeune, il y avait beaucoup de cela aussi. J’ai quand même eu l’occasion de travailler avec de vieux acteurs. Des acteurs qui avaient le talent de tousser au moment où j’avais ma seule réplique dans le spectacle, mais qui m’ont aussi appris à trouver des solutions à différents problèmes. Je me rappelle qu’un jour Dominique Michel[2] m’avait dit : « Je vais te montrer comment régler le problème que tu as avec la porte ». Lui disant merci, elle me répond aussitôt : « Remercie-moi pas, c’est Ti-Zoune père[3] qui me l’a montré ». Je me retrouvais donc en 1983 à me faire montrer quelque chose par quelqu’un qui avait cinquante ans, qui elle-même l’avait apprise de quelqu’un d’autre trente ou quarante ans plus tôt. C’est ce que j’aime de la tradition : c’est un savoir-faire et on ne doit pas le monopoliser. La camaraderie entre acteurs commence par cette transmission d’une génération à l’autre. À la limite, on pourrait dire qu’il y a peut-être des choses que l’on fait aujourd’hui qu’Horatius faisait à Rome dans les pièces de Plaute.

R. Reid – Il y aurait donc des façons de faire qui porteraient en elles un certain savoir théâtral.

G. Nadon – Ce savoir n’est pas déposé dans l’ADN d’un jeune acteur. Chaque génération est obligée de le réapprendre. Nous ne sommes pas des fourmis. Si une fourmilière est écrasée, bien curieusement, une seule fourmi peut la reconstruire. Les êtres humains ne sont pas comme ça ; il faut vraiment s’entraider.

F. Faucher – La tradition me paraît le fondement de notre métier. C’est un savoir-faire qui se transmet. L’idée que l’on fasse les choses aujourd’hui comme on le faisait dans l’Antiquité, cela me bouleverse. C’est quand même un drôle de métier, quand on y pense ! De savoir que la nécessité de jouer a été perçue, conçue et éprouvée depuis si longtemps, je trouve ça beau. La tradition n’a rien à voir, selon moi, avec les trucs du métier. Elle me paraît être quelque chose de précieux, qui donne une dimension… plus grande à ce métier.

R. Reid – Vous faites une distinction entre les savoir-faire et les trucs, pouvez-vous préciser cette idée  ?

F. Faucher – Je pense, par exemple, au truc qui consiste à faire face au public pour lancer sa réplique. Ce style vieillot, ridicule, c’est du vieux théâtre de cabotin, et pour ma part j’ai horreur de ça.

G. Nadon – Un cabotin n’a pas de savoir-faire et n’a pas non plus une part de poésie personnelle. Un truc est vide de poésie.

M. Beaulne – Pour moi, la tradition comporte un savoir-faire, mais il y a aussi la culture générale qui la sous-tend qui est importante. Souvent la culture de base de nos étudiants, en raison de notre système d’éducation, est déficiente. Il faut donc ramer pour leur faire comprendre pourquoi un certain savoir-faire existe et pourquoi on fait les choses de telle façon.

R. Reid – Est-ce que vous voulez dire qu’un manque de culture générale empêcherait un jeune acteur de s’inscrire dans une certaine tradition de jeu ?

M. Beaulne – Pas tout à fait… Quand on connaît les fondements et que l’on a une culture générale, ça ouvre sur toutes sortes de choses et ça stimule la curiosité. Quand je donne le cours de théâtre classique j’essaie d’expliquer pourquoi ce théâtre-là se faisait de cette manière, pour qui, par qui et pourquoi il existait à cette époque : les artistes, les peintres, les grandes idées, etc. L’acteur doit ainsi faire appel à son imaginaire, et cela enrichit son jeu.

F. Faucher – C’est très juste ce que tu dis, c’est même essentiel.

M. Beaulne – En raison du contexte politique, ma génération a été tiraillée entre deux traditions : une plus jeune, celle du théâtre américain, et une autre plus ancienne venue d’Europe. Notre théâtre est tributaire de ça.

S. Faucher – Ce qui m’amuse, Martine, c’est qu’avec ce double héritage, tu as été la première avec le Théâtre Parminou[4] à vouloir te lancer dans la création collective, puis à rejeter tout cela pour créer tes propres choses. Comme s’il y avait eu une urgence.

M. Beaulne – Il y avait une urgence de faire ce qu’on voulait faire, sauf que l’on s’appuyait sur une culture. Le Parminou n’a pas inventé le théâtre de rue. C’était déjà une tradition établie. Quand mon père[5] me parlait du théâtre qu’il faisait ou de celui que mon grand-père, Léonard Beaulne, faisait avant lui en Ontario français, je reconnaissais les principes qui étaient exactement ceux du théâtre populaire que nous faisions au Parminou. La tradition, comme la culture, est faite de beaucoup de choses, mais il faut la connaître.

C. Béchard – Quitte à lui tourner le dos…

Une tradition québécoise

Yves Jubinville – Peut-on dire que le Québec, depuis une trentaine ou une quarantaine d’années, possède sa propre tradition théâtrale ?

