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INTRODUCTION

Les relations économiques entre conjoints ont fait l’objet de nombreuses études récentes au Canada et ailleurs dans le monde. Celles-ci témoignent généralement d’une grande variété de modes de gestion et d’arrangements financiers chez les couples en union libre par rapport aux couples mariés. L’objectif de la présente étude est de déterminer si ces différences sont aussi présentes au Québec puisque les unions libres y sont très répandues et dans cette éventualité, de vérifier si d’autres facteurs que l’état matrimonial permettent d’expliquer ces différences.

L’organisation financière des conjoints est un aspect fondamental de la vie conjugale qui révèle non seulement des dynamiques de pouvoir au sein des ménages, mais également des enjeux sociaux, politiques et juridiques majeurs (Kenney, 2006 ; Lyngstad et collab. 2011). En effet, selon l’encadrement juridique offert aux différents types d’union dans une société, les lois sociales et fiscales et l’autonomie économique relative des hommes et des femmes, les modes de gestion qu’adoptent les couples peuvent réduire ou au contraire accroître les inégalités entre les genres.

Au cours des dernières décennies, dans plusieurs pays, les femmes ont acquis une certaine indépendance économique et les couples en union libre se sont multipliés entraînant une hausse importante des naissances hors mariage. L’union libre est devenue une véritable alternative au mariage (Cherlin, 2010 ; Kiernan, 2004 ; Perelli-Haris, 2010). Sur le plan juridique, les gouvernements ont réagi de manières très variables à cette augmentation importante des unions libres — autant au sein de la fédération canadienne que sur la scène internationale. Certaines juridictions ont choisi d’accorder aux conjoints de fait les mêmes droits et obligations qu’aux conjoints mariés, alors que d’autres ont plutôt mis en place une variété de mesures (enregistrement de l’union, possibilité de rédiger un contrat de vie commune, etc.) et de politiques visant à leur donner, en partie du moins, les droits jusque-là réservés aux conjoints mariés (Bowman, 2010). Les cadres juridiques des divers pays s’inscrivent dans des contextes variés en matière de filet de sécurité sociale et d’autonomie économique relative des conjoints.

Le cas du Québec permet d’analyser la question des arrangements financiers des couples mariés et des conjoints de fait sous un angle inédit en raison du fait que l’union libre y est largement répandue et acceptée socialement, mais, aussi en regard du cadre juridique qui y prévaut. En effet, d’une population où presque tous les couples se mariaient avant les années 1970, on retrouvait en 2016 l’une des plus fortes proportions d’union libre au monde, soit 40 % des couples (Statistique Canada, 2017). Désormais, la majorité des enfants québécois naissent de parents en union libre (Institut de la statistique du Québec, 2017). Toutefois même si le Québec détient la plus forte proportion de couples en union libre au Canada, elle est la province qui offre la protection la plus minimaliste aux conjoints de fait. Historiquement, le législateur québécois s’est montré très attaché à la notion d’autonomie et de liberté de choix des conjoints de fait (Lavallée et collab. 2017). En vertu du Code civil, ces derniers n’ont pas de droits ni d’obligations l’un envers l’autre, notamment lorsque survient une rupture ou le décès de l’un d’entre eux. Les conjoints peuvent cependant rédiger des ententes de vie commune entre eux, mais cette pratique demeure très marginale et peu balisée (Roy et Lemay, 2009). En revanche, au cours des dernières décennies, en s’appuyant sur une politique de non-discrimination, plusieurs lois sociales et fiscales québécoises et fédérales assimilent désormais les conjoints de fait qui ont un enfant ou qui font vie commune depuis un certain temps aux couples mariés, accentuant ainsi l’incohérence entre le droit civil et le droit social.

Cette situation particulière soulève des questionnements majeurs sur le plan des impacts économiques sur les conjoints, mariés ou non. Une égalité de traitement dans les mesures fiscales et sociales peut entraîner des conséquences imprévues, voire négatives pour les conjoints qui gèrent leur revenu de façon indépendante. Par exemple, un conjoint peut se voir refuser des prestations sociales ou celles-ci peuvent être réduites parce que son ou sa partenaire de vie gagne un salaire relativement élevé même si l’argent des deux conjoints n’est pas géré en commun. Inversement, si tous les couples gèrent sensiblement de la même manière qu’ils soient mariés ou non, le droit civil risque de créer une situation qui contribue à précariser les conjoints de fait particulièrement. Comme nous l’avons souligné, les conjoints de fait du Québec n’ont ni droits ni obligations l’un envers l’autre lorsque survient une rupture ou le décès de l’un d’entre eux. En regard des biens, aucune règle de partage ne s’impose. Ainsi, peu importe le nombre d’années de vie commune, qu’ils aient eu des enfants ou non, au terme de l’union chacun repart avec ce qu’il ou elle a payé. Soulignons cependant que la loi impose une obligation alimentaire réciproque entre les parents et les enfants dès que la filiation de ces derniers est établie, peu importe le statut matrimonial des parents. Néanmoins, les femmes et les mères sont plus susceptibles d’être désavantagées à la dissolution d’une union libre parce qu’elles gagnent moins que leur conjoint (Francoeur, 2017), qu’elles paient plus souvent pour les dépenses quotidiennes du ménage et moins pour les biens durables et l’épargne (Bonke, 2015 ; Phipps et Woolley, 2008), et qu’encore aujourd’hui, elles sont beaucoup plus nombreuses que les pères à réduire leur temps de travail pour prendre soin des enfants (Conseil du statut de la femme, 2015).

La présente étude vise à contribuer à la littérature existante de trois manières. D’abord en présentant les résultats d’une enquête inédite réalisée en 2015 auprès de 3 246 répondants du Québec réalisé par Belleau et Lavallée (Belleau et collab. 2017). À notre connaissance, il s’agit de la première enquête du genre au Canada à s’intéresser spécifiquement aux arrangements financiers des conjoints et aux dimensions juridiques qui s’y rattachent. Deuxièmement, cette recherche propose une typologie exhaustive des modes de gestion qui a été élaborée à partir d’enquêtes qualitatives[1] et qui reflète véritablement les pratiques contemporaines. Enfin, grâce à la richesse des données de notre enquête, l’analyse qui suit propose un modèle explicatif de la gestion commune qui introduit de nouvelles variables, dont le contrat de vie commune, le fait d’être copropriétaire d’une résidence ainsi que le niveau de connaissances juridiques des répondants. Le modèle proposé permet ainsi de cerner l’apport spécifique du mariage dans la gestion commune et de nuancer les explications apportées à ce jour concernant les écarts observés entre les gens mariés et les conjoints de fait.

