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Kateřina Šedá, née en 1977 à Brno en République tchèque, est l’une des rares artistes tchèques contemporaines à être reconnue à l’international. Depuis le début des années 2000, ses travaux font régulièrement l’objet d’expositions. Ils ont notamment été présentés à la douzième édition de la documenta de Kassel (2007), à la cinquième édition de la Biennale de Berlin (2008) et plus récemment à la Biennale d’architecture de Venise (2017), mais aussi lors d’expositions collectives et individuelles comme à Leipzig, Lucerne, Londres, San Francisco et Amsterdam[1]. Ses installations combinent différents supports médiatiques : la vidéo, la photographie, le journal intime, le dessin, les SMS, etc., et oscillent entre installation multimédia, action politique, composition activiste ou encore « jeu de société » en plein air. Cette hybridité explique qu’il est assez difficile de situer son travail parmi les catégories artistiques existantes. Certains critiques d’art décrivent ses projets comme des plastiques et se référent ainsi aux sculptures sociales de Joseph Beuys et à la façon dont ces dernières opposent individu et institution[2]. Dans une entrevue pour la télévision tchèque en 2008, Šedá détaille sa conception de l’art et de l’artiste : d’après elle, la fonction première d’un artiste est de « montrer des personnes à d’autres personnes[3] », et être artiste, c’est avant tout créer des espaces et des situations qui rendent possibles les rencontres physiques, les échanges et le dialogue au sein d’une communauté. De ces événements collectifs naissent souvent des revendications politiques, de même qu’une certaine forme de politisation de l’expérience individuelle – comme nous allons le voir dans les exemples présentés plus bas. Par son double objectif – la mise en relation d’individus et l’inscription de ce dialogue rendu possible dans un contexte politique plus large (à l’échelle nationale et internationale) –, le travail de Šedá s’inscrit pleinement dans la tradition tchèque de l’art d’action[4], mais aussi dans celle de l’art conceptuel, qui se distingue par sa volonté de recréer du lien social entre individus et collectifs, d’une part, et entre institutions publiques et particuliers, d’autre part.

Dans l’oeuvre de Šedá, la création de lien social est généralement déclenchée par un affect qui relève de la nostalgie, laquelle résulte de la mise en avant des liens interpersonnels, notamment de la relation entre les citoyens, les villageois et les citadins (tchèques ou non) et entre les personnes âgées et les jeunes. Cette nostalgie, caractérisée par un fort sentiment d’empathie, mène à ce que j’aimerais appeler ici, de façon heuristique, une nouvelle forme de socialité ou une sociabilité postsocialiste qui remet en question l’opposition socialement établie entre centre et périphérie et, plus encore, interroge les différentes facettes de l’identité européenne[5]. Prise comme un point de départ de ses projets, la nostalgie se matérialise sous différentes formes dans les écrans de ses installations. Que ce soit les dessins des outils d’une droguerie à l’époque du socialisme réalisés par la grand-mère de l’artiste dans It Doesn’t Matter (Je to jedno, 2005-2007), ou les clips vidéo intégrés dans des installations comme celles documentant la participation des villageois au « jeu de société » de There’s Nothing There (Nic tam není, 2003), ou les tableaux peints d’après des photos de la petite ville de Bedřichovice et exposés au centre de la ville de Londres dans Bedřichovice Upon Thames (2011-2015), les écrans des installations de Šedá reflètent le passé et s’ouvrent sur le présent, tout en permettant de se projeter dans le futur. Ils « montrent des personnes à d’autres personnes » dans la mesure où ils permettent de contester des idées reçues, de déconstruire les stéréotypes et d’ouvrir des espaces de communication à travers le partage. Dans une société où la vie collective et sociale disparaît des espaces publics pour être reléguée aux espaces privés, il revient à l’artiste d’assurer le rôle primordial de celui qui rappelle à ses concitoyens l’existence physique des autres personnes[6]. La présence physique et l’interaction avec les participants de ses installations sont donc cruciales pour Šedá, qui est « absolument convaincue qu’il fait sens, aujourd’hui plus que jamais, de rassembler les gens[7] ».