M. Beaulne – Je croirais que oui mais elle est métissée.

G. Nadon – Métissée, oui, et depuis très longtemps, à mon avis. Quand on lit les mémoires de Philippe Aubert de Gaspé[6], et qu’il parle de Salaberry qui assiste à une représentation du Mariage de Figaro à Québec, on découvre quelque chose. Salaberry, qui est le héros qui a arrêté les Américains à Châteauguay, se lève en plein milieu du spectacle pour dire à l’acteur : « Bravo petit! Je l’ai vu à Paris et tu es meilleur que lui! ». Alors là, je découvre quelque chose qui se fait ici depuis très longtemps. Souvent, on est porté à croire que le Québec a commencé avec Expo 67. Mais ce qui arrive en 1967 s’est préparé de longue main. Dans les années 1960 ou après la Deuxième Guerre mondiale on a été obligé de réconcilier l’espèce de grande vitalité créatrice américaine des années 1950 et 1960 avec notre vieil héritage français. Que pouvait-on faire ? On pouvait jouer Le misanthrope en essayant de faire une pièce de musée ou en faire autre chose ? Ce qui nous manque, encore aujourd’hui, c’est la conviction profonde qu’il ne suffit pas d’être soi-même quand on arrive sur scène. Pour jouer tout acteur doit posséder un instrument. Quand j’enseigne, je dis à mes élèves : « Regardez, on ne va pas dire cons’tution. Je sais que c’est important pour un rôle québécois d’être capable de dire  cons’tution, mais on va dire constitution. » Pourquoi ? Pas parce que c’est comme les Français ; parce que c’est musclé. Je ne veux pas que l’on parle comme des Français, je veux que l’on parle musclé. Si l’acteur parle avec du muscle, il sera capable de faire le vieux stock français. Pour que notre vitalité créatrice américaine soit imprégnée de l’héritage européen, il faut être capable de l’assimiler.

F. Faucher – Ce qui me frappe dans le théâtre d’ici, moi qui ai une formation française, évidemment, c’est une grande liberté. La possibilité de se servir de la tradition française tout comme de l’américaine, et de faire siennes toutes ces influences-là. Reste qu’il y en a un qui se trouve malmené au plus haut point dans tout cela, et c’est Racine, qui finit par devenir inaccessible. On ne sait plus quoi faire avec lui.

R. Reid – Dois-je comprendre que le désir d’injecter dans la tradition européenne une énergie américaine nous laisse dans une mauvaise posture devant des textes d’auteurs classiques ?

F. Faucher – Dans une mauvaise posture, oui. Mais d’un autre côté, si vous allez à Paris pour voir le théâtre qui s’y fait, vous dites, bon sang, ça ne bouge pas, ça n’a pas changé ! Où est la création dans tout cela ? On reste dans les pas de ceux qui nous ont précédés. Le théâtre d’ici est plus vivant. Des fois ça grince, des fois on est à côté, mais on ose.

C. Béchard – Quand j’étais au Conservatoire dans les années 1970, cette attitude était très répandue. On se disait : « On est Québécois, on est Nord-Américains… Les Français, c’est du vieux stock. » Or je me souviens que nous avions rencontré à l’époque un metteur en scène allemand qui nous avait fait découvrir le répertoire allemand et européen. Cette expérience a été pour nous très inspirante. Je dis nous en pensant à Denis Marleau et au groupe qui va former le Théâtre UBU par la suite. On est partis deux ans à Paris. On est arrivés là-bas en disant : « On va voir des spectacles poussiéreux français ». Des spectacles poussiéreux, il y en avait, mais on a été aussi jetés en bas de nos chaises par des grands metteurs en scène comme Chéreau, Planchon et Vitez. Je n’avais pas vu de mises en scène comme ça au Québec. Ces artistes travaillaient longtemps, comme notre théâtre pour enfants travaillait dans ce temps-là. Ils pouvaient même reprendre des mises en scène. On a appris ce que c’était un pays qui investit dans la culture, dans ses artistes. La première fois que je suis allé à la Comédie-Française, c’était pour voir une mise en scène de Vitez, Partage de midi de Claudel, une pièce qu’on aimait parce qu’on l’avait travaillée avec Gérard Poirier[7]. Devant ce travail, tous nos préjugés ont été renversés d’un seul coup.

M. Beaulne – Ce qui était bien dans ces années-là, c’est qu’on s’ouvrait au monde aussi. Nous étions allés faire un stage avec Giovanni Poli[8] en Italie sur la commedia dell’arte. Après, je suis partie au Japon pour suivre une formation plus physique. Soudainement, toutes sortes de cultures s’offraient à nous. Il faut aussi savoir que des formateurs étrangers sont venus au Québec. Il y en a eu des bons et des mauvais... Certains d’entre eux étaient peut-être, dans leurs pays d’origine, des comédiens très moyens, mais de bons passeurs...

C. Béchard – Est-ce que François Rozet[9] a été un bon ou un mauvais passeur ? Il était passionné, il baignait dans sa science.

R. Reid – Qu’est-ce que vous aimiez de François Rozet ?

C. Béchard – C’était la tradition justement dans ce qu’elle avait de meilleur. Je retiens une réplique qu’il nous enseignait : « François Mamaille/ un vieux joueur de fifre / me racontait l’autre jour/ un vieux drame de village d’il y a quelque vingt ans! » Là-dedans il y avait tout l’art de la diction : « Annoncer le sujet comme un titre ! », disait-il. C’était le premier cours de la première année, on le retenait et on riait de lui pendant les deux autres années. Mais en riant de lui on assimilait. François Rozet était considéré comme un vieux croûton, mais moi, ce vieux croûton, je l’ai en moi depuis ce temps-là. Je n’ai que cette phrase-là qui me ramène à lui et à son enseignement.

