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Introduction

Au Québec, le nombre et la proportion de personnes immigrées sont en augmentation régulière (Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration [MIFI], 2021). Les statistiques pour l’année 2019 indiquent que les immigrants représentent 11,9 % de la population québécoise (MIFI, 2021). Le portrait migratoire est diversifié et les plus importants en nombre sont les Noirs (30,9 %), les Arabes (20,7 %) et les Latino-Américains (13,0 %). Selon le statut des générations, plus des deux tiers (68,0 %) faisaient partie de la première génération de personnes immigrantes (ce qui comprend les jeunes nés hors du Canada ayant immigré au pays), 29,4 % de la deuxième génération (les jeunes nés au Canada dont l’un des parents ou les deux sont nés à l’extérieur du pays) et 2,6 % de la troisième génération (les jeunes des parents nés au Canada, mais ayant des grands-parents immigrants) ou plus (MIFI, 2021). La population immigrée est relativement jeune et près du tiers des demandeurs d’asile arrivés en 2017-2018 étaient des enfants, dont 78,4 % avaient moins de 11 ans. De plus, près de 10 % de la population des demandeurs d’asile sont des personnes monoparentales, dont 94 % sont des femmes (Cleveland et al., 2021).

Face à ce portrait migratoire, le Québec doit donc faire face à des réalités ethnoculturelles et à la présence accrue des familles issues de l’immigration[2] devant relever de nombreux défis d’intégration, dont des barrières importantes à l’accès aux services publics. Comme constaté par la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Commission Laurent) (2021), les familles issues de l’immigration, en plus de souffrir d’un stress d’adaptation important, vivent des enjeux dans leur accessibilité aux services publics, y compris la protection de la jeunesse :

Malgré la responsabilité qui incombe aux services publics d’adapter leur offre de services aux besoins spécifiques des communautés ethnoculturelles, nous constatons que certaines communautés n’ont pas accès à des services adaptés et que cela a des impacts sur le développement et le bien-être des enfants.

Commission Laurent, 2021, p. 301

Les familles nouvellement arrivées[3] doivent faire face à plusieurs obstacles liés, entre autres, à la régularisation du statut d’immigration, à la langue, l’employabilité, la recherche de logement, la garderie et l’école. Plusieurs d’entre elles se trouvent souvent dans une situation de précarité et d’exclusion sociale qui place les parents et leurs enfants dans une situation de vulnérabilité, aggravée par les lois et les politiques mises en vigueur. À titre d’exemple, le Québec ne permet pas aux demandeuses d’asile, aux réfugiées et aux immigrantes à statut précaire (statut temporaire ou sans statut) enceintes d’avoir accès aux médicaments et au suivi médical couverts par le régime d’assurance maladie du Québec (RAMQ). Sans accès à des services et soins en périnatalité, ces femmes et leurs enfants risquent d’en subir les conséquences (Heine, Jimenez et Bourassa-Dansereau, 2022 ; Médecins du Monde Canada, 2019). La Commission Laurent (2021) est « d’avis que le statut migratoire de la mère ne doit pas empêcher les enfants d’avoir accès aux soins dont ils ont besoin » (p. 306).

Les services en petite enfance sont aussi restreints. Depuis 2018, les demandeurs d’asile n’ont plus de droit d’accès aux garderies subventionnées par le gouvernement du Québec. Ce faisant, les enfants exclus accumulent les retards et arrivent dans le système scolaire moins bien préparés et leurs parents, notamment les mères, restent isolés de la société, ne pouvant pas se franciser ni travailler (Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la coalition féminine [CDEACF], 2021 ; Cleveland et al., 2021).

Au Québec, c’est tout récemment, en 2017, à la suite de l’entrée en vigueur de modifications de la Loi sur l’instruction publique, que des enfants sans statut ou à statut d’immigration précaire (absence de statut légal garanti) ont le droit d’aller à l’école gratuitement (Gouvernement du Québec, 2020). Pendant des années, des milliers d’enfants et d’adolescents n’ont pas eu un accès gratuit à l’éducation et des frais de 5000 à 6000 $ par année leur étaient demandés pour pouvoir s’inscrire à l’école publique. Toutefois, plusieurs enfants ne fréquentent toujours pas l’école (notamment dans le cas de familles à risque de déportation).