À travers l’analyse de trois installations, nous verrons que l’écran constitue un élément constitutif du travail de Šedá[8]. Tel que je l’entends ici, l’écran figure comme un dénominateur commun, une forme abstraite prenant des formes concrètes (dessin, tableau, vidéo, photo) qui varient selon les installations. Il s’agit d’images et d’enregistrements qui non seulement accompagnent et documentent, mais aussi structurent les rencontres interpersonnelles dirigées par Šedá, qui permettent de créer des relations entre les personnes et de s’interroger sur le statu quo d’une situation sociale concrète pour, au terme du projet, la rendre meilleure. La notion d’écran est également intéressante dans la mesure où elle est utilisée de façon métonymique pour désigner l’ensemble des médias audiovisuels qui jouent un rôle prédominant dans la relation entre l’accélération sociale et le renouvellement d’intérêt des chercheurs et chercheuses pour le concept de nostalgie. Katharina Niemeyer (2018, 9) parle dans ce contexte des « médi(a)caments » pour mettre en avant le rôle réparateur des (nouveaux) médias dans une époque accélérée souffrant moins du mal du pays que du mal du temps. Dans les installations de Šedá, l’écran agit également comme un remède aux maux sociaux puisqu’il les donne à voir et qu’il engage les protagonistes et les visiteurs de ses expositions dans un dialogue. Partant de cette idée, nous nous attacherons donc à montrer que l’écran de Šedá est un « écran relationnel », c’est-à-dire qu’il fonctionne soit comme un écran-miroir permettant à la personne qui le regarde de s’y reconnaître ou de s’identifier avec ce qu’elle y voit, soit comme une fenêtre qui s’ouvre sur une réalité méconnue qui reste à découvrir[9]. Par ailleurs, les écrans relationnels de Šedá sont perméables et jouent le rôle d’agents de co-construction d’une réalité sociale qui, comme cet article[10] se propose de le démontrer, témoigne d’une « nostalgie postcommuniste », concept introduit par Maria Todorova et Zsuzsa Gille (2010) et permettant d’analyser les conséquences du déclin du communisme dans l’espace est-européen sur le travail de mémoire, mais aussi sur les formes symboliques, ce qu’elles désignent, comme les « Nostalgic Realms in Word, Sound, and Screen » (viii). Il s’agira donc également de proposer une réflexion sur l’évolution du paradigme de la nostalgie postcommuniste en examinant la relation complexe entre art conceptuel, politique mémorielle et engagement social dans un contexte européen contemporain à travers le travail de Šedá.

De la nostalgie postcommuniste à la promesse d’une socialité postsocialiste

Confrontées à l’effondrement du communisme dans les pays de l’Europe de l’Est et au tournant politique ainsi engendré, les sociétés européennes de l’Est comme de l’Ouest continuent d’être hantées par le passé communiste. Construit à partir de son déclin, le récit de ce passé communiste intègre de ce fait l’idée d’une libération des habitants de la région qui, après 40 ans d’un passé honteux, auraient enfin la possibilité de s’épanouir dans des démocraties et d’embrasser pleinement le style de vie capitaliste et libéral des sociétés de l’Ouest. Il s’agirait donc de faire un trait sur ce passé dont le souvenir serait indigne. Dans les années 1990, des chercheuses et des historiennes ont commencé à analyser le lien complexe entre mémoire collective, mémoire individuelle et passé communiste, ouvrant un débat sur le « dépassement du passé », par analogie avec l’idée de Vergangenheitsbewältigung du national-socialisme allemand. Ce terme désigne la politique mémorielle menée en Allemagne pour se pencher sur la culpabilité nationale-socialiste, et dont la mise en place a encouragé le lancement de nombreuses initiatives politiques, historiographiques et éducatives permettant de mieux traiter ce passé traumatique. Cependant, le parallélisme ainsi créé entre communisme et fascisme – plutôt que capitalisme – à travers la notion de Vergangenheitsbewältigung produit une vision réductrice des expériences des populations des pays de l’Est. Dans l’introduction du livre Postcommunist Nostalgia, Maria Todorova écrit :

The point is not to explain, admonish, or excuse why Vergangenheitsbewältigung is not a household item in Eastern Europe, but to question the mandatory character of this approach.