MODES DE GESTION SELON L’ÉTAT MATRIMONIAL : REVUE DE LA LITTÉRATURE

La littérature sur la gestion de l’argent montre que les couples mariés ont tendance à mettre en commun leurs revenus, alors que les conjoints de fait seraient plus enclins à les gérer séparément. Cette distinction entre les couples mariés ou non a été identifiée dans de nombreux pays (Hiekel et collab. 2014 ; Lauer et Yodanis, 2011) et par le biais d’une variété d’approches méthodologiques qualitatives et quantitatives : en France (Ponthieux, 2012) ; en Finlande (Raijas, 2011) ; au Canada (Hamplová et collab. 2014) ; aux États-Unis et en Suède (Heimdal et Houseknecht, 2003 ; Kenney, 2004, 2006) ; en Angleterre (Pahl, 1995 ; Vogler et collab. 2006) ; en Nouvelle-Zélande (Elizabeth, 2001), en Norvège (Lyngstad et collab. 2011) ; au Danemark et en Espagne (Hamplová et Le Bourdais, 2009) et en Australie (Singh et Lindsay, 1996). Trois explications à ce phénomène sont généralement évoquées.

La thèse de la nature différente des unions

Certains chercheurs estiment que les différences observées dans les modes de gestion entre conjoints mariés ou non tiennent à la nature même de leur union (Brines et Joyner, 1999). Les couples mariés seraient plus engagés puisqu’ils se font une promesse publiquement. Les attentes sociales seraient plus grandes envers les couples mariés. Le mariage représenterait également un engagement financier et social plus grand comparativement à l’union libre. À l’inverse, l’incertitude quant à l’issue de l’union de fait rendrait la mise en commun des revenus plus risquée (Brines et Joyner, 1999 ; Treas, 1993). En somme, la tendance à gérer séparément serait une caractéristique intrinsèque des unions de fait caractérisées par des normes et des attentes plus floues et par un moindre engagement des partenaires.

La thèse de l’influence du cadre juridique

Une seconde explication suggère que le statut juridique des unions a une influence directe sur l’organisation financière choisie par les conjoints. La cohabitation dans plusieurs pays se caractérise par l’absence presque totale de protection légale pour les conjoints de fait. L’insécurité financière et l’absence de perspectives à long terme conduiraient les conjoints en union libre à ne pas collectiviser leurs avoirs contrairement aux couples mariés (Baatrup et Waaldijk, 2005 ; Perelli-Haris et Grassen, 2012). Le fait que les conjoints en union libre ne soient pas responsables légalement l’un de l’autre expliquerait leur plus grande indépendance financière. Cette hypothèse a été critiquée en raison du fait que dans certains pays, une part importante de la population méconnaît les règles de droit qui s’appliquent aux couples en union libre particulièrement en cas de rupture (Belleau, 2015). Au Québec, plus spécifiquement, la moitié des conjoints de fait croient avoir le même statut juridique que les conjoints mariés (Ipsos Descarie, 2007 ; Belleau et collab. 2017). Notons que 52 % des conjoints mariés partagent cette fausse croyance (Belleau et collab. 2017 : 67).

La thèse du processus de sélection

Enfin, certains chercheurs estiment que les différences observées dans les modes de gestion entre conjoints mariés ou non seraient liées à un processus de sélection qui pousserait le même type de personne à « choisir » à la fois l’union libre et la gestion séparée ou encore, le mariage et la gestion commune : notamment l’âge, le niveau de scolarité, l’adhésion à une religion, le niveau de revenu, le type de famille (recomposée ou non), etc. Comme le souligne Bonke (2015), certaines variables telles que la durée de l’union, la présence d’enfant et l’âge sont trop corrélées au mariage pour permettre de véritablement cerner l’influence précise de l’état matrimonial sur la gestion commune. L’union libre recouvre d’ailleurs des situations hétérogènes, dont les toutes premières unions, celles qui se transformeront en mariage, les recompositions familiales et les unions tardives (Poortman et Mills, 2012 ; Seltzer, 2004). Certaines caractéristiques sont aussi plus fortement liées à l’union libre, telles que le fait d’être plus jeune, de ne pas avoir d’enfant et de vivre dans une deuxième union.

En somme, la majorité des études incluent des variables contrôle afin d’éliminer d’éventuels facteurs de confusion, tels que la scolarité, le revenu et l’âge. Cependant, elles ne donnent aucune preuve qui permet d’affirmer avec certitude que les différences retrouvées entre couples mariés et couples en union libre sont attribuables à un lien de causalité (Lyngstad et collab. 2011). Or, en regard de la littérature existante, l’hypothèse la plus plausible est que des facteurs de sélection permettent d’expliquer ces différences entre couples mariés et en union libre (Lyngstad et collab. 2011). Les facteurs suivants ont été identifiés comme étant les plus susceptibles d’influencer la gestion commune.

La durée de l’union

La durée de vie commune est étroitement associée à la mise en commun des revenus. Plus les couples vivent ensemble longtemps, plus ils sont enclins à collectiviser l’argent (Bonke, 2015 ; Hamplová et collab. 2014 ; Lyngstad et collab. 2011 ; Raijas, 2011 ; Treas, 1993). Ce phénomène serait attribuable au fait qu’avec les années, les conjoints partagent des projets, des investissements, et qu’ils se font davantage confiance à mesure que le temps passe (Heimdal et Houseknecht, 2003). Toutefois, certaines études comparent les types d’unions sans prendre en compte nécessairement les années de vies communes antérieures au mariage. Un biais est alors introduit en faveur des couples mariés (Bonke, 2015). Au Québec, les mariages surviennent d’ailleurs de plus en plus tardivement (Pacaut, 2013).

La présence d’enfant et la recomposition familiale

Plusieurs auteurs soulignent que la présence d’enfant dans un couple est aussi un indicateur important de la mise en commun des revenus (Elizabeth, 2001 ; Lauer et Yodanis, 2011 ; Lyngstad et collab. 2011 ; Ponthieux, 2012, Singh et Morley, 2011). Plus encore, la présence d’enfant commun aux deux conjoints serait liée à une plus grande collectivisation des revenus au sein des couples dans plusieurs pays (Hamplová et Le Bourdais, 2009 ; Hamplová et collab. 2014 ; Hiekel et collab. 2014 ; Lynstad et collab. 2011 ; Vogler et collab. 2006). Ce phénomène s’expliquerait par le fait que la mise en commun est plus fréquente dans les premières unions (Burgoyne et Morison, 1997 ; Raijas, 2011). La littérature scientifique à ce propos n’est toutefois pas unanime (Coleman et Ganong, 1989 ; Lown et Dolan, 1994 ; Lyngstad et collab. 2011 ; Sung et Bennett, 2007 ; Van-Eeden-Morefield et collab. 2007).

