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Introduction

Le Bureau du Ndakina est le département territorial du Grand Conseil de la Nation Waban-Aki (GCNWA). Fondé en 2013, son mandat est de coordonner les revendications territoriales, de répondre aux consultations de la Couronne[18], d’effectuer la gestion du patrimoine culturel d’importance pour la Nation et de mener des projets en adaptation aux changements climatiques. Dans cette optique, le Bureau a mené entre 2014 et 2019 une recherche géoanthropologique sur l’utilisation et l’occupation du territoire par les W8banakiiak (Abénakis)[19]. Cette étude, appelée ProjetNdakina préconisait une méthodologie cartographique-biographique inspirée des travaux de Terry Tobias pour identifier des impacts que des projets pourraient avoir sur les activités dites « alimentaires, rituelles ou sociales » des membres de la Nation (Tobias 2000; GCNWA 2016). Ces études documentent et cartographient cinq principales catégories d’activités : la chasse, la trappe, la pêche, la cueillette et la collecte et d’autres activités culturelles ou rituelles. Cette base de données, mise à jour en continu depuis, sert de point de départ au Bureau pour comprendre l’expression contemporaine de la territorialité w8banakii, de ses modalités (c’est-à-dire les formes particulières que prend cette territorialité aujourd’hui, notamment les moments de la vie et de l’année, les circonstances et les raisons qui mènent les w8banakiiak à se rendre sur le territoire) et ses conditions sous-jacentes qui permettent son expression et sa transmission.

Figure 1

Ndakina, le territoire ancestral de la Nation w8banakii

Ndakina, le territoire ancestral de la Nation w8banakii

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Cette méthodologie, tant par ses techniques de recrutement que la nature des données qu’elle vise à collecter, s’est avérée peu inclusives de la diversité de la population w8banakii et peine à appréhender adéquatement le lien des femmes au territoire et ses modes d’expression. En 2019, des 33 usagers.ères du Ndakina[20] ayant participé à des entrevues cartographiques-biographiques, seulement quatre étaient des femmes. De ce fait, les mécanismes de consultation, de gestion et de représentation territoriale engendrent une moindre prise en compte des pratiques et des savoirs des femmes autochtones et des enjeux qui les concernent particulièrement, un constat partagé par d’autres Nations (Nash 1997; Desbiens et Simard-Gagnon 2012; Basile 2017). En effet, une compréhension trop restreinte de l’usage du territoire contribue à occulter toute une frange de la population qui le fréquente autrement qu’à des fins utilitaires. Cette perspective nous suivra tout au long de ce texte, dont nous évaluerons la résonance en contexte w8banakii. Pour pallier cet angle mort que le Bureau a obtenu en 2019 un financement du ministère Femmes et Égalité des genres Canada. Le but du projet visait à mieux comprendre et intégrer les savoirs et les perspectives des Aln8baskwak dans la gestion du territoire et les mécanismes de consultation-représentation. Il s’avérait essentiel de discuter avec diverses actrices et porteuses de savoirs afin de mieux caractériser l’expression de leur lien au territoire, en mettant à l’avant-plan leurs expertises et leurs préoccupations à l’égard de la consultation, de la défense de leurs droits ancestraux et de la recherche. Nous présentons dans ce texte une série de constats qui ont émané de cette démarche.

Une meilleure compréhension de la nature du lien entre les femmes et le territoire et de la façon dont il s’exprime constitue la première étape de notre démarche[21]. Pour ce faire, nous commençons cet article par un bref retour historique sur certains rôles que les femmes ont joués dans la société w8banakii, avant d’évaluer comment il s’actualise aujourd’hui. Dans le contexte du Ndakina, nous verrons que cette territorialité est confrontée à d’importantes contraintes sociales, politiques, environnementales et climatiques. Ensuite, en documentant les récurrences dans les trajectoires des participantes et dans les thèmes et préoccupations partagées, nous verrons que différentes territorialités ont émergé en cours de route, évoquant une vision d’interdépendance entre le territoire et la culture, où les savoirs et savoir-faire se transmettent, de même qu’une éthique et une attitude d’intendance à son égard. Enfin, nous identifions des obstacles qui limitent l’accès de certaines femmes au territoire ou qui empêchent leurs perspectives d’être prises en compte à parts égales à celles des hommes de la Nation.

Puisque cette recherche éveille une longue histoire de colonisation qu’on sait doublement discriminatoire envers les femmes, une sensibilité éthique particulière à la recherche avec des femmes autochtones est nécessaire (Nash 1997; 2002; Basile 2018; FAQ 2019). Aborder des sujets sensibles liés à la lourde histoire coloniale est susceptible d’évoquer des blessures encore vives. Il importe donc de prendre certaines précautions particulières afin d’offrir un espace de discussion sécurisant qui ne risque pas de vulnérabiliser les participantes, en éveillant des souvenirs douloureux par exemple. Comme point de départ, nous avons suivi les lignes directrices de la recherche avec les femmes autochtones de l’Association des Femmes autochtones du Québec (Basile 2012). Nous visions à créer des espaces sécurisants où les femmes de la Nation sont encouragées à venir s’exprimer sur un thème, le territoire et son importance, un sujet habituellement dominé par le discours masculin.

Résumé de la demarche

Les informations présentées ici proviennent de quatre étapes d’acquisition de connaissance qui ont eu lieu entre l’automne 2019 et le printemps 2020. Premièrement, une synthèse des informations détenues par le Bureau du Ndakina, une revue de la littérature grise et des discussions et réflexions entre les assistantes de recherche du projet nous ont permis d’identifier des informations manquantes (angles morts)[22]. Il a par la suite été possible de sélectionner une série de thèmes à aborder dans le cadre de la démarche. Deuxièmement, des recherches dans les archives du Musée des Abénakis, de l’Institut Kiuna et des moteurs de recherche en ligne (Bibliothèque et Archives Canada principalement) ont permis d’évaluer la couverture journalistique et scientifique existante sur les Aln8baskwak. Ces deux étapes visaient principalement à préparer les ateliers qui ont suivi. Troisièmement, des ateliers de mobilisation des connaissances et des rencontres ont eu lieu avec des groupes de femmes à Odanak et regroupant successivement 8 et 16 Aln8baskwak de diverses tranches d’âge[23]. Les images d’archives et les objets du Musée se sont avérés très utiles pour supporter les discussions. Les participantes se sont passées les objets et les images, se remémorant des souvenirs et les noms des personnes y figurant, ce qui a grandement facilité la prise de parole. Enfin, une quinzaine d’entrevues individuelles ont été tenues en parallèle des ateliers, certaines en personnes et d’autres au téléphone[24]. Ce dernier moyen de collecte de donnée fut particulièrement intéressant du fait qu’il nous a permis de rejoindre des femmes de la Nation vivant hors communauté et habituellement moins sollicitées par les initiatives du Bureau ou d’autres organisations de la Nation. Celles-ci nous ont fourni un éclairage sur la réalité d’une importante tranche de la population w8banakii — jeune et urbaine — peu représentée. Ajoutons que plusieurs échanges plus informels avec les assistantes de recherche et d’autres collaboratrices ont largement contribué à alimenter les réflexions et les résultats qui ont découlé du projet.

