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Accountability of multinational enterprises for human rights is essentially a means of avoiding their impunity[1].

The importance of CSR for mining companies has changed rapidly[2].

Les grandes entreprises qui ont acquis, au fil du temps, une influence et des pouvoirs grandissants[3] sont de plus en plus souvent « pointées du doigt » pour leurs comportements peu vertueux. Il en va ainsi, par exemple, dans le domaine des droits de la personne. En effet, il a été démontré que, « [d]ans près de 60 % des cas, l’entreprise participait par des voies directes aux violations présumées, à savoir [que,] par ses propres actions ou omissions, [elle] était directement à l’origine de la violation[4] ». À ce titre, les entreprises du secteur minier font face à des défis considérables en raison des conséquences de leurs activités sur la quantité de ressources à leur disposition, sur l’environnement et sur la société civile. Ian B. Lambert souligne à juste titre que « mining is viewed both as an essential part of, and a threat to, sustainable development[5] ».

Depuis 2003, les marchés des métaux ont connu une hausse marquée, notamment du fait d’une augmentation de la demande provenant de l’industrie des technologies de l’information et de l’expansion économique de pays émergents. L’industrie minière a contribué à hauteur de 54 milliards de dollars du produit intérieur brut (PIB) du Canada en 2013. La Bourse de Toronto et la Bourse de croissance TSX accueillent 57 p. 100 des sociétés minières du monde. Ensemble, ces bourses ont constitué 48 p. 100 des capitaux propres mobilisés à l’échelle internationale par les sociétés minières et ont représenté 46 p. 100 des investissements en actions dans l’industrie minière mondiale en 2013. En outre, plus de 50 p. 100 des entreprises d’exploration et d’exploitation minière cotées en Bourse à l’échelle mondiale avaient en 2013 leur siège social au Canada. Devenus des acteurs importants dans le secteur minier international, le Canada et le Québec sont directement visés par la conciliation des aspects économiques, environnementaux et sociétaux de l’activité des entreprises minières[6]. Pour leur part, les sociétés minières canadiennes prennent la forme d’entreprises multinationales[7] dont le siège social est au Canada et qui exercent une partie de leurs activités dans les pays étrangers pour bénéficier de cadres juridiques plus souples[8]. L’intégration des préoccupations attachées à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) est sérieusement mise en doute dans leur cas, le facteur d’extraterritorialité de la mise en oeuvre de leur activité venant compliquer la problématique.

Depuis le début des années 2000, le Canada et le Québec ont été critiqués à plusieurs reprises pour leurs efforts insuffisants en matière de RSE et pour des violations des droits de la personne commis à l’étranger par leurs entreprises : « On several occasions, beginning in 2002, [the United Nations treaty bodies] […] have urged Canada, specifically, to assume its responsibility to protect against human right abuse outside its territory and to provide effective oversight regarding its companies’ overseas operations, including through extraterritorial regulation[9]. » Or, la RSE — et la normativité particulière et les sanctions de marché du type réputationnel qui l’accompagnent — est un outil pertinent[10] pour répondre au défi de l’irruption des droits de la personne dans la sphère économique[11] et aux difficultés d’effectivité du droit traditionnel[12]. Aussi discutables que demeurent encore certaines pratiques des entreprises et du gouvernement canadien[13], la RSE est à l’origine d’une multiplicité d’outils (dont plusieurs sont encore embryonnaires) annonciateurs d’un système régulatoire en émergence[14]. Ainsi, un travail doctoral récent précise que « [l]’étude des normes de RSE dévoile un enrichissement des règles applicables à l’entreprise transnationale et un renforcement potentiel de sa responsabilité juridique[15] ». En parallèle, la RSE offre une voie alternative fondée sur un adoucissement des normes dures et sur la participation volontaire des destinataires, garante d’une meilleure effectivité et d’un niveau de protection convenable des droits fondamentaux[16].

En 2014, le Canada a décidé de renouveler sa stratégie dans le domaine de la RSE afin, notamment, d’assurer une meilleure gestion des risques environnementaux et sociaux associés à la conduite d’activités à l’étranger. À cet effet, le gouvernement canadien a publié en novembre 2014 une nouvelle stratégie de promotion de la RSE pour les entreprises extractives canadiennes présentes à l’étranger[17]. Bien que cette stratégie semble être un outil de verdissement de l’activité des entreprises du secteur extractif, elle se situe dans un continuum normatif faisant une place grandissante à la RSE. Celle-ci s’inscrit désormais dans le droit canadien par l’entremise d’une pluralité de canaux qui témoignent que la RSE et droits de la personne entretiennent dorénavant des liens essentiels[18]. Ce phénomène entraîne avec lui une conséquence : un mouvement de responsabilisation des entreprises[19].

Dans notre étude, nous présenterons d’abord les innovations de la nouvelle stratégie canadienne (partie 1)[20], puis nous débattrons de la place incontournable qu’occupe désormais le droit de la responsabilité sociale dans l’activité des entreprises au Canada et au Québec (partie 2). Nous terminerons par les difficultés qui subsistent et le rôle des juristes dans la responsabilisation sociale croissante des entreprises minières.

1 Présentation et appréciation de la nouvelle stratégie canadienne

De portée globale (quoiqu’elle soit concentrée sur les activités des entreprises menées à l’étranger), la stratégie de promotion des principes de RSE concerne tant les acteurs de l’industrie extractive que le gouvernement du Canada lui-même. Quatre axes émergent de cette stratégie canadienne qui adopte de facto une approche multidimensionnelle de la responsabilité sociale (1.1, 1.2, 1.3 et 1.4). En dépit de l’avancée qu’elle constitue, cette stratégie n’est pas sans réserve (1.5).

1.1 Accroître le rendement des entreprises en matière de RSE

Le premier axe consiste à favoriser un meilleur rendement des entreprises en matière de RSE. Pour ce faire, il leur est demandé non seulement de respecter les lignes directrices et les pratiques internationales exemplaires concernant la RSE, mais encore d’apporter des avantages à long terme aux collectivités touchées par leurs projets. En outre, les entreprises sont désormais tenues d’appliquer les principes de RSE dans l’ensemble de leur structure de gestion[21]. Ainsi, elles doivent bien comprendre l’incidence de chacune de leurs activités sur l’économie, la collectivité et leur environnement. Ces activités doivent leur être profitables et également apporter des retombées positives aux autres acteurs visés. Enfin, le gouvernement du Canada s’attend que les entreprises présentes à l’étranger respectent les droits de la personne et les lois applicables et qu’elles observent — et même surpassent — les normes internationales généralement reconnues en matière de conduite responsable des affaires. Pour ce qui est des entreprises qui travaillent ou font de l’exploration dans des pays où les lois en vigueur ne cadrent pas avec les valeurs canadiennes, le gouvernement du Canada les invite à trouver des façons de faire en sorte que leurs activités reflètent les valeurs canadiennes, tout en respectant les lois du pays hôte.

1.2 Promouvoir et renforcer les principes de RSE

Le deuxième axe entend promouvoir et renforcer les principes de RSE en conservant l’idée centrale suivante : les entreprises devraient faire mieux que le minimum lorsque les normes d’un pays hôte sont moins élevées que les exigences internationales. Cet axe est organisé autour de quatre principes : promouvoir, communiquer, reconnaître et s’adapter. Premièrement, la stratégie promeut le cadre international existant dans le domaine de la RSE[22] et exige des entreprises qu’elles se conforment aux normes et lignes directrices suivantes[23] : les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales mis à jour en 2011[24], les principes directeurs des Nations Unies sur l’entreprise et les droits de la personne qui rendent opérationnel le cadre « Protéger, respecter et réparer » présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en 2008[25], les principes volontaires sur la sécurité et les droits de la personne[26], les huit critères de performance de la Société financière internationale sur la durabilité sociale et environnementale, le guide 2011 de l’OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque[27] et les indicateurs des Global Reporting Initiatives[28]. Deuxièmement, le gouvernement canadien souhaite communiquer les lignes directrices élaborées par le Canada lui-même et par l’entremise des associations canadiennes de l’industrie[29]. Il en va ainsi du Guide sur l’exploration et l’exploitation minières pour les communautés autochtones de Ressources naturelles Canada[30] et du Guide de mise en oeuvre à l’intention des entreprises canadiennes en matière de RSE d’Industrie Canada[31]. Troisièmement, la stratégie du gouvernement canadien insiste pour que les entreprises reconnaissent l’importance de la responsabilité sociale[32]. Quatrièmement, il s’avère indispensable qu’il y ait une adaptation des entreprises canadiennes aux pratiques en évolution[33].