En plus de l’arrivée d’un enfant, divers moments charnières conduisent les couples à modifier leur mode de fonctionnement, généralement vers une plus grande collectivisation de la gestion. Notre enquête révèle notamment que l’achat d’une maison et la perte d’un emploi par un des conjoints font partie de ces moments (Belleau et collab. 2017).

Le fait d’être copropriétaire ou locataire

Les conjoints de fait sont proportionnellement moins nombreux à être propriétaires de leur résidence que les couples mariés. Ces différences reflètent d’une part, les écarts de niveaux socioéconomiques entre ces deux groupes, mais aussi la stabilité des unions (Kerr et collab. 2006). Selon Brines et Joyner (1999), le fait que les conjoints en union libre soient moins souvent propriétaires d’une résidence que les couples mariés entraînerait moins d’interdépendance entre les conjoints et, à terme, moins de stabilité. Inversement, le mariage, parce qu’il comporte certaines protections juridiques et qu’il s’inscrit dans la durée, inciterait les conjoints à s’engager davantage financièrement. Poortman et Mills (2012) ont étudié le rôle de l’acquisition d’une propriété commune en lien avec le cadre juridique des diverses unions aux Pays-Bas. Leur conclusion va dans le sens inverse de celle proposée par Brines et Joyner (1999). Ce n’est pas le cadre juridique qui conduit à une plus grande interdépendance des conjoints, mais au contraire, le fait que les conjoints qui achètent une maison souhaitent sécuriser leur investissement personnel et collectif en se faisant des ententes légales (contrats de cohabitation ou prénuptiaux). Dans ce contexte, nous faisons l’hypothèse que le fait d’être copropriétaire d’une maison conduit sans doute les conjoints à une plus grande interdépendance et à gérer en commun notamment parce que cet investissement témoigne d’un certain engagement à long terme.

L’âge

L’âge des répondants est considéré par quelques auteurs comme un déterminant de la mise en commun, mais aussi du mariage. Les plus âgés auraient vécu dans un contexte où le mariage était la norme et où la mise en commun ou le système d’allocation allaient aussi de soi. Or, les écrits à ce sujet ne vont pas tous dans le même sens. En Angleterre, en Allemagne, en France, au Canada et en Norvège, par exemple, il y aurait une association positive entre l’âge et la mise en commun (Hamplová et collab. 2014 ; Hiekel et collab. 2014 ; Lyngstad et collab. 2011 ; Vogler et collab. 2008). Au contraire aux États-Unis, en Géorgie et en Russie, il s’agirait d’une relation inverse où les conjoints plus âgés gèrent davantage séparément (Heimdal et Houseknecht, 2003 ; Hiekel et collab. 2014 ; Treas, 1993).

Le revenu familial, le statut d’emploi et la scolarité

Les études qui se sont penchées sur le revenu arrivent à des conclusions nuancées qui tiennent en partie aux variables utilisées, mais aussi au contexte national (Lyngstad et collab. 2011). En France, en Suède et aux États-Unis, par exemple, un haut revenu familial est associé à une gestion séparée alors qu’au Danemark les plus nantis seraient portés vers une gestion commune (Bonke et Browning, 2009 ; Heimdal et Houseknecht, 2003 ; Ponthieux, 2012 ; Treas, 1993). D’autres études montrent que la mise en commun serait plus fréquente chez les couples où l’un des conjoints n’est pas sur le marché du travail (Ponthieux, 2012). Inversement, quelques recherches révèlent qu’une gestion indépendante est associée au fait que les deux conjoints travaillent (Pahl, 1995 ; Hiekel et collab. 2014). Afin d’étudier cette question, nous avons pris en compte ces situations conjugales en regard du revenu familial et de l’emploi des deux conjoints. Enfin, la scolarité est également associée aux modes de gestion qu’adoptent les conjoints, les plus scolarisés, et sans doute aussi les mieux nantis, étant plus enclins à rejeter une gestion commune (Hamplová et collab. 2014 ; Hiekel et collab. 2014 ; Ponthieux, 2012).

LA DIVERSITÉ DES COUPLES EN UNION LIBRE AU QUÉBEC

La dualité canadienne anglais/français a beaucoup retenu l’attention des sociologues au cours des dernières décennies. Les familles du Québec se distinguent de celles des autres provinces canadiennes sous plusieurs aspects, dont des attitudes plus libérales, mais particulièrement en regard de l’union libre (Kerr et collab. 2006 ; Wu, 2000). En 2016, près de 40 % des couples vivaient en union libre au Québec, comparativement à 21 % ailleurs au Canada (Statistique Canada, 2017). Une étude récente montre que contrairement aux autres provinces canadiennes, les couples québécois en union libre se retrouvent dans toutes les classes sociales et ne se cantonnent pas dans les couches les plus défavorisées de la population comme ailleurs au pays (Laplante et Fostik, 2017). Les recherches indiquent qu’au Québec les unions libres sont plus stables et plus durables qu’ailleurs au Canada et, qu’inversement, les mariages y sont plus instables (Le Bourdais et collab. 2014 ; Wu, 2000). Pour des raisons historiques, ce sont principalement les Canadiens français d’origine catholique qui, en voulant s’affranchir de la religion, ont aussi délaissé le mariage (Belleau, 2011).

En somme, à l’instar d’autres sociétés (Heuveline et Timberlake, 2004), l’union libre et le mariage au Québec semblent désormais très similaires. Dans ce contexte, si l’hypothèse de la sélection est juste, on devrait pouvoir trouver un modèle permettant de prédire la mise en commun des revenus qui est aussi performant qu’un modèle incluant l’état matrimonial comme valeur explicative. En effet, certaines variables, telles la durée de vie commune, la présence d’enfant commun, être en situation de recomposition sans enfant commun, être copropriétaire, les connaissances juridiques et le fait d’avoir un contrat de vie commune, devraient permettre d’expliquer la mise en commun tant chez les couples mariés que chez les couples en union libre et l’apport explicatif du mariage dans ce même modèle devrait alors être négligeable.

VERS UNE NOUVELLE TYPOLOGIE DES MODES DE GESTION

De nombreuses typologies ont été développées jusqu’à présent pour rendre compte de la complexité des modes de gestion de l’argent dans les couples. Plusieurs dimensions sont à prendre en compte : qui possède l’argent ? Qui a accès directement aux diverses sources d’argent disponibles dans le ménage ? Qui contrôle les dépenses importantes et qui gère l’argent au quotidien ? (Ashby et Burgoyne, 2009 ; Belleau, 2008 ; Collavechia, 2008 ; Elizabeth, 2001 ; Woolley, 2003). Les travaux de Pahl (1995) ont beaucoup influencé ce champ d’études. La typologie en cinq catégories qu’elle propose conjugue essentiellement des éléments qui relèvent de l’accès à l’argent et à la propriété : 1 et 2) la gestion principale par l’homme ou la femme, où l’un des conjoints remet sa paie à l’autre après avoir gardé un montant pour ses dépenses personnelles ; 3) la mise en commun totale ou presque des revenus où les deux conjoints ont accès à l’ensemble des revenus ; 4) l’allocation domestique, où l’un des conjoints verse à l’autre un montant pour la gestion de la maisonnée ; 5) la gestion séparée où les conjoints n’ont aucun accès à l’argent de l’autre.

