Article body

Les « archives » ou l’« archive », que le mot se présente au singulier ou au pluriel, captent depuis une vingtaine d’années l’attention de questionnements et de champs disciplinaires toujours plus divers, en études littéraires, en philosophie, en psychanalyse, en sciences de l’information et de la communication, en anthropologie, en histoire de l’art et, bien entendu, au sein des études médiatiques ou cinématographiques (comme en témoignent le présent numéro de la revue Cinémas sur l’« Attrait de l’archive » et celui de la revue Intermédialités sur le thème « Archiver/Archiving » (Méchoulan 2011), pour ne citer que les exemples les plus récents). Il est possible de faire remonter la source de cette fièvre archivistique à l’inflation commémorative et mémorielle des années 1980, contemporaine de l’explosion des réflexions sur le couple « mémoire et histoire » et de l’élargissement exponentiel de la notion de « patrimoine ». Pour positifs et productifs que puissent être, pour l’essentiel, ces phénomènes et ces discours critiques, ils n’en demeurent pas moins symptomatiques d’une anxiété culturelle plus large concernant la relation que nous avons avec le passé — avec la gestion et l’usage de ses traces —, plongés que nous sommes dans un régime historique (et on pourrait ajouter médiatique) dominé par ce que François Hartog (2003) appelle le « présentisme », et qu’est venue exacerber, sur bien des plans, la révolution numérique. La nécessité, de plus en plus reconnue et valorisée, de la conservation et de la bonne transmission des legs du passé est sans cesse compliquée par le fait que nous générons aujourd’hui, toujours davantage et à toutes les échelles, infiniment plus d’informations que nous ne pouvons en préserver (sans parler de les gérer, de les ordonner, de les classer), sur des supports en définitive peu fiables et dont la pérennité n’est nullement garantie. En même temps que, grâce au numérique et à Internet, l’accès aux archives se « démocratise » et se mondialise (en apparence du moins), on assiste à un déracinement sans précédent des archives de leur lieu, de leur contexte et de leur matérialité, pourtant nécessaires à leur bonne compréhension et à la restitution de leur intelligibilité historique : l’artefact bien souvent se réduit à son information, privée de son support et coupée de ses dispositifs techniques, répondant ainsi à un fantasme de transparence et d’immédiateté de l’accès à un « contenu » qui en gomme en revanche les spécificités historiques, la matérialité propre, et en banalise trop souvent la réalité.

Bien entendu, cette histoire concerne, depuis longtemps, le cinéma et les images en mouvement, dont on a reconnu très tôt le rôle comme « nouvelle source d’histoire » (des écrits de Matuszewski aux premiers fonds conservant les images d’actualités, dès les années 1915). Aujourd’hui, cent ans plus tard, le sort des images en mouvement — menacées par l’obsolescence technologique des nouveaux supports (et les problèmes de migration qu’elle entraîne), ainsi que par les difficultés inhérentes à la conservation des supports traditionnels (avec la disparition annoncée de la pellicule cinématographique et des laboratoires, les stocks de pellicule nitrate non transférés et les syndromes divers qui touchent les pellicules safety) — est l’objet de préoccupations qui se heurtent à l’indifférence ou à l’aveu d’impuissance des pouvoirs publics, bien qu’elles aient engendré ces dernières années, en Europe et aux États-Unis, une importante littérature savante et des initiatives (conférences, festivals, rencontres) qui permettent d’y voir un peu plus clair (trop peu, trop tard, diront certains). Parallèlement à la fragilisation des mandats des institutions concernées et aux inquiétudes que soulève l’avenir de la mémoire qu’elles conservent, la demande, pour ne pas dire l’insatiable appétit pour les images d’archives, notamment de la part de la télévision, est de plus en plus aiguë. Onéreuses, ces images qui ont enregistré le siècle rapportent de plus en plus aux dépôts d’archives et aux ayants droit, sans que ceux-ci aient pour autant un droit de regard sur leur destin, qui est souvent d’être spectacularisées par des techniques de retouche numérique, de colorisation et de sonorisation. Ces pratiques sont d’autant plus dommageables qu’elles relèguent souvent dans l’ombre les innombrables et brillantes entreprises de création novatrices qui se sont appuyées au fil du temps sur les images d’archives pour inventer des formes stimulantes, parfois radicales, d’écriture de l’histoire, et qui rencontrent (et parfois inspirent) les réflexions d’historiens ou de théoriciens de la culture.