R. Reid – Donc, ce vieux « croûton » vous passe ce truc qui vous reste et qui, dans votre travail d’acteur, devient un outil indispensable. C’était un vieux « truc » qui tout à coup prend la dimension d’une technique ?

G. Nadon – Ce n’est pas nécessairement un truc, c’est une manière de livrer. Chaque génération est prise avec le même problème face au théâtre classique. Comment réconcilier un texte écrit il y a trois cent cinquante ans, contenant des idées et correspondant au goût du public de 1662, avec une salle d’aujourd’hui. Je prends un exemple récent dans ma vie, L’école des femmes. Comment livrer ce texte tout en affirmant que nous sommes en Amérique du Nord ? On parlait de Rozet qui faisait : « Tata… tataditataditatadi… Tati tata tapoint » ; mais après Rozet il y eu pour moi George Gershwin… C’est dire qu’il y a peut-être d’autres façons de rendre un texte.

G. Nadon – Un acteur français, Saturnin Fabre, a écrit dans sa biographie[10] : « Les mots appartiennent à l’auteur, la ponctuation appartient à Saturnin Fabre ». Je reconnais là-dedans la nécessité pour l’acteur de préserver un espace de liberté. Dans Ruy Blas Hugo écrit une réplique qui commence par « Bon appétit messieurs ». A partir de là, l’acteur en a pour un bon moment. Il peut aller vite ou se laisser guider par l’auteur et appuyer sur les F et les V : « Bon appétit messieurs./ Oh ministres intègres, conseillers vertueux, voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison. Donc vous n’avez pas ici d’autres intérêts que remplir votre poche et vous enfuir après. Soyez flétri devant votre pays qui tombe, fossoyeurs qui venez de voler dans sa tombe… » Tout dépend de l’acteur. Va-t-il appuyer sur ça ? Ou prendre le texte délicatement ? Il y a toutes sortes de choix à faire.

R. Reid – Cette dramaturgie classique, qui va de Racine à Claudel, demande-t-elle à l’acteur un certain outillage technique, un savoir-faire particulier ?

M. Beaulne – Pour jouer ces textes, tout le corps doit être engagé. Il faut du souffle, un soutien physique pour le projeter. Je ne dis pas que les autres formes de dramaturgies n’exigent pas la même chose, mais dans ce cas-là c’est incontournable.

C. Béchard – Il faut que le texte soit incarné.

F. Faucher – Pour faire entendre cette parole-là, il faut un souffle considérable… Je me rappelle qu’en jouant Claudel je me disais souvent : « Comment ça se fait que j’ai toujours mal aux côtes comme ça ! » On ne s’en sort pas sans une préparation importante.

R. Reid – Une préparation de quel ordre ?

F. Faucher – Il faut savoir dire le texte sur la longueur sans le hacher.

R. Reid – Dans les limites de notre souffle ?

F. Faucher – Ça se travaille, ce souffle-là. Il doit y avoir une fluidité dans le corps ; il y a une façon de soutenir le texte et le souffle avec le corps…

M. Beaulne – Pour moi, c’est comme l’opéra. Ça demande le même type de technique vocale et de diction.

G. Nadon – À la limite, un acteur bien préparé, avec un texte comme ça, finirait par le jouer, par le respirer comme un musicien.

F. Faucher – Comme un musicien, parce qu’on est dans de la musique! Il y a les virgules, il y a les points. Tout est inscrit dans le texte. La musicalité est indiquée. Il ne faut pas oublier que quand tu dis telle chose, ce qui suit va avec, et que tout s’enchaîne. Il faut que tu aies le souffle pour pouvoir enchaîner deux ou trois vers si c’est nécessaire.

G. Nadon – Et la pensée… il faut aussi clarifier la pensée.

R. Reid – Parce que le texte dit comment respirer et cela donne accès à la pensée qui doit être exprimée… La structure rythmique nous guide-t-elle vers le sentiment ?

M. Beaulne – Quand j’ai dirigé Albertine, en cinq temps [de Michel Tremblay], on a travaillé avec la ponctuation comme une partition musicale. L’émotion est née de la rythmique du texte, en l’abordant de l’extérieur, pas de l’intérieur. Plus on lisait le texte comme une musique, plus on se rendait compte que le souffle du personnage était issu de la rythmique.

C. Béchard – Ce que Martine dit, si on revient à l’idée de la tradition théâtrale, j’ai l’impression que les Grecs le faisaient déjà. En ce qui concerne la parole musicalisée, les modes changent, mais le principe reste le même : il s’agit d’écouter le texte. L’approche classique enseignée dans les cours de diction repose sur le respect du texte. Il faut se laisser imprégner par le rythme, les sonorités, les allitérations, les figures de style contenus dans les mots.