Les changements sociodémographiques ont amené de nouvelles catégorisations avec l’ajout de la gestion commune partielle et le retrait de l’allocation domestique en réduisant le nombre de catégories à trois (mise en commun totale, partielle ou gestion séparée) et parfois à deux (gestion commune ou séparée) (Bonke, 2015 ; Hamplová et Le Bourdais, 2009 ; Hamplová et collab. 2014 ; Heimdal et Houseknecht, 2003 ; Hiekel et collab. 2014 ; Lyngstad et collab. 2011 ; Raijas, 2011 ; Singh et Lindsay, 1996).

Typologie selon quatre modes de gestion

Pour notre enquête, nous avons élaboré une autre typologie à partir d’entretiens qualitatifs qui ajoute une troisième dimension à celles de la propriété et de l’accès à l’argent, à savoir la logique de redistribution. Deux logiques sont identifiées, soit le partage des revenus ou le partage des dépenses.

Dans le cadre de notre enquête quantitative, les répondants devaient identifier la formule correspondant le mieux à leur organisation actuelle : 1) tous ou presque tous vos revenus sont mis en commun ; 2) l’un de vous prend en charge toutes les dépenses ; 3) vous ne mettez pas vos revenus en commun, mais vous vous répartissez les dépenses. Si la deuxième affirmation était retenue par le répondant, celui-ci devait identifier qui dans le ménage prenait en charge les dépenses. Si la troisième affirmation était retenue alors trois autres propositions lui étaient soumises : a) vous payez les dépenses 50-50 ; b) chacun contribue proportionnellement à ses revenus (celui qui gagne plus paie plus) ; c) la personne qui gagne le plus paie plus, mais ce n’est pas proportionnel au revenu de chacun. Aux fins de la présente analyse, nous avons regroupé ces deux dernières sous-catégories (b et c). La typologie qui se dégage est donc la suivante.

Les deux premiers modes de gestion reposent sur l’idée d’un partage des ressources

a) La mise en commun des revenus se définit par le fait que les revenus des deux conjoints sont mis en commun et les dépenses, personnelles ou collectives, sont faites à partir de ce pot commun. C’est ce type d’arrangement auquel renvoie le « revenu familial » qui est à la base des politiques sociales au Québec notamment. Il évoque l’idée d’une mise en commun totale des revenus et d’une redistribution plus ou moins égalitaire de ceux-ci entre les conjoints[2].

b) L’allocation domestique concerne les situations où l’un des conjoints prend en charge les dépenses communes généralement parce que l’autre n’a aucun revenu ou un très faible revenu. Le plus fortuné verse alors une allocation, c’est-à-dire un montant d’argent destiné au fonctionnement de la maisonnée. Contrairement à la mise en commun des revenus, une part seulement de l’argent est mise en commun. La personne qui a peu d’argent n’a donc pas accès à l’ensemble du revenu de son conjoint. C’est pourquoi, dans les analyses qui suivent, ce mode de gestion n’a pas été pris en compte dans la catégorie « mise en commun » des revenus.

Les deux autres modes de gestion reposent sur un partage des dépenses plutôt que des revenus. Ainsi, les conjoints établissent une liste des dépenses communes qui inclut généralement le loyer, la nourriture, certains comptes courants et les dépenses liées aux enfants. Cette liste est cependant très variable d’un couple à l’autre. Chacun des conjoints garde ses revenus dans un compte et paiera sa part des dépenses communes. Ce partage peut se faire c) à parts égales (50/50) ou d) proportionnellement au revenu de chacun, soit au prorata du revenu. Le fonctionnement au prorata du revenu vise à équilibrer l’apport des deux conjoints lorsque ceux-ci n’ont pas des revenus équivalents.

Les hypothèses

En regard des considérations qui précèdent, nous émettons donc deux hypothèses :

Hypothèse 1 : Les couples mariés sont plus enclins à gérer ensemble que les couples en union libre. Cette hypothèse est déduite du fait que l’union libre, plus que le mariage, est une catégorie très hétérogène qui couvre des réalités variées et qu’il s’agit en quelque sorte du statut par défaut.

Hypothèse 2 : L’écart observé entre conjoints mariés et conjoints de fait s’explique dans une large mesure par les caractéristiques et certains choix que font les conjoints, mariés ou non. L’essentiel du rôle du mariage comme variable explicative de la gestion commune devrait s’expliquer par les variables suivantes, prises ensemble : la durée de vie commune, la présence d’enfant commun, le fait d’être copropriétaires d’une résidence, d’avoir un contrat de vie commune, d’avoir de faibles connaissances juridiques et d’être dans une union intacte.

SOURCE DE DONNÉES ET MÉTHODES

L’enquête a été menée au moyen d’un questionnaire fermé élaboré par notre équipe de recherche à partir des connaissances acquises au terme de plusieurs études qualitatives réalisées entre 2005 et 2012. Les questions ont été validées lors des enquêtes qualitatives, et lors des prétests du questionnaire final. Les entrevues, d’une durée de 20 minutes, ont été réalisées par le Bureau des interviewers professionnels (BIP).

L’échantillon de notre enquête a été recruté aléatoirement par téléphone afin de se rapprocher le plus possible d’un échantillon probabiliste. L’échantillon comportait deux volets, soit un volet par entrevue téléphonique (1 199 personnes) et un volet par questionnaire web (2 047 personnes) pour un total de 3 251 personnes jointes du 12 janvier au 27 février 2015 au Québec. Après examen des réponses, 3 246 entrevues ont été retenues pour l’analyse. Selon les normes de l’Association de la recherche et de l’intelligence marketing (ARIM), le taux de réponse du sondage téléphonique est de 63,5 %.

Plus spécifiquement pour le volet téléphonique, un échantillon de 50 000 numéros a été tiré et géocodé à partir des codes postaux ou des échanges téléphoniques à l’aide du logiciel ASDE Échantillonneur Canada. Cet échantillon a été trié aléatoirement et séparé en 10 lots de 5 000 numéros à épuiser successivement afin d’atteindre la taille souhaitée. Au final, 22 742 numéros ont été nécessaires pour finaliser l’étude. Pour le volet web, les membres du panel ont également été tirés aléatoirement de la population domiciliée au Québec au moyen d’un sondage téléphonique. Le panel comptait 13 882 personnes âgées de 25 à 50 ans qui ont toutes été contactées et relancées jusqu’à trois fois. Parmi elles, 2 929 ont entrepris de répondre au questionnaire ; le taux de participation était de 21,1 %. Ce taux est normal pour un questionnaire en ligne qui prend en moyenne 19,2  minutes à remplir (pour plus de détails sur la méthodologie, voir Belleau et collab. 2017).