Tableau 1

Tableau des participantes à des entretiens individuels

Tableau des participantes à des entretiens individuels

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Les thèmes abordés lors des ateliers ou intégrés au questionnaire d’entretien ainsi que certaines hypothèses ont été inspirés de deux sources principales : les travaux de Suzy Basile (Basile 2017, 2018; Gentelet et Basile 2012) et un rapport de Femmes Autochtones du Québec, issus de consultations portant sur « les changements climatiques et leurs impacts sur les femmes autochtones et sur la santé globale de leurs familles » (FAQ 2019 : 6). Celui-ci a couvert huit thèmes liés à l’environnement pour lesquels les femmes autochtones seraient particulièrement concernées

  1. La botanique

  2. L’eau

  3. La médecine traditionnelle

  4. L’éthique, la responsabilité et l’intendance

  5. La sécurité alimentaire

  6. Le transfert entre les générations

  7. L’oppression écologique.

  8. La santé globale : mentale, spirituelle, émotionnelle et physique

En cours de projet, l’article Lien au territoire selon les générations chez les Anicinapek et les Cris, fut publié (Landry et al. 2020). Les auteurs.trices structurent leurs données selon trois types de liens possibles reliant les gens au territoire : « émotionnel (l’attachement affectif au territoire), cognitif (les croyances et perceptions du territoire et le fait de s’y identifier) et fonctionnel (la capacité du territoire à répondre aux besoins) » (2020 : 125). Les auteurs et autrices suggèrent que ce lien s’exprimerait différemment selon les générations. Bien que l’étude ait été menée dans un autre contexte social et culturel, nous avons entrepris un traitement de nos données pour évaluer si elles s’accordent avec la classification de Landry etal. (2020). Nous avons alors mis en lumière une certaine correspondance nous permettant d’aborder la diversité des modalités d’attachement au territoire documentée. À cette classification, nous proposons d’ajouter la dimension spirituelle du lien, afin d’organiser les données en concordance avec les quatre quadrants de la roue de médecine — proposition que nous détaillons au début de la troisième section de cet article.

Perspectives théoriques sur le lien des femmes autochtones au territoire

Rappelons que notre démarche fut inspirée des travaux de Suzy Basile sur Le rôle et la place des femmes Atikamekw dans la gouvernance du territoire et des ressources naturelles (2017). Un objectif était d’évaluer ce qui s’exprime, des résultats de Basile, dans le contexte de la nation w8banakii, tout en demeurant vigilants à ne pas importer « tel quel » les théories et approches féministes autochtones d’une Première Nation à l’autre (Markstrom 2008; Risling Baldy 2016). Par exemple, l’urbanité autochtone, qui caractérise le vécu d’une bonne portion des membres de la nation w8banakii, constitue un facteur déterminant de la manière dont sont acquis et exprimés la culture et le lien au territoire (Newhouse et Peters 2003; Kermoal et Lévesque 2010). Sur ce point, la géographe Stéphane Guimont Marceau nous invite à parler de territorialités plutôt que de territoires autochtones, impliquant une dimension relationnelle, évolutive et transformative :

C’est dans leurs rapports à l’espace que les sujets agissent ces transformations. Le sujet et le lieu sont au coeur d’une relation dialectique qui les façonne l’un et l’autre et qui participe aux « recompositions territoriales contemporaines » en faisant ressortir leur caractère subjectif.

Guimont Marceau 2014 : 32- 33

En transformation, suivant l’évolution des formes de citoyenneté et des modes d’appartenance, les territorialités apparaissent comme des relations « qui modulent les contours des espaces sociopolitiques contemporains » (Guimont-Marceau 2014 : 34). Nos données confirment la pertinence de cette conception dynamique du territoire, puisqu’elle accorde une place plus grande à ses dimensions intersubjectives et intègre les modes d’appréhension mentaux, émotionnels, spirituels et physiques à parts égales. De même, il importe d’adopter une perspective socioconstructiviste du concept (Barth 1995[1969]; Juteau 1996; Genest 2017; Poirier 2000) selon laquelle les modes d’appréhension du territoire sont construits socialement (Ingold 1993; Williams et Stewart 1998) en fonction d’un ensemble complexe de significations régulièrement contestées et renégociées, entre personnes et entre groupes (Rodman 1992).

Gerdine Van Woudenberg parle quant à elle de production et de reproduction du paysage culturel plutôt que de territoire (2004). L’ethnohistorienne prend justement l’exemple de la nation w8banakii pour mettre en lumière les angles morts de l’historicité occidentale dominante et l’incohérence de son regard colonial et patriarcal sur les territorialités, les droits et les pratiques coutumières autochtones, selon lequel les enjeux territoriaux seraient de prérogative masculine. En effet, une foule de responsabilités associées aux femmes et historiquement documentées nécessitaient de celles-ci une connaissance approfondie de l’environnement[25] (Van Woudenberg 2004). Le regard colonial y a pourtant perçu — et reproduit dans son historicité — une dynamique occidentale où le camp, auquel les femmes auraient été confinées, s’est transformé en foyer, qu’on a associé au domaine féminin. Cette vision a pour effet de subjuguer les savoirs écologiques des femmes en les reléguant aux questions domestiques et secondaires. Pourtant, affirme Van Woudenberg :

Lorsqu’on commence à examiner la connaissance détaillée de l’environnement qui était nécessaire pour récolter les produits que les femmes utilisaient pour la subsistance, la médecine et la fabrication d’objets — racines et tubercules; légumes verts, baies et noix, écorce, bois, feuilles et plantes, pour ne nommer que ceux- là —, il devient évident que les femmes devaient être aussi familières avec leur environnement que les hommes du groupe.

Van Woudenberg 2004 : 78

Cette dissociation des femmes au territoire semble avoir été au centre du projet colonial et demeurerait inhérente à la conception canadienne du droit autochtone (Van Woudenberg 2004; Basile 2017). Sans contester ce regard, cet ordre juridique patriarcal est reproduit et réifié encore aujourd’hui par les processus politiques et territoriaux de revendication et de consultation. En mettant l’accent sur les activités de chasse, de piégeage et de pêche dans les luttes pour les droits ancestraux, on occulte ou marginalise d’autres types d’activités qui relèveraient davantage des femmes. Ces biais sont aussi reproduits dans les recherches portant sur les Premières Nations, et ce, encore aujourd’hui (Turner 1996). Ces constats ont trouvé une importante résonnance dans les travaux du Bureau du Ndakina et ont servi de point d’ancrage théorique et critique à notre démarche. Cet angle mort est reproduit dans le processus de consultation territoriale, souvent inconsciemment, par les acteurs de la consultation territoriale et les instances autochtones qui acceptent de jouer ce jeu.

Rôles des femmes dans la société w8banakii

Un bref portrait de certains rôles que les femmes ont joués dans la société w8banakii s’avère nécessaire pour bien saisir son expression contemporaine. Dès le début du projet, il est apparu évident que les Aln8baskwak ont investi des espaces de mobilisation politique depuis longtemps, tantôt de façon explicite et tantôt implicite. En nous intéressant à l’histoire de la colonisation, il apparaît essentiel de rappeler que celles- ci n’ont pas été passives face à cette discrimination et ces oppressions. Deux exemples suffiront à illustrer leur impressionnante résistance culturelle et identitaire. D’une part, l’histoire de la vannerie constitue un symbole puissant de résistance face aux efforts de sédentarisation et de prolétarisation de l’État (Nash 2002). D’autre part, de notre brève revue de la couverture journalistique du sujet, le militantisme et le féminisme w8banakii se sont imposés comme des thèmes incontournables, directement liés à la lutte des femmes contre le colonialisme de l’État canadien et ses lois discriminatoires et ses effets doublement discriminatoires sur celles- ci.

L’art,l’artisanatetleterritoire:résistancepolitiqueetidentitaire

La vannerie w8banakii de frêne noir (Maahlakws) et de foin d’odeur (wli mskiko) est centrale à l’histoire et à la culture de cette Première Nation. Les Aln8baskwak sont au coeur de cette industrie qui a permis à la Nation de survivre et de prospérer pendant plus d’un siècle. Au 19e siècle, les femmes w8banakiiak occupent le principal rôle de soutien financier au sein des familles grâce à la prospérité créée par le commerce de la vannerie. Déjà, plusieurs femmes veuves ou non mariées possèdent leurs propres maisons et engageaient d’autres femmes de la communauté ou des villages voisins pour les libérer des tâches domestiques (Nash 2002; données d’entretiens). Sylvia Watso, Aln8baskwa d’Odanak et l’une des fondatrices de l’Association des Femmes Autochtones du Québec, nous a corroboré cette information :

Mais des femmes ici, comme Mme Alice Masta-Wawanolett qui était sans doute la personne la plus riche du village. Et comme, ma grand-mère, elles ne se sont jamais remariées quand leurs maris sont décédés… Because now she was the boss, well, she was always bossy [rires]. Alice, elle avait plus de terrain que son mari. She was forceful ! Même sa voix impressionnait…

Sylvia Watso, Aln8baskwa d’Odanak

Figure 2

Dora O'bomsawin (1889-1952) et Anna Panadis (1883-1955) en 1937, participant à une journée de célébration et de démonstration de savoir-faire pour l’arrivée du nouveau prêtre Monsieur Taillon à Odanak.

Source : archives du Musée des Abénakis

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Le mode de vie des vannières, qui impliquait une mobilité saisonnière pour se rendre aux points de vente estivaux et un travail à l’année longue, apparaît incompatible avec celui d’agricultrice, rôle auquel l’agent des affaires indiennes s’affaire à convertir la Nation (Audet 2011). En effet, l’été, les femmes, parfois seules à s’occuper des enfants, partent vendre leur production de paniers de l’autre côté de la frontière (York Beach, Saratoga Springs, Alburg Springs, Highgate, Intervale, Ogunquit, etc.) (Bureau du Ndakina, données non publiées; Michel Durand-Nolett; Gélinas 2007). Rappelons que la frontière canado-américaine est artificielle et imposée à leurs yeux et que les femmes étaient toujours sur le Ndakina — un point de vue qui fut réitéré lors des ateliers. On doit relever ici la continuité culturelle dont la pratique de la vannerie est devenue symbole. Impressionnée par cette continuité malgré les transformations sociales, Alice Nash écrit :

[P]eu importe leur mode de subsistance, les [W8banakiiak] ont toujours réussi à survivre à l’intérieur de leur propre espace, avec une intervention minimale du gouvernement. De plus, la chasse et l’industrie des paniers constituaient non seulement des façons « amérindiennes » de gagner sa vie, mais aussi une expression et une affirmation de l’identité abénaquise qui donnaient aux gens le sentiment de participer à l’aspect matériel du monde moderne tout en demeurant distincts.

Nash 2002 : 28

L’artisanat et l’art dépendent d’un accès direct ou indirect au territoire pour s’approvisionner en matière première. En étudiant la vannerie des Premières Nations du Nord-Ouest, Nancy J. Turner (1996) expose le biais masculin[26] du regard archéo-ethnographique sur leur mode de vie : « sans doute non délibéré, mais persistant, qui a oblitéré la contribution culturelle et économique des femmes […] et qu’on peut attribuer au désintérêt général que la plupart des archéologues et des ethnologues ont éprouvé à l’égard des plantes et de leur transformation […] ». (Turner 1996 : 57) Pour elle, l’étude de cet art autochtone permet justement de s’en extirper quelque peu (Ibid.)[27]. Dans son texte, on comprendra qu’elle tend à réhabiliter l’expertise et les contributions des femmes dans l’histoire des Premières Nations et dans les travaux de recherche.

De fait, la vannerie repose sur un ensemble de savoirs écologiques spécialisés et des techniques sophistiquées : la localisation des bons peuplements, le moment propice pour cueillir, la sélection des spécimens, la méthode de récolte — qu’il s’agisse de frênes, de foin d’odeur, de racines ou d’écorce, etc. — les propriétés de chaque espèce, etc. L’intérêt récent que le Bureau a porté à la vannerie w8banakii dans le cadre du projet Femmes et territoire et d’un autre intitulé Abaznodali8wdi : la route des paniers (voir Niona et al. 2021) a aussi mis en lumière une série de préoccupations exprimées par les femmes de la Nation concernant l’accès aux ressources et aux effets cumulés des changements climatiques et de la transformation du paysage. Le foin d’odeur se fait de plus en plus rare sur le Ndakina, et sa qualité décroît à cause de l’érosion et la dégradation de son habitat, accentuées par les changements climatiques, l’agriculture intensive et de l’usage d’herbicides (Michel Durand-Nolett, aîné d’Odanak et porteur de savoirs). Les vannières s’approvisionnent désormais auprès d’autres Nations ou de fournisseurs. Certaines en font pousser chez elles, faute d’accès à des territoires adéquats, ce qui exigerait beaucoup de travail d’entretien des plants et de connaissances botaniques. Le frêne noir, quant à lui, est menacé à la fois par l’agrile du frêne, une espèce exotique envahissante dont la prolifération est exacerbée par le réchauffement climatique, ainsi que par un certain nombre de pressions sociales et environnementales : perte d’accès à des peuplements, modifications de l’écosystème, inondations et sècheresses extrêmes, agriculture en zones riveraines, etc. Ces pressions sur l’environnement courent également le risque d’affecter la qualité des arbres, pour qu’ils puissent servir à la vannerie. Ces deux espèces sont centrales à la pratique et comportent une dimension sacrée.