1.3 Favoriser l’établissement de réseaux et de partenariats

Le troisième axe a pour objet de favoriser l’établissement de réseaux et de partenariats. Le gouvernement canadien annonce ainsi qu’il va accroître ses efforts en vue d’appuyer l’engagement entre les entreprises et les collectivités, y compris à l’étape de l’exploration. Dans ce contexte, le Service des délégués commerciaux du Canada doit agir de manière « proactive » pour présenter aux entreprises des contacts qui pourraient leur permettre de mener des analyses du risque social et du conflit et les aider à établir des partenariats avec les organisations de développement. Le Service des délégués commerciaux du Canada essaiera de repérer, dans le contexte de leur collaboration avec leurs collègues des volets des Affaires étrangères et du Développement et des collègues d’autres ministères, d’autres projets ou programmes qui pourraient favoriser la participation des entreprises du secteur extractif. Au regard des activités liées à la RSE, la nouvelle stratégie souhaite que les missions du Canada à l’étranger reçoivent davantage de formation sur la RSE, ainsi que de la documentation pour assurer le soutien aux entreprises désireuses d’intégrer des pratiques d’affaires socialement responsables : « Ceci inclut de la formation sur l’aide aux entreprises quant au développement de réseaux et de partenariats avec les communautés locales, l’encouragement du dialogue entre les sociétés canadiennes et les parties prenantes locales, ainsi que l’usage de leur expérience sur le terrain dans le but de maximiser l’efficacité des efforts déployés en matière de RSE[34]. »

1.4 Faciliter le dialogue et les mécanismes non judiciaires de règlement des différends

La nouvelle stratégie canadienne donne un rôle plus affirmé au Bureau du conseiller en RSE du secteur de l’industrie extractive sur lequel le gouvernement canadien « mise tout[35] » et elle met en place des instruments pour inciter les entreprises à avoir un comportement responsable et à favoriser un mécanisme non judiciaire de règlement des différends. Si la participation au dialogue et au recours non judiciaire reste volontaire, dans l’éventualité où une partie choisirait de ne pas prendre part au processus d’examen du Bureau du conseiller en RSE ou du Point de contact national (PCN) du Canada, sa décision sera alors rendue publique. Ainsi, « des mesures de prévention proactives[36] » ont été conçues au sein de la nouvelle stratégie. En ce sens, le Bureau du conseiller en RSE se voit confier un double mandat.

D’une part, le Bureau du conseiller en RSE assure également un rôle dans le contrôle de la concordance entre les activités des entreprises et les lignes directrices de RSE reconnues internationalement puisque ce bureau détermine l’admissibilité à l’obtention de services de placement de promotion économique offerts par le gouvernement du Canada[37] :

[S]elon l’approche de « diplomatie économique » du gouvernement, les services du gouvernement du Canada incluent l’émission de lettres de soutien, la représentation dans les marchés étrangers et la participation dans les missions commerciales du gouvernement du Canada. Les organisations n’incarnant pas les pratiques exemplaires en matière de RSE et refusant de participer à un processus de résolution de conflit mentionné dans cette Stratégie de RSE ne pourront plus profiter de diplomatie économique de ce genre[38]. En outre, cette reconnaissance négative sera prise en compte par Exportation et Développement Canada (EDC), société de la Couronne et agence de crédit du gouvernement du Canada, dans ses évaluations de demandes de financement et autres services de soutien[39].

D’autre part, le Bureau du conseiller en RSE joue un rôle de facilitateur de dialogue entre les entreprises et les collectivités, afin de relever, de traiter et de régler des malentendus ou des désaccords dès le début, et ce, conformément aux principes internationaux. Dans une logique de tierce partie neutre qui jouit d’une grande discrétion lui permettant d’arrêter le processus à tout moment, le Bureau examine les pratiques de RSE des entreprises actives à l’étranger mais sans pouvoir procéder à un règlement du litige. Ce processus d’examen non judiciaire (review process) a pour objet de réunir les parties opposées pour les aider à trouver une solution autour d’une médiation de nature privée. Comme le mentionne la stratégie, ces mécanismes de recours ne sont toutefois pas prévus pour remplacer des mécanismes locaux, ni pour empêcher le recours aux tribunaux, que ce soit localement ou au Canada, afin d’obtenir réparation pour tout dommage causé[40]. Dans les cas où le processus d’examen ne réussirait pas ou ne serait pas approprié, ou dans les cas où le Bureau du conseiller en RSE estimerait qu’il serait préférable d’avoir recours à la médiation officielle, celui-ci encourage et aide les parties à se tourner vers le PCN pour régler leur différend (specific instance process)[41].

1.5 Établir un bilan en demi-teinte

La nouvelle stratégie se révèle assurément plus prometteuse que celle de 2009[42]. Cependant, elle n’est pas exempte de critiques. Tout d’abord, bien qu’un mécanisme de conformité soit prévu dans la stratégie, le gouvernement fédéral n’a pas été au bout de sa logique en ne consacrant pas de mécanisme judiciaire propre au profit des victimes. Ainsi, « [a] […] major failing of the new policy is that it does not provide for access to a judicial remedy for victims of corporate-related violations of human rights[43] ». Ni le Bureau du conseiller en RSE ni le PCN n’ont le pouvoir d’ordonner et d’imposer une indemnisation des victimes de violation des droits de la personne ce qui place « the power over remedy in the hands of the alleged violator[44] ». Dans la même optique, soulignons que, au moment de l’adoption de la nouvelle stratégie canadienne, le gouvernement a refusé d’établir un ombudsman indépendant pour enquêter sur les plaintes relatives aux droits de la personne impliquant les activités des entreprises à l’étranger, comme le demandait le projet de loi no C-584[45]. De plus, si le processus d’examen mené par le Bureau du conseiller en RSE peut conduire à des résultats positifs[46], ceux-ci n’ont pas à être conformes aux droits ou aux lignes directrices internationalement reconnus touchant de près ou de loin la RSE. Par ailleurs, la stratégie laisse aux entreprises une certaine marge de manoeuvre, comme l’illustre l’emploi de l’expression « dans la mesure du possible » concernant l’harmonisation des pratiques des entreprises canadiennes avec les lignes directrices internationales en matière de RSE. En outre, la stratégie comporte plusieurs zones d’ombre : les termes « RSE » ou « valeurs canadiennes » ne sont pas définis, les critères de concordance entre les activités des entreprises et les lignes directrices internationalement reconnues en matière de RSE ne sont pas précisés (pas plus qu’un éventuel mandat octroyé au Bureau du conseiller en RSE pour les définir) et, probablement la lacune la plus grave, aucun guide n’est fourni quant à ce qu’implique le respect des droits de la personne : « It does not mandate or clearly set out the expectation that companies engage in comprehensive and ongoing human rights due diligence[47]. » Enfin, la stratégie canadienne ne peut se targuer d’être trop critique relativement à la relation des entreprises minières avec la RSE[48]. Proche de l’angélisme, la nouvelle stratégie énonce que « [b]on nombre d’entreprises extractives canadiennes, en particulier celles du secteur minier, comprennent bien que le fait d’intégrer des pratiques relatives à la RSE dans leurs activités contribue à leur réussite[49] ». En dépit de ce volontarisme observé des entreprises minières, l’attitude et les pratiques de terrain de ces dernières ne sont pas aussi vertueuses que le gouvernement le laisse entendre, ce qui rend encore plus critiquable son choix de ne pas consacrer un accès à la justice au profit des victimes[50]. En 2009, une étude a révélé que les entreprises minières canadiennes étaient impliquées dans 33 p. 100 des 171 incidents sérieux (conflit avec les communautés, non-respect des droits de la personne, pratiques non éthiques, dégâts environnementaux…) survenus de 1999 à 2009 dans le domaine extractif[51]. Dans ce contexte, la contribution du droit canadien — dans sa version dure (hard) ou souple (soft) — ne saurait être niée. Plusieurs évolutions profondes qu’il convient d’analyser amènent à une responsabilisation sociale grandissante de la part des entreprises[52].