L’échantillon

L’univers statistique regroupe les couples cohabitants domiciliés au Québec dont au moins un des conjoints est âgé de 25 à 50 ans. L’étude avait pour principal objectif de comparer les couples vivant en union libre et les couples mariés. Les premiers étant moins nombreux que les seconds, l’échantillon a été stratifié selon le type d’union en cherchant à obtenir approximativement autant de couples en union libre que de couples mariés. Les caractéristiques de l’échantillon figurent au tableau 1.

Les variables à l’étude

Dans le cadre de cette étude, la variable dépendante dichotomique est la mise en commun des revenus. Nous avons sélectionné par ailleurs cinq variables de contrôle :

a) L’âge, qui a été traité en tant que variable continue.

b) Le revenu familial est constitué sur la base du revenu déclaré par le répondant pour lui-même et son conjoint. Une variable dichotomique a été créée pour le revenu familial faible établi à moins de 40 000 $ par année.

c) Considérant que la mise en commun est généralement associée à une faible scolarité, nous avons créé une variable dichotomique où 1 représente les couples où les deux conjoints ont un diplôme secondaire ou moins alors que 0 vaut pour tous les autres couples.

d) En regard de l’occupation, une variable a été créée avec les 4 catégories suivantes : 0) les deux conjoints travaillent à plein temps ; 1) un des conjoints travaille à plein temps et l’autre à temps partiel ; 2) un conjoint travaille à plein temps et l’autre n’a pas de revenus et ; 3) toute autre situation.

e) La langue parlée à la maison a aussi été traitée comme une variable dichotomique en regroupant toutes les autres langues 1) français, 0) autres).

Aux variables contrôles s’ajoutent six autres variables explicatives :

f) La durée de vie commune a été calculée à partir du premier jour de la cohabitation, tant pour les couples mariés que pour les couples en union libre.

g) La présence d’enfant commun comprend les familles intactes avec enfants, mais aussi les familles recomposées ayant au moins un enfant de la présente union. Ces dernières sont identifiées ici sous l’appellation familles recomposées fécondes.

h) Étant donné que la recomposition familiale est associée dans la littérature à une gestion séparée, nous avons pris en compte la variable famille recomposée sans enfant commun qui comprend les familles recomposées simples et complexes, c’est-à-dire celles où l’un ou les deux conjoints ont des enfants d’une précédente union. Selon cette définition, ces familles n’ont toutefois pas d’enfant commun. Soulignons que notre enquête ne permettait pas de connaître avec précision le rang de l’union pour l’un des conjoints ou les deux.

i) La variable retenue concernant le fait d’être copropriétaire d’une résidence se décompose comme suit : 0) la maison ou le logement est au nom d’un seul conjoint ; 1) le bail est signé par les deux conjoints lorsqu’il s’agit d’une location ; 2) Les deux conjoints sont copropriétaires de leur résidence.

j) Pour tester la thèse de l’influence du cadre juridique sur la gestion commune, nous faisons l’hypothèse que les couples qui ne connaissent pas les lois dans ce domaine sont aussi ceux qui sont les plus enclins à gérer en commun, comme le font les couples mariés. Un indice des connaissances juridiques des répondants a donc été pris en compte.

Les trois questions étaient formulées comme suit :

D’après vous, est-ce que les énoncés suivants sont vrais ou faux ?

  1. Après quelques années de vie commune, les conjoints en union libre ont le même statut légal qu’un couple marié (vrai ou faux). (Réponse : faux)

  2. En cas de rupture entre deux conjoints en union libre, tous les biens acquis pendant leur vie commune sont séparés en parts égales (vrai ou faux). (Réponse : faux)

  3. S’il y a une rupture d’un couple en union libre, le ou la conjoint(e) le (la) plus pauvre n’a pas droit à une pension alimentaire pour lui/elle-même (vrai ou faux). (Réponse : vrai)

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon (n = 3246)

Source : Belleau H., C. Lavallée, Projet de recherche Unions et désunions conjugales au Québec : regards croisés sur les pratiques et les représentations sociales et juridiques de la vie à deux, financé par le CRSH (2014-2017)

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Nous avons construit l’indice des connaissances juridiques à partir des réponses des répondants : 0) trois bonnes réponses ; 1) une ou deux bonnes réponses et ; 2) aucune bonne réponse. Notons ici que l’acquisition de connaissances juridiques peut avoir été postérieure à la mise en place d’un mode de gestion. Néanmoins, l’assimilation de nouvelles connaissances a pu conduire les conjoints à modifier leurs arrangements financiers en conséquence.

k) La présence d’un contrat de vie commune chez les conjoints de fait qui devrait, selon toute vraisemblance, conduire à une gestion plus collective comme celle observée chez les couples mariés. Cette dernière variable, avoir un contrat de vie commune, est dichotomique et vise à cerner si les conjoints en union libre ayant un contrat de vie commune gèrent comme les conjoints mariés en raison de la sécurité juridique que peut procurer un tel contrat.

Pour vérifier la première hypothèse voulant que les conjoints mariés soient plus nombreux que les conjoints de fait à mettre en commun leurs revenus, nous avons fait des tableaux croisés. Concernant la seconde hypothèse visant à cerner l’impact des variables explicatives sur l’adoption d’une gestion commune, nous avons utilisé des modèles de régression logistique binaire par blocs, avec la méthode « stepwise » ascendante. Dans un premier modèle, toutes les variables de contrôle ont été introduites dans un premier bloc, suivies des autres variables à l’exception de l’état matrimonial. Pour le second modèle, cette procédure a été reprise, mais cette fois en ajoutant un troisième bloc avec l’état matrimonial. Cette régression visait à préciser si le mariage était encore une variable prédictive après avoir pris en compte les autres facteurs. Nous avons enfin comparé ces deux modèles à l’aide de courbes « Receiver Operating Characteristic » (ROC) basées sur les probabilités prédites issues de la régression logistique. Ces courbes permettent de vérifier le pouvoir de discrimination du modèle pour tous les seuils de spécificité/sensibilité sans être influencé par la prévalence de la variable dépendante.

