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Introduction

Le caractère interactif de la communication orale demande de prendre en compte le langage verbal et non verbal des interlocuteurs, ainsi que le contexte dans lequel ont lieu les interactions (Bottineau, 2013; Ollivier, 2015; Lapaire, 2013). Si une tâche s’accomplit dans un contexte socio-culturel, celui-ci dépend également des acteurs qu’il réunit. La justesse linguistique n’étant qu’un aspect de la situation de communication en société, il est fondamental de fournir aux apprenants un cadre de communication qui les mobilise en tant que personne globale. C’est pourquoi nous portons un intérêt tout particulier aux moyens de rendre les interactions le plus authentiques et productives possible, notamment en faisant appel aux techniques théâtrales. Après avoir présenté les ancrages théoriques d’une approche pédagogique inspirée des techniques théâtrales, nous préciserons comment celle-ci contribue à construire une communauté d’apprentissage où les apprenants élaborent un projet appelé reportage, notamment lors de tâches d’entrevue et de présentation finale. Nous partagerons aussi les critères d’évaluation du projet et son lien avec l’examen final du cours.

Cadre conceptuel

La langue est encore souvent envisagée comme un système codé extérieur à la personne, ce qui occulte la richesse du travail corporel et du rapport sensoriel et affectif à l’environnement dans le processus d’apprentissage (Lascar, 2015; Bottineau, 2013). Le mouvement corporel précède la parole et lui donne son sens et son authenticité (Jousse, 1974 [2008]; Lapaire, 2013; Le Coq, 1997). Bottineau parle d’un « ancrage sensori-moteur de l’interaction » (2013 :11). Doré (2016), lui, insiste sur l’importance de l’éducation au senti pour assurer présence et disponibilité dans le jeu improvisé.

En FLS, plusieurs enseignants et chercheurs s’inspirent de techniques théâtrales pour rendre les apprenants conscients du rôle du corps dans la communication. La pratique théâtrale répond aux attentes du Cadre européen commun de référence (CECR) en termes de multimodalité et de contextualité de la communication (Fonio et Génicot, 2011). Elle favorise également la construction identitaire, l’ouverture à l’Autre, et le vivre ensemble dans l’accomplissement des tâches au quotidien (Aden, 2013; Asso, 2011; Del-Olmo, 2015; Pierra, 2011; Trotter, Amireault et Gomez Perez, 2014).

La pratique du théâtre en FLS se réalise dans un espace imaginé collectivement où les apprenants font l’expérience de la langue à travers leur corps en mouvement et en interaction avec les autres. Ainsi, elle offre une méthodologie constructiviste, collaborative et performative soulignant l’importance d’ancrer la parole dans le travail corporel à travers des jeux d’interactions mobiles et immobiles, comme en propose Boal dans le théâtre image et les jeux du Théâtre de l’opprimé (2004). Le travail d’improvisation non verbale en cours de langue génère un premier réseau de communication et d’empathie qui offre une assise solide à la communication verbale et à l’ouverture interculturelle (Aden, 2013; Del Olmo, 2015), des savoir-faire essentiels à la construction de la communauté d’apprentissage que représente la classe de FLS. C’est grâce aux interactions que la communauté existe et que les tâches de communication reliées au projet pédagogique peuvent s’accomplir.

Contexte de pratique

Dans les cours de FLS à l’université, les apprenants s’entrainent pour des interactions sociales futures et partagent leurs réflexions sur des expériences passées ou en cours. Ils ne font donc pas que se préparer, mais sont déjà en situation de dialogue réel. Dans le contexte de notre pratique d’enseignement en premier cycle universitaire, les étudiants inscrits dans les cours de FLS proviennent de programmes d’études très divers (la politique, la sociologie, les sciences de la santé, les langues modernes, la criminologie, la mondialisation, l’éducation et plusieurs autres domaines), ce qui les amène à s’interroger sur les mécanismes de la vie en société aussi bien au Canada qu’à travers le monde. Les présentations faites en classe font également apparaitre des préoccupations directement liées à leur vécu personnel comme l’identité (culturelle, linguistique, sexuelle, de genre) ou le stress relié aux études. Les laisser choisir leur sujet de reportage leur permet de s’engager sincèrement dans leur projet et les motive à trouver des réponses à leurs questions auprès de personnes dans la communauté francophone locale. Pour mener cette tâche à bien, ils doivent mobiliser diverses compétences de communication, dont l’art de l’interaction, notamment pendant une entrevue et lors de la présentation finale du projet en classe. Pour cela, ils ont besoin de pouvoir s’entrainer dans un contexte sécurisant et encourageant, ce que les jeux d’interaction inspirés de la pratique théâtrale fournissent.

Dans notre pratique d’enseignement, nous visons dès les premières heures de cours la construction d’une communauté d’apprentissage propre au groupe classe au moyen de jeux non verbaux (déplacements, regroupements, imitations, guidage muet), préverbaux (onomatopées, intonation) et verbaux (échanges de noms, bouche-à-oreille, présentations réciproques). Ces jeux sont un investissement initial qui permet aux apprenants d’apprendre à se connaitre dans l’ici et maintenant de la salle de cours considérée comme un contexte de communication en soi. Cette approche enseigne aux apprenants à être conscients de leur langage corporel et à être attentifs à l’expression physique de leur interlocuteur pour y répondre de manière adaptée, compétences utiles en classe comme dans la vie quotidienne. Les techniques théâtrales visent à donner confiance aux apprenants qui s’entrainent ensemble avant d’aller rencontrer une personne de la communauté francophone locale.

Le projet de reportage

Pour illustrer notre propos, nous prenons ici l’exemple du reportage dans un cours de communication orale de niveau B2. Le projet de reportage, tel que proposé ici, fidèle à la perspective actionnelle, soutient le développement de compétences langagières et socioculturelles, car il repose sur une approche éducative socio-constructiviste où les interactions interpersonnelles, issues de la vie réelle et de tâches pédagogiques, forment la base de la communication et structurent la réalité (Ollivier, 2015) dans une « co-construction de sens » (Conseil de l’Europe, 2018 : 28). Le reportage, réalisé par l’apprenant tout au long du trimestre, l’amène à interagir avec « des groupes sociaux qui se chevauchent » (Conseil de l’Europe, 2001 : 9), comme des membres de la communauté francophone, le professeur et les collègues de classe. Le développement du projet de reportage repose sur une combinaison d’engagement personnel et de travail de collaboration en classe au fil de plusieurs étapes :

  • Étape 1 : Journal vidéo (présentation de la problématique, motivation personnelle, nom de la personne souhaitée pour l’entrevue);

  • Étape 2 : Transcription et analyse de l’entrevue (ou sondage) et fiche de vocabulaire;

  • Étape 3 : Présentation du projet en classe et discussion dirigée.

Ainsi le projet comprend une succession de tâches authentiques complexes, dont nous allons proposer des exemples dans le contexte des étapes 2 et 3 du projet qui reposent sur l’interaction hors classe et en classe.

L’entrevue

La tâche de l’entrevue vise à faire interagir les étudiants avec un membre de la communauté francophone locale choisie pour sa connaissance du sujet étudié. Il s’agit d’une tâche en plusieurs temps puisque l’étudiant doit identifier la personne, prendre contact avec celle-ci et se présenter, ainsi que son sujet de recherche, pour solliciter une rencontre. Les étudiants rendent visite à la personne-ressource sur son lieu de travail où se trouvent d’autres personnes avec qui ils peuvent être amenés à interagir. L’entrevue doit se faire en personne puisque les étudiants ont besoin d’enregistrer la rencontre pour la transcrire et l’analyser par la suite. Ils déposent l’enregistrement audio et la transcription de l’entrevue sur le campus virtuel[1] . Au lieu de faire une entrevue avec une personne unique, il arrive que certains étudiants choisissent de développer un questionnaire et interrogent d’autres étudiants sur le campus, offrant ainsi à leurs pairs une chance d’interaction en français ou bilingue. Dans le cas de l’entrevue comme dans le cas du sondage, les apprenants sont instigateurs et acteurs d’une tâche authentique de communication et de collecte de données.

En classe, les étudiants s’entrainent à prendre contact, à poser des questions, à écouter de manière active, à répondre eux-mêmes à des questions, à gérer les tours de parole à travers divers jeux de rôles improvisés et semi-improvisés (l’entrevue, le témoignage, le procès, la consultation publique). Ces mises en situation permettent de préparer les étudiants sur les plans linguistique (registre formel, vocabulaire thématique), vocal (intonation, articulation, respiration) et physique (posture, contact visuel, proxémie).

La présentation finale

La présentation finale du projet de reportage vise le partage des résultats de recherche. Elle est préparée comme une performance de communication globale (corps et parole) et interactive au sein d’une communauté d’apprentissage qui s’est consolidée au fil des mois. Après avoir interagi avec un ou plusieurs membres de la communauté francophone locale, chaque étudiant se prépare à apporter des connaissances nouvelles à ses collègues, à partager son opinion et à générer une discussion.

Pour que la tâche fasse émerger une authentique situation de communication, la présentation est préparée collectivement sur plusieurs semaines grâce à des activités et jeux interactifs inspirés de la pratique théâtrale. Le travail de respiration, de projection et d’articulation est facilité par l’utilisation de virelangues créés par l’enseignante à partir de thèmes en lien avec la vie universitaire[2] . La présence et les tours de paroles entre présentateurs sont pratiqués sous forme de jeux d’échanges préverbaux (comme « zip, zap, boing » et se passer des balles imaginaires de couleurs et poids différents[3]) ou verbaux (comme « un, deux, trois » dit en alternance entre deux partenaires sur un rythme commun, ou encore les virelangues déclamés à l’unisson).