G. Nadon – Mais le problème, c’est comment on le dit. Comment dire ces textes-là ? On écoute de vieux enregistrements où tout le monde est barré dans le six/six… « tatatatatata, tatatatatata ». Pour un Nord-Américain né comme moi en 1952, vient un moment où je ronfle et je décroche. Comment fait-on pour régler ce problème ? Là, il faut trouver de vraies solutions. À l’époque de Jouvet, les acteurs jouant les deuxièmes et troisièmes rôles s’en tenaient au 6/6 et faisaient leurs 12 pieds. Jouvet, lui, en faisait 9 ou 10… ça dépendait de la salle. Quand on l’écoute dans L’école des femmes, on prend un crayon, on met le texte à côté, et on note… Qu’est-ce que Jouvet élide ? Comment négocie-t-il avec le classicisme ? Quand on écoute, on se rend compte qu’il était comme n’importe quel acteur. Il cherchait à rester vivant sur scène et à remplir la salle ! S’il pouvait faire rire en s’arrêtant à 10 pieds, en allant plus vite, il le faisait. Il ne faut pas trop glorifier la tradition. Il faut la respecter en même temps qu’il faut se l’approprier. On peut contourner certaines règles, mais il faut le faire intelligemment, comme Jouvet.

F. Faucher – Une fois cette base acquise, tu peux jongler. Cette base-là va te donner la liberté.

C. Béchard – Il faut apprendre la grammaire. Il ne s’agit pas de jouer en prouvant que la grammaire a raison, mais il faut la connaître. Les nuances d’un E muet, par exemple. « Le E muet est le feu-follet de la langue », dit-on. Parfois il apparaît, parfois il disparaît.

F. Faucher – Il ne faut pas se dire : « Surtout n’oublions pas les E muets ». C’est là que tu finis par avoir un texte qui pèse quinze tonnes, où tous les E muets sont écrasés… C’est souple, c’est fin un E muet. On est dans la musicalité, il faut le faire entendre, mais c’est une question de rythme, il faut que ça glisse tout ça. Surtout ne l’écrase pas.

Martine Beaulne, Carl Béchard

Photo : Robert Reid

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Françoise Faucher, Guy Nadon, Sophie Faucher

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La formation classique

Y. Jubinville – Poursuivons cette discussion sur la formation. Est-ce qu’on enseigne les techniques et les savoir-faire dont vous venez de parler ? Est-ce qu’on le fait bien ou mal ? Enfin, quelle place occupe la tradition classique dans cette formation, notamment par rapport à d’autres traditions et en regard des textes que les acteurs sont appelés à jouer aujourd’hui ?

M. Beaulne – Je pense que la formation dans les écoles doit donner une culture générale du théâtre et les bases d’un savoir-faire. Donc, c’est très important qu’il y ait cette formation-là. À côté, les étudiants peuvent faire des stages, se perfectionner dans quelque chose, comme on l’a fait nous-mêmes, mais il faut qu’ils aient des bases solides.

Y. Jubinville – Quelle proportion accorde-t-on à ce type de formation aujourd’hui par rapport à ce qui se faisait il y a trente ou quarante ans ?

M. Beaulne – Je pense que tout ce qui est de l’ordre des techniques, c’est la même chose. Mais les types de répertoires ont changé. Il y a plus de diversité maintenant et la possibilité de faire des ponts entre les époques. Par exemple, certaines écritures contemporaines se rapprochent du théâtre classique du point de vue de la rythmique, du souffle.

S. Faucher – Est-ce que le brevet de phonétique et diction se donne encore au Conservatoire ?

C. Béchard – Le brevet, oui, c’est Benoît Dagenais qui le donne. Longtemps, ça a été le domaine de Madame Uguay[11]. On avait à l’époque trois ans de diction. Il n’y a pas moins d’heures aujourd’hui mais elles sont réparties autrement. Par rapport à mon expérience au Conservatoire, la formation me semble mieux structurée maintenant. Nous, on commençait avec les classiques. Maintenant, la première année est consacrée au jeu réaliste nord-américain, donc à ce qui est le plus proche d’eux. En deuxième année arrivent les classiques. C’est un passage obligé. Ils font la tragédie avant Noël et après c’est la comédie au sens large : Molière, Musset, Marivaux. Les pièces changent, mais les auteurs sont les mêmes. Je crois que du point de vue de la formation classique, c’est plus systématique maintenant. Ce qui est un peu étonnant parce qu’avant on avait la réputation d’être le « Conservatoire »… Or, malgré des professeurs plus anciens, c’était plus ouvert et éclectique qu’on a pu le dire.

S. Faucher – Tout à fait. On pouvait ne pas faire de classiques pendant trois ans.

C. Béchard – Pour ma part, j’ai fait seulement trois Molière au Conservatoire : Le misanthrope, L’avare et Les précieuses ridicules. On ne peut pas parler de formation classique, pas autant que maintenant !

Y. Jubinville – Donc on prépare les étudiants assez bien, selon vous ?

C. Béchard – On les prépare mieux… Mais dans un esprit qui est plus actuel, en lien avec la création. La « tradition classique française » passe quand même à travers la langue. Elle est présente dans la fierté de la parole théâtrale, dans la fierté de la langue française.

R. Reid – Cette « tradition classique française » n’est pas enseignée en bloc, si je comprends bien ? Elle est enseignée par fragments, à travers des cours de technique de voix, de jeu, etc.

C. Béchard – Il y a un cours de tragédie classique [au Conservatoire] donné par Nathalie Naubert qui assure également le cours sur la comédie. Parallèlement à cela, Igor Ovadis enseigne la « tradition stanislavkienne » avec des textes russes, allemands, etc. Ce sont des cours de jeu. On peut ajouter à cela les cours de parole, de voix, de diction, de phonétique.