La vannerie et les autres formes d’art et d’artisanat sont maintenant perçues par des participantes comme un geste à nature politique et de résistance identitaire et même comme une activité spirituelle. Une jeune vannière présente à un atelier nous a parlé de la « survie culturelle » que signifie pour elle la vannerie. Elle nous explique que, ayant perdu sa langue, l’aln8ba8dwaw8gan, le fait de produire des paniers représente une manière de perpétuer sa culture. Une autre considère sa pratique artistique comme un hommage aux ancêtres, qui ont su être si créatifs à partir des ressources naturelles environnantes.

À travers un réseau d’entraide qui mobilisait tout le village d’Odanak, la vannerie aurait donné lieu à une forte mobilisation des femmes qui aurait vite dépassé l’objectif de production : les femmes échangeaient et s’organisaient « pour ne laisser personne dans le besoin » (Annette Nolett). À Odanak, un des premiers lieux de mobilisation entre femmes fut justement le « cercle des ménagères ». Dans une entrevue menée par des jeunes du village, Nicole O’Bomsawin raconte l’importance qu’a eue cette organisation dans la constitution d’un dialogue entre femmes sur des enjeux qui les concernaient :

À Odanak, je pense que c’est le cercle qui a duré le plus longtemps. Ça a commencé dans les années 1940-45, après la guerre. C’est le ministère des Affaires indiennes qui avait mis ça en place pour que les femmes indiennes « s’organisent ». Pour qu’elles apprennent à faire de l’artisanat. […] le cercle des ménagères à Odanak, je pense qu’il a arrêté en 1990. Ailleurs, ça n’a pas fonctionné, mais chez nous, ça a donné le goût aux femmes d’être ensemble. C’étaient des femmes ménagères indiennes. C’étaient des femmes à la maison qui voyaient des choses qu’il fallait faire et qu’il y avait des vides. C’étaient des femmes avec des enfants donc elles organisaient des activités pour les enfants parce qu’ils n’avaient rien. Ils n’avaient pas de terrain de jeux. Elles se regroupaient pour trouver du financement pour les terrains de jeux ou elles se regroupaient pour demander aux hommes de faire une patinoire. Pis en plus, elles faisaient des pyjamas et autres choses pour la croix rouge. Elles faisaient des oeuvres de charité.

Nicole O’Bomsawin

Ce cercle, devenu un lieu d’entraide et de solidarité, contribuait au sentiment de communauté. Des femmes y cousaient des vêtements et préparaient à manger pour d’autres. La vannerie est devenue un facteur de rassemblement et a favorisé la consolidation de ce réseau. Qui plus est, elle semble avoir engendré une politisation des femmes. Cet univers a créé un certain levier politique supportant la survie culturelle et une émancipation pour les Aln8baskwak, sans qu’elles aient à basculer contre leur gré dans les structures économiques coloniales ou exogènes.

Féminismew8banakii:contrepouvoir,systèmesetactionspolitiquesparallèles

Lors d’un atelier, nous avons interrogé les participantes sur l’impressionnante action politique des Aln8baskwak qui existe depuis si longtemps. En effet, plusieurs femmes ont été très impliquées dès les débuts de la mobilisation des femmes autochtones du Québec telles que Sylvia Watso, Évelyne O’Bomsawin, Dolorès Wawanolett, Nicole O’Bomsawin et Thérèse Bernard. On nous a expliqué qu’en raison de la situation périurbaine des deux communautés — situées au Centre-du-Québec — entourées de villages et de villes allochtones, doublé par la faible population de la Nation et par sa diaspora, les Aln8baskwak ont été parmi les premières autochtones à subir, rapidement et rudement, les conséquences discriminatoires de la Loi sur les Indiens. En effet, avant l’adoption du projet de loi C-31 en 1985, la dissociation des femmes au territoire à la base du projet colonial s’est notamment exprimée par son inscription dans la disposition de la Loi qui stipulait que les femmes ayant marié un allochtone perdaient automatiquement leur statut d’« Indiennes » et devaient quitter leur communauté[28]. Cette clause 12-1) — b) dite d’« émancipation involontaire » fut d’ailleurs renforcée par l’amendement de 1951 à la Loi. Bien que nous nous intéressions en premier lieu aux enjeux liés au territoire, les femmes ont orienté les discussions vers ce sujet, tant il est au centre de leur expérience et tant les effets se font encore ressentir aujourd’hui. Il fut intéressant de discuter des répercussions de cette politique sur le lien au territoire et sa transmission aux générations suivantes.

Loin de nous l’idée d’affirmer que les femmes de cette Nation ont été les seules à vivre ces conséquences à la fois nombreuses et intergénérationnelles de ce phénomène particulièrement généralisé aux nations situées dans la vallée du Saint-Laurent.

Figure 3

Parade du Pow Wow d’Odanak de 1985, à la suite de l’adoption du projet de loi C-31

Source : archives du Musée des Abénakis

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Aux dires des participantes à l’un des cercles de discussion, celles-ci ont subi la discrimination prévue dans la Loi très tôt dans l’histoire et très rapidement, dû à la situation géographique et démographique, les menant à se mobiliser. En revanche, une autre participante avait renchéri que « le féminisme était déjà présent, les femmes représentant le coeur de leur Nation. La loi est venue enlever ça, provoquant le retrait des femmes qui ne pouvaient plus prendre leur place par la suite… ». Une autre encore nous a raconté plusieurs stratégies développées en résistance à la clause 12-1)— b) de la Loi sur les Indiens. Puisque les femmes de la Nation ne pouvaient pas transmettre leur statut pendant une longue période, elles pouvaient, au moins, transmettre leur culture et leur nom de famille. De même, en ne se mariant pas, ou en ne dévoilant pas l’identité du père des enfants, l’alinéa 12-1)— b) ne s’appliquait pas.