Todorova 2010, 4

Pour Todorova, dès lors que l’expérience socialiste est directement comparée à l’expérience du fascisme, « nostalgia can only be subsumed under the Marxist notion of false consciousness » (Todorova 2010, 3). Si tout passé doit être traité selon la logique de la Vergangenheitsbewältigung, la nostalgie comme mode commémoratif du passé n’est-elle pas nécessairement indécente ? Autrement dit, et pour reprendre les termes utilisés par Maria Todorova : l’attachement des populations d’Europe de l’Est à certains aspects du passé communiste doit-il être considéré comme l’effet d’un refoulement psychologique ou comme étant symptomatique d’une fausse conscience ? À travers la notion de nostalgie postcommuniste, Todorova et Gille proposent une nouvelle façon de conceptualiser le travail de mémoire du passé qui intègre une émotion/un affect, permettant ainsi d’adopter une perspective critique tout en reconnaissant la singularité de l’expérience du socialisme. Contrairement à la réception critique de la presse et d’une partie du milieu littéraire contemporain qui voyaient dans les sursauts nostalgiques de leurs compatriotes l’expression d’un sentiment réactionnaire et antidémocratique[11], Todorova et Gille se situent plutôt dans la filiation de la pensée de l’historienne américano-russe Svetlana Boym. Dix ans plus tôt, dans son livre The Future of Nostalgia, Boym (2001) avait décrit la nostalgie comme un mode de réception qui s’inscrit parfaitement dans la logique d’une société postmoderne hypermédiatique. Si l’accès aux médias audiovisuels du passé est facilité par Internet et autres supports médiatiques et numériques, la nostalgie est le mode de réception prioritaire[12], car la consommation des images du passé à l’aide de la technologie du futur produit à la fois une forme de fascination pour le présent (et sa technologie tournée vers le futur) et la nostalgie d’un espace et d’un temps révolus. Cette perspective qui tend à la fois vers le passé et le futur, liés par une promesse utopique que le premier n’a pas pu satisfaire et qui est projetée vers le second, est au coeur de la nostalgie postcommuniste définie par Todorova et Gille. L’improbable et surprenante proximité entre utopie et nostalgie est constitutive de cette dernière, comme l’ont démontré Karine Basset et Michèle Baussant (2018). D’après Boym (2001, xvii), cette nostalgie se veut réflective et non pas conservatrice. En effet, Boym distingue deux formes de nostalgie : la première, la nostalgie réflective, implique un processus de dépassement tant sur le plan cognitif qu’affectif ; tandis que la deuxième, la nostalgie restauratrice, adhère souvent à un discours idéologique conservateur visant la préservation ou la reconstruction du passé. De cette différenciation entre les deux types de nostalgie découlerait celle entre une mémoire nationale et une mémoire dite sociale, comme l’écrit Boym :

This typology of nostalgia allows us to distinguish between national memory that is based on a simple plot of national identity, and social memory, which consists of collective frameworks that mark but do not define the individual memory.

Boym 2001, xviii

Certes, le travail de Šedá étant entièrement ancré dans le présent et le quotidien du xxie siècle, il ne s’inscrit pas nécessairement (ni explicitement) dans une volonté nostalgique de remise en question du passé communiste tchèque. Cependant, ses installations me semblent intrinsèquement liées à l’expérience quotidienne de ses concitoyens, de sa famille (en particulier de ses grand-mères), ainsi qu’aux problèmes concrets rencontrés autant à l’échelle collective qu’individuelle, et qui découlent de la grande transition (idéologique, politique et sociale) entre les années 1990 et le début des années 2000. Le sentiment empathique d’appartenance à une communauté et les souvenirs qui l’animent autant qu’ils la hantent, ce qu’avec Boym nous pouvons appeler la « mémoire sociale », jouent un rôle fondamental dans les choix artistiques de Šedá. Je dirais même que son travail est également mû par une nostalgie prospective qui repose sur la participation et la coopération en vue d’une vie meilleure[13]. En effet, la dimension prospective, positive et optimiste, loin d’être contradictoire, peut être constitutive de l’émotion nostalgique, comme le dit Boym :

Nostalgia is not always about the past; it can be retrospective but also prospective. Fantasies of the past determined by the needs of the present have a direct impact on realities of the future.

Boym 2001, XVI

Les écrans relationnels de Kateřina Šedá

Avec ses installations, Šedá problématise les « besoins du présent » (mentionnés par Boym dans la citation précédente) et propose des solutions concrètes pour y répondre. Il s’agit de problèmes qui touchent la vie en société, la cohabitation d’un groupe de personnes à l’échelle d’un village ou d’une ville, les conditions dans lesquelles les habitants se retrouvent, la socialité toujours liée à des questions politiques, économiques, urbaines et architecturales. Pour la durée d’un projet, et souvent au-delà, Šedá s’engage, à travers son statut d’artiste, à endosser la responsabilité relativement à un problème concret donné. Ses installations participent à la revalorisation de la présence physique des participants dans l’acte de communication interpersonnelle. La communication se fait en présentiel et non pas par l’intermédiaire des réseaux sociaux, de la communication digitale, du téléphone portable et des courriels. Cela implique une nouvelle (et en même temps très ancienne) mobilité réelle, non virtuelle : Šedá emménage chez sa grand-mère lorsqu’elle entame le projet It Doesn’t Matter (2005-2007), passe un an à Bedřichovice pour préparer son projet Bedřichovice Upon Thames (2015), et une longue période à Ponětovice pour apprendre à connaître les villageois, les personnes et les endroits impliqués dans son jeu de société There’s Nothing There (2003). La temporalité de ses projets est toujours liée à l’espace qu’elle occupe par sa présence physique et celle des participants – une coprésence qui n’a pas pour but l’optimisation de l’individu comme force de travail dans un contexte capitaliste, mais la création de liens sociaux.