Ce sont ces idées, au milieu de tant d’autres, qui peuvent nous venir à l’esprit en refermant le livre de Laurent Véray, Les images d’archives face à l’histoire, publié en 2011. Sans en faire le sujet principal de son ouvrage, ni même peut-être l’avoir inscrit à son cahier des charges, l’auteur dresse un portrait lucide de la période de transition que traversent les institutions chargées de conserver le patrimoine des images en mouvement et plaide éloquemment en faveur d’un usage raisonné, respectueux, inventif — en un mot (qui est le sien), « empathique » — des images et des sons que l’histoire nous a légués. Fort de sa fréquentation assidue des archives européennes (quoique majoritairement françaises en ce qui concerne celles sur lesquelles l’essentiel de son ouvrage s’appuie) au cours de plus de vingt-cinq ans de recherches sur les films et les photographies de la Grande Guerre, Véray possède non seulement l’intelligence du matériau, mais aussi la sensibilité qui lui permet d’en apprécier la puissance et la beauté (ce qu’Arlette Farge [1989] appelle « le goût de l’archive »). Il est capable, comme peu d’historiens du cinéma de sa génération, de mesurer l’impact que peut avoir la consultation des films uniquement sur support numérique, ainsi que les dommages qui peuvent découler d’un mauvais emploi des documents — des détournements et des raccourcis absurdes auxquels ils peuvent se prêter. Il est d’autant plus apte à témoigner de la situation contemporaine que son regard est imprégné de sa connaissance du passé, de l’histoire de la conservation, des emplois ou des réemplois, dont ces images ont fait l’objet au fil du temps. Tout en adoptant une démarche d’historien irréprochable, il réussit à rendre compte des enjeux théoriques et philosophiques de l’historiographie, dont il fait entendre la résonance à travers un vaste et généreux corpus d’oeuvres de création, des plus classiques aux moins connues, qu’il sait décrire avec finesse et perspicacité.

Paru dans la collection « Patrimoine » du réseau Services culture, éditions, ressources pour l’Éducation nationale (SCÉRÉN) et publié conjointement avec le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), l’ouvrage a notamment bénéficié de l’appui du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), des Archives françaises du film (AFF) et de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ÉCPAD). C’est donc un ouvrage qui a pu compter sur des moyens importants et dont on peut dire, sans qu’il ait à en rougir, qu’il s’agit d’un « beau livre ». Magnifiquement et méthodiquement illustré sur plus de trois cents pages bien aérées, il traite des multiples faisceaux de sens qui permettent d’articuler images d’archives et histoire, depuis les premières techniques d’enregistrement des événements, petits et grands, jusqu’aux usages, multiples et variés, des images enregistrées, en passant par la décision de les valoriser et de les conserver (voire de les sacraliser). À travers ces déclinaisons, c’est notre relation (elle-même historique) à l’histoire — à sa médiation et à son écriture audiovisuelle — qui est en jeu et que l’auteur, sans jamais perdre de vue la vocation pédagogique et didactique de la collection, sait faire vibrer de manière personnelle et sentie.

L’ouvrage repose sur un certain nombre de partis pris judicieux, le premier et le plus important étant la place accordée à la Première Guerre mondiale dans l’économie générale du livre. Si cette prépondérance est amplement justifiée par les connaissances incomparables que l’auteur possède sur la question (et les exposés qu’il y consacre sont d’une érudition et d’une précision époustouflantes), elle doit également sa pertinence à la démonstration que c’est à l’évidence autour de 1915, en plein conflit, qu’apparut l’impérieuse nécessité de conserver les images d’actualités et de créer des lieux voués à leur préservation, en même temps qu’était confié au cinéma, encore plus qu’à la photographie, le rôle de témoin unique et privilégié des grands événements historiques. Ce filon sert à Véray de principe structurant, revenant comme un leitmotiv et scandant tout l’ouvrage, permettant de sérier les premiers films de montage des années 1910-1920, les films modernes et les séries télévisées contemporaines, aussi bien que des démarches expérimentales comme celles des cinéastes italiens Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, qui travaillent abondamment à partir d’images tournées durant la Première Guerre mondiale. C’est ce parti pris qui permet à l’auteur de mettre en lumière non seulement son expertise incontestable dans le domaine, mais aussi ses propres contributions au réemploi des images d’archives, notamment dans un documentaire pour la télévision (L’héroïque cinématographe, 2003) et un film pour un musée (En somme, 2006). La présentation de ces oeuvres en fin de chapitre, certes en périphérie de l’ouvrage mais au coeur de la démarche et de la vie de l’auteur, a un caractère de synthèse exemplaire. Elle s’accorde avec élégance et délicatesse aux questions (historiques, éthiques et esthétiques) qui traversent le livre, et permet de corroborer ce sentiment que nous avons d’une émotion réelle éprouvée au contact de ces images, de l’immense respect que l’auteur leur accorde, de la sensibilité, et non seulement de l’intelligence, par laquelle ses analyses transitent.

Divisé en trois grandes parties, l’ouvrage nous plonge d’entrée de jeu dans la complexe et passionnante histoire de la création des premiers fonds d’archives et du rôle de la Première Guerre mondiale dans l’aboutissement, fût-il balbutiant, des premiers véritables projets de conservation (et de sacralisation) des images. Il fait bien apparaître la complexité de la formation discursive qui s’organise alors autour des images et qui repose sur une pensée résurrectionniste basée sur la croyance (qui refera périodiquement surface au cours de l’histoire) en l’authenticité et en la fidélité objective de la restitution des événements. Viennent ensuite la production d’images durant la Seconde Guerre mondiale et les développements de la télévision, puis l’apparition du numérique, qui élargit et complexifie les mandats des conservateurs et des institutions publiques. C’est à l’aune de cette longue histoire que Véray se penche sur certains enjeux propres à la recherche, à la préservation et à la restauration des images d’archives, et s’intéresse aux avantages évidents, tout comme aux périls, que présentent à cet égard les technologies numériques. En prônant constamment une juste mesure qui permette « d’appréhender l’objet filmique sans le couper à tout jamais de ses origines techniques et culturelles » (p. 93), il pose un regard critique sur ces usages et ces pratiques qui oblitèrent ou « floutent » notre accès au passé, qui brouillent et confondent les temps impliqués dans sa transmission et sa remédiation, au point que l’objet, pourtant devant nos yeux, risque de ne plus rien nous dire. Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage, consacrées à l’histoire et aux modalités du réemploi des images d’archives — depuis ses premières manifestations (le film composé, le film de montage, le film de commémoration, etc.) jusqu’à ses formes expérimentales contemporaines les plus avant-gardistes, en passant bien entendu par les docufictions, les différents types d’utilisation des archives dans les films de fiction, les essais documentaires, les installations de plasticiens, etc. —, soulignent notamment le rôle des historiens dans certaines de ces productions, qu’illustrent les exemples les plus originaux et inventifs de travail sur ces images (qu’il s’agisse des films de Jean-Louis Comolli, des émissions de Marc Ferro ou des travaux de Sylvie Lindeperg). Elles donnent corps, de façon claire et nette, aux grands débats qui secouent l’historiographie, notamment en ce qui concerne l’écriture de l’histoire avec des images en mouvement et le rôle qu’y jouent les archives — depuis les réflexions des Germaine Dulac, Marc Bloch, Marc Ferro, Siegfried Kracauer, Michel de Certeau, jusqu’à celles de Jacques Rancière et de Georges Didi-Huberman (notamment sa querelle avec Claude Lanzmann). Elles montrent bien comment certaines pratiques de réemploi (notamment l’essai documentaire) doivent être pensées dans le contexte plus général de nouvelles formes d’écriture de l’histoire revendiquées diversement par Walter Benjamin, Michel Foucault, ou encore Carlo Ginzburg (2007, p. 101), pour qui « les matériaux eux-mêmes suggèrent un certain mode d’écriture et de raisonnement ».

Du côté des oeuvres, Véray parcourt les chemins obligés (sans jamais prendre de raccourcis) et offre un exposé complet et pertinent des incontournables, tout en empruntant, très souvent, des chemins de traverse — pour faire découvrir et laisser entrevoir d’autres approches, mettre en valeur d’autres corpus — et en retraçant la longue histoire de ces pratiques (notamment celles de l’entre-deux-guerres, dans des pages qui comptent parmi les plus originales de l’ouvrage). S’il accorde la place qui leur revient aux pionniers de l’essai documentaire, depuis Nicole Vedrès jusqu’à Chris Marker ou Harun Farocki, l’auteur n’en consacre pas moins des pages remarquables à des entreprises moins connues — comme celles de Jérôme Prieur (René Char, nom de guerre Alexandre, 2007), de Pierre Beuchot (Le temps détruit, 1985) ou encore de la jeune cinéaste portugaise Susana de Sousa Dias, auteure d’un film brillant, 48 (2009), sur les prisonniers du régime de Salazar — ainsi qu’aux corpus d’oeuvres plus expérimentales — d’Artavazd Péléchian à Bill Morrison, de Jean-Luc Godard à Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, d’Éric Rondepierre à Péter Forgács — qui valorisent un travail différencié, poétique et stimulant sur les images d’archives et réinventent les modalités de notre accès au passé et à ses rémanences matérielles. Toutes ces oeuvres sont le contrepied, vigoureusement défendu, des emplois purement et bêtement illustratifs, et souvent sensationnalistes, des documents d’archives, auxquels Véray réserve une critique incisive et magistrale. Dans une série de démonstrations éloquentes, il déconstruit l’immense succès populaire de séries télévisées comme Apocalypse ou 14-18 : le bruit et la fureur, que leur recherche de l’audimat conduit aux pires dérives de l’histoire-spectacle, de l’histoire-simulacre. L’auteur montre bien que ces oeuvres tendancieuses sont entachées d’un fantasme de « restitution illustrative totale » promettant un contact immédiat avec le passé (à quand Auschwitz en 3D ? !) qu’en fait elles maquillent et falsifient, davantage qu’elles ne nous permettent d’y accéder de façon critique et mesurée. Il y a, dans l’ouvrage de Véray, un éloge de la lenteur, de la durée, de l’examen patient et de l’intelligence (du créateur comme du spectateur), contre la surenchère dramatique et la banalisation par accumulation pathétique, contre la tapisserie sonore et les coloriages infantilisants auxquels nous habituent bien trop souvent ces productions à grand déploiement qui se servent des images et les travestissent en les traitant avec insouciance.

Tout au long du livre, on retrouve un tel plaidoyer pour un bon usage des images d’archives, montrant les vertus du fragment, de l’évocation, d’un patient travail de réflexion qui éveille l’imagination et suscite de nouvelles idées. En cela, et par la qualité de ses exemples et l’intelligence de son analyse, Véray nous sert une leçon tout à la fois performative et programmatique sur l’historicité des images en mouvement (il fait autant qu’il montre, en d’autres mots, il donne l’exemple et nous invite à le suivre). À la politique de la transparence et de l’accessibilité immédiate, Véray oppose les mérites d’un contact privilégié, de proximité, et, oui, parfois difficile, avec les documents du passé. Les démarches qui livrent, en maintenant l’opacité propre au matériau, les leçons d’histoire les plus nécessaires savent rendre productifs les pouvoirs des images sans les dévoyer — en rendant justice au réel historique dont elles sont la trace — et les enjeux de représentation qui en sont le substrat. L’ouvrage de Véray ne cesse de rappeler cette évidence que l’image d’archives n’offre pas un accès immédiat aux événements, une fidélité incontestable au réel, mais présente avant tout une promesse, toujours énigmatique, de révélation d’un lien avec la réalité. C’est ce lien qu’il s’agit de rendre intelligible, en ne cessant de le questionner. « Les images, prises dans le feuilletage des temporalités, portent en elles les traces de l’histoire dans laquelle elles ont été conçues et utilisées » (p. 197). C’est à la rencontre de ces traces et de leur énigme que cet ouvrage nous convie.