M. Beaulne – C’est un peu la même chose à l’UQAM. Avant, les cours de techniques précédaient les cours d’interprétation. Maintenant, ils sont plus intégrés dans le but de mieux développer la personnalité de l’acteur, son originalité. La formation s’achève avec les productions [dirigées et libres] qui sont une application de tout ce qui a été enseigné.

C. Béchard – Comme au Conservatoire, il y a un tissage des techniques.

R. Reid – Je reviens à ce que disait Carl Béchard à propos de la France, de Vitez et des conditions de travail avantageuses des artistes là-bas. Reconnaissez-vous que certaines dramaturgies demandent plus de travail que d’autres ? Peut-on dire qu’un texte classique exige plus de temps qu’une pièce réaliste américaine ?

G. Nadon – Oui, mais la question est de savoir ce qu’on fait quand les conditions de travail restent les mêmes. L’acteur a une responsabilité par rapport au produit qu’il va livrer. Lorsque j’ai fait Arnolphe et Cyrano de Bergerac, j’ai dû me préparer des mois à l’avance.

R. Reid – On ne peut faire l’économie de ce travail-là. C’est un matériau qui a des exigences artistiques et des exigences de productions particulières.

C. Béchard – Guy, une fois je t’avais entendu en entrevue, et tu parlais de ton travail dans L’école des femmes. Tu disais : « Il y a des phrases, moi, que je ne dirais pas comme ça. Moi je suis nord-américain. Les phrases qui me donnent de la difficulté, je les écris et je les dis dans ma salle de bain… »

G. Nadon – Je les appelle mes phrases de chiottes ! Je les mets sur des grands papiers et je m’exerce à les dire : « La France, pour vous prendre, attend des jours propices ! »[12] (Il répète plus fort.) « La France, pour vous prendre, attend des jours propices ! »... Je ne dirais jamais ça dans la vie, en tout cas pas de cette façon-là. C’est trop rocailleux, il y a trop de labiales. Je dirais ça autrement. Quand j’apprends le texte, je l’apprends à haute voix, et rapidement je me rends compte qu’à tous les cinq vers il y en a un que je ne peux pas dire. Je l’écris alors en lettres moulées et je remplis des feuilles, comme ça, de 8 ½ x14. Puis j’épingle ça derrière la porte des toilettes. Si je vais aux cabinets pendant le jour, je ferme la porte – car je suis un garçon poli ! -, et derrière la porte la feuille de papier légale est là… Et là je pratique… « La France, pour vous prendre, attend des jours propices » Je fais ça pendant des mois. Si je dis le vers trente fois le matin et que j’y retourne en fin de soirée, je l’aurai dit soixante fois, au bout de sept jours quatre cent vingt fois. Au bout de cinq semaines, deux mille fois.[13]

R. Reid – Et vous aurez réglé le problème ?

G. Nadon – Oui, d’abord en étant capable de jouer les notes. Ensuite, je vais m’appliquer à faire apparaître la musique. Mais encore faut-il être capable de jouer du piano ? Si mon doigt n’est pas capable de dire : « La France, pour vous prendre, attend des jours propices », j’ai un problème. Et je dois choisir si je vais dire « propïce » avec un i plus pur ou « propiiiice » avec un i plus nasal…

R. Reid – Ce que vous cherchez à faire est une synthèse entre ce que vous appelez « le vieux stock » et la vitalité américaine ?

G. Nadon – Absolument. Parce qu’ensuite je vais peut-être casser le vers : « La-France-pour-vous-prendre / attend /des-jours-propices »… Là je dis, ah mon vieux Gershwin est passé par là, parce que je ne fais plus 1/2/3/4/5/6… Je fais 1-2-3-4-5-6 / 7-8-9/10/11/12! Et je m’amuse avec ça. Parce que les gens dans la salle ont écouté plus souvent du jazz depuis cent ans que du Hugo ; il faut pouvoir réconcilier ça.

R. Reid – La musicalité doit être intériorisée afin de permettre à l’acteur de produire un jeu plus personnel à partir de la structure rythmique imposée.

G. Nadon – L’articulation aussi est essentielle. Pour ne pas paniquer… Mais ça, c’est comme les musiciens classiques…

R. Reid – Il faut du temps pour amener un étudiant à faire cette expérience. Car c’est la seule façon de comprendre.

M. Beaulne – Oui, mais il faut qu’il travaille, qu’il apprenne à travailler par lui-même.

R. Reid – Est-ce que les acteurs doivent répéter à la maison ?

Plusieurs – Oui!

G. Nadon – Mais ils devraient le faire plus. Les acteurs, par essence, sont paresseux… Disons que c’est un métier assez princier.