Je voudrais maintenant analyser trois installations de Šedá qui s’engagent toutes contre l’éparpillement croissant des individus, en détaillant les particularités propres à chacune des trois formes d’écran (écran-dessin, écran-vidéo, écran-photo). Je montrerai ensuite comment, à travers le travail de Šedá, nous pouvons penser le passage de la « nostalgie postcommuniste », caractérisée par sa dimension réflective, à ce que je voudrais à présent appeler la « socialité postsocialiste », un engagement social réaffirmatif, fortement lié à la transformation de l’individualité en une nouvelle collectivité. Le terme « postcommuniste », utilisé ici, fait référence au passé concret de l’ancien bloc de l’Est. De la même façon, j’utilise l’adjectif « postsocialiste » en référence à l’idéal du socialisme, c’est-à-dire à ses débuts, avant qu’il ne soit lié à une forme politique concrète. Une socialité postsocialiste serait donc un collectif social ayant un sens de la responsabilité collective (le souci de l’autre) et qui se réfère à l’utopie du socialisme tout en la dépassant. Bien que les écrans permettent effectivement de passer d’une « nostalgie postcommuniste » à une « socialité postsocialiste », il me semble tout de même important de souligner que leurs modes de réception ne s’inscrivent pas nécessairement dans la logique de ce qu’Alexandra Bardan et Natalia Vasilendiuc (2019) appellent la « [digitally] displaced nostalgia ». Car, au lieu de promouvoir un collectif virtuel ou une communauté digitale se reposant sur les réseaux sociaux, les écrans relationnels de Šedá (dont les réseaux sociaux peuvent faire partie) visent idéalement une coprésence physique entre les individus et non pas (en tout cas, pas encore, ou pas exclusivement) une coprésence virtuelle.

1. Écran-dessin – It Doesn’t Matter (2005-2007)

Šedá est une artiste présente pendant toutes les étapes de ses projets. Elle contacte personnellement les villageois, elle présente elle-même son projet aux habitants – présentations individuelles ou en groupe, comme au théâtre de Brno par exemple, ou au travers d’une présentation TEDx[14]. Le statut d’autrice se traduit dans son travail par la reconnaissance de sa responsabilité dans un projet spécifique, au sein duquel elle accordera un rôle primordial aux protagonistes. Si Šedá, dans le cas du projet It Doesn’t Matter (2005-2007), a pu être accusée par des voisins de la famille d’avoir volé les dessins de sa propre grand-mère, Jana Šedá, pour en faire une exposition, c’est justement parce que l’artiste défend un partage égalitaire des responsabilités au sein de ses projets. Pour cette installation, Šedá demanda, en effet, à sa grand-mère de 77 ans de dessiner les objets quotidiens de sa vie professionnelle d’après les souvenirs qu’elle en avait gardés. C’est la dépression de sa grand-mère qui constitue le point de départ du projet : à la suite de la mort de son mari, elle refusa de se lever le matin, d’aller faire les courses, de nettoyer sa maison, et finalement de quitter son lit. Elle y passait des journées entières à regarder la télévision avec son berger allemand (Fig. 1), et répondait à toute question par « Je to jedno » (« Ça m’est égal »). Inquiète pour sa grand-mère et pour ses parents qui ne savaient plus quoi faire, Šedá décida d’aller vivre avec elle pour essayer de la sortir de sa dépression. En discutant avec son aïeule, elle découvre que celle-ci a une mémoire très précise des objets de sa vie quotidienne et professionnelle passée. À l’époque du communisme, elle avait travaillé pendant plus de 30 ans comme responsable d’une droguerie et avait eu de nombreuses responsabilités. Espérant la faire sortir de sa dépression, Šedá lui demande alors de dessiner tous les objets qui étaient vendus dans le magasin, ainsi que des objets de sa vie de tous les jours. Au cours des trois années suivantes, sa grand-mère réalisa une série de plus de 600 dessins d’objets divers (Fig. 2 et 3). Le projet de sa petite-fille lui redonna envie de vivre et la sauva probablement d’une mort prématurée. Šedá organisa un emploi du temps strict pour sa grand-mère, qui devait se lever tous les matins pour dessiner. Une fois le dessin du jour achevé, Šedá lui demandait de faire de petits exercices : écrire une carte postale, noter trois mots vulgaires, par exemple[15]. L’installation présentée dans le cadre d’une exposition à la Renaissance Society de Chicago en 2008 était constituée de centaines de dessins réalisés par Jana Šedá ainsi que d’un petit écran de télévision muni d’écouteurs permettant aux visiteurs d’assister à quelques moments d’interactions entre Šedá et sa grand-mère, et d’observer dessiner cette dernière.

Figure 1

Jana Šedá et Ajda, sa chienne.

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Figure 2

Jana Šedá dessine.

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Figure 3

Clés anglaises. Dessin de Jana Šedá.