2 Mouvement général de responsabilisation des entreprises

Au Canada, le mouvement de RSE dans le secteur minier et dans d’autres secteurs économiques emprunte diverses voix[53] à l’intensité normative variable[54]. La combinaison d’évolutions législatives récentes et de projets de loi (qui n’ont pas nécessairement abouti à une loi, ni même été discutés en chambre) (2.1), ainsi que de décisions judiciaires caractérisant un assouplissement dans la procédure et facilitant l’accès des tribunaux pour les victimes (2.2), atteste que les entreprises, notamment celles du secteur minier, ne peuvent faire fi des considérations environnementales et sociales, ce qui rend de moins en moins pertinent l’argument de leur impunité[55]. À vrai dire, le Canada cherche à s’assurer que ses entreprises se comportent à l’étranger comme si elles menaient leurs activités dans leur pays d’origine.

2.1 Canal législatif

Sur le plan réglementaire, le Canada et le Québec convergent pour accorder à la RSE une place croissante. L’adoption récente de plusieurs lois et de lignes directrices provenant des autorités boursières (2.1.1) ainsi que le dépôt de projets législatifs (2.1.2) démontrent une extension du domaine d’application des normes juridiques couplée à une intensification de la responsabilité morale des entreprises.

2.1.1 Évolutions réglementaires récentes : du législateur aux autorités boursières

À compter de la fin des années 90, un nombre non négligeable de lois sectorielles ont intégré les préoccupations touchant la RSE. De leur côté, le Canada et le Québec ont consacré un cloisonnement réglementaire en adoptant une approche essentiellement verticale, comme l’illustre la gestion du secteur minier[56] : « The Canadian government has been instrumental in promoting mining sustainable development practices through its publishing of the national Minerals and Metals Policy of the Government of Canada : Partnerships for Sustainable Development, which has addressed a number of sector-specific issues[57]. » Le Québec, pour sa part, a adopté plusieurs lois d’importance (2.1.1.1, 2.1.1.2 et 2.1.1.3). Bien que la divulgation d’informations non financières soit devenue un enjeu majeur, le Canada n’a pas opté pour une modification en vue de renforcer une telle divulgation[58], et ce, à la différence de beaucoup d’États et de l’Union européenne[59]. Toutefois, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) et certaines commissions provinciales du même domaine ont pris des positions rappelant l’importance de la divulgation de l’information liée à la RSE[60] (2.1.1.4).

2.1.1.1 Loi sur le développement durable : un outil normatif à spectre large

Dès la fin des années 80, le Rapport du Groupe de travail national sur l’environnement et l’économie[61] avait recommandé aux gouvernements de tous les niveaux (fédéral, provincial et territorial) de se préoccuper davantage du développement durable dans leurs programmes et politiques. Ledit rapport préconisait également l’organisation périodique de tables rondes nationales sur l’environnement et l’économie pour réunir toutes les parties qui s’intéressaient au développement durable. Entamée au début des années 90, au niveau tant fédéral que provincial, la tenue de ces tables rondes d’importance a été diversement appréciée. En conséquence, si le programme n’a pas totalement disparu, certaines provinces ne l’ont jamais adopté et d’autres, comme la Colombie-Britannique, l’ont tout simplement aboli[62].

En adoptant la Loi sur le développement durable (LDD)[63] en avril 2006, le Québec a été plus loin. Il a intégré les préoccupations de RSE et de développement durable aux politiques et aux actions gouvernementales et a cherché à en assurer la cohérence et l’imputabilité. La LDD vise essentiellement l’administration publique et énonce 16 principes détaillés devant guider le gouvernement dans l’adoption d’une stratégie de développement durable[64]. Cette dernière doit notamment aborder les questions d’éducation sur le développement durable, d’outils d’aide à la conception, à la décision et à l’analyse de projet en la matière, des mécanismes de participation des acteurs de la société et des moyens retenus pour favoriser la cohérence des interventions entre les autorités locales et régionales, dont les communautés autochtones. Concernant les fonctions du ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, la LDD prévoit qu’il doit promouvoir le développement durable au sein de l’Administration et du public, coordonner les stratégies et les indicateurs de développement durable des ministères, produire un rapport de leur mise en oeuvre tous les cinq ans, améliorer les connaissances en la matière en s’appuyant sur les expériences étrangères et, enfin, conseiller le gouvernement et les tiers en fournissant son expertise et sa collaboration[65]. De plus, la LDD prévoit que chaque ministère ou organisme compris dans l’Administration est tenu de collaborer avec le ministre du Développement durable dans les domaines relevant de sa compétence[66]. Ainsi, les ministères et organismes doivent produire un document public précisant leur contribution respective à la stratégie de développement durable et doivent en faire état de manière détaillée dans un rapport annuel. En outre, la LDD introduit l’article 46.1 à la Charte des droits et libertés de la personne[67], lequel protège le droit de toute personne de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité[68]. Enfin, l’obligation de rendre compte de l’Administration en matière de développement durable est assurée par deux principaux mécanismes de surveillance. D’une part, le Commissaire au développement durable[69] doit produire un rapport au moins une fois par année dans lequel il consignera ses constatations et ses recommandations sur l’application de la LDD[70]. D’autre part, la LDD donne au ministre la responsabilité d’élaborer des indicateurs de développement durable lui permettant de surveiller et de mesurer les progrès faits[71]. Alors que la LDD cherchait à coordonner l’action gouvernementale et à favoriser la transparence et l’obligation de rendre compte de l’appareil de l’État en matière de RSE et de développement durable, elle est devenue un outil d’interprétation pour les organes administratifs et les tribunaux[72]. En effet, elle met en lumière l’intention de faire de la protection de l’environnement une priorité gouvernementale dans le développement économique québécois. Cette nouvelle approche permet de mieux circonscrire l’intention du législateur lorsque la portée d’une disposition doit être clarifiée[73]. Selon les professeurs Paule Halley et Denis Lemieux, « [l]’introduction du concept de développement durable dans la législation du Québec et dans les politiques publiques devrait se traduire par un renouvellement de la pensée dans la façon de faire du développement et de créer du progrès[74] ».

2.1.1.2 Loi sur les mines : une réforme bienvenue

Bien que cette loi ne soit pas exempte de critiques[75], le Québec a complété son arsenal réglementaire en adoptant en décembre 2013, après trois tentatives, le projet de loi no 70 visant à modifier la Loi sur les mines (LM)[76].

Cette réforme du droit minier a eu pour objectif d’accroître la responsabilité environnementale des acteurs miniers et de placer le développement minier sous l’égide des principes du développement durable. En effet, la LM assure aujourd’hui « aux citoyens du Québec une juste part de la richesse créée par l’exploitation [des][…] ressources [minières] et […] [garantit] que l’exploitation des ressources non renouvelables se [fera] au bénéfice des générations futures[77] ». Ainsi, par sa réforme, le législateur a introduit des notions clés de la RSE et du développement durable dans la législation encadrant les activités minières[78]. Tout d’abord, le pilier économique du développement durable est intégré dans le préambule de la LM qui précise que celle-ci « [favorise] une “utilisation optimale des ressources minérales”, de même que la création du “maximum de richesse pour la population québécoise” et la diversification “de façon durable [de] l’économie”[79] ». Dans un sens identique, la LM mentionne que l’octroi de certains baux d’exploitation nécessite la tenue d’une consultation publique[80] et que les demandes de bail minier doivent être accompagnées d’une étude d’opportunité économique et de marché. Par ailleurs, au moment de la conclusion d’un bail, le gouvernement peut exiger la maximisation des retombées économiques en territoire québécois de l’exploitation des ressources minérales. Enfin, la LM accorde au ministre le pouvoir de réserver à l’État ou de soustraire à la prospection et à l’exploitation minières toute substance minérale faisant partie du domaine de l’État et nécessaire à tout objet qu’il juge d’intérêt public. La LM prévoit d’ailleurs que l’indemnité devant être versée par le ministre dans un tel cas sera limitée « à un montant correspondant aux sommes dépensées pour l’exécution de tous les travaux effectués pour lesquels le titulaire du claim a fait rapport, alors qu’auparavant, la compensation se faisait en fonction de la valeur réelle du claim[81] ». En outre, les modifications apportées assurent « une meilleure prise en compte du principe de pollueur-payeur […] [puisque] la conclusion d’un bail minier est désormais conditionnelle à l’approbation préalable du plan de réaménagement et de restauration minière[82] ». Enfin, la LM prévoit que l’octroi d’un bail sera soumis à la délivrance d’un certificat d’autorisation régi par la Loi sur la qualité de l’environnement. Une étude de l’impact environnemental du projet s’avère donc nécessaire[83].

Au final, l’élargissement de la portée des processus d’évaluation des impacts environnementaux des projets miniers semble « ouvrir la porte à la prise en compte des risques incertains[84] » et témoigne d’une approche plus « préventive quant au contrôle des impacts pré et post exploitation minière[85] ».

2.1.1.3 Loi sur les mesures de transparence dans les industries minière, pétrolière et gazière : un effort de moralisation

La Loi sur les mesures de transparence dans les industries minière, pétrolière et gazière (LMTIMPG)[86], adoptée au Québec en octobre 2015, sert à accroître la transparence entre les entreprises minières, pétrolières et gazières et les instances gouvernementales[87]. Ce faisant, elle a pour objet d’assurer une plus grande acceptabilité sociale[88] des projets d’extraction et d’exploitation des ressources naturelles[89]. Elle oblige ainsi les entreprises des industries visées dont les activités sont substantielles à déclarer à l’Autorité des marchés financiers (AMF) tout paiement de plus de 100 000 $ fait à un bénéficiaire, c’est-à-dire un gouvernement, un organisme établi par des gouvernements ou une autre autorité publique définie comme un bénéficiaire par l’article 3 de la Loi sur la transparence. De même, ces entreprises doivent rendre publique la déclaration transmise à l’AMF conformément aux indications du gouvernement, et ce, pour cinq ans. Les filiales des entreprises qui sont elles-mêmes assujetties à l’obligation de déclarer leurs paiements sont réputées avoir produit cette déclaration lorsque leurs paiements sont compris dans celle de la société mère, qu’elles ont informé l’AMF de ce fait et qu’elles ont déclaré tout autre paiement. L’AMF est investie de pouvoirs de contrôle lui permettant d’exiger qu’un assujetti lui transmette tout document utile à l’application de la Loi sur la transparence et que la déclaration ou les documents transmis par un assujetti soient vérifiés par un auditeur indépendant. Tant le ministre que l’AMF peuvent enjoindre à un assujetti de se conformer à la Loi sur la transparence. L’AMF est tenue de transmettre au ministre un rapport annuel sur ses activités d’administration et de contrôle en application de la Loi sur la transparence[90], lequel est déposé à l’Assemblée nationale dans un délai de 30 jours suivant la demande[91]. Par ailleurs, la Loi sur la transparence institue un recours pénal contre les entreprises qui contreviendraient aux obligations qu’elle leur impose. Le gouvernement pourra effectivement désigner certaines personnes au sein de l’AMF qui seront en mesure d’imposer des sanctions administratives, qui peuvent également être pécuniaires, pour inciter les assujettis à se conformer aux exigences de cette loi et éviter qu’ils n’y dérogent à répétition. Enfin, la Loi sur la transparence témoigne d’une volonté de punir les assujettis qui ne respectent pas leurs obligations en les condamnant à des amendes pouvant aller jusqu’à 250 000 $. En somme, cette loi veut assurer une plus grande transparence lorsque des entreprises des industries minière, pétrolière et gazière font des paiements à certains décideurs publics, et ce, en témoignant d’une volonté ferme de réprimer les transactions secrètes et la corruption.

2.1.1.4 Autorités boursières canadiennes et provinciales : de précieuses mises au point

En 2010, les ACVM ont publié un avis intitulé Indications en matière d’information environnementale[92]. Cet avis illustre la manière dont la réglementation en matière de valeurs mobilières tend à s’harmoniser avec les considérations de RSE, lesquelles gagnent graduellement le secteur de la finance[93]. Aux termes de la réglementation sur les valeurs mobilières, les émetteurs assujettis doivent divulguer toutes les informations importantes, y compris celles qui ont trait aux questions environnementales et sociales. Les émetteurs peuvent avoir l’obligation de fournir d’autres informations sur la base des politiques de la Bourse en matière d’information occasionnelle. Le Règlement 51-102 sur les obligations d’information continue[94], le Règlement 58-101 sur l’information concernant les pratiques en matière de gouvernance[95] et le Règlement 52-110 sur le comité d’audit[96] prévoient des obligations d’information relatives aux questions environnementales et sociales. Depuis l’adoption de l’avis des ACVM, le Règlement 43-101 sur l’information concernant les projets miniers[97] prévoit différentes informations environnementales que l’émetteur assujetti est tenu de divulguer[98]. À noter que ce règlement a été modifié à plusieurs reprises, notamment pour clarifier et améliorer le contenu et la qualité de l’information.

Deux ans auparavant, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) avait fait savoir aux entreprises canadiennes qu’elle était prête à étudier la qualité de la divulgation environnementale et qu’elle ne se contenterait plus à l’avenir de formules d’usage pour rendre compte de telles informations[99]. Dans son avis, la CVMO a recadré la pratique canadienne et a mis en garde les entreprises en précisant qu’elle était disposée à exercer ses pouvoirs d’ordonnance pour sanctionner le non-respect de ces obligations.

Ces positions des autorités canadiennes rappellent celles que la France a prises par l’entremise de l’AMF sur l’information environnementale et sociale divulguée par les entreprises[100]. Malgré des efforts certains fournis par les entreprises, l’AMF française a souligné dans son plus récent rapport la nécessité d’améliorer la transparence, la comparabilité et la cohérence des informations, tout en mettant en lumière l’insuffisance d’intégration de la RSE dans la stratégie et la gouvernance[101].

2.1.2 Multiplication des projets législatifs : à la recherche d’une extraterritorialité du droit

Plusieurs initiatives législatives ont essayé d’étendre la portée territoriale du droit canadien (en lui donnant un effet extraterritorial) en vue de permettre à des victimes de mettre en cause la responsabilité d’entreprises canadiennes du secteur extractif pour des actes commis en dehors du territoire canadien[102]. Si d’autres projets de loi en sont encore au stade de l’élaboration, ils contribuent tout de même à promouvoir la prise en considération de la RSE par les entreprises. À l’heure actuelle, « Canada currently does not have comparable legislation to the [Alien Tort Statute][103] ». Bien que la Cour suprême américaine ait récemment réduit la portée de l’Alien Tort Statute dans la décision Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co[104], il n’en demeure pas moins que le Canada ne dispose pas de l’équivalent d’une telle loi qui se révèle si importante dans la dissuasion des comportements nuisibles aux droits de la personne[105].

De février à septembre 2001, une commission s’est rendue dans plusieurs villes canadiennes (Vancouver, Calgary, Winnipeg, Toronto, Ottawa, Montréal et Halifax) pour consulter des acteurs visés par le thème de la responsabilisation des entreprises. Cette commission a publié son rapport quelques mois plus tard[106] : celui-ci contient 24 recommandations en matière de RSE. À propos des pratiques de RSE des entreprises canadiennes à l’étranger, tout spécialement en matière de droits de la personne et d’environnement, il a été relevé que le gouvernement du Canada se trouvait devant une alternative très simple :

Soit il s’attaque sérieusement à la création d’un régime juridique international exécutoire, qui bannira toute pratique concurrentielle préjudiciable au respect des droits de la personne et des normes écologiques. Soit, il lui est impossible d’en arriver à une telle entente et il lui reste à s’engager intelligemment dans une action unilatérale. Il lui faudra ainsi s’assurer que les entreprises incorporées ou établies au pays ne contribuent pas à la violation des droits humains ou à la dégradation de l’environnement[107].

Ainsi, l’inexistence d’une obligation légale contraignant les entreprises canadiennes à l’étranger à se conformer aux normes minimales de respect des droits de la personne est soulignée comme un facteur jugé essentiel à l’application effective de ces normes.

Dans un contexte d’intenses réflexions[108], le projet no C-300 déposé le 9 février 2009, mais rejeté, est à marquer d’une pierre blanche (2.1.2.1). Plus récemment, deux projets ont démontré toute l’acuité de la question entourant le renforcement de la RSE, soit les projets nos C-323 et C-584. Si le premier n’a pas suscité l’intérêt de la Chambre des communes (2.1.2.2), le second a été rejeté (2.1.2.3). À ces projets de loi existants, il convient d’ajouter la consultation sur la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA)[109] au printemps 2013 qui risque d’aboutir au dépôt d’un projet de réforme législative dans les temps à venir (2.1.2.4).