Dans ce contexte, et en raison des restrictions d’accès aux services publics pour plusieurs jeunes familles des communautés ethnoculturelles, « la DPJ devient alors pour eux la porte d’entrée aux services, avec le lot d’angoisse et de stigmatisation que cela peut engendrer » (Commission Laurent, 2021, p. 301). Les enfants issus de l’immigration, notamment les enfants noirs, sont surreprésentés dans toutes les étapes d’intervention, autant en protection de la jeunesse que dans les services offerts aux jeunes contrevenants (Commission Laurent, 2021 ; Jimenez, 2022 ; Sarmiento et Lavergne, 2017).

Surreprésentation des jeunes des minorités ethnoculturelles sous la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents

L’adoption de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA) visait à réduire la judiciarisation et les peines de placement sous garde des jeunes, faisant davantage usage des mesures extrajudiciaires (Jimenez, 2015a). Bien que le régime de la LSJPA ait en général réussi ses objectifs, il y a une sous-utilisation des mesures extrajudiciaires et une surjudiciarisation, une surutilisation de la détention provisoire et des peines de placement sous garde en centres de réadaptation des jeunes issus de l’immigration, notamment des Noirs (Jimenez, 2022 ; Sarmiento et Lavergne, 2017). De plus, les jeunes issus de l’immigration, au même titre que les jeunes Autochtones, ne sont pas uniquement surreprésentés par rapport à leur nombre dans la population québécoise (Boatswain-Kyte, Esposito et Trocmé, 2020 ; Gagnon-Dion, Rivard et Bellot, 2018), mais ils constituent la majorité dans le système pénal pour jeunes contrevenants (Jimenez, 2015b, 2022). La recherche menée auprès du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal (CCSMTL) corrobore le portrait multiethnique dans les unités de placement sous garde (Jimenez, 2015b, 2022). Le tableau confirme la chronicité de la surreprésentation des jeunes contrevenants issus de l’immigration au CCSMTL dans les centres de réadaptation agissant sous la LSJPA.

Tableau 1

Surreprésentation des jeunes issus de l’immigration sous la LSJPA

Surreprésentation des jeunes issus de l’immigration sous la LSJPA

* Ces chiffres ne sont pas officiels, il s’agit de l’information recueillie auprès de chaque chef de service de chaque unité de garde sous la LSJPA au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal en février 2014 et en décembre 2021.

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L’étude du lien entre la trajectoire migratoire et la trajectoire délinquante à partir de la théorie de l’acculturation

Dans le cadre de cet article, nous partons de la théorie classique de Berry (1980, 2005 ; Berry et Sam, 1997) concernant les quatre stratégies acculturatives au pays d’accueil, pour mieux comprendre la trajectoire délinquante des jeunes de diversité ethnoculturelle. Or, c’est notamment l’écart d’acculturation entre les différents membres de la même famille qui s’avère avoir un impact.

Les stratégies d’acculturation

Le parcours migratoire peut être long, complexe et multidimensionnel. Les nouveaux immigrants se heurtent à plusieurs difficultés et défis reliés à l’intégration socioéconomique et culturelle dans leur pays d’accueil (Berry, Kim, Minde et Mok, 1987). Cette adaptation est autrement appelée l’acculturation. L’acculturation consiste à apprendre à vivre dans un nouveau contexte social et culturel après avoir été socialisé dans un contexte différent (Berry, 2008). C’est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles culturels initiaux (coutumes, langue et valeurs) de l’un ou l’autre des deux groupes (Redfield et al., cité dans Amin, 2012 ; Berry, 1980, 2005, 2008 ; Bornstein, 2013 ; Bornstein, Bohr et Hamel, 2020).

Le processus d’acculturation devient un important facteur de stress, stress d’acculturation, dans la vie des immigrants, car ils font face aux différents choix (tant conscients qu’inconscients) à faire en ce qui a trait aux normes et aux valeurs à conserver, auxquelles renoncer, ainsi qu’à acquérir (Berry et al., 1987). Si, à l’arrivée au pays, la première génération doit faire face à l’apprentissage d’une nouvelle langue ainsi qu’à l’adaptation à de nouvelles normes et valeurs du pays d’accueil, la deuxième génération se trouve devant les défis de la construction identitaire et du sentiment d’appartenance ethnique qui deviennent plus complexes dans un contexte transculturel (Bouche-Florin, Skandrani et Moro, 2007). Les enfants d’immigrants doivent donc s’adapter tant aux normes et valeurs pratiquées à la maison qu’à celles pratiquées en dehors (Bouche-Florin et al., 2007).