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Le dispositif ainsi mis en place par l’artiste intègre des écrans multiples : d’une part, les dessins des objets du passé, qui sont reconnaissables au moins pour les visiteurs d’un certain âge, et d’autre part, l’écran familier du téléviseur, dont la fonction n’est pas seulement d’accompagner les dessins. En effet, l’écran de tubes cathodiques, appareil de télévision vendu dans les années 1960-2000, joue plusieurs rôles dans l’installation. Il représente tout d’abord l’ameublement authentique de l’espace privé de Jana. De plus, il sert de marqueur temporel en introduisant une dimension historique révélatrice d’un regard rétrospectif. En outre, dans la mesure où il accompagne les dessins, il fait également le lien entre ces objets appartenant au passé communiste et documentés par la grand-mère de Šedá et la culture télévisuelle qui, dans sa dimension mnémotechnologique, documente elle aussi le passé. En 2008, année où Šedá expose les dessins de sa grand-mère à Chicago, la télévision tchèque diffuse par ailleurs les premiers épisodes de la série Retro, qui revient sur l’évolution des styles et des modes depuis la Deuxième Guerre mondiale en République tchèque, et qui a connu un grand succès. Pour la chaîne télévisée, cette série n’est cependant pas motivée par la nostalgie, mais constitue une simple tentative pour « mener une réflexion qui nous manque encore aujourd’hui[16] ».

Les dessins réalisés par la grand-mère de Šedá représentent majoritairement des objets vendus dans le magasin de Brno où elle travailla de 1950 à 1983. Ainsi, ils constituent en quelque sorte des archives de souvenirs d’objets, d’instruments, d’outils produits et utilisés pendant le communisme. La connaissance précise de sa grand-mère, qui pourtant ne semble plus se souvenir de grand-chose de sa vie, des formes et des fonctions de ces outils (jusqu’aux prix exacts !) étonne et interpelle. L’installation soulève des questions sur la mémoire : de quoi nous souvenons-nous lorsque nous dépassons un certain âge ? Quels sont les objets, les moments et les personnes mémorables d’une vie ? Que reste-t-il, dans les souvenirs, d’une vie pleinement vécue ? D’une vie de travail ? Et pour reprendre le titre de l’installation : au bout du compte, qu’est-ce qui ne nous laisse pas indifférents ? En devenant commissaire des archives de sa mémoire rendue visible, Jana Šedá a pu regagner le contrôle de sa vie et a même commencé à se considérer comme une artiste créant, en coopération avec sa petite-fille, une oeuvre originale qui s’attire un public. En donnant des moyens de communiquer à sa grand-mère souffrant d’une dépression liée au sentiment de ne plus être utile, l’installation de Šedá ouvre un dialogue entre mémoire sociale et mémoire nationale. Les visiteurs sont invités à réfléchir à leurs propres souvenirs et à les comparer à ceux qui sont représentés. Cette grand-mère qui dessine dans sa cuisine, avec son tablier et son style d’écriture singulier, devient un symbole de cette époque révolue, de ce passé longtemps considéré comme honteux. Grâce à la richesse et à la précision de ces souvenirs, il est en partie ressuscité et archivé par et pour la génération de sa petite-fille.

2. Écran-vidéo – There’s Nothing There (2003)

Le deuxième exemple illustre le passage de l’individuel au collectif, du personnel au communautaire. Šedá remet en question l’unité administrative du village comme moyen de rassembler un collectif. Dans l’installation There’s Nothing There (2003), qu’elle qualifie de jeu de société, Šedá invite les 300 habitants du village morave de Ponětovice à participer à une expérience sociale. En préparant son intervention, elle découvre par l’intermédiaire d’un questionnaire que presque tous les habitants sont mécontents de leur routine monotone du week-end et qu’ils souhaiteraient une infrastructure plus développée, c’est-à-dire incluant un bureau de poste, un service de santé ou des espaces publics aménagés (cafés, théâtres…). Il s’avère aussi qu’ils effectuent tous plus ou moins les mêmes activités en décalé pendant les week-ends. Après les avoir accompagnés pendant un an, elle arrive à convaincre les habitants de participer à son projet et de synchroniser toutes leurs activités selon le « régime journalier » (Fig. 4), basé sur les observations faites pendant son séjour de recherche et qui aboutit au déroulé d’un « samedi ordinaire » dans le village. Ce régime suit un programme tout simple : le 24 mai 2003, tous les habitants du village doivent effectuer une série d’activités banales comme aller chercher le journal, balayer leur jardin, faire un tour de vélo, se rassembler au centre du village pour prendre une bière (gratuite), éteindre la lumière pour dormir, etc. Toutes ces activités doivent être réalisées par tous les habitants simultanément. Le jeu ne prévoit que sept règles (Fig. 5), que tous les habitants doivent suivre :

  1. Le nombre de joueurs (de 0 à 200 ans) est illimité.

  2. Le jeu commence en même temps pour tous les joueurs.

  3. Tous les joueurs feront la même chose jusqu’à la fin du jeu.

  4. Personne ne doit perturber le jeu.

  5. Personne ne peut être éliminé du jeu.

  6. Personne ne gagne, personne ne perd.

  7. Le jeu se termine pour tous les joueurs au même moment.

Figure 4

Régime journalier.

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Optant pour un cadre ludique avec des règles à la fois simples, pertinentes et strictes, There’s Nothing There établit un espace expérimental qui permet d’observer comment la vie en communauté est structurée par des activités individuelles et collectives, et comment ces activités changent de signification lorsqu’elles sont exercées en groupe (Fig. 6). Les liens entre les habitants du village se renforcent, des groupes d’intérêt se forment. Les habitants de Ponětovice finissent également par mieux connaître leur village, leurs voisins, les soucis, les besoins et les problèmes des uns et des autres. Reprenant la description du village faite par quelques habitants – « il n’y a absolument rien ici » –, Šedá confronte sa négativité à l’effet positif de ces activités quotidiennes effectuées ensemble, tout en problématisant le passé d’un « régime », celui du communisme, qui dictait à la population ce qu’elle devait faire[17]. En effet, aussi utopique et ludique que puisse sembler cet espace créé par le jeu, sa structure rigide rappelle à certains habitants l’expérience de l’espace clos du régime communiste sous lequel ils ont vécu jusqu’en 1989. Ainsi, tout en gardant un caractère humoristique, le jeu permet de réfléchir collectivement à une expérience commune qui a marqué la région. Le sentiment de délaissement, exprimé par la phrase « il n’y a absolument rien ici », est soumis à l’épreuve d’une situation dans laquelle la communauté elle-même redonne du sens à la vie sociale.

Figure 5

Règles du jeu.

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Figure 6

7 heures : faire les courses.

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L’intention initiale du projet de Šedá était de recréer une forme de collectivité à Ponětovice à travers la réorganisation des activités individuelles. L’expérience individuelle de chaque habitant du village a d’abord été enregistrée, pour ensuite être intégrée dans la structuration d’un « régime journalier » auquel tous les villageois ont pu participer. Effectuées collectivement, les activités banales de la vie quotidienne ont acquis une dimension sociale : une expérience individuelle insignifiante est devenue une expérience collective significative qui a permis aux habitants de comprendre le pouvoir inhérent aux petits gestes de la vie quotidienne.

L’écran de ce deuxième exemple entre en jeu lorsque le projet There’s Nothing There fait l’objet d’expositions dans des musées ou des espaces d’exhibition, par exemple au Kunstmuseum de Lucerne en Suisse qui, en 2012, accueillit la première exposition individuelle de Šedá, à l’occasion de laquelle la première monographie de l’artiste fut présentée[18]. Bien que les projets de Šedá contiennent des éléments divers et multiples, comme des documents de prise de contact (des lettres, des questionnaires), des comptes rendus de réunions d’organisation (souvent en groupe avec les futurs participants), son travail se concentre souvent sur une action concrète qui relève de l’art performatif. Dans There’s Nothing There, cette action concrète correspond au jour où le jeu s’est déroulé, à savoir le 24 mai 2003. L’action est documentée de diverses façons par l’intermédiaire d’enregistrements filmiques, de photos, de lettres qui forment un ensemble d’éléments hétérogènes, lesquels sont ensuite réassemblés pour les expositions, invitant les visiteurs dans les musées à reconstruire le projet et, par là même, prolongeant la dimension ludique de la performance.

L’installation de There’s Nothing There dans le Kunstmuseum de Lucerne présentait non seulement un assortiment de documents et de photos, mais était également dotée d’une petite salle de projection où les visiteurs étaient invités à regarder la documentation vidéo du projet (Fig. 7). Contrairement à ce à quoi ils auraient pu s’attendre, le film ne montre pas l’action dans son déroulé global, mais se concentre sur quelques petits détails de la performance, notamment les réactions des « joueurs » pendant l’une des activités communes (17 heures : rencontre pour boire une bière). Dans un entretien entre l’artiste et l’historienne de l’art tchèque Markéta Uhlířová[19], cette dernière remarque qu’elle a été déçue de ne pas voir dans le film les activités communes telles qu’on pourrait les imaginer en lisant le descriptif de la performance. Šedá répond :

Everyone expects to see three hundred people sweeping in the street and that’s what I wanted to avoid. I didn’t want to show a mass of people shopping, I preferred to show some other, unexpected moments. During the action I realized that it was the moment of the beginning of the activities when people didn’t quite know if they should go out of the house, and so they looked around the street and then returned home for brooms while others joined confidently in the sweeping row. I was fascinated by this trigger element: ten people sweeping is not so impressive and it is predictable. And besides, some things are impossible to film, for example the opening of the windows was impossible to see as there were trees and gardens in front of the houses. I am convinced that the documentary has a weird effect—there is something unusual going on, yet it looks perfectly normal.