Limite de l’enquête

Notre échantillon de base est constitué d’un plus grand nombre de conjoints de fait que de conjoints mariés, d’une proportion moindre de répondants de moins de 25 ans et d’une part importante de répondants très scolarisés par rapport à la population québécoise. Afin de nous assurer que ces caractéristiques de l’échantillon n’aient pas d’impact sur les résultats, nous avons préalablement réalisé toutes les analyses avec les variables pondérées (pour l’âge, la scolarité, l’état matrimonial et la région). La comparaison des résultats pondérés aux résultats non pondérés est très similaire. Les analyses présentées ici ont donc toutes été réalisées sur la base des données non pondérée puisque le calcul de la courbe ROC ne peut être fait sur des données pondérées.

RÉSULTATS

Répartition des répondants dans les divers modes de gestion de l’argent

Notre première hypothèse stipule que les couples en union libre sont moins enclins à mettre en commun leurs revenus comparativement aux couples mariés. Le tableau 2 confirme cette hypothèse. On observe des différences dans les modes de gestion, mais celles-ci sont nettement moins marquées qu’on aurait pu s’y attendre. D’une part, 65 % des couples mariés collectivisent tous leurs revenus, alors que cette proportion est de 41 % chez les couples en union libre. À l’inverse, ces derniers sont plus nombreux (23 %) que les couples mariés (8 %) à gérer de manière complètement séparée, c’est-à-dire par un partage moitié-moitié des dépenses communes indépendamment des écarts de revenus entre conjoints. On remarque cependant qu’une part importante des conjoints de fait (28 %) disent partager leurs dépenses communes proportionnellement au revenu de chacun. Il ne s’agit pas d’une gestion totalement indépendante puisque les conjoints tentent d’équilibrer l’apport financier de chacun dans le ménage. Enfin, les quelques différences observées entre conjoints de fait ayant un contrat de vie commune et ceux qui n’en ont pas ne sont pas significatives sur le plan statistique.

Tableau 2

Répartition selon 4 modes de gestion dans les couples mariés et en union libre (n = 2984)

Source : Belleau H. et C. Lavallée, Projet de recherche Unions et désunions conjugales au Québec : regards croisés sur les pratiques et les représentations sociales et juridiques de la vie à deux, financé par le CRSH (2014-2017)), n = 2984 ; Khi-deux = 197,692, p = 0,000

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Quelques caractéristiques des conjoints ayant adopté une gestion commune des revenus

À la lumière du tableau 3, il en ressort que les couples qui ont adopté la mise en commun des revenus se répartissent dans tous les groupes d’âge. Ils sont plus nombreux parmi les conjoints parlant une autre langue que le français à la maison. La scolarité ne semble pas avoir d’influence sur ce mode de gestion. On remarque cependant que les couples ayant un revenu familial inférieur à 40 000 $ par année sont plus enclins à gérer ensemble, ainsi que les couples où l’un des conjoints travaille à plein temps alors que l’autre est sans emploi.

Sans surprise, le mariage semble favoriser aussi une plus grande mise en commun. Les couples ayant un enfant commun semblent gérer davantage ensemble que les autres types de familles et inversement, les familles recomposées sans enfant commun sont moins nombreuses à opter pour ce mode de gestion.

Le trait le plus marquant est sans doute que la durée de vie commune et le fait d’être copropriétaire ou cosignataires d’un bail sont aussi fortement associés à la mise en commun des revenus. Avoir de faibles connaissances juridiques apparaît aussi lié significativement au fait d’opter pour une gestion commune. Enfin, le fait d’avoir un contrat de vie commune n’a pas de lien significatif avec la mise en commun des revenus. C’est pourquoi cette dernière variable que l’on croyait, à tort, explicative ne fera pas partie des modèles suivants.

Tableau 3

Caractéristiques des répondants mettant en commun leurs revenus avec leur conjoint (n = 1630)

Note : Significatif : * p <.01 ; ** p <.05, *** p <.001 ; non-significatif : n.s.

Source : Belleau H., C. Lavallée, Projet de recherche Unions et désunions conjugales au Québec : regards croisés sur les pratiques et les représentations sociales et juridiques de la vie à deux, financé par le CRSH (2014-2017)

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L’objectif de l’analyse qui suit est de vérifier si l’essentiel du rôle du mariage comme variable explicative de la gestion commune peut s’expliquer par une série de variables prises ensemble (hypothèse2). En effet, si la thèse explicative de la sélection est juste, nous devrions pouvoir développer un modèle explicatif tout aussi performant, avec ou sans la variable mariage. Dans l’élaboration du modèle, nous avons gardé une série de variables contrôle même si celles-ci ne sont pas toutes significatives. Pour la suite, seules les variables explicatives significatives ont été retenues : soit la durée de vie commune, la présence d’enfant commun, les familles recomposées sans enfant commun, le fait d’être copropriétaires et d’avoir de faibles connaissances juridiques.

Le tableau 4 présente d’abord les rapports de cotes (« odds ratio ») des variables prises une à une, puis deux modèles visant à expliquer le maximum de variance avec le moins de variables possible. Ce qui distingue ces deux modèles est l’introduction de la variable état matrimonial comme variable explicative dans le second modèle.

Les rapports de cotes révèlent que plusieurs variables permettent de prédire la mise en commun des revenus au sein des couples. On constate d’abord que plus les conjoints avancent en âge, moins ils sont enclins à gérer par une mise en commun leurs revenus. Les répondants qui parlent français sont également moins susceptibles d’opter pour ce mode de gestion. Par ailleurs, on observe qu’une scolarité de niveau secondaire pour les deux conjoints, un faible revenu, mais aussi le fait qu’un seul conjoint soit en emploi sont associés à une plus grande propension à mettre en commun les revenus. Ces trois variables sont liées entre elles et témoignent sans doute du fait qu’avoir relativement peu de ressources financières conduit certains conjoints à être plus solidaires sur le plan économique.

Au-delà des variables contrôles, quatre variables semblent contribuer à prédire la gestion commune des revenus : a) la durée de vie commune, pour les unions de 4 ans et plus. En effet, les couples ayant plus de 10 ans de vie commune ont trois fois et demie plus de chances (3 269) de gérer en commun que celles qui sont de plus courte durée (3 ans ou moins) et lorsque l’union dure plus de 15 ans, la probabilité passe de trois à cinq fois plus de chance que les unions plus récentes (5 224). b) Les familles intactes ou recomposées avec enfant commun aux deux conjoints semblent aussi deux fois plus susceptibles que les autres types de familles à faire pot commun. c) Le fait d’avoir signé un bail ou acheté une maison à deux contribue à prédire significativement la mise en commun, car ceux-ci sont au moins 2,5 fois plus susceptibles de gérer ensemble que les couples où un seul conjoint est signataire du bail ou de l’acte d’achat. d) Sans surprise, le mariage est aussi très significatif et montre que les couples mariés ont aussi 2,7 fois plus de chance de mettre en commun leurs revenus que les couples en union libre. L’examen des deux modèles permet toutefois d’apporter un autre éclairage à cette question, comme nous le verrons plus tard. Enfin, la variable connaissances juridiques semble aussi prédire la gestion commune, mais dans le sens inverse de ce qui avait été attendu. Les répondants connaissant moins les droits et responsabilités liées à la conjugalité dans l’éventualité d’une rupture sont aussi moins susceptibles de gérer ensemble, soit 1,4 à 1,7 fois moins que ceux qui semblent mieux connaître le droit (trois bonnes réponses sur trois).