Maintes conséquences de cet article de la loi sont toujours ressenties. Et encore aujourd’hui, les participantes affirmaient que ce sont souvent les femmes qui « poussent » — c’est-à-dire qui militent pour faire avancer les débats au sein de la Nation, car « elles ont beaucoup de blessures à guérir ». Justement, disent-elles, auparavant, c’étaient les femmes de la Nation qui se chargeaient des cérémonies qui visaient à guérir et orienter la communauté vers « un retour nécessaire vers un but commun, un point rassembleur ». Leur rôle ne se serait donc que modernisé ou actualisé avec de nouvelles luttes pour la justice et la guérison sociale. On nous a énuméré plusieurs exemples de mobilisation : des marches, des rassemblements et des banderoles, en soutien à plusieurs causes telles que la crise d’Oka, la promotion de la non-violence, ou encore pour garder les enfants dans la communauté grâce à l’aide des grand-mères et des tantes, etc. Aujourd’hui, le racisme ou la violence conjugale et sexuelle ont été identifiés comme de nouvelles luttes à poursuivre (ENFFADA 2019).

Et où se situe le lien au territoire dans cette histoire ? Plusieurs femmes furent claires sur le point que la lutte pour la restitution du statut est en soi une lutte pour leurs droits au territoire, pour elles et leurs descendants (au territoire des communautés et pas le biais des droits des membres de la Nation, à l’échelle du Ndakina, plus largement). De plus, la lutte pour l’accès à la terre et à la propriété sur communauté (terrains et maison) a aussi émergé lors des échanges comme un enjeu d’importance lié à la restitution du statut, mais aussi au maintien et à la transmission de la culture. Sachons qu’à l’âge d’or de la vannerie (au 19e et une partie du 20e siècle), de nombreuses femmes veuves ou célibataires étaient propriétaires terriennes. Or, bien que l’amendement de 1985 ait permis le retour de plusieurs femmes sur les communautés, pour ce faire, elles avaient besoin de logements. Elles ont alors convaincu le conseil de bande d’Odanak de bâtir 21 maisons qui ont été attribuées aux femmes retrouvant leur statut.

Bref, bien avant d’être admises à des postes décisionnels officiels, les femmes ont donc été actives dans la politique interne des communautés, notamment concernant les enjeux de protection du territoire. La vignette 1 qui suit illustre que cette attitude n’est pas nouvelle.

Expression du lien au territoire

Durant les ateliers et les discussions, les femmes ont affirmé clairement qu’elles n’utilisaient pas moins le territoire que les hommes. Parfois, elles l’occupent pour des raisons différentes et à des moments de la vie spécifiques et déterminants sur le plan de la construction identitaire et de la cohésion familiale.

Un sondage datant de 2014-2015, mené lors du ProjetNdakina, a interrogé 195 membres de la Nation et visait à obtenir un portrait global représentatif (probabiliste) de l’utilisation et de l’occupation de territoire par les W8banakiiak. La pêche et la cueillette sont des activités qui se pratiquent également selon le genre des répondant.tes. Pour la chasse, des femmes pratiquent ou ont pratiqué cette activité, mais dans une proportion moindre que les hommes alors que la trappe est davantage masculine. Les résultats de ce sondage furent corroborés par notre démarche, qui nous a permis de contextualiser ces constats auprès des participantes :

Intervieweur: Et est-ce que tu y allais avec d’autres femmes, ou d’autres membres de la famille ? Des fois c’est en famille ?
Ma mère était là, mais ce n’était pas un truc d’hommes ou de femmes spécifiquement, des fois ma cousine, des fois mes cousins, mais y’avait pas de genre spécifique associé à l’activité… J’avais l’impression que la cueillette des têtes de violon, c’est peut-être un peu plus féminin… Mais c’est vraiment juste une impression.
Je pense que c’est probablement un peu des deux… Je pense que c’est aussi la notion d’utilisation du territoire qu’automatiquement je pense à la chasse et la pêche. Mais c’est vraiment dans la conception de cette notion-là, qui fait qu’il y a moins de gens qui vont… C’est sûr que oui, il y a moins de femmes qui vont avoir tendance à pêcher, mais tu sais, la notion d’aller faire de la cueillette et des choses comme ça, ça me semble assez présent !

Aln8baskwa 308

Entre autres raisons, ces observations peuvent s’expliquer par le fait qu’il est plus aisé de pêcher et de récolter des ressources que de chasser ou trapper à proximité des communautés et en y emmenant les enfants, dont elles ont souvent la charge (discuté à la section 3.3).

Pour résumer les perspectives qui ont été partagées, nous proposons d’organiser celles-ci selon les dimensions physique, émotionnelle, mentale et spirituelle du lien au territoire, afin qu’elles soient en concordance avec les quatre quadrants de la roue de médecine. Une foule d’éléments et de symboles sont associés à chaque cadran de la roue ainsi qu’un stade de la vie (enfance, adolescence, âge adulte et aîné). Nous verrons plus loin que les données du projet ont résonné à plusieurs de ces niveaux et qu’à ces différents moments de la vie, le lien au territoire semble ressurgir (section 3.2). Les éléments contenus dans la figure suivante ont été identifiés à partir des entrevues. Cette classification — dont nous présentons une tentative ici — propose d’adopter l’approche holistique comme un véritable cadre conceptuel opérationnalisable. Les quatre dimensions sont complémentaires et non mutuellement exclusives.

Figure 4

Expression du lien au territoire des Aln8baskwak ayant participé à la démarche divisée selon les 4 cadrans de la roue de médecine

Expression du lien au territoire des Aln8baskwak ayant participé à la démarche divisée selon les 4 cadrans de la roue de médecine

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Pour la suite de cet article, nous élaborons trois des grands thèmes couverts par le projet à partir desquels il a été possible d’émettre des constats, soit : une série d’obstacle identifiés par les participantes comme affectant leur accès au territoire; certains moments de la vie d’importance pour les femmes lors desquels le lien au territoire semble ressurgir; et le rôle des femmes et du territoire dans la transmission culturelle. En élargissant la notion de territorialité, nous avons pu évaluer la multiplicité des raisons pour lesquelles les femmes fréquentent le territoire qui, pour nombre d’entre elles, se fait pour d’autres motifs que celui du prélèvement de ressources. Le caractère thérapeutique, apaisant, anxiolytique et introspectif des séjours en territoire a été très souvent évoqué lors des entretiens :

Oui au niveau symbolique, mais juste le fait que… On ne peut pas continuer à avoir des enfants s’il n’y a pas un espace pour vivre. C’est la base de la survie, dans le sens qu’il faut qu’il y ait une place, une façon de les nourrir […]. Tu sais le lien est vraiment présent… Je veux dire, j’ai développé un attachement à des lieux que je vais dans l’bois, proche d’ici, parce que c’est là que je vais chercher une paix d’esprit, une reconnexion, tout ça…

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Une autre dimension d’importance concerne l’accès parfois indirect au territoire, entre autres pour l’usage alimentaire, médicinal (petits fruits, pousses de sapin, thé des bois, molène, etc.) et artisanal (coquillages, frêne noir, foin d’odeur, épines de porc-épic, etc.). Les produits de la chasse et de la pêche sont également préparés en famille la plupart du temps. Par ailleurs, une participante associe la différenciation genrée des rôles sociaux à l’empreinte laissée par la religion catholique sur les mentalités, dont les traces seraient encore saillantes dans sa communauté d’appartenance :

Je ne sais pas, est-ce que peut-être que… le côté plus genré est clairement venu avec les idées de la religion catholique je pense. C’est certain que ça a eu un impact sur la perception de la place de chacun dans l’utilisation et l’occupation du territoire. Sans entrer dans les détails au niveau des croyances ou quoi que ce soit… Ma spiritualité est vraiment plus orientée vers le traditionnel. […] j’ai l’impression qu’il y a eu ça qui a eu un print dans les communautés sur la place de l’homme et de la femme dans les activités quotidiennes.

Intervieweur : Quand les gens se sont plus sédentarisés et ça a marqué la mentalité ?

Définitivement, oui la notion de sédentarisation, mais la religion catholique a quelque chose de très genré, la place de l’homme et de la femme. Et quand ils sont arrivés ici, il y a eu énormément d’évangélisation, et je pense qu’il y a ça aussi qui a eu un impact. Comment ? Je me suis promenée et j’ai des bonnes connaissances dans plusieurs communautés et j’ai l’impression que les endroits où cet esprit-là a plus marqué, bien c’est sûr que [la différenciation genrée des rôles] est encore plus marquée…

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Selon cette participante, cet héritage de la christianisation aurait été graduellement incorporé à plusieurs niveaux. Rappelons aussi que la religion (catholique et protestante) a eu maints effets sur la Nation et a longtemps eu une influence importante notamment via les efforts des missionnaires, puis l’école de jour (l’académie Saint-Joseph, devenue le Musée des Abénakis après sa fermeture) ou par les pensionnats, auxquels certains jeunes d’Odanak et de W8linak, aujourd’hui décédés ou aînés, ont été envoyés dans leur jeunesse (Bousquet 2016).

Desobstaclesauterritoire

Certains obstacles au territoire ont été identifiés lors de la démarche. Des raisons très pragmatiques peuvent expliquer la variabilité dans la fréquence de la pratique d’activité en territoire telles que : l’emploi du temps chargé typique du mode de vie contemporain, le lieu de résidence éloigné de secteurs accessibles aisément, les difficultés liées au transport et au manque de disponibilité de proches à accompagner, etc. Parmi ces observations, le manque de temps à consacrer aux apprentissages culturels et d’occasion en territoire furent souvent évoqués :

Oui peut-être un peu plus avant, est-ce que c’est l’effet du mode de vie actuel ? […] Peut-être qu’avant il y avait une plus grande utilisation, j’ai souvenir d’une voisine qui allait pêcher avec ses filles, des choses comme ça, alors oui peut-être… Et il faut que ça devienne une espèce de choix de vie, de vivre sa culture… Dans ce genre de contexte là, parce que tu sais, l’appel de la ville devient vraiment facile dans ce temps-là ! [Et il faut] que quelqu’un te l’ait montré, t’ait donné le goût… Et encore là, ma mère m’amenait beaucoup cueillir des petits fruits, identifier des oiseaux, plein de choses comme ça ! Alors encore là, j’ai peut-être eu beaucoup de gens qui m’ont emmenée vers ça en grandissant…

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D’autres causes environnementales et sociales créeraient des obstacles à l’accès au Ndakina :

  • La difficulté d’approvisionnement en matériaux;

  • La transmission des connaissances et besoins de formations autant dans les plantes que la chasse et l’artisanat, la cuisine traditionnelle, etc. ;

  • L’abondance des tiques dans la Commune et les boisés, où des cas de tiques porteuses de la bactérie de la Borrelia burgdorferi causant la maladie de Lyme furent recensés, et sur le Ndakina en général, un problème croissant et exacerbé par les changements climatiques :

  • La pratique de la chasse limite grandement les marches dans le bois tant à l’automne qu’à l’hiver (les modalités de la chasse des W8banakiiak n’étant pas les mêmes que celles des citoyens canadiens allochtones, en vertu d’une entente administrative avec le gouvernement provincial (voir GCNWA 2022a et 2022b);

  • Le manque d’entretien des sentiers forestiers, encombrés par des arbres;

  • Le besoin de pistes cyclables sécuritaires sur le territoire des communautés et autour.

Par ailleurs, plusieurs femmes ont rappelé qu’il existe une diversité des modes d’expression du lien au territoire des femmes de la Nation et que cette diversité est insuffisamment représentée au sein de la Nation. Selon une participante, l’importance de rendre le territoire accessible aux femmes devrait devenir un chantier du Bureau du Ndakina. Il ne s’agirait donc pas seulement de mettre en lumière le lien qu’elles ont maintenu ou qu’elles ont perdu, mais de soutenir et valoriser un retour au territoire et à la culture. Le projet pourrait servir à identifier de nouvelles modalités territoriales des femmes w8banakiiak à valoriser et soutenir. Une autre nous disait :

Je pense que […] amener les gens ensemble en général, ça sera toujours bon… Ça crée une reconnexion. Et à cette heure, avec la technologie, aller chercher les jeunes avec les réseaux sociaux, c’est plate, mais je pense que ça manque ! Encore là, je vois énormément de mouvements au niveau des jeunes adultes, ados sur plein de communautés, ça passe beaucoup par ça…

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1er constat : de l’importance des modèles féminins diversifiés

L’importance de valoriser davantage de modèles féminins occupant le territoire de diverses manières fut relevée pour décloisonner les activités des conceptions genrées. Les réseaux sociaux contribuent à ce genre de rôle d’influence :

Je suis beaucoup les réseaux sociaux, Instagram, il y a beaucoup de mouvements au niveau des communautés des Premières Nations et des jeunes, et y’a ça beaucoup qui ressort, d’avoir des modèles concrets, modernes et actifs dans leur environnement. On parle de ça, ce matin encore, on parle d’occupation du territoire, un vidéo qui a été fait par le site web des […] Premières Nations, c’est une fille qui montre des trainings et des façons d’utiliser l’espace et pour se tenir en forme, être dehors, mais en ayant des notions plus actuelles… au travers de ça… C’est plus moderne, il y a la notion d’aller chercher des [modèles].

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Dans cette optique, l’équipe du projet a produit quatre portraits de femmes de la Nation. Cela visait à répondre à cette sous-représentation de la diversité de la territorialité w8banakii tout en profitant de l’occasion pour valoriser certains résultats de la démarche sous une forme simplifiée.

Destrajectoiresmultiples

Quand les femmes vont-elles sur le territoire ? Parler de territoire avec les femmes nous a menés invariablement à parler de culture et de droits et des pressions exercées par les politiques coloniales. En discutant avec les participantes de leur parcours de vie, si les cheminements diffèrent grandement d’une à l’autre, nous en avons néanmoins relevé des convergences, profilant deux trajectoires récurrentes. Les femmes fréquentent le territoire, tantôt selon les mêmes modalités que les hommes de la Nation, et tantôt, en des lieux et des moments plus spécifiques de la vie et pas nécessairement pour les mêmes raisons.

Pour certaines, les activités et les savoirs liés au territoire sont acquis et ont été omniprésents en grandissant. Il s’agit pour la plupart des femmes ayant suivi cette « trajectoire » d’une tradition familiale. De même, en discutant de territoire, les femmes se réfèrent souvent à certaines périodes de leur vie spécifiques : l’enfance, l’adolescence, le début de l’âge adulte, la maternité et le rôle de grand-mère. Plusieurs en parlaient au passé, enfant ou adolescente, lorsqu’elles suivaient leurs parents ou leurs grands-parents. D’autres ont semblé réactiver leur lien au territoire au moment de devenir mère et grand-mère, pour amener les enfants faire des activités de tout type en forêt (promenades, leur apprendre à attraper le petit gibier, la cueillette de fruits et de plantes, etc.).

Cette perspective met aussi en lumière un important rôle des femmes dans la transmission des savoirs et des techniques aux enfants et que cette activité familiale joue un rôle dans la construction de l’identité. Or, plusieurs mentionnaient être conscientes que chaque famille n’a pas cette « chance ». Pour bien comprendre cette observation, il est essentiel de bien l’ancrer dans le contexte sociohistorique w8banakii. La perte du statut des femmes pendant une longue période, couplé à l’enseignement chrétien et d’autres facteurs sociodémographiques ayant favorisé une certaine rupture dans la transmission de la langue et de l’identité familiale et culturelle de nombreuses familles (cf. vignette 2) :

Se réapproprier le territoire, et réellement sentir la connexion, ça devrait être une évidence, mais je sais que ce n’est vraiment pas tout l’monde. Moi, c’est parce que j’ai eu cette éducation-là. J’ai eu la chance de grandir sur la réserve et d’avoir l’éducation qui m’a amenée à avoir un intérêt, mais, tu sais, ce n’est pas tout l’monde qui a les deux nécessairement…

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De fait, un second profil s’est dessiné de nos rencontres s’apparentant plutôt à un phénomène de résurgence et de réappropriation culturelle, associé à la construction identitaire, à l’histoire à la situation géographique des communautés et au fait qu’une portion de la Nation habite en ville (Trois-Rivières, Montréal, Québec, Sorel, Nicolet, etc.)[29].

Une aînée participant au premier atelier nous expliquait cette trajectoire « type » des jeunes Autochtones urbains qui font un retour vers les communautés et leur culture en vieillissant, pour y retrouver un ancrage identitaire : « ils se réapproprient des territoires cédés par les parents [et les ancêtres]. On remarque que, quand les jeunes sont en détresse, ils retournent à leur culture d’origine ». Cette intervention fut annonciatrice des résultats qui émaneraient du projet. Pour plusieurs femmes rencontrées, « l’identité [w8banakii] s’est beaucoup développée en vieillissant », ayant vécu ce qu’elles perçoivent comme un « retour aux racines » (Aln8baskwa 311). Durant la vingtaine, pour une participante, les activités sur le territoire comme l’apprentissage des techniques de pêche deviennent « une façon de me rapprocher de ma culture, c’était vraiment un moyen pour moi de reconnecter avec ma culture » (Aln8baskwa 310). Pour une autre, « la culture a ce pouvoir rassembleur » et il est dommage que beaucoup de savoirs se « perdent » lorsque la transmission orale est rompue :

En fait, ces savoirs ne sont pas nécessairement perdus, mais sont souvent dans une sorte de latence et pourraient être réanimés. Toutefois, ça prend des occasions de transmission. Aussi, dans beaucoup d’activités, les gens n’osent pas vraiment participer lorsqu’ils ne connaissent pas le sujet ou les autres participants.

Aln8baskwa 311

2e constat : importance et intensité plutôt que fréquence

Sans que les participantes se considèrent comme des usagères fréquentes du territoire, nous constatons que l’importance du territoire émerge à des moments charnières de leurs vies. Ainsi, les critères d’intensité et d’importance (psychique, sociale, culturelle et identitaire) de moments critiques passés en territoire nous permettraient de mieux qualifier et d’interpréter les impacts des changements au territoire sur la construction identitaire et le sentiment de continuité culturelle. Cette importance doit être qualifiée en termes psychique et symbolique et aller beaucoup plus loin que la fréquence ou la fonction immédiate d’une activité traditionnelle.

Lesrôlesdesfemmesetduterritoiredanslatransmissionculturelle

Ce bref exposé des données souligne que le territoire est le lieu d’expression privilégié de nombreux aspects de la culture et de l’apprentissage de savoirs et de techniques, de la construction identitaire et du sentiment d’appartenance au territoire et à la Nation (notamment documenté par Basile 2017). C’est en ce sens qu’en contexte autochtone, des auteurs parlent du territoire comme « matrice de culture » (Martin et Girard 2009, cités dans Landry et al. 2020 : 125). Pour une femme rencontrée, la survie de la langue dépend de la possibilité de nommer les choses, et donc, d’un accès à des espaces naturels : « Il faut que je voie du foin d’odeur pour pouvoir apprendre à dire “foin d’odeur” [wli mskiko] ! » (Al8baskwa 307) C’est aussi le lieu d’apprentissage d’une certaine éthique de la responsabilité à l’égard de celui-ci :

On récoltait quelques poches [de têtes de violon]. Mais moi j’avais toujours… Comme mon grand-père me l’a montré et ma mère est très forte là-dessus : quand tu cueilles, il faut faire très attention à comment tu cueilles et à la quantité ! Alors j’évitais les talles qui étaient surexploitées par les gens de la région, parce que le ramassage des têtes c’est une activité classique dans l’coin de W8linak, les gens vont en forêt en ramasser, que tu sois autochtone ou non…
Alors moi j’ai beaucoup l’idée de faire attention, si on cueille toute la talle, le pied ne reviendra plus l’année prochaine… On a beaucoup cette notion-là de conservation de la ressource à long terme.
Il faut alterner les lieux et ne pas surcueillir : si tu prends tout… Parce que c’est un pied de fougère, parce que si t’en as 6 de disponibles, il faut en prendre 3 ou 4 maximum, pas tous !