Šedá 2006

Figure 7

Salle de projection au Kunstmuseum de Lucerne, 2012.

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Le film n’a donc pas pour but de documenter, voire de remplacer la performance dans son intégralité. En ce sens, il ne s’agit pas de rendre le processus transparent, de montrer ce qui aurait pu/dû être évident (les activités en collectivité, leur synchronisation), mais au contraire de créer une sorte d’opacité qui oblige à voir de nouveau le particulier, l’individu au sein de ce mouvement collectif. L’écran ne nous montre pas les dix personnes qui passent leur balai en même temps – « it is not so impressive and it is predictable » –, il invite plutôt à regarder de plus près – « there is something unusual going on, yet it looks perfectly normal ». L’écran correspond donc ici à un obstacle à la vision (d’ensemble) et en même temps à un outil de recadrage du regard.

Du dispositif télévisuel dans It Doesn’t Matter, nous passons donc au dispositif cinématographique dans There’s Nothing There, mais comme dans le premier exemple, le dispositif est transformé : l’écran de la salle de projection ne nous invite pas à la contemplation d’un univers filmique clos ; il s’agit bien plus d’une fenêtre ouverte sur un village où il n’y aurait « rien », produisant un regard qui vient interroger ce « rien ». L’écran de There’s Nothing There nous engage donc à entrer en relation avec ce collectif (les habitants du village) et à réfléchir aux différentes formes d’appartenance et d’identification. Le troisième exemple part également de l’idée d’un dispositif classique d’agencement d’images : celui du musée. Mais d’abord, montons dans le bus – de Bedřichovice à Londres !

3. Écran-photo/tableau – Bedřichovice Upon Thames (2011-2015)

Sur invitation de la Tate Modern, Šedá a transposé le village de Bedřichovice à Londres. En effet, le 3 septembre 2011, quatre-vingts habitants du village ont fait le voyage en bus jusqu’à Londres avec pour consigne de reproduire leurs activités quotidiennes domestiques – comme passer le balai (Fig. 8), laver leur voiture, faire du sport ou distribuer le courrier (Fig. 9) – dans la capitale anglaise.

Parallèlement à la reproduction des activités quotidiennes par les habitants du village, soixante peintres anglais étaient invités à peindre des tableaux des paysages entourant la ville de Bedřichovice d’après des photos prises par Kateřina Šedá (Fig. 10). Pour cela, les peintres étaient disposés de telle manière que leur emplacement respectif reproduise les contours du village dans la ville de Londres (Fig. 11). La disposition des tableaux et des peintres devait ainsi évoquer la vision de l’extérieur de Bedřichovice depuis la ville de Londres.

Figure 8

Passer le balai.

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Figure 9

Distribuer le courrier.

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Les visiteurs de l’installation de Šedá voyaient donc des citoyens tchèques effectuant leurs tâches quotidiennes dans le centre de Londres, parfois même dans leur tenue officielle de travail (comme la factrice), et des peintres anglais occupés à peindre, d’après photos, les paysages d’un petit village morave situé à 1 500 km à vol d’oiseau de Londres. À travers cette performance, Šedá provoque la coprésence d’une métropole européenne et d’un petit village tchèque qui se trouve, symboliquement parlant, plutôt à la périphérie de cette même Europe. Cette coprésence découle d’une rencontre régio-globale peu probable. Le médium qui rend cependant possible cette rencontre est, une fois de plus, l’écran relationnel. Dans le cadre de cette performance, il est constitué à la fois de tableaux et de photographies. Les tableaux, peints d’après les photographies et – c’est important de le rappeler – sur commande de la Tate Modern, remettent en question le dispositif muséal d’exposition des images, en pointant à la fois la tradition de la peinture de paysages et le musée comme espace qui donne à voir les grands maîtres de la peinture de paysages. Cet espace muséal est transposé par Šedá dans l’espace public de la même manière que l’est le village tchèque dans l’espace londonien. Les paysages banals (du point de vue de l’histoire et de l’histoire de l’art) des environs de Bedřichovice surprennent les visiteurs de l’installation, qui pensent tout d’abord que les peintres peignent les paysages qu’ils voient également, c’est-à-dire les vues de Londres. Ce n’est qu’après un regard plus attentif qu’ils comprennent que les tableaux renvoient à des lieux certes réels, mais absents. Ces lieux, aussi inconnus des visiteurs de l’installation que des musées du monde entier, contrastent avec la familiarité des paysages londoniens.