Selon Berry, tous les immigrants passent au travers du processus d’acculturation au pays d’accueil en adoptant l’une de quatre stratégies : l’assimilation, l’intégration, la séparation ou la marginalisation (Berry, 1980 ; Berry et Sam, 1997). Ces stratégies dépendent de l’orientation adoptée envers son propre groupe et l’orientation vers d’autres groupes (Berry, 2005). La stratégie d’assimilation consiste à valoriser la culture dominante, donc la culture canadienne et/ou québécoise, en renonçant aux valeurs de la culture d’origine. Lors de l’assimilation, les nouveaux arrivants sont confondus parmi les membres de la société dominante et perdent leurs caractéristiques ethniques propres (Bérubé, 2004). Lorsque les personnes s’agrippent à leur culture d’origine et veulent en même temps éviter l’interaction avec des personnes provenant d’autres cultures, la stratégie de séparation est adoptée. Quant aux personnes qui cherchent à maintenir les valeurs de leur culture d’origine et en même temps participent dans l’interaction avec des personnes d’autres cultures en adoptant certaines de leurs valeurs et normes, on parle de la stratégie d’intégration. Finalement, les personnes qui rejettent les valeurs et les normes de leur culture d’origine ainsi que celles d’autres cultures adoptent une stratégie de marginalisation. Cette dernière est rarement adoptée par les individus (Berry et Sam, 1997).

Face aux premiers modèles sur l’acculturation proposés par Berry (1980, 2005 ; Berry et Sam, 1997), plusieurs recherches ultérieures ont évolué en déterminant que cette conception initiale concluant que tous les individus qui immigrent vers une nouvelle culture subissent l’une des quatre stratégies d’acculturation possibles était trop restreinte et une « simplification exagérée » (Bornstein et al., 2020, p. 3). De ce fait, l’application du principe de la spécificité à la théorie d’acculturation conduit à une conceptualisation plus nuancée qui stipule que « les conditions propres au milieu pour des personnes spécifiques à des périodes spécifiques régulent des domaines spécifiques de l’acculturation par des processus spécifiques » (Bornstein et al., 2020, p. 3). Grâce à cette conception, les expériences d’acculturation vécues par les migrants sont « idiosyncratiques, dynamiques et variables » (Bornstein et al., 2020, p. 3). Ainsi, les différences individuelles (à savoir le sexe, l’âge, les cultures des pays d’origine et de destination, les motifs de migration, le statut juridique et son histoire) figurent parmi les facteurs qui varient d’un individu à l’autre et contribuent à divers résultats d’un processus d’acculturation, tel qu’adopté par le principe de la spécificité (Bornstein et al., 2020). Dans le même ordre d’idées, pour expliquer que pour différents groupes ou types de migrants l’acculturation peut fonctionner différemment, Schwartz, Unger, Zamboanga et Szapocznik (2010) proposent également une reconceptualisation élargie du concept d’acculturation qui consiste dans la convergence des pratiques et des valeurs de la culture d’origine et de la culture d’accueil. Ce modèle élargi tient compte du rôle de l’ethnicité, de la similarité entre les deux cultures et de la discrimination vécue dans le pays d’accueil dans le processus d’acculturation.

Dans le cadre de notre article, nous utilisons comme cadre théorique le modèle classique de Berry (1980, 2005 ; Berry et Sam, 1997) avec la conceptualisation des quatre stratégies d’acculturation possibles face à la culture minoritaire d’origine et la culture dominante du pays d’accueil (assimilation, intégration, séparation et marginalisation). Toutefois, nous reconnaissons que les composantes d’identité culturelle propres à chaque immigrant, ainsi que l’appartenance à un type de catégorie d’immigration (immigrant économique, humanitaire ou regroupement familial), ont une influence sur leurs processus distincts d’acculturation au pays d’accueil.