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Les apprentissages peuvent également avoir lieu horizontalement, entre femmes du même âge ou grâce à des échanges avec des femmes d’autres Premières Nations, surtout pour celles habitant en ville ou par le truchement des réseaux sociaux : « Comme il y a plus de monde, c’est plus facile pour les plus jeunes, les ados, pour s’identifier à d’autres membres de la communauté, parce qu’il y a plus de gens… Et si on regarde sur les plus petites communautés, ça se fait beaucoup à l’extérieur… » (Aln8baskwa 308)

3e constat : l’importance des territoires de proximité pour les femmes et pour la transmission culturelle

Les responsabilités familiales et l’horaire chargé des femmes rendent encore plus important l’accès à des territoires à proximité des communautés. L’apprentissage et la transmission des techniques deviennent alors possibles (chasse au petit gibier, cueillette, pêche) en plus de pouvoir y passer des moments en famille. La pêche et la cueillette, par exemple, peuvent plus aisément être pratiquées par la communauté dans les environs.
Oui vraiment autour, et près de la rivière Bécancour. Y’avait une talle que je faisais qu’on y allait en canot, parce que les têtes de violon étaient plus grosses parce que personne n’allait là
Intervieweur : Parce que c’était moins accessible ?
Oui, pis nous ça ne nous dérangeait pas, on prenait le canot à deux, on allait faire l’île et on ramenait des poches. […] Et encore là, moi c’est l’éducation que j’ai eue, mes amis, mes cousins- cousines, quand on était plus jeunes et qu’on n’avait rien à faire, on partait en canot sur la rivière ! C’est ça, là, la rivière Bécancour, alors ça reste vraiment proche de la communauté.

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Ainsi, des impacts sur les cours d’eau, le poisson, son habitat ou sur la pêche pourraient avoir des effets plus grands sur les femmes. L’accès à des territoires éloignés leur est plus difficile tout comme l’est pour certaines la possibilité de partir pour de longs séjours en territoire ou de parcourir de longues distances dans le cadre de leurs activités « traditionnelles ». Cette observation explique sans doute partiellement pourquoi tous les lieux identifiés comme particulièrement importants à protéger par les participantes étaient situés à proximité des communautés. Or, l’accès aux territoires libres se fait de plus en plus rare dans leurs environs et la plupart des terres non privées (administrées par la Couronne) sur le Ndakina sont loin, les rendant moins attrayantes. Ces défis iraient même parfois jusqu’à décourager temporairement certains membres de pratiquer leurs activités et cela causerait parfois des ruptures dans la transmission. Ce constat concerne aussi la chasse et la collecte du petit gibier au collet, car cette dernière technique nécessite des visites fréquentes sur ses lignes de trappe (à l’extérieur des territoires de réserve et donc plus éloigné du lieu de résidence, compte tenu de la faible dimension des deux communautés) et ne justifie pas de longs déplacements.

En adoptant une analyse différenciée selon les groupes et le genre des membres de la Nation, ce constat sous-entend que les difficultés d’accès et les transformations qui ont lieu à proximité auraient des impacts plus importants sur la pratique d’activités « traditionnelles » et sur la transmission intergénérationnelle des savoirs. À la lumière de notre analyse, les jeunes, les femmes et les jeunes parents semblent particulièrement affectés par cette situation.

Conclusion

Notre démarche de mobilisation de connaissances a démontré que le lien des Aln8baskwak au territoire s’exprime de manière diversifiée : latent ou occasionnel pour certaines, et quotidien pour d’autres. Dans tous les cas, le territoire est pensé et les femmes ont partagé de nombreux discours sur celui-ci, ainsi que plusieurs préoccupations envers sa protection pour les générations futures. Le Ndakina est essentiel à la transmission culturelle et à l’identité. Les bienfaits des activités en nature tels que les sentiments de quiétude, ressourcement, bien-être et de continuité culturelle sont directement dépendants du territoire. De plus, certaines espèces d’importance, telles que le frêne noir, le foin d’odeur et des espèces de poissons, sont sérieusement menacées (perchaude et, dans une moindre mesure, l’esturgeon), compromettant directement la relation des femmes W8banakiiak avec le territoire et, par conséquent, leur capacité de pratiquer des activités traditionnelles et de transmettre leurs connaissances.

Le défi d’intégrer adéquatement ces informations au processus de consultation territoriale persiste néanmoins. Le contexte actuel de changements climatiques et le développement du Ndakina ont engendré une perte d’accès et une dégradation de l’expérience. Cette perte d’accès a contribué à diminuer les occasions de sorties en territoire et d’apprentissages familiaux. De même, les cicatrices laissées par l’héritage encore prégnant des politiques coloniales sur la transmission culturelle et sur les familles ne peuvent être occultées de l’étude du lien au territoire. Une perspective historique s’avère essentielle pour bien comprendre dans quel contexte s’inscriront les impacts environnementaux futurs. En adoptant une vision holistique, on constate aussi que le lien physique et fonctionnel au territoire est surreprésenté dans les consultations territoriales. De ce fait découle l’importance de faire valoir que la pratique des droits ancestraux va bien au-delà des activités de prélèvement de ressources. Cela enjoint à concevoir de nouvelles voies d’impact dans les analyses des effets des transformations du paysage, permettant de mieux intégrer les autres dimensions de la territorialité. Il importe, pour cela, d’être sensible au fait que les impacts seront exprimés autrement et de manière parfois indirecte ou occasionnelle par les femmes ne fréquentant pas le territoire régulièrement. Cela ne veut pourtant pas dire que le Ndakina n’occupe pas un rôle déterminant dans la construction identitaire et la continuité culturelle et la vie de la Nation, au contraire. On sait par ailleurs que le sentiment de continuité culturelle est essentiel au bien-être (Chandler et Lalonde 1998). Le territoire devient alors à la fois lieu et symbole de guérison. Guérir par le territoire implique, sur le plan de la santé physique, l’usage des plantes, mais surtout, sur le plan psychique, de passer du temps sur le territoire de sa Nation. L’accès au territoire symbolise une réappropriation et une reconnexion à sa culture qui a pu être perdue pour certaines et valorise le sentiment d’appartenance.