2.1.2.1 Projet de loi no C-300

Adopté par la Chambre des communes le 22 avril 2009, le projet de loi no C-300 s’appliquait aux sociétés minières canadiennes[110]. Il avait pour ambition de leur imposer de respecter les pratiques exemplaires internationales en fait d’environnement et les normes internationales en matière de droits de la personne[111]. Le système proposé était original puisqu’une plainte pouvait être déposée auprès d’un ministre par tout citoyen canadien ou tout citoyen d’un pays en voie de développement où les activités minières, pétrolières ou gazières étaient exercées. En cas de non-conformité d’une entreprise, celle-ci aurait perdu le soutien d’Exportation et Développement Canada, de l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada (RPC) et des ambassades canadiennes[112]. Malheureusement, ce projet a été rejeté à l’étape de la publication du rapport en 2010 par un vote de 135 voix pour et 140 voix contre. Les députés fédéraux ont invoqué, entre autres, que « le projet de loi allait inciter les minières à déménager à l’extérieur du Canada, ce qui entraînerait du coup d’importantes pertes d’emplois[113] ».

2.1.2.2 Projet de loi no C-323

Le député Peter Julian a réintroduit le 5 octobre 2011 le projet de loi no C-323[114], qu’il avait déjà déposé à la Chambre des communes le 10 décembre 2007 (projet de loi no C-492). Il entend alors modifier la Loi sur les Cours fédérales[115] afin d’y autoriser expressément les personnes qui n’ont pas la citoyenneté canadienne à intenter des actions en matière de responsabilité civile délictuelle fondées sur la violation du droit international ou des traités auxquels le Canada est partie, si les actes reprochés sont accomplis à l’étranger. Il établit en outre la façon dont la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale peuvent exercer leur compétence pour connaître de ces affaires. Pour le moment, ce projet législatif n’a encore pas suscité l’intérêt de la Chambre des communes.

2.1.2.3 Projet de loi no C-584

Le projet de loi no C-584 présenté le 31 mars 2014 par la députée Ève Péclet portait sur la RSE inhérente aux activités des sociétés extractives canadiennes dans des pays en développement[116]. Le texte avait pour objet d’assurer le respect des engagements du Canada à l’égard du droit international et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il créait le Bureau de l’ombudsman et obligeait ces sociétés à y faire rapport de leurs activités extractives. Il confiait en parallèle au Bureau de l’ombudsman la responsabilité d’élaborer des lignes directrices concernant les pratiques exemplaires à suivre pour les activités extractives et il obligeait le Bureau de l’ombudsman à déposer devant chaque chambre du Parlement un rapport annuel sur la présente loi et les conséquences de son application. Une fois encore, ce projet législatif a été rejeté le 1er octobre 2014 à l’étape de la deuxième lecture par 23 voix de différence.

2.1.2.4 Consultation sur la Loi canadienne sur les sociétés par actions : vers un projet de loi

Le gouvernement fédéral a procédé en mars 2013 à une consultation afin de faire évoluer la LCSA[117]. Le rôle de la RSE a constitué l’un des sujets à l’étude puisque le gouvernement a affiché sa volonté de rechercher des mesures pour la promouvoir. En effet, un des souhaits d’Industrie Canada est de faire en sorte que la manière dont la LCSA permet d’atteindre les objectifs liés à la responsabilité sociale soit désormais mieux prise en considération. Dans ce contexte, les intervenants et les autres intéressés ont été invités à soumettre des commentaires quant à savoir si les dispositions actuelles de la LCSA font valoir de manière appropriée la RSE, et si des mesures additionnelles pour promouvoir les objectifs liés à la RSE peuvent être de mise dans la LCSA.

2.2 Canal judiciaire

Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis depuis la décision Filágerta v. Pena-Irala de 1979[118], rares sont les victimes étrangères qui se risquent à intenter des recours au Canada à l’encontre d’entreprises canadiennes multinationales[119]. En effet, le droit canadien met en avant le principe de l’autonomie de la personne morale[120] et les limites territoriales à l’applicabilité du droit national. Ainsi, peu de ces victimes ont eu gain de cause devant les tribunaux canadiens : elles se sont heurtées pour la plupart à des règles substantielles et procédurales rigides[121]. Devant ce constat, Ian Binnie ex-juge de la Cour suprême du Canada, s’est exprimé durement au sujet de la notion de « voile corporatif » :

This concept, deeply rooted in corporate law, is used regularly to deny liability of the head office, with its deep pockets, for acts of its subsidiaries in the far flung regions of the world where, it is alleged, the wrongful acts occurred. In a corporate pyramid the profits flow up the chain to the top (or are taken at whatever corporate level seems most advantageous) but legal liability remains stuck at the bottom where there may be liability but shallow pockets[122].

Certains juges semblent avoir entendu l’appel au changement et à l’audace de l’ex-juge Binnie. Les décisions Choc v. Hudbay Minerals Inc.[123] (2.2.1) et Chevron Corp. c. Yaiguaje[124] (2.2.2), rendues respectivement par la Cour supérieure de l’Ontario et par la Cour suprême du Canada, révèlent en effet une judiciarisation des questions de RSE[125] sur la base de nouveaux fondements juridiques (2.2.3).

2.2.1 Affaire Choc v. Hudbay Minerals Inc. : un nouveau devoir de diligence pour les sociétés mères

En 2013, les citoyens guatémaltèques Margarita Caal Coal, Angelica Choc et German Chub ont intenté des recours en responsabilité civile devant la Cour supérieure de l’Ontario à l’encontre de l’entreprise torontoise Hudbay Minerals Inc. Pour l’essentiel, les trois requérantes demandaient au tribunal de tenir l’entreprise Hudbay responsable des exactions commises à leur endroit par les agents de sécurité employés par l’entreprise CGN, sa filiale guatémaltèque, lors de l’exploitation du projet minier Fenix de 2007 à 2009. Si au moment des faits reprochés, le projet minier Fenix était dirigé par l’entreprise HMI Nickels Inc., il a été invoqué que toute responsabilité devait être imputée à l’entreprise Hudbay en raison de la fusion de ces deux sociétés. En défense, l’entreprise Hudbay avait introduit une requête en rejet affirmant que les demandes n’étaient pas fondées en droit et devaient être radiées en vertu de l’article 21.01 (1) b) des Règles de procédure civile de l’Ontario. Cette requête a été tranchée par la juge Carole Brown dans le jugement Choc v. Hudbay Minerals Inc. Conformément aux Règles de procédure civile de l’Ontario, la Cour supérieure a tenu pour avérés les faits allégués par les requérantes guatémaltèques et s’est demandé si leurs requêtes étaient dénuées de tout fondement juridique[126].

Pour trancher l’affaire, la Cour supérieure devait déterminer si, compte tenu des faits allégués, l’entreprise Hudbay pouvait être tenue directement responsable des violations des droits de la personne perpétrées en territoire étranger par sa filiale (2.2.1.1). Par ses conclusions, la Cour supérieure ouvre la voie à une nouvelle forme de responsabilité pesant sur les sociétés mères (2.2.1.2).

2.2.1.1 Responsabilité d’une société mère pour la violation des droits de la personne commise par sa filiale en territoire étranger

Selon l’entreprise Hudbay, les demandes examinées étaient manifestement non fondées, car elles allaient à l’encontre du principe de la personnalité distincte des personnes morales, reconnu par les tribunaux depuis l’arrêt britannique Salomon de 1897. Pour les requérantes, il ne s’agissait pas de passer outre les personnalités distinctes des entreprises Hudbay et CGN, mais plutôt de tenir l’entreprise Hudbay directement responsable d’avoir négligemment permis que des exactions soient commises à leur endroit[127]. Les requérantes soutenaient ainsi qu’un nouveau devoir de diligence allait devoir être imposé à l’entreprise.

En matière de responsabilité civile, la common law exige que le fautif ait eu un devoir de diligence (duty of care) à l’égard de sa victime : « Even if a person negligently causes loss to another, there may be no liability to that person if the actor owed no duty to avoid that harm […] The concept of duty is a control device that enables courts, as a matter of law, to deny liability where reasons of policy make it appear desirable to do so[128]. » Lorsque le tribunal reconnaît l’existence d’un devoir de diligence pour une catégorie de relations « fautif-victime », ce devoir existe pour toutes les relations entrant dans cette catégorie[129]. En l’espèce, les requérantes admettaient que leur demande n’entrait dans aucune catégorie de devoir de diligence reconnu. Cependant, elles soutenaient que les particularités de leur relation avec la société minière donnaient ouverture à la reconnaissance d’un nouveau devoir de diligence. Un tel devoir est susceptible d’être reconnu si les deux volets du critère élaboré dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council[130] sont satisfaits. Il faut d’abord en établir l’existence prima facie en prouvant que le préjudice allégué est une conséquence raisonnablement prévisible du manquement et qu’il existe une relation de proximité suffisante entre les parties[131]. Il doit ensuite être démontré que des considérations générales ne sont pas défavorables à sa reconnaissance[132].