Les analyses de régression ont été faites par blocs, selon un mode séquentiel (stepwise) ascendant (ayant comme critère le rapport de vraisemblance) avec l’entrée successive des variables figurant au tableau 4. Dans les modèles 1 et 2, une seule variable n’a pas été sélectionnée en cours d’analyse, le fait d’être en famille recomposée sans enfant commun. Ceci s’explique probablement par les interrelations entre les variables indépendantes, les variables non sélectionnées n’aidant pas à prédire la mise en commun des revenus, une fois les autres variables prises en compte dans le modèle.

Tableau 4

Les déterminants de la mise en commun des revenus identifiés par des analyses de régression logistique (n = 1630)

Significatif : * p <.01 ; ** p <.05 ; *** p <.001

Source : Belleau H., C. Lavallée, Projet de recherche Unions et désunions conjugales au Québec : regards croisés sur les pratiques et les représentations sociales et juridiques de la vie à deux, financé par le CRSH (2014-2017)

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Dans le passage entre le premier et le second modèle, on observe aussi quelques modifications autour de deux variables plus spécifiquement. En effet, lorsque l’on introduit l’état matrimonial, la durée de vie commune, le fait d’être copropriétaire d’une résidence et la présence d’enfant commun perdent un peu en force. Ces variables sont d’ailleurs fortement liées entre elles et au mariage. Les couples qui se marient le font de plus en plus tardivement, parfois après avoir vécu ensemble plusieurs années et avoir eu un ou des enfants. Cependant, l’analyse du tableau 4 permet de croire que le mariage pourrait avoir un effet qui lui est propre ; d’autres analyses seraient requises pour l’identifier plus clairement. Néanmoins, on peut faire le constat ici que si on exclut le mariage, les variables introduites dans le premier modèle permettent tout autant de prédire la mise en commun des revenus. Dit autrement, ce n’est pas seulement le mariage qui conduit à une mise en commun des revenus, mais ce qu’il couvre, à savoir, l’engagement des conjoints qui prend aujourd’hui diverses formes (dont l’enfant commun, la copropriété, la durée de vie commune).

Lorsque l’on compare les courbes ROC de ces deux modèles, on constate que leur pouvoir de discrimination est pratiquement identique, soit 69 % pour le 1er modèle (sans l’état matrimonial) et 70 % pour le second qui comprend la variable état matrimonial. En somme, la seconde hypothèse s’avère juste, car on peut conclure que l’on retrouve l’essentiel du rôle de la variable mariage avec d’autres variables. Ce constat nous conduit donc à penser que la thèse explicative de la sélection permet d’expliquer les différences observées entre les conjoints mariés et ceux en union libre.

Figure 1

Courbes ROC des probabilités prédites du modèle 1 et 2

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DISCUSSION

À ce jour, rares sont les études qui ont pu documenter l’organisation financière des couples au Québec de manière quantitative et qui ont analysé les facteurs associés à la mise en commun des revenus. Les résultats de cette recherche permettent de faire un état des lieux grâce à la première enquête représentative de la population québécoise qui porte spécifiquement sur cette question et sur les enjeux juridiques qui y sont liés.

Nos analyses confirment qu’il existe bel et bien des différences entre les couples mariés et les couples en union libre tel qu’énoncé dans la première hypothèse. Les différences sont certes significatives d’un point de vue statistique, mais d’un point de vue sociologique ces différences peuvent sembler négligeables dans le contexte juridique québécois puisque pas moins de 40 % des conjoints de fait gèrent par une mise en commun des revenus comparativement à 65 % chez les couples mariés. Par ailleurs, une part importante des couples en union libre (28 %) et des couples mariés (19 %) gèrent par un partage des dépenses proportionnel au revenu de chacun afin d’équilibrer les contributions des deux conjoints au ménage. En somme, on retrouve un peu moins du quart des couples en union libre qui gèrent véritablement séparément et 8 % des couples mariés qui en font autant.

Quelques études sur la gestion commune portent à la fois sur les couples mariés et en union libre. Les différences observées dans nos analyses corroborent les résultats trouvés dans d’autres pays. Une recherche récente réalisée en France montre en effet que 37 % des couples en union libre et 74 % des couples mariés gèrent ensemble (Ponthieux, 2012 : 3). En Allemagne, ces proportions sont respectivement de 49 % et de 89 % (Hiekel et collab. 2014 : 1542). Aux États-Unis, 52 % des conjoints de fait et 73 % des couples mariés font une gestion commune (Kenney, 2004 : 243). Ces études pourraient laisser croire qu’au Québec la mise en commun est un peu moins fréquente qu’ailleurs, tant chez les couples en union libre que chez les couples mariés. Or, ce phénomène s’explique en partie par le fait que les recherches réalisées dans d’autres pays ont amalgamé la mise en commun des revenus et l’allocation domestique, malgré le fait que dans ce dernier mode de gestion l’un des membres du couple, généralement la conjointe, n’a pas accès à l’ensemble des revenus du ménage. En effet, au Québec environ 8 % des couples, mariés ou non, ont opté pour l’allocation domestique comme mode de gestion.

Nos résultats se distinguent toutefois de ceux de Hamplová et collab. (2014) qui estiment à 12 % la proportion de conjoints de fait qui gèrent ensemble au Québec et à 40 % celle des conjoints mariés. Cet écart important entre les résultats des deux études est sans doute lié aux différences de méthodes utilisées. Ces chercheures ont tenté de prédire l’organisation financière sur la base des comptes bancaires qu’utilisent les conjoints plutôt qu’à partir de questions adressées aux principaux intéressés. Or, plusieurs auteurs soulignent la faible corrélation entre les comptes bancaires des répondants et les modes de gestion qu’ils adoptent ainsi que les limites d’une telle approche (Ashby et Burgoyne, 2008 ; Bonke, 2015 ; Burgoyne et Morison, 1997 ; Nyman, 1998 ; Singh et Morley, 2010 ; Sung et Bennett, 2007). Les résultats de notre enquête vont aussi dans ce sens pour les couples du Québec (Belleau, et collab. 2017).