Figure 10

Peinture d’après les photos du village.

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Figure 11

La frontière de Bedřichovice transposée à Londres.

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En Moravie, le projet de Šedá a eu un tel effet sur la population locale qu’un nouveau jour férié a été instauré dans le village et certifié par le gouvernement tchèque. Ainsi, chaque année depuis 2011, tous les habitants du village se retrouvent le 3 septembre pour prendre une photo ensemble. La place et le centre culturel du village ont également connu d’importants travaux de rénovation au cours des cinq années qui ont suivi la performance. En 2017, le centre de Bedřichovice a été rénové en s’inspirant du style londonien : une cabine téléphonique rouge, symbole londonien par excellence, mais aussi, de façon générale, de la culture de l’Europe de l’Ouest, a notamment été installée sur la place principale, reflet d’une identification positive avec des valeurs européennes, qu’on peut lire également comme un clin d’oeil ludique au caractère désuet de cette forme de communication qui disparaît progressivement des paysages de nos sociétés capitalistes. La présence de la cabine londonienne symbolise donc à la fois l’appropriation des symboles de l’Ouest et, d’une certaine façon, la nostalgie d’une communication à l’ancienne. Aussi, si la communication et le dispositif téléphonique renvoient plutôt à l’intime et au registre personnel, l’emplacement de la cabine londonienne de Bedřichovice – qui ne fonctionne d’ailleurs pas – sur la place principale n’est pas accidentel. Les habitants ne sortent peut-être plus sur la place pour téléphoner, mais, lorsqu’ils s’y retrouvent, la cabine rouge agit comme trace matérielle d’une mémoire collective.

Conclusion

Kateřina Šedá commence souvent ses interventions publiques en disant qu’elle n’est pas vraiment une artiste, notamment parce qu’elle ne parle pas anglais[20]. Pourtant, la communication est au centre de son art, qui accorde tout autant d’importance à la préparation, aux conversations et aux interventions précédant les installations documentées (par des films, des photos, des dessins, des cartes) dans les musées et les espaces d’exposition qu’aux installations elles-mêmes. Partant souvent de questions très simples, presque banales, qui naissent de l’observation de la vie quotidienne provinciale en République tchèque, et en utilisant une approche ascendante (« bottom-up »), elle crée ses installations comme des stratégies d’intégration, comme des actes politiques ; rien d’étonnant, donc, à ce qu’elles trouvent souvent un écho dans les revendications des participants qui, à leur tour, s’engagent pour faire changer les choses. Ses stratégies ne se limitent pas à l’espace régional. Le projet Bedřichovice Upon Thames pose plus largement la question de l’identité européenne. En transportant Bedřichovice à Londres, Šedá déstabilise une politique hégémonique caractérisée par sa logique d’opposition entre centre et périphérie, et « provincialise » l’Europe, au sens de Dipesh Chakrabarty (2000). Šedá remet ainsi en question les institutions qui représentent des individus en exigeant de ces derniers une participation active et collective aux processus de décisions politiques, avec l’objectif de transformer un passé stagnant, parfois teinté de nostalgie, mais d’une nostalgie réflective qui devient un moteur de créativité et d’action.

À première vue, les installations de Kateřina Šedá ne semblent donc pas parler directement du passé ; au contraire, elles semblent bien ancrées dans le présent : il s’agit de sauver sa grand-mère de son indifférence et de la dépression, de faire se rencontrer les voisins d’un village qui n’ont encore jamais fait connaissance, d’ouvrir le dialogue entre Bedřichovice, une petite ville de province tchèque, et Londres, une mégalopole cosmopolite. Comme j’espère l’avoir montré, les problèmes soulevés dans ses installations trouvent cependant leurs origines dans le passé communiste, ils sont symptomatiques du passage de la société tchèque d’hier à celle d’aujourd’hui et souvent empreints d’une émotion nostalgique. Cette nostalgie s’exprime également dans l’utilisation paradoxale que fait Šedá des écrans que j’ai qualifiés de relationnels : bien que son art tende vers un rapport immédiat aux autres, vers une coprésence physique, il ne peut s’empêcher de recourir, notamment lorsqu’il s’expose, aux écrans qui permettent justement la médiation (entre citoyens européens, entre générations, entre l’artiste et le public). Ses écrans ne sont cependant pas figés dans le présent et ne sont jamais non plus de simples projections du passé, mais sont tournés vers le futur, les trois dimensions permettant la création du lien social. Son approche affirmative, engagée et radicalement relationnelle est portée, animée par la curiosité et l’envie d’aller vers autrui ; de faire partie de ce tout, de ce collectif que constituent sans toujours en être conscients nos voisins, ceux qui vivent dans les mêmes maisons, rues, quartiers et paysages que nous. C’est une invitation à une vie commune – une vie de socialité.