F. Faucher – Si vous comparez aux danseurs et aux musiciens, c’est sûr.

R. Reid – Est-ce que les acteurs sont paresseux à cause du genre de théâtre que l’on fait aujourd’hui ?

F. Faucher – Non, c’est parce que plusieurs croient que parler va de soi…

G. Nadon – Ou qu’il suffit « d’être » sur scène pour que, tout d’un coup, l’acteur apparaisse…

R. Reid – Mais n’est-ce pas ce qu’on leur enseigne ?

G. Nadon – Mais oui ! C’est ce qu’on fait quand on dit qu’on va jouer pas trop loin de soi, qu’on va faire du réalisme… Il y a une entrevue extraordinaire avec Orson Welles[14] en 1960 qui parle du fait que les acteurs américains sont en train de se couper de tout un répertoire. Il explique qu’on célèbre exagérément la vitalité des acteurs. Il dit ça à l’époque de l’Actor’s Studio qui est en train de redéfinir l’art cinématographique aux États-Unis. Selon lui, il faut que l’acteur américain sache maîtriser le pentamètre iambique des Anglais, sinon il va se couper de tout un répertoire écrit aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Sauf que depuis, il y a eu Robert De Niro et Al Pacino… Ceux-là n’ont pas l’air d’en avoir pâti. La différence, c’est qu’aux États-Unis ils sont 330 millions. Le pari est plus risqué pour une petite culture comme la nôtre.

Y. Jubinville – Mais la rupture n’est-elle pas en train de se produire ici aussi ?

G. Nadon – Oui, la rupture est déjà faite. Maintenant, comment faire pour retisser un tendon qui est déjà pas mal lacéré ?

S. Faucher – Je suis certaine qu’au Conservatoire on donne les outils, mais il y a une énorme part de travail personnel à faire. Et dans les conditions dans lesquelles on travaille aujourd’hui, où ça va de plus en plus vite avec les métiers connexes, télé, cinéma et doublage, une solide méthode de travail devient une nécessité. Le travail personnel apparaît presque plus important que le travail collectif, qui est souvent réduit au minimum. N’oublions pas que de nos jours le culturel est une industrie. Il faut faire vite et pas trop cher. Cette façon de penser et de faire va totalement à l’encontre du travail du comédien. Il est important de dire que les rares fois où, pour une production théâtrale, on s’est donné du temps, par exemple pour L’annonce faite à Marie de Claudel[15], dans laquelle j’ai joué, ça a donné de très bons résultats. On a fait un atelier avec Françoise Faucher, et pendant plusieurs semaines nous avons travaillé le texte afin qu’on sache le respirer et que l’on parle la même langue. Ensuite, on a eu un an pour que ça se dépose en nous. J’ai souvenir que [André] Brassard avait fait la même chose pour Les paravents de Genet dans les années 1980[16]. On revient ici à la cuisine, mais il faut le dire : le temps, c’est fou ce que ça fait… Je pense aux phrases que Guy Nadon placarde dans sa salle de bain, et je me dis que le temps et le travail sont une recette gagnante.

M. Beaulne – Nos structures de production ne permettent pas cela. Mais l’acteur, et c’est ce qu’il faut lui enseigner, peut partiellement remédier à cette situation. Quand une semaine sépare deux répétitions, trois heures de travail à la maison ne suffisent pas, c’est tous les jours que l’acteur doit travailler. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il est confronté à des zones d’interprétation sensibles comme la mort, la violence, la haine. Je remarque depuis plusieurs années que nos étudiants sont mal à l’aise devant le tragique, et pourtant ils vivent dans une société tragique. C’est comme s’il y avait un blocage.

F. Faucher – Ils ont peur de la violence et de la haine et on est là-dedans à longueur de journée.

G. Nadon – Nos étudiants ont été élevés par des parents qui ont grandi avec Passe-Partout[17]. Cette espèce d’asepsie émotionnelle qui interdit de penser ou de ressentir la violence, c’est contre ça que je me bats. Quand j’enseigne, les étudiants me disent : « Je veux pas faire ça ». Je réponds : « Écoute, Shylock veut tuer sa fille, elle est partie en prenant les bijoux. Il la hacherait menu ; il lui planterait les doigts dans les yeux et lui sortirait les orbites. Il faut que tu penses à ça, sinon tu vas faire quoi sur scène ? Tu auras l’air de quelqu’un de fâché ? » Il faut consentir au chaos ; il faut organiser la folie en soi pour arriver à dire sur scène « je tuerais ».

Classique et contemporain

R. Reid – En organisant ces entretiens, j’étais animé par le désir de nommer ce qu’est devenue notre pratique théâtrale. Si je résume ce qui a été dit jusqu’à maintenant, notre théâtre viendrait donc d’une certaine tradition européenne, mais il possède une identité américaine qu’on ne peut nier. Vos propres parcours personnels et artistiques témoignent de ces influences diverses qui constituent l’identité théâtrale actuelle.

F. Faucher – Moi, je suis une personne déplacée. Si j’arrivais au Québec maintenant, je crois que je ne pourrais pas faire la carrière que j’ai faite. Parce que les classiques et le Boulevard français, c’est du passé tout ça !

G. Nadon – Je trouve dommage qu’on n’ait pas su utiliser une dame comme vous, Françoise Faucher, pour nous apporter toute la tradition du cours Simon[18] ou pour vous faire jouer Albertine en cinq temps.

Y. Jubinville – Ceci nous amène justement à la question de savoir si une formation dite classique peut servir à autre chose que de jouer des textes classiques ?

R. Reid – Les dramaturgies contemporaines proposent en effet des nouvelles formes. Croyez-vous qu’une formation classique peut servir un acteur confronté aux écritures contemporaines ?