Prévisibilité du préjudice

Selon la première exigence, le préjudice allégué doit être une conséquence raisonnablement prévisible des manquements reprochés. Au soutien de leur demande, les requérantes ont donc plaidé que l’entreprise Hudbay savait ou aurait dû savoir que le recours à la violence était chose courante lors des évictions des populations locales guatémaltèques. Les requérantes ont avancé aussi que l’entreprise Hudbay savait que les agents de sécurité engagés par l’entreprise CGN n’avaient pas de permis, étaient mal entraînés et se trouvaient en possession d’armes illégales. Enfin, toujours selon les requérantes, l’entreprise Hudbay avait dûment autorisé ses agents de sécurité à faire usage de la force en réponse à l’opposition pacifique des communautés locales. En défense, l’entreprise Hudbay a invoqué que les préjudices allégués ne pouvaient lui être imputés, tant ils étaient imprévisibles. Tenant pour avérer les faits allégués par les plaignantes, la Cour supérieure a conclu que l’entreprise Hudbay, dès lors qu’elle avait autorisé les agents de sécurité employés par l’entreprise CGN à faire usage de la force, pouvait raisonnablement s’attendre que des crimes violents soient commis par ces derniers à l’encontre des communautés évincées de force[133].

Proximité des parties

Pour satisfaire aux critères de l’arrêt Anns, il faut qu’existe une proximité suffisante entre les parties, de sorte qu’il ne serait pas injuste que le défendeur soit tenu d’une obligation de diligence à l’égard du demandeur. La reconnaissance d’une telle relation de proximité requiert alors l’examen des « expectations, representations, reliance, and the property or other interests involved[134] ». Selon la Cour supérieure, les allégations des plaignantes contenaient des éléments suffisants pour qu’une relation de proximité de cette nature soit établie. D’une part, la Cour supérieure a considéré que les déclarations publiques des dirigeants de l’entreprise Hudbay témoignaient d’une relation de proximité et d’un lien direct entre la société et les requérantes. Par exemple, elle a retenu la déclaration publique des représentants et des directeurs de l’entreprise Hudbay selon laquelle cette dernière « did evertyhing in its power to ensure that the evictions were carried out in the best possible manner while respecting human rights[135] ». La Cour supérieure a toutefois précisé que de telles déclarations étaient des éléments parmi d’autres indiquant que les communautés locales avaient pu avoir certaines attentes à l’égard de l’entreprise Hudbay. Elle a ajouté que les engagements des dirigeants de l’entreprise Hudbay révélaient la création d’une relation de proximité entre l’entreprise et les requérantes même si de tels engagements n’avaient pas été mis en oeuvre et n’étaient que des promesses sans fondement. D’autre part, la Cour supérieure s’est appuyée sur l’allégation des requérantes selon laquelle les employés et les dirigeants de l’entreprise Hudbay étaient directement chargés de certaines opérations se déroulant sur les lieux du projet minier Fenix pour se prononcer. Il en allait ainsi des opérations de sécurité et de relations avec les communautés[136].

Facteurs militant contre la reconnaissance d’un nouveau devoir de diligence

La dernière étape à franchir pour décider de la reconnaissance d’un devoir de diligence est celle des considérations de politique (policy considerations). Il s’agit alors de déterminer si ces dernières militent contre la reconnaissance du devoir de diligence invoqué. Selon l’arrêt Cooper c. Hobart[137] de la Cour suprême, cette étape nécessite un examen des obligations légales préexistantes et des conséquences potentielles de la reconnaissance d’une nouvelle obligation sur la société en général. En l’espèce, les deux parties ont soumis des arguments favorables à leur position. L’entreprise Hudbay, de son côté, a affirmé que la reconnaissance d’un devoir de diligence nuirait aux démarches entreprises par le Parlement fédéral pour inciter les minières canadiennes à être plus responsables, irait à l’encontre des volontés du législateur et exposerait ainsi les sociétés minières à nombre de poursuites sans fondement. Quant aux entreprises plaignantes, elles ont soutenu que la reconnaissance d’un devoir de diligence favoriserait l’atteinte des objectifs du gouvernement fédéral en encourageant les sociétés minières canadiennes à respecter de hauts standards de responsabilité sociale. Selon la Cour supérieure, il n’était pas manifeste et évident que la position des défendeurs échouerait à un examen plus poussé et, en conséquence, les arguments des deux parties méritaient d’être tranchés[138]. Considérant que les faits avancés par les requérantes pouvaient mener à la reconnaissance d’un nouveau devoir de diligence, la Cour supérieure a retenu les prétentions des demandeurs et leur a permis de pouvoir être entendus au fond.

2.2.1.2 Consécration d’un nouveau fondement de responsabilité

Appliquant le critère de l’arrêt Anns, la Cour supérieure de l’Ontario conclut qu’il n’est pas manifeste et évident que l’entreprise Hudbay ne pourrait être tenue d’un « novel duty of care[139] » à l’égard des requérantes. L’implication fondamentale de cette décision est de rendre la tâche du défendeur plus complexe et coûteuse. Dorénavant, « les sociétés canadiennes qui mènent leurs activités par l’entremise de filiales étrangères seraient bien avisées de passer en revue leurs engagements au titre de la responsabilité sociale et de voir à ce que les mesures qu’elles prennent correspondent à leurs déclarations[140] ». Loin de se placer sur le terrain traditionnel du « soulèvement du voile corporatif[141] », la décision Choc v. Hudbay Minerals Inc. traite de manière innovante du devoir de diligence que des sociétés mères pourraient avoir à l’égard des populations touchées par les activités de leurs filiales[142]. Dès lors qu’un devoir sera établi, une société mère pourra être jugée directement responsable de négligence si ses actions directes sont source de dommages, et ce, en vertu des règles de responsabilité civile délictuelle. Si aucun tribunal canadien n’a fait droit à de tels griefs à l’heure actuelle, il n’existe à l’inverse aucune décision irrévocable qui écarte ce type de réclamation. Par ailleurs, dans la même mouvance que le jugement étudié, un autre tribunal a facilité le travail des procureurs des plaignantes guatémaltèques en ordonnant la divulgation de certains documents confidentiels, malgré la forte contestation de l’entreprise Hudbay[143]. Peu importe l’issue de cette affaire, la décision Choc incitera certainement les entreprises multinationales à faire preuve de plus de prudence.

2.2.2 Affaire Chevron Corp. c. Yaiguaje : la reconnaissance d’une extension de la compétence des tribunaux canadiens

Pendant près de 20 ans, les communautés autochtones de la région de Lagrio Agrio (en Équateur) ont tenté d’obtenir une compensation financière en réparation des dommages environnementaux causés par les activités de l’entreprise multinationale Texaco, laquelle a depuis fusionné avec la société américaine Chevron. Ces communautés ont mis en avant les préjudices environnementaux subis. En 2013, au terme des poursuites judiciaires, l’entreprise Chevron a été condamnée par la Cour de cassation de l’Équateur à payer 9,51 milliards de dollars américains à près de 30 000 villageois autochtones. Devant les tribunaux américains, l’entreprise Chevron a refusé de reconnaître le jugement et d’acquitter la dette. Vu l’absence de biens possédés par l’entreprise Chevron en Équateur, les demandeurs ont intenté une action en reconnaissance et en exécution du jugement en Ontario où l’un de ses établissements commerciaux était situé. Les entreprises Chevron et Chevron Canada ont demandé une ordonnance annulant la signification ex juris de la déclaration amendée, un jugement déclarant que le tribunal n’avait pas compétence en la matière et une ordonnance de rejet ou de sursis permanent de l’action. Tant à la Cour supérieure qu’à la Cour d’appel, les prétentions des entreprises visant à faire rejeter le recours ont été écartées[144]. La Cour suprême étant saisie de la question de la compétence des tribunaux canadiens, elle ne s’est pas penchée sur le fond du litige, soit la reconnaissance et l’exécution de la dette elle-même. Elle a néanmoins établi les règles propres à la juridiction canadienne en la matière et a finalement rejeté le pourvoi en 2015[145], confirmant ainsi la compétence des tribunaux canadiens pour reconnaître et exécuter un jugement étranger retenant la responsabilité d’une filiale étrangère.

Dans cette action en reconnaissance et en exécution d’un jugement étranger, le pourvoi devant la Cour suprême soulève deux questions : devait-il exister un lien réel et substantiel entre l’entreprise Chevron ou le litige, d’une part, et l’Ontario, d’autre part, pour que la compétence des tribunaux ontariens soit établie (2.2.2.1) ? Les tribunaux ontariens avaient-ils compétence à l’égard de l’entreprise Chevron Canada, tierce partie au jugement dont la reconnaissance et l’exécution étaient demandées (2.2.2.2) ?

2.2.2.1 Lien réel et substantiel

La compétence à l’égard de débiteurs étrangers dans les actions en reconnaissance et en exécution de jugements étrangers ne requiert pas l’existence d’un lien réel et substantiel entre le défendeur ou le litige et la province où l’acte introductif d’instance a été signifié[146]. À l’appui de cette affirmation, la Cour suprême a rappelé que la jurisprudence sur la reconnaissance et l’exécution de jugements étrangers n’a jamais exigé l’existence d’un tel lien. Dès lors que l’action en reconnaissance et en exécution a été signifiée au débiteur établi, la compétence du tribunal de la province est reconnue[147]. La Cour suprême cite avec approbation la juge Marie Deschamps dans l’arrêt Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc. : « Le jugement étranger constate une dette. Tout ce dont le tribunal d’exécution a besoin est la preuve de la compétence du tribunal étranger, du montant du jugement et de son caractère définitif. Le tribunal d’exécution peut alors prêter son concours au justiciable étranger en lui donnant accès aux mécanismes d’exécution internes[148]. » Deux principes sous-jacents à l’action en reconnaissance et en exécution d’un jugement étranger vont à l’encontre de l’utilisation du critère du lien réel et substantiel tel qu’il a été avancé par l’entreprise Chevron[149]. Tout d’abord, l’objet de la demande de reconnaissance et d’exécution était de permettre l’acquittement d’une obligation préexistante. Ensuite, la notion de courtoisie jouait en faveur d’une approche libérale en cette matière.

Objet de l’action

Selon la Cour suprême, l’objet de l’action en reconnaissance et en exécution, étant distinct de celui de première instance, ne requérait aucune réévaluation de la réclamation initiale à condition de ne porter que sur l’obligation créée par le jugement étranger[150]. Appliquant ce principe au pourvoi sur la compétence, la Cour suprême en tire trois conclusions. Premièrement, le jugement sur le fond en première instance n’avait pas à être repris ni réexaminé[151] et il n’était, par conséquent, pas nécessaire que les parties soient présentes sur le territoire du tribunal ou que les faits donnant lieu au litige puissent être traités par un autre tribunal[152]. Le seul élément pertinent était l’obligation créée par le jugement étranger. Deuxièmement, l’exécution s’était limitée à des mesures pouvant être prises sur le territoire du tribunal reconnaissant le jugement étranger, compte tenu des biens appartenant au débiteur qui y étaient potentiellement présents[153]. Troisièmement, aucun obstacle de nature constitutionnelle ne s’opposait à la reconnaissance et à l’exécution du jugement étranger, puisque la nécessité d’un lien réel et substantiel entre le tribunal et le litige était intrinsèquement liée à la légitimité du rôle de l’État à l’égard du justiciable, exigence qui n’avait rien à voir avec l’action en jeu ici[154]. Le tribunal chargé de reconnaître et d’exécuter le jugement étranger n’avait pas à être compétent à l’égard des parties au même titre que le tribunal de première instance ; une légitimité similaire ne pouvait donc être exigée de sa part. La question de l’excès de compétence territoriale ne se posait pas lorsqu’il ne s’agissait que de reconnaître une obligation née d’un jugement étranger, celle-ci ayant un caractère universel et une valeur égale pour chaque ressort. Au final, l’unique considération qui permettait d’orienter le choix du créancier pour une juridiction en particulier était la présence potentielle de biens sur ce territoire et les moyens d’y avoir accès. Seule la présence de tels biens sur le territoire visé et les moyens d’y avoir accès auraient pu influencer le choix de juridiction du créancier[155].

Notion de courtoisie

En droit canadien, la notion de courtoisie permet de faciliter l’exécution des jugements, qu’ils soient internes ou étrangers. Selon la Cour suprême, cette notion fait référence à « la déférence et [au] respect que des États doivent avoir pour les actes qu’un autre État a légitimement accomplis sur son territoire » ainsi qu’à « la reconnaissance qu’une nation accorde sur son territoire aux actes législatifs, exécutifs ou judiciaires d’une autre nation, compte tenu à la fois des obligations et des convenances internationales et des droits de ses propres citoyens ou des autres personnes qui sont sous la protection de ses lois[156] ». Or, les considérations d’ordre et d’équité sur lesquelles s’appuie le principe de courtoisie ne sont pas contredites par une application large et libérale de l’action en reconnaissance et en exécution de jugements étrangers, contrairement à ce que prétend l’entreprise Chevron, et ce, pour trois raisons. En premier lieu, l’ordre et l’équité sont déjà protégés par l’exigence d’un lien réel et substantiel entre le tribunal étranger de première instance et le litige dont il traite[157]. Si ce lien était absent, si les parties étaient à l’extérieur du territoire du tribunal de première instance ou n’avaient pas acquiescé à son autorité, l’action en reconnaissance et en exécution serait rejetée au Canada. En deuxième lieu, le débiteur d’une obligation résultant d’un jugement étranger n’est pas traité injustement en ayant à se défendre d’une action en exécution de celle-ci[158]. En troisième lieu, considérant qu’aujourd’hui la mobilité des biens est accrue par les technologies et la mondialisation, exiger la présence effective du débiteur et de ses biens sur le territoire du ressort d’exécution ne ferait que miner l’ordre et l’équité[159]. En conclusion, la Cour suprême affirme que la facilitation et le principe de courtoisie (deux piliers du droit international privé) militent en faveur d’une approche libérale en matière de reconnaissance et d’exécution, laquelle ne contrevient d’ailleurs nullement aux choix législatifs des provinces canadiennes[160]. La Cour suprême rejette donc clairement la thèse voulant qu’un lien réel et substantiel soit exigé entre le litige initial et le tribunal d’exécution pour que ce dernier ait compétence.

2.2.2.2 Compétence à l’égard de l’entreprise Chevron Canada

La compétence de la Cour supérieure de l’Ontario s’est fondée sur la présence physique d’un établissement commercial de l’entreprise Chevron Canada sur son territoire, et ce, conformément au critère de la compétence traditionnelle[161]. Cette présence d’une filiale est suffisante pour établir la compétence du tribunal ontarien à l’égard de la société mère. Par ailleurs, les principes constitutionnels limitant la compétence territoriale des tribunaux canadiens ne permettaient pas de conclure qu’un jugement en exécution contre l’entreprise Chevron Canada serait illégitime en l’espèce. Il ne faut pas confondre ici la compétence fondée sur la présence avec la déclaration de compétence à l’égard d’une partie à l’étranger. À ce propos, la Cour suprême a souligné que la compétence fondée sur la présence n’exigeait nullement que les biens présents sur le territoire du ressort d’exécution aient un lien avec le litige initial[162]. Bien que l’entreprise Chevron Canada ait été un tiers à l’obligation de l’entreprise Chevron, elle pouvait être visée par une action en recouvrement de la créance dans la mesure où elle possédait des biens visés par l’action.

2.2.2.3 Conséquences d’un jugement rendu à l’étranger contre une société mère

L’arrêt Chevron Corp. c. Yaiguaje marque un tournant dans la reconnaissance et l’exécution à l’égard d’une filiale de jugements étrangers prononçant la responsabilité d’une société mère. Dans sa décision du 4 septembre 2015, la Cour suprême du Canada a affirmé, d’une part, que le lien réel et substantiel entre le litige et le territoire du ressort d’exécution n’était pas requis pour qu’il y ait compétence dans une action en reconnaissance et en exécution d’un jugement étranger. D’autre part, pour la Cour suprême, les tribunaux ontariens avaient compétence à l’égard de l’entreprise Chevron Canada en raison de sa présence physique en Ontario. Bien que cet arrêt ne se prononce pas sur le fond du litige, à savoir si les demandeurs auront effectivement gain de cause dans leur action en reconnaissance et en exécution, il établit clairement la compétence des tribunaux canadiens pour trancher la question. Cet arrêt prend donc une résonance particulière en raison de la particularité de deux faits : Chevron Corporation n’avait aucun actif en son nom au Canada et Chevron Canada n’était aucunement visée par le jugement de la cour équatorienne.