En regard de la seconde hypothèse, nos analyses ont permis de confirmer qu’un modèle prédictif basé sur plusieurs variables permet tout autant que l’état matrimonial de prédire la mise en commun des revenus. La thèse du processus de sélection peut donc être retenue. En effet, comme ceux de la plupart des études recensées, les résultats de nos analyses confirment que la durée de vie commune et la présence d’enfant commun aux deux conjoints accroissent la probabilité qu’un couple fonctionne par une mise en commun des revenus. La réduction de l’effet de ces deux variables lorsqu’on ajoute l’état matrimonial à l’équation suggère que celui-ci joue peut-être le rôle de variable intermédiaire pour les couples qui se marient. Nos résultats vont aussi dans le sens de ceux identifiés en France, en Suède et aux États-Unis où un plus faible revenu familial, le fait qu’un des conjoints ne soit pas en emploi et une faible scolarité sont associés à une plus grande mise en commun (Heimdal et Houseknecht, 2003 ; Ponthieux, 2012).

En ce qui a trait à l’âge, nous avons constaté que la mise en commun semble plus fréquente au Québec au sein des couples plus jeunes. Cette association négative entre l’âge et la gestion commune que l’on retrouve aussi aux États-Unis notamment (Treas, 1993) pourrait peut-être s’expliquer par la fragilité des unions, mariées ou non, et le fait que les conjoints vivant dans des unions de rang supérieur sont moins enclins à collectiviser leurs revenus.

Notre enquête a permis aussi d’identifier deux variables déterminantes dans la mise en commun des revenus : 1) le fait d’être copropriétaire/cosignataire d’un bail et 2) les faibles connaissances juridiques. En effet, la signature conjointe d’un bail peut être vue comme une forme d’engagement que prennent les conjoints en union libre. Rappelons qu’au Québec, c’est par la cohabitation (généralement une année ou trois ans) que l’on acquiert le statut de « conjoints de fait » devant la loi. Selon Bertaux-Wiame, depuis le recul du mariage comme acte fondateur de la vie à deux :

L’investissement dans un logement, sous la forme de l’accession à la propriété ou même de la signature à deux d’un bail de location est une décision qui lie un couple. Lorsque la vie à deux est regardée comme une situation que l’évolution des sentiments amoureux peut à tout moment remettre en question, le résidentiel devient le signe d’un engagement conjugal plus affirmé. Il est aussi la matérialisation d’un projet familial

Bertaux-Wiame, 1995 : 171

Bien qu’un bail puisse facilement être rompu, le fait de s’engager conjointement pour la signature d’un tel contrat, de cohabiter et de mettre en commun ses biens matériels est sans doute synonyme d’engagement pour bien des couples non mariés. Enfin, l’achat d’une maison au nom des deux conjoints s’est avéré être un facteur important qui incite les conjoints à gérer l’argent en commun.

Par ailleurs, les données montrent que le fait de ne pas connaître les lois qui concernent la vie conjugale conduit certains couples à ne pas collectiviser leurs revenus, ce qui va dans le sens contraire de ce qui était attendu. En effet, la liberté de choix, qui repose nécessairement sur la connaissance de la loi, est souvent invoquée pour justifier l’absence de protection légale des conjoints de fait. Ce constat a des incidences différentes pour les conjoints mariés et les conjoints de fait au terme de l’union. L’influence des connaissances juridiques sur les modes de gestion qu’adoptent les conjoints mériterait d’être approfondie afin d’expliquer ce phénomène avec toutes les nuances qui s’imposent. On peut faire l’hypothèse que l’âge des conjoints et la durée de l’union notamment, sont des variables inter reliées. Au chapitre des contrats de vie commune, nous avons vu aussi que cette variable ne semble pas liée à une plus grande propension à gérer en commun, ce qui remet un peu en cause la thèse explicative de l’impact du cadre juridique sur les arrangements financiers. Le contenu de ces contrats entre conjoints de fait ne nous est pas connu cependant, ce qui constitue une limite de notre enquête. D’autres études sont requises pour comprendre ce phénomène.

En somme, les résultats de notre étude montrent les limites de la thèse explicative voulant que les couples en union libre aient une relation de « nature différente » de celle des couples mariés, mais aussi les limites de la thèse de l’impact du cadre juridique. Le modèle développé pointe davantage en direction d’un ensemble de facteurs explicatifs de la mise en commun des revenus. Une fois les différents facteurs pris en compte, le mariage n’améliore pas la capacité de discrimination du modèle de façon substantielle. Enfin, soulignons que les modèles présentés permettent de bien classifier 70 % des couples selon la mise en commun des revenus. Il serait intéressant de bonifier ce modèle par l’ajout d’autres variables telles que la religiosité, le projet de mariage, etc.

CONCLUSION

Il ressort de cette analyse que les couples du Québec adoptent une variété de modes de gestion. Le portrait qui se dégage met clairement en évidence le fait que l’union libre ne peut pas être associée à une indépendance complète des partenaires de vie sur le plan financier, pas plus d’ailleurs que le mariage n’est synonyme de fusion des avoirs.

Au Québec, en droit privé, les règles sont cependant très différentes pour les couples mariés ou en union libre. Une part importante de ces derniers ne semble pas au fait de cette situation et contrairement aux conjoints mariés, ils risquent d’en subir les conséquences dans l’éventualité d’une rupture ou du décès de leur conjoint. En droit social et fiscal, au contraire l’État assume généralement que tous les couples mariés ou non gèrent en commun, sans que la liberté de choix ne soit prise en considération. Nous avons vu que cette approche ne reflète pas non plus la réalité.

La situation actuelle des conjoints de fait au Québec ayant des enfants ou une personne à charge est particulièrement préoccupante principalement lorsque cette personne est une femme. En effet, en plus de gagner un salaire moins élevé que leur conjoint, les femmes sont très nombreuses à réduire leur temps de travail avec l’arrivée des enfants ou pour prendre en charge un parent âgé (Conseil du statut de la femme, 2015). Le fait d’avoir privilégié une gestion commune ou au contraire d’avoir géré séparément ne prémunit pas contre l’appauvrissement potentiel de ces conjointes dans l’éventualité du décès de leur conjoint ou d’une rupture. Tout au plus, une gestion commune peut donner une fausse impression d’égalité des contributions et de sécurité financière pendant l’union qui conduit les conjoints à négliger de prendre des arrangements pour assurer l’équilibre des contributions en cas de rupture.

Au Québec, les couples mariés et en union libre se ressemblent de plus en plus. Il est impératif que les lois reflètent la situation réelle des couples, peu importe qu’ils soient mariés ou non. À défaut, la politique traditionnelle du législateur québécois contribue à la précarisation et à l’appauvrissement d’un nombre considérable de femmes qui ont pourtant contribué au bien-être de leurs proches et qui se trouvent, en fin de compte, à en payer le prix.