M. Beaulne – Tout est dans l’art de dire ; peu importe s’il s’agit de contemporain ou de classique, il faut entendre les mots, la musicalité, la rythmique. Il faut faire entendre ce qui est dit. Jouer du Larry Tremblay est très exigeant au niveau de la parole, car le dire est lié au sensible.

G. Nadon – L’exigence du théâtre classique, c’est comme le ballet ou le piano. Quelqu’un capable de jouer Le clavier bien tempéré de Bach sera aussi capable de jouer du Oscar Peterson.

C. Béchard – Pour Koltès, qui est l’archétype de l’auteur contemporain de langue française, Claudel et Racine étaient des idoles au niveau de la forme ; pour le fond, c’était Genet. C’est une filiation dans la tradition ça, et c’est ultra contemporain. Et ce n’est pas évident à jouer Koltès d’un point de vue technique. Il faut beaucoup de travail.

Y. Jubinville – Est-ce que la difficulté de monter un Koltès aujourd’hui avec des jeunes comédiens sera plus grande s’ils n’ont pas fait cette traversée allant de Racine à Genet ?

C. Béchard – J’ai l’impression que les jeunes comédiens sortant des écoles aujourd’hui sont moins outillés. Mais peut-être qu’en rencontrant Koltès ils auront envie de remonter à la source. Mais pour répondre à la question, oui, je crois que d’avoir touché à Racine, à Claudel, à Genet, peut vraiment les aider.

R. Reid – Peut-on imaginer un renversement complet dans les écoles qui redonnerait la priorité au théâtre de répertoire classique ? De cette manière l’acteur serait mieux outillé pour jouer une diversité de formes.

M. Beaulne – La formation d’un acteur implique beaucoup de choses. Ça ne se résume pas à l’apprentissage de techniques. Il faut développer son imaginaire, sa participation artistique à un rôle.

F. Faucher – C’est complexe et très mystérieux.

M. Beaulne – Ça met en cause sa pensée, comment il vibre au monde. Toutes les dimensions de l’être humain doivent être exposées sur scène : du plus léger au plus profond. Comment y parvenir ? Ce qui fait la qualité d’un acteur, c’est sa capacité à exprimer tout ça.

R. Reid – Est-ce que les jeunes acteurs ont de la difficulté à mettre des émotions à l’intérieur de formes fixes, comme parfois peut l’exiger le théâtre classique ?

C. Béchard – C’est un petit peu plus long, mais ils y arrivent. Et c’est très impressionnant de voir ça parce que la transformation en eux-mêmes est beaucoup plus grande que lorsqu’ils interprètent un théâtre réaliste.

M. Beaulne – Je vois cela dans mon cours de jeu classique. Ils arrivent et ils sont tout petits. À la fin, ils prennent tout à coup une dimension théâtrale ; ils ont acquis une personnalité scénique.

R. Reid – Qu’ont-ils compris ? Qu’est-ce qui les a fait grandir comme ça ?

C. Béchard – Ils sont devenus transparents au verbe, à l’esprit porté par le mot. Et ce par le travail, parce que cela s’est assimilé lentement, humblement, par étapes.

M. Beaulne – Ils sont devenus intérieurs et extérieurs.

G. Nadon – S’ils y parviennent, c’est qu’ils ont cessé d’être intimidés.

R. Reid – Par la forme ?

Plusieurs – Oui.

G. Nadon – Très souvent, je dis aux étudiants : « Shakespeare avait vingt-neuf ans quand il a fait Richard III. C’était un kid ! Alors il faut que tu imagines un gars qui t’a envoyé un texte par la poste, et qui te dit “J’aimerais ça que tu le regardes et que tu joues ça” ». C’est le premier degré de fabulation créatrice qui est nécessaire ; il faut placer l’oeuvre en dehors de toute vénération indue.

C. Béchard – Ça prend les deux, à mon avis. Je pense que ça prend de la vénération et de l’irrévérence en face des grands textes.

R. Reid – Ce que j’entends, c’est qu’il doit y avoir une transformation profonde de l’étudiant, qui le fait grandir face à lui-même et aux autres.

M. Beaulne – Pour moi, c’est là qu’il trouve sa dimension d’acteur. Le cours sur le répertoire classique est en deuxième année [à l’UQAM] parce que les étudiants sont prêts sur le plan émotif à recevoir ça. Ils ne le sont pas en première année; ils sont contents d’être arrivés à l’école, ils touchent à différentes choses, ils ont beaucoup de matière à assimiler et, tout à coup, en deuxième, il faut qu’ils plongent.

C. Béchard – Le pari serait d’adopter les deux méthodes dans la même école. Une commencerait par le réalisme, comme on le fait maintenant. L’autre, comme on le faisait avant, en confrontant les étudiants aux grands textes dès le début et en disant : « Tu vas évoluer avec ces grands textes ». Ce serait bien d’essayer cette vieille méthode et de voir ce que ça donne. Roméo et Juliette, tu peux travailler ça en entrant.

S. Faucher – Oui, parce que les personnages sont de ton âge.

F. Faucher – On parle de classiques, il y a les classiques français et puis il y a Shakespeare. Et pour moi, ce n’est pas la même chose. Il y a une liberté dans Shakespeare qu’on n’a pas dans Racine et Corneille.

G. Nadon – Sur le plan formel.

F. Faucher – Exactement, on peut tout faire, il y a tout dans Shakespeare. Il y a des audaces, de la grosse rigolade, de la barbarie. Or, dans le théâtre classique français, surtout dans Racine, c’est épuré au maximum. Elle est là la difficulté.

R. Reid – Quel chemin prend-on pour travailler Racine ? Comment entre-t-on dans la forêt ?

F. Faucher – (doucement) Je ne sais pas…

G. Nadon – C’est vrai ce que vous dites à propos de Shakespeare : les gens meurent, se tuent en scène, on le voit. Chez Racine, tout se passe en coulisse, puis les gens viennent sur scène en parler, témoigner de ce qui s’est passé. Ce sera toujours pour moi la grande différence entre les deux. Mais je trouve que la comédienne qui joue Agrippine ou qui joue Andromaque va avoir les mêmes problèmes que celle qui joue Lady Macbeth ou Gertrude. C’est-à-dire qu’il va falloir que son jeu soit surdimensionné.

F. Faucher – Il y a une retenue dans Racine, c’est autre chose.

R. Reid – Une retenue mais tout de même une grande ampleur dans le sentiment.

G. Nadon – Comment jouer Shakespeare ? Jan Kott dit qu’un acteur doit se mettre les pieds dans la boue, les mains dans le sang et la tête dans les nuages. Moi je trouve que ce qu’il dit marche pour n’importe quel répertoire, qu’on l’illustre ou pas. Dans Shakespeare on va l’illustrer : le personnage va entrer sur scène avec du sang dans la bouche et va dire : « Mon royaume ! Mon royaume ! Un cheval pour mon royaume !». Il va y avoir du sang. Dans le théâtre français, il n’y aura pas de sang. L’acteur doit broder pour lui-même une espèce de métaphore imaginaire dans laquelle il est plein de sang.

C. Béchard – Avec Racine, c’est l’activité imaginative du spectateur qui est sollicitée. Et la pureté de cette activité-là, à mon sens, est beaucoup plus exigeante que quand on nous montre tout.

Y. Jubinville – Vous semblez dire qu’il est encore possible de jouer le répertoire classique. Mais se pose aussitôt la question de savoir comment ce répertoire est reçu. Le spectateur est-il encore capable d’accéder à cet imaginaire ? Il n’y est plus confronté, si l’on se fie à la programmation de nos théâtres. Les mises en scène de Racine se comptent sur les doigts d’une main. Et cela fait quarante ans qu’on ne monte plus vraiment Corneille. L’exception, c’est Molière, et encore ! Le répertoire classique du XVIIe siècle est donc sur son déclin.

M. Beaulne – Je pense que la dramaturgie contemporaine, qui est basée sur une dimension tragique, parfois satirique, demande la même ampleur de jeu chez l’acteur. Parce qu’il y a certains de ces textes qui, au niveau du dire, sont aussi compliqués.

R. Reid – Mais d’une autre manière.

Y. Jubinville – C’est donc dire que même si les textes du répertoire classique ne sont plus joués, cette tradition peut se prolonger à travers d’autres dramaturgies ?

M. Beaulne – Oui.

Y. Jubinville – Et ce ne serait pas une tragédie si du jour au lendemain on ne jouait plus Racine au Québec.

F. Faucher – Mais ce serait crève-coeur !

C. Béchard – Je ne crois pas que du jour au lendemain on ne jouera plus Racine.

R. Reid – On utilise Racine dans nos écoles pour enseigner, mais est-ce important qu’il soit joué devant des spectateurs ?

F. Faucher – Oui, il le faut absolument. Ce serait comme se priver en peinture d’un trait génial… Tout d’un coup, je pense à la peinture japonaise. Le trait qui fait que tout est dit. Racine c’est ça. On ne peut pas se priver de ça.

R. Reid – Dans vos cours, vous amenez vos étudiants vers une révélation face à eux-mêmes à travers les auteurs classiques. Ne devrait-on pas tenter d’amener les spectateurs vers cette même révélation en montant ces textes ? Et en leur donnant les clés pour qu’ils en acquièrent une compréhension sensible ?

G. Nadon – Qui est ce public ? Est-ce que ceux à qui on s’adresse, c’est vingt-quatre soirs fois huit cents personnes ? Le public de Montréal donc. Est-ce que c’est ça le public ?

M. Beaulne – Tous les mandats des compagnies de théâtre maintenant sont complètement diffus, flous et mal définis. Et il n’y a personne qui les questionne et on ne remet pas ça en cause. On travaille à remplir les salles en évacuant la question des répertoires. Il n’y a plus de pensée sur le mandat des théâtres, encore moins sur le mandat de NOTRE théâtre.

R. Reid – Est-ce que les modes de production dans lesquels le théâtre se fait aujourd’hui permettent que l’on monte les textes classiques ?

Plusieurs voix – Non. Absolument pas.

M. Beaulne – Les modes de production actuels ne favorisent pas le théâtre tout court.

F. Faucher – Idéalement, je verrais un travail fait sur une tragédie, Phèdre, Bérénice (ma hantise c’est Racine !) que l’on travaillerait pendant six mois, aussi longtemps que possible. Pour finalement ne le présenter à personne, juste pour avoir eu le bonheur de le dire.

Montréal, 2 juillet 2013
[Transcription, mise en forme et notes : Mélanie Léger, Robert Reid, Yves Jubinville]