Les jeux interactifs visent à développer un sentiment d’appartenance et d’empathie chez les apprenants pour qu’ils soient efficaces et à l’aise lors de leurs présentations et que leur auditoire fasse preuve d’une écoute active. Pour préparer les présentations finales de leurs projets en classe, les étudiants sont regroupés en panels de cinq et prennent connaissance des sujets de reportage de chacun dans le but de se présenter mutuellement et de souligner les liens entre leurs sujets respectifs lors des séances de présentations en classe. Plusieurs jeux et activités permettent aux présentateurs de consolider leur rapport personnel au sujet qu’ils ont choisi pour le reportage. En petits groupes, ils partagent des anecdotes personnelles qui illustrent la résonance que peut avoir leur sujet de reportage dans leur vie. Ils présentent brièvement un objet qui leur est cher et répondent aux questions de leurs pairs, ce qui crée un dialogue sincère et empathique entre les membres des panels de présentateurs.

La préparation des présentations en classe comprend également l’étude de modèles de conférences TedX en français où les apprenants repèrent les stratégies mises en oeuvre par les conférenciers pour optimiser l’efficacité de la communication visuelle (choix des images, synthétisation des statistiques, rareté des mots projetés, accessoires) et de l’interaction avec le public (déplacements sur scène, contact visuel, ton de la voix, humour, questions au public).

Comme au début de la plupart des cours, chaque séance de présentation commence par un échauffement physique et vocal. Lors des séances de présentations des reportages, l’échauffement est suivi d’un exercice de visualisation et d’une minute de méditation assise. Ce rituel renforce le sens de solidarité et mobilise aussi bien les présentateurs que les membres du public qui sont amenés à poser des questions après chaque présentation dans un format de groupes de discussion guidés par chacun des panélistes. Pendant les présentations, les membres du public remplissent une fiche de notes guidée où ils indiquent leur compréhension du contenu et leur réactions.

Évaluation

Le caractère global de la tâche de présentation est reflété dans les critères d’évaluation qui incluent la parole (prononciation, débit, volume, intonation) et la qualité de l’interaction entre présentateurs d’un même panel, ainsi qu’entre chaque présentateur et le public. Plus tard, l’examen final du cours d’expression orale comprend deux épreuves en lien avec les présentations faites en classe. La première épreuve est une improvisation de groupe. Les sujets sont inspirés des projets de reportage. Il s’agit donc d’une tâche de communication globale où la cohésion des interactions physiques et verbales repose sur la capacité d’écoute, l’engagement et la confiance réciproque. La deuxième épreuve est une rétroaction individuelle enregistrée par chaque apprenant et portant sur un reportage présenté en classe dont le sujet leur est imposé. Cette dernière tâche motive les étudiants à prendre des notes lors des présentations en classe et à poser des questions lors des discussions qui suivent. Elle leur donne aussi l’occasion de s’exprimer sur un sujet qui leur est connu (vocabulaire, arguments). L’objectif de communication de cette tâche combine esprit de synthèse et réflexion critique puisque l’apprenant doit résumer le contenu de la présentation et expliquer les liens qu’il fait entre le reportage présenté en classe et sa vie personnelle ou l’actualité. Le format, proche de celui du journal vidéo rencontré lors d’une étape préliminaire du projet de reportage, permet de garder une dimension interactive qui encourage l’expression naturelle. Certains apprenants sont devenus tellement conscients de l’importance du langage corporel et de la voix dans la communication qu’ils font spontanément des commentaires sur cette dimension de la présentation faite en classe pour indiquer l’impact que celle-ci a eu sur eux.

Au fil du projet de reportage, l’apprenant joue son rôle d’acteur et de médiateur social en faisant le lien entre sa micro-communauté d’apprenants et la communauté élargie. Les techniques théâtrales soutiennent son apprentissage comme communicateur et citoyen critique et engagé sur des sujets de société qui le concernent. Celles-ci sont donc en adéquation avec les visées citoyennes de la perspective actionnelle.

Conclusion

Fidèle à la perspective actionnelle qui « met la co-construction de sens (grâce à l’interaction) au centre du processus d’apprentissage et d’enseignement » (Conseil de l’Europe, 2018 : 28), le projet de reportage permet de soutenir le développement d’une compétence globale de communication basée sur la collaboration entre les membres d’une communauté d’apprentissage que les techniques théâtrales aident à concrétiser et à renforcer. Les interactions entre apprenants, ainsi qu’entre apprenants et membres de la communauté francophone locale, nourrissent l’apprentissage de la langue et des compétences interpersonnelles essentielles à l’épanouissement des acteurs sociaux. C’est précisément ce constat qui nous inspire à chercher des manières d’élargir le contexte de la présentation finale du projet, par exemple en élargissant le public à la communauté étudiante, sous forme d’événement ou grâce à un format numérique interactif.