2.2.3 Remise en question d’un « paradis judiciaire[163] »

« Extraterritorial human rights obligations do exist legally[164]. » Au vu des deux décisions examinées plus haut[165], il apparaît que les règles de procédure ont été érigées en gardiennes de l’accès des victimes à la justice[166]. Aujourd’hui, « les tribunaux sont plus enclins à regarder au-delà de la personnalité juridique distincte des sociétés mères et de leurs filiales » avertit récemment le cabinet Davies dans son rapport sur la gouvernance paru en 2015[167]. En effet, l’affirmation doctrinale selon laquelle « [s]uing transnational corporations in the home state […] remains problematic[168] » s’effrite sous l’influence de cette évolution jurisprudentielle[169]. Les affaires Choc v. Hudbay Minerals Inc. et Chevron Corp. c. Yaiguaje donnent corps aux préconisations faites il y a quelques années par le professeur Olivier De Schutter qui écrivait que, en ce qui concerne les possibilités de recours, notamment l’accès à la justice, les efforts devraient porter sur l’effectivité des mécanismes existants et sur la mise en place de mécanismes extraterritoriaux permettant de remonter au niveau de responsabilité des sociétés[170]. Cette évolution jurisprudentielle se révèle importante, car, même si le recours judiciaire est un outil de mise en oeuvre souvent inapproprié des droits de la personne, il s’avère « [t]o the extent that well-publicized cases influence the many corporations that learn about them and fear becoming targets, the cases can have an impact on corporate culture and business practices[171] ».

Les réglementations et les décisions judiciaires canadiennes récentes s’inscrivent en droite ligne de réformes législatives déjà intervenues en Europe[172], de décisions rendues dans des pays relevant du système de droit de common law[173] ou encore de simples propositions innovantes de nature législative[174] et doctrinale[175] en vue d’accroître la responsabilité des entreprises multinationales.

Conclusion

Un des objectifs attachés à la RSE est l’adoption de mesures et d’actes de procédure destinés à prévenir la violation des droits de la personne résultant de l’activité des entreprises. Or, « la transition de l’industrie minière vers un développement durable constitue un défi de taille[176] ». Un mouvement inéluctable de responsabilisation sociale et éthique de l’activité minière, que les entreprises elles-mêmes promeuvent[177], est ainsi en cours[178]. Dans un rapport français remis en 2011 au ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, l’auteur écrit à ce propos qu’« un consensus semble donc se faire jour sur ce point : le droit minier serait “dépassé”[179] », notamment en raison de sa trop faible prise en considération des préoccupations environnementales. Selon le Rapport sur l’investissement dans le monde 2007, « [o]n attend de plus en plus des [sociétés extractives] qu’elles préservent les moyens d’existence des populations locales et qu’elles fassent le maximum pour le développement[180] ». Sur la scène internationale, le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) a lancé une initiative importante reflétant cette ouverture du droit minier à la RSE : les Berlin II — Guidelines for Mining and Sustainable Development[181]. Plus récemment et dans le même esprit, l’OCDE a publié un guide pour que les entreprises du secteur extractif puissent répondre de manière appropriée aux risques attachés aux relations qu’elles entretiennent avec les parties prenantes et s’assurer d’une conduite responsable[182]. Ce mouvement qui touche les entreprises du secteur extractif ne doit pas surprendre. Les entreprises multinationales s’engagent également de plus en plus dans cette voie de responsabilisation que le droit encourage[183]. Elles sont d’ailleurs invitées à se comporter de manière responsable dans la conduite de leurs affaires en tenant compte des conséquences que peuvent avoir leurs activités sur les individus et sur l’environnement[184]. De nombreux textes de droit souple ont vu le jour au cours des dernières années pour les accompagner. Comme le fait elle-même la stratégie canadienne, ces textes rappellent tous que les entreprises doivent respecter les droits de la personne. La jurisprudence canadienne que nous avons présentée plus haut s’inscrit directement dans ce courant en densifiant ce droit souple, ouvrant la porte à un fondement nouveau de responsabilité des sociétés mères et des filiales, tout en facilitant parallèlement l’accès à la justice pour les victimes. Si la RSE rencontre le droit, ce dernier (processuel et substantiel ; dur et souple) rencontre à l’inverse les exigences de la RSE. Cette saisine du droit permet de rééquilibrer le rapport normatif entre, d’une part, la protection étendue des droits dont jouissent les entreprises multinationales en vertu des traités en matière d’investissement et d’arbitrage et, d’autre part, le système peu contraignant auquel sont tenues les mêmes entreprises à l’égard des droits de la personne. L’impasse juridique que représentent les entreprises multinationales n’est sans doute pas pleinement résolue (pensons à leur organisation en réseau[185]), mais leur responsabilisation est amorcée.

La route reste cependant parsemée d’écueils avant d’arriver à modifier le statu quo ante qui a longtemps régné. En premier lieu, « [d]espite […][a] strong theoretical and moral case for extending responsibility for human rights violations to corporate actors, the legal responsibility of such non-state actors for such violations remains uncertain[186] ». Les nombreuses études réalisées conformément au mandat du Représentant spécial des Nations Unies sur les entreprises et les droits de la personne attestent des obstacles que doivent affronter les victimes des activités des entreprises multinationales pour accéder à des voies de recours effectives. En deuxième lieu, comme l’illustre la province de Québec, le secteur minier heurte dans son essence même la philosophie de la RSE : il existe une vocation prioritairement économique à l’utilisation des territoires touchant l’activité extractive. Ce régime privilégie effectivement l’utilisation du territoire à des fins minières au détriment des autres activités du territoire, notamment en raison du principe du libre accès[187]. En troisième lieu, la responsabilité des entreprises relativement aux préoccupations sociales, notamment celles qui touchent les droits de la personne, doit interpeller les juristes qui ont un rôle positif à jouer, mais qui, pour le moment, ne l’exercent pas. Loin de n’être que des professionnels travaillant à favoriser l’irresponsabilité des entreprises, ils sont tenus d’adopter un haut niveau d’intégrité[188]. En quatrième lieu, l’application de la doctrine du forum non conveniens par les tribunaux (comme c’est le cas au Québec[189]) rend illusoire le recours des victimes de violations de droits de la personne commises à l’étranger. In fine, une question fondamentale demeure : le Canada est-il réellement prêt à sacrifier les intérêts financiers du secteur privé au profit des droits de la personne ?

Si la créativité des juristes a pu servir à faciliter le développement de transactions à l’échelon mondial en ayant pour assise la protection des entreprises, ne peut-il être espéré que « legal creativity can be also used in reverse […] to fill a legal vaccum in a way which enhances control over business[190] » ? Finalement, les entreprises (du secteur extractif et même d’autres secteurs) qui négligeraient les normes environnementales et sociales ne doivent pas oublier qu’elles s’exposent à de lourdes sanctions : au-delà de celles de nature judiciaire (encore bien incertaines, de nos jours, malgré les évolutions dont le Canada est le témoin)[191], il suffit de penser aux sanctions financières et, surtout, réputationnelles… que la responsabilité sociale contribue à construire en complément du droit[192]. Alors que certains ont relevé que « greater consideration of a broader range of stakeholder interests in business decision-making is necessarily dependent on a range of factors beyond legal rules[193] », notre étude démontre que de tels facteurs sont aujourd’hui présents au Canada et jouent un rôle de catalyseur pour entraîner une évolution du cadre juridique des entreprises multinationales. Les entreprises minières font elles-mêmes preuve d’une ouverture progressive à la RSE et aux parties prenantes, incitées qu’elles sont par l’importance prise par une notion comme l’acceptabilité sociale[194].

Les conséquences de cette évolution du cadre normatif sont considérables. D’une part, la RSE donne à l’entreprise une place et un rôle différents dans les sociétés contemporaines, loin des lectures économique et financière : la RSE « brings a new perspective of the firm and its role in society, as corporations participate more and more as legitimate actors in the political process ». Elle « proposes a reinterpretation of the firm as a social and political actor[195] ». D’autre part, ce sont les bases même de la gouvernance des entreprises (et son modèle théorique d’essence économico-financier[196]) qui se trouvent renouvelées en profondeur dans un objectif clairement reconnaissable : les rendre plus responsables de leurs activités[197].