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Les changements dans la patrimonialisation − la définition du patrimoine selon des normes globalisées et la prise en compte du patrimoine immatériel − ont depuis un certain temps porté les chercheurs en sciences sociales à réinterpréter ces productions. Parmi ceux-ci, Anaïs Leblon, anthropologue spécialiste du patrimoine culturel en Afrique de l’Ouest, considère que l’institution du patrimoine investit dans des espaces publics, « [les] remodèle par des recours polysémiques à la tradition, à la mémoire, au passé et à l’identité » (p. 16). Son livre, le résultat d’une recherche de terrain de quatre ans et d’une thèse de doctorat, analyse l’emboîtement des échelles impliquées dans la production patrimoniale – globale, nationale, régionale, locale – et permet de comprendre la manière dont le classement d’un patrimoine immatériel dans une instance globalisée, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), affecte sa production aux autres échelles. Partant de l’hypothèse à l’effet que « le champ patrimonial n’est pas un champ autonome dans lequel n’agissent que des professionnels de la culture » (p. 18), l’anthropologue emprunte une démarche ethnographique pour analyser ces phénomènes dans un cas particulier, « l’espace culturel du yaaral et du degal » associé à la transhumance peule dans le Delta du Niger, au Mali, et représentant deux fêtes annuelles marquant le début et la fin de ce déplacement saisonnier, respectivement dans les territoires pastoraux de Jafaraabe et Jallube.

La description, en huit chapitres, du processus de patrimonialisation de « l’espace culturel du yaaral et du degal » fournie par la chercheuse indique la manière dont le patrimoine est vécu par les Peuls pour ensuite être retravaillé par les agents de patrimonialisation, dont l’UNESCO. Dans les premiers chapitres, l’auteure se questionne sur la définition de l’identité et de la tradition peule tout en décrivant les rapports entre la population locale et son patrimoine : le yaaral et le degal servant avant tout à résoudre des conflits de gestion pastorale et à définir les multiples facettes de la vie quotidienne. Ainsi, les Peuls se réfèrent au passé et à son interprétation afin de trouver des critères par lesquels ils arguent la légitimité de la présence ou de l’exclusion d’individus d’un territoire ou d’un groupe de transhumance. Premièrement, Leblon souligne que les fêtes de transhumance rappellent l’autorité et les rapports de pouvoir dans le monde pastoral facilitant la régulation de l’accès aux pâturages. Deuxièmement, elle souligne que ces fêtes servent à façonner plusieurs dimensions de la vie pastorale, telles que l’adolescence, la succession des générations, la hiérarchie sociale, la recherche du prestige et même l’esthétique féminine.

Dans les derniers chapitres, Leblon traite du processus de mise en patrimoine des fêtes de transhumance – aspects politiques, financiers, juridiques – ainsi que de ses retombées. Par l’inscription des fêtes du yaaral et du degal à la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, le patrimoine devient davantage un outil promouvant un certain « imaginaire national ». Il est davantage abordé selon une question de « performance » et de création de festivals qui présentent les différents groupes du Delta selon une image esthétisante, spectaculaire et stéréotypée, en omettant la participation d’une partie de la population locale et les contextes sociohistoriques reliés aux fêtes. Leblon appelle cela une « fabrique du patrimoine » et se demande comment les pratiques existantes sont traitées dans cette nouvelle valorisation patrimoniale. Intéressée à voir comment les représentations sont « bricolées et recyclées » dans un projet patrimonial, elle constate que la « patrimonialisation en tant que nouvelle forme de territorialisation et de contrôle de l’espace peut ainsi entrer en conflit avec les usages quotidiens de ce même territoire » (p. 203). Dans ce contexte, les différents acteurs interprètent la patrimonialisation et l’histoire pastorale afin de faire valoir des revendications différentes concernant principalement les conflits d’usage entre agriculteurs et pasteurs sur le territoire. Bien que les groupes qui s’opposent revendiquent chacun une tradition, une harmonie de façade s’établit pour ne pas compromettre les retombées souhaitées du classement international. Par la mise en valeur du pastoralisme dans un contexte d’institutionnalisation du patrimoine, la chercheuse met en lumière un paradoxe du processus de patrimonialisation : une démarche qui visait à présenter la transhumance comme un patrimoine commun à tous les résidents du Delta du Niger est mobilisée afin d’approfondir les écarts entre les catégories socioprofessionnelles – agriculteurs et éleveurs – ainsi qu’entre les allochtones et les autochtones, possédant chacun différents droits sur le territoire. L’institutionnalisation du patrimoine de « l’espace culturel du yaaral et du degal » est donc utilisée par certains acteurs pour faire valoir la primauté du pastoralisme et le contrôle des pasteurs sur cette zone.

En somme, Anaïs Leblon témoigne des difficultés rencontrées dans la patrimonialisation de « l’espace culturel du yaaral et du degal » et de l’implication aux différentes échelles. Malgré le consensus entourant le désir de faire renaître ces fêtes, des conflits sont toujours présents dans les zones de transhumance « qui vont de la gestion concertée des ressources d’un territoire (version officielle du patrimoine) à une promotion locale du pastoralisme (travail des associations culturelles) en passant par des pratiques de réaffirmation de l’exclusivité pastorale ([…] groupes de transhumance) » (p. 317). La priorité accordée à l’image esthétisante et stéréotypée des fêtes du yaaral et du degal lors de leur patrimonialisation institutionnelle résulte des visions contradictoires du patrimoine en fonction des différentes échelles impliquées : incompatibilité entre la vision consensuelle de l’UNESCO et les conflits pastoraux locaux. Ainsi, « “l’espace culturel” s’en trouve réduit à une délimitation géographique d’éléments spectaculaires sans que ne soient interrogées l’organisation sociale peule, ses représentations identitaires et morales et l’organisation pastorale » (p. 315). Leblon aborde une perspective originale en mettant en relation deux types d’interactions entre les échelles impliquées dans la patrimonialisation, du global au local et vice versa : influence de l’UNESCO sur les dynamiques locales et mobilisation de cette institution patrimoniale par les acteurs locaux pour certaines de leurs revendications.