L’écart d’acculturation entre les membres de la même famille : Source de tensions et de conflits familiaux

Le processus d’immigration implique un déplacement qui a des effets importants sur la vie familiale, notamment en raison des changements culturels inhérents à la réinstallation dans un nouveau pays (Bornstein et al., 2020). Les facteurs personnels tels que le niveau d’éducation, l’origine culturelle et le parcours migratoire peuvent influencer la stratégie de l’acculturation adoptée. D’ailleurs, compte tenu des différences intergénérationnelles, le processus d’acculturation peut se passer différemment au sein de la famille (Bouche-Florin et al., 2007 ; Vazony et Killias, 2001). Selon Berry (1997), l’intégration au pays de destination se passe généralement vite et sans beaucoup de complications chez les jeunes enfants, car ils font preuve de flexibilité personnelle quant à l’adaptation à l’environnement dans lequel ils se retrouvent.

Bien que la plupart des familles issues de l’immigration arrivent à surmonter les difficultés, notamment avec le temps et à l’aide du réseau social, l’hypothèse de l’écart d’acculturation suggère que les divergences d’acculturation au pays d’accueil entre les parents et les enfants créent des conflits intergénérationnels (Birman et Poff, 2011).

À l’adolescence, des problèmes peuvent survenir lors du processus d’acculturation. Pour un adolescent de parents nés à l’étranger, la remise en cause du rôle parental peut s’avérer compliquée, en raison de sa construction de l’identité ethnique, car les codes de la culture d’origine transmis par les parents ne concordent pas forcément avec ceux du pays d’accueil (Vazsonyi et Killias, 2001). Ainsi, au chapitre de la transmission de valeurs, l’adolescent doit comparer et faire les choix entre les différents codes culturels offerts (Bouche-Florin et al., 2007).

De plus, les enfants des immigrants qui vont à l’école peuvent avoir une meilleure connaissance de la langue ainsi que des normes pratiquées par la culture du pays d’accueil. Les parents immigrants qui ne parlent ni français ni anglais demandent aux enfants de lire, traduire et expliquer le monde extérieur (Bouche-Florin et al., 2007). Cette parentification de l’enfant ainsi que l’écart lors du processus d’acculturation entre les générations risquent d’amener des frustrations et des tensions au sein de la famille (Bérubé, 2008). La parentification de l’enfant peut faire en sorte que ce dernier remet en question l’autorité des parents, les dévalorise et les met à distance (Bouche-Florin et al., 2007). Comme conséquence, le contrôle disciplinaire parental peut diminuer et ainsi contribuer aux comportements marginaux et déviants chez les jeunes (Le et Stockdale, 2008). L’ensemble causerait ensuite des difficultés d’adaptation chez l’enfant sur les plans psychologique et scolaire ainsi que dans d’autres aspects de sa vie (Birman et Poff, 2011 ; Muchielli 2001a, 2001b).

Lien entre la théorie de l’acculturation et la déviance

La grande majorité des jeunes issus de l’immigration réussissent à fonctionner et à s’adapter de façon optimale au pays d’accueil en plus de devenir aisément biculturels, car ces jeunes, par la transmission intergénérationnelle (Vatz Laroussi, 2015), connaissent les valeurs et les pratiques culturelles spécifiques du pays d’origine de leurs parents, mais aussi, grâce à leur propre expérience dans leur pays d’origine, la culture du pays d’accueil. Ils deviennent ainsi un pont entre deux cultures (Statistique Canada, 2016).

Cela dit, il s’avère que ce sont davantage les jeunes assimilés à la culture dominante qui deviennent plus à risque d’adopter les comportements déviants et marginalisés (Le et Stockdale, 2008 ; Morenoff et Astor, 2006). La stratégie d’assimilation ayant pour objectif de ressembler le plus possible aux nationaux peut provoquer le conformisme culturel, la perte de l’identité d’origine et des changements dans le physique (coiffure, vêtements, etc.). Autrement dit, poussée à son extrême, lorsqu’un jeune rejette les normes et les valeurs de la culture d’origine, cette stratégie peut provoquer une rupture avec les liens familiaux et la communauté d’appartenance (Camilleri et al., 1990). Afin de combler ce vide, le jeune se tourne vers les ressources disponibles et ses pairs, et se conforme à leurs normes et valeurs (Muchielli, 2001b). Une distance peut être alors créée entre les adolescents et leurs parents, pouvant se traduire par une déficience sur le plan de l’encadrement parental. L’ensemble peut conduire à son tour à une défaillance sur le plan de la scolarisation du jeune et une valorisation de la socialisation des pairs, dont des jeunes ayant des comportements délinquants. Tous des facteurs de risque à la délinquance (Muchielli, 2001b). Parallèlement, chez les adolescents de la deuxième génération, les chercheurs ont observé plus de présence de comportements déviants, y compris la consommation de drogue et d’alcool, que chez les enfants de la première génération ainsi que les enfants de parents nés dans le pays d’accueil (Vazsonyi et Killias, 2001).

L’objectif de cet article est d’en arriver à une meilleure compréhension du vécu et des expériences propres aux jeunes contrevenants issus de l’immigration au Québec. Concrètement, il s’agit de documenter les trajectoires migratoires, afin de déterminer plus particulièrement les stratégies d’acculturation, les défis et obstacles d’adaptation et d’intégration vécus par les jeunes contrevenants et leur famille au Québec.

Méthode

La présente recherche se dessine autour d’une méthodologie qualitative. Cette approche se traduit par une « méthodologie du sens » qui a l’ambition de recueillir les réalités au plus près des acteurs et du sens qu’ils leur donnent (Vatz-Laaroussi, 2007). Cette stratégie est cohérente avec l’objectif de comprendre le vécu et la trajectoire migratoire des jeunes contrevenants.

Les résultats présentés dans cet article se sont construits autour d’entretiens en profondeur semi-directifs, notamment de type récit de vie dans le cas des jeunes contrevenants issus de l’immigration y participant. Le récit de vie, selon Burrick (2010), « constitue une méthode qualitative congruente pour appréhender le sens des phénomènes humains à travers leurs temporalités, tels la construction identitaire individuelle, les trajectoires sociales, les changements culturels, etc. » (p. 7). Pour la réalisation des entretiens, l’échantillonnage par cas multiples (Pirès, 1997) a été privilégié. Les critères d’échantillonnage font appel à l’homogénéité externe basée sur l’expérience migratoire et d’acculturation, dans le cas des jeunes contrevenants et leur famille, et la connaissance de la problématique, pour les informateurs clés, associée au principe de la diversification interne, cherchant à faire état du plus grand nombre possible d’expériences potentiellement différentes (Michelat, 1975). Des jeunes contrevenants issus de l’immigration (n = 19), leurs parents (n = 3) et des informateurs clés (n = 24) font partie de l’échantillon. Plus concrètement, dans le cadre de notre étude, 19 jeunes garçons ont été interviewés. En cohérence avec les critères d’inclusion de l’étude, l’ensemble des jeunes sont issus de l’immigration, ils ont reçu une peine de placement et surveillance en milieu fermé et ils purgent leur peine dans un centre de réadaptation au CCSMTL. Pour diversifier notre échantillon, plusieurs variables ont été prises en compte : première et deuxième génération d’immigration ; origine et identité ethnique[4] ; statut d’immigration (citoyen canadien, résident permanent ou demandeur d’asile) ; âge (12 à 14, 15 à 17 ans) ; type d’infraction commise (contre les biens, contre la personne, violente, non violente) et trajectoire délinquante (précocité, récidiviste ou pas, gravité de l’infraction).

L’échantillon de 24 informateurs clés est composé de répondants ayant plusieurs années d’expérience de travail dans le programme d’intervention en lien avec la LSJPA : délégués à la jeunesse (n = 7), chefs d’équipe (n = 2) et éducateurs (n = 6) dans des unités de placement sous garde du CCSMTL ; procureurs (4) et avocats de la défense des jeunes contrevenants (5) au tribunal de la jeunesse, chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec à Montréal.

Afin que les jeunes contrevenants et leurs parents racontent leur histoire de vie, notamment à l’égard de leur trajectoire migratoire, la consigne de départ utilisée était la suivante : « Toi et ta famille, vous êtes issus de l’immigration, raconte-moi stp votre histoire d’immigration à partir de votre vie au pays d’origine jusqu’à votre vie au Québec. » Dans le cas des informateurs clés, et dans l’objectif de connaître leur expérience et leur vécu auprès des jeunes contrevenants issus de l’immigration, la consigne de départ de l’entretien était : « Dans le cadre de votre travail, vous devez de plus en plus intervenir auprès de jeunes et de familles issus de l’immigration, racontez-moi votre expérience auprès de cette clientèle SVP. »

Les données d’entretiens individuels ont été transcrites intégralement. Tous les entretiens ont été soumis à une analyse thématique, à partir d’une analyse verticale puis transversale et à l’aide du logiciel N’Vivo. Il s’agissait de dégager les récurrences, convergences et divergences dans les idées exprimées par les participants afin d’en arriver à une lecture compréhensive de la problématique (Paillé et Mucchielli, 2003). Cette démarche méthodologique a permis d’atteindre une meilleure compréhension du parcours migratoire des jeunes contrevenants et de leur famille au Québec, comprenant plus particulièrement la détermination des stratégies, défis et obstacles d’acculturation, de même que l’écart d’acculturation entre les différents membres de la même famille. De plus, l’analyse qualitative a contribué à dégager les facteurs de risque et de vulnérabilité propres aux jeunes contrevenants issus de l’immigration[5].

Résultats

L’analyse des résultats de cette recherche a permis d’arriver à plusieurs résultats qui favorisent une meilleure compréhension de la trajectoire migratoire des jeunes contrevenants. Ainsi, pour commencer, il sera question de présenter les facteurs de risque particuliers à la délinquance des jeunes issus de l’immigration. Ensuite, les résultats relatifs au processus d’acculturation, dont les stratégies acculturatives adoptées par les jeunes placés dans les unités de garde, seront donnés. Dans ce dernier volet, l’hypothèse de l’écart d’acculturation entre les jeunes et leurs parents, ainsi que ses conséquences, seront analysées.

Facteurs de risque particuliers à la délinquance des jeunes issus de l’immigration

Les entretiens montrent que les jeunes contrevenants issus de l’immigration présentent des facteurs criminogènes équivalents aux autres jeunes judiciarisés : difficultés à l’école et échecs scolaires ; problèmes avec l’autorité (professeurs, police, etc.), antécédents de comportements déviants, consommation de drogue et d’alcool, pairs criminels, implication dans les gangs de rue, manque de supervision et d’encadrement parental, avoir bénéficié d’un suivi en protection de la jeunesse, pauvreté et résidence dans des quartiers défavorisés, éclatement de la famille, etc. (Jimenez, 2015b, 2022).

Notre recherche a permis de dégager des trajectoires de vie différentielles, ainsi que des facteurs de risque relatifs aux jeunes contrevenants issus de l’immigration, notamment liés à leur trajectoire migratoire et leur processus d’intégration difficile au pays d’accueil (Jimenez, 2015b, 2022). Des jeunes immigrants amènent divers facteurs spécifiques de vulnérabilité tant individuels que systémiques en lien avec des obstacles d’intégration au pays de destination. Ainsi, la majorité d’entre eux ont souffert du déracinement et des deuils, d’un choc culturel et de problèmes d’intégration des parents au pays d’accueil (Jimenez, 2015b, 2022). L’interconnexion de ces éléments contribue à des réalités psychosociales problématiques et à un risque de vulnérabilité propre à ces jeunes. L’ensemble peut expliquer certaines causes de leur surreprésentation sous la LSJPA et plus particulièrement de leur taux élevé de placement sous garde.

Dans les sous-sections suivantes, à partir des témoignages recueillis, nous classons les récits en plusieurs facteurs de vulnérabilité, qui peuvent devenir criminogènes, spécifiques aux jeunes issus de l’immigration, tels que les traumatismes multiples liés au processus migratoire, la séparation vécue des jeunes d’avec leurs parents et le racisme systémique au pays d’accueil.

Traumatismes multiples chez les jeunes issus de l’immigration

Les familles des demandeurs d’asile et des réfugiés sont souvent fragilisées en raison du cumul des traumatismes vécus dans leur pays d’origine. Plusieurs intervenants constatent des traumatismes prémigratoires vécus par les jeunes placés dans leur unité :

Souvent, il y a plein de traumatismes qui ont été là. Ils [les jeunes] ont été battus. Toutes les horreurs dans les pays où ce sont des affaires difficiles, il y a la guerre. Ce sont des jeunes qui arrivent ici avec des blessures majeures aussi. Fait que ça fait en sorte que nous, comme intervenants, on peut les accompagner ces jeunes-là, mais il faut les accompagner différemment.

Éducateur 1

Les traumatismes peuvent également être liés aux parcours migratoires, lors de leurs longs et difficiles déplacements (traumatismes prémigratoires), ainsi qu’aux défis rencontrés dans le pays de destination (traumatismes postmigratoires). Un délégué à la jeunesse participant à la recherche présente un portrait type des trajectoires migratoires des jeunes obligés de fuir leur pays d’origine :

Ils sont vraiment dans une détresse psychologique, la famille au total. …Pour arriver ici, souvent, ils vont passer par l’Amérique centrale, par le Mexique, par les États-Unis… Les jeunes ont vécu des deuils à différents niveaux. [Perdre]Les grands-parents souvent, c’est un grand deuil. Souvent, les jeunes vont nous parler, même des années plus tard, « c’est mes parents, mon grand-père, ma grand-mère, les oncles, les tantes » qu’ils ont laissés dans leur pays. Et sans parler qu’il a fréquenté différentes écoles, il a déménagé plusieurs fois, ils ont vécu des tensions sur le plan économique. Il y a aussi souvent le divorce, la séparation des parents… Ça c’est une autre réalité, parce qu’une grosse, grosse partie de nos jeunes, leurs parents se sont séparés ici. Donc, dans le sens que la famille, elle allait mal. Évidemment, l’expérience du parcours migratoire n’est pas facile, donc c’est très éprouvant et la famille n’a pas passé à travers, mais ça vient s’ajouter à l’expérience douloureuse du jeune.

Délégué à la jeunesse 3

Le syndrome de stress post-traumatique est courant chez les enfants et adolescents réfugiés, de même que chez leurs parents (Cleveland, Véronique et Rousseau, 2013) et les intervenants rencontrés estiment qu’il est important d’en tenir compte. Or, les traumatismes vécus dans le pays d’origine et les défis liés à la trajectoire migratoire demeurent des enjeux d’intervention auxquels une partie seulement des intervenants sont préparés.

Souvent, il y a plein de traumatismes qui ont été là. Ils ont été battus. Toutes les horreurs dans les pays où ce sont des affaires difficiles, il y a la guerre. Ce sont des jeunes qui arrivent ici avec des blessures majeures aussi. Fait que ça fait en sorte que nous, comme intervenants, il faut les accompagner différemment. […] On a toujours ciblé sur les zones criminogènes. La nouveauté, c’est la santé mentale. C’est sûr que si le jeune est complètement déconnecté, schizophrène, il faut le traiter, ça on le sait. Mais, les troubles chocs post-traumatiques, ça ne paraît pas tant que ça. Mais ça, on le sait que ça vient nous empêcher d’être efficaces. Fait que, dorénavant, c’est la partie immigration qu’on doit tenir compte.

Éducatrice 1

Afin de réussir une intervention individualisée auprès des jeunes issus de l’immigration, plus particulièrement envers les jeunes réfugiés ou demandeurs d’asile, en placement sous la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), il sera primordial de comprendre et de tenir compte des deuils et des traumatismes pré, péri et post-migratoires vécus par ces jeunes. Pour y arriver, il serait important que les intervenants soient sensibilisés aux particularités de chaque catégorie d’immigration (économique, humanitaire ou familiale), lesquelles peuvent influencer l’expérience migratoire et d’intégration du jeune au pays d’accueil.

Séparation familiale en contexte migratoire

En contexte d’immigration, notamment dans les cas des demandeurs d’asile, les séparations des familles sont fréquentes. Il y a des cas où les enfants ne suivent pas leurs parents qui arrivent plus tôt au pays de destination. La famille peut vivre séparément pendant des années, le temps que les parents régularisent leur statut d’immigration au pays, trouvent un travail et puissent économiser assez d’argent pour faire venir le reste de la famille. Lors de cette rupture familiale, les enfants en bas âge et les adolescents peuvent alors vivre de la détresse psychologique. Cette réalité fait également partie de la vie de plusieurs jeunes placés en vertu de la LSJPA.

Moi, j’étais remis à mon grand-père, moi et mon frère et ma petite soeur. Puis, mon père et ma mère sont venus au Canada en 1988 ou 89. Puis, ça va faire 10 ans que j’étais dans mon pays tandis qu’eux étaient au Québec. Puis moi j’ai grandi avec mon grand-père, le père de ma mère. On a grandi là-bas. C’était quand même un peu dur.

Tchadien[6], 16 ans

Cette séparation peut s’avérer très nuisible aux jeunes avec des conséquences importantes dans la relation parent-enfant une fois qu’ils sont réunis dans le pays de destination. Les parents peuvent avoir des difficultés dans l’exercice de leur rôle parental, ce qui peut générer des tensions et des conflits familiaux.

Des fois, on a des dossiers des jeunes qui viennent d’arriver puis qu’il y a un choc qui se produit, ils connaissent peu leurs parents parce qu’ils ont vécu longtemps dans un autre pays. Les parents sont arrivés et les ont fait venir ensuite, puis des fois ça crée des tensions, des difficultés.

Procureur 2

Et, quand le jeune arrive après et vient les rejoindre, il a toujours l’impression de retrouver un inconnu, ou de retrouver quelqu’un d’idéalisé.

Éducatrice 1

L’impact important de cette séparation familiale chez l’enfant peut devenir également un facteur de risque à la délinquance à l’adolescence.

Quand l’enfant était en crise d’adolescence, les parents n’arrivaient pas à exercer un rôle parental parce qu’ils n’avaient pas un lien solide par rapport à l’enfant. Dans le cas de nos jeunes qui ont vécu des problèmes importants au niveau de la délinquance, c’est plus des jeunes qui ont été trop longtemps séparés des parents et que les parents n’arrivent plus à établir des liens avec leur enfant.

Délégué à la jeunesse 3

La grande majorité des familles issues de l’immigration ayant vécu des séparations arrivent, notamment à l’aide de la communauté, à surmonter les défis et à restaurer des relations parentales respectueuses. Or, lors de l’intervention, il serait fondamental d’être sensibilisé et de prendre en compte tous les impacts de cette séparation familiale sur le jeune et sur la relation parent-enfant.

Racisme systémique

En plus des facteurs criminogènes spécifiques et des trajectoires de vie différentielles des jeunes issus des communautés ethniques, ceux-ci peuvent faire également l’objet du racisme systémique dans le pays de destination. Les jeunes peuvent être victimes des stéréotypes raciaux, du profilage racial et de la surutilisation des interpellations policières. La présence d’un traitement différentiel et disproportionné fondé sur l’appartenance « raciale » accentue les disparités existantes, comme leurs surjudiciarisation et surdétention (Armony et al., 2021). Des chercheurs (Bernard et McAll, 2008, 2010 ; Faubert, Montmagny Grenier et Boivin, 2015 ; Samuels-Wortley, 2022) ont identifié l’origine ethnique et surtout la couleur de la peau, comme ayant un effet significatif sur les décisions de judiciarisation prises par la police. Les bilans en 2011 et en 2020 de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse du Québec (CDPDJ) (2011, 2020) montrent le constat du profilage racial et de la discrimination systémique des jeunes racisés qui font l’objet d’une surveillance ciblée et disproportionnée de la part des forces policières (Jimenez, 2022).

Des informateurs clés rencontrés confirment cette apparente disparité du traitement différentiel de la LSJPA et plus précisément lors de l’application des peines sous garde dans leur pratique :

Mais les jeunes qui se qualifieraient comme « québécois pure laine », j’ai vu des jeunes avoir des très courtes sentences ou finalement annuler la sentence et aller en thérapie ou retourner à la maison ou être libérés. Puis on dirait que ça arrive plus souvent quand c’est une famille avec un nom typique québécois disons-le comme ça, qu’on dirait que « Ah, lui il était censé rentrer pis finalement le juge l’a laissé à la maison pour faire une peine différée. » Faque c’est sûr que ça donne une impression de… que ces jeunes-là [ceux non issus de l’immigration] se ramassent moins dans l’unité de garde.

Chef de service

Il s’avère que plusieurs jeunes placés au CCSMTL ont vécu du racisme, comme en témoigne Sonny, originaire d’Haïti, arrivé au Québec :

Moi je me considère comme une noix de coco, sais-tu pourquoi ? Parce que je suis Blanc à l’intérieur, mais Noir à l’extérieur. Tu vois ? Puis ici je trouve que c’est raciste, j’ai déjà vécu plein de racisme ici. Pas tout le temps, mais des événements. Check, dernièrement, j’étais dans le métro, je suis avec mon ami noir là, je sors du métro puis là il y a un gars qui sort, je sais pas si il était saoul, mais il sort : « Fuck les nègres », il disait : « Retournez dans votre pays ! » Quand j’étais plus petit, je faisais du camping avec ma famille puis dans les campings il n’y a pas beaucoup de Noirs, à chaque fois, on m’appelait toujours le Noir, jamais par mon nom. « Vas-y voir le Noir. »

Conséquemment, des jeunes contrevenants de communautés issues de l’immigration peuvent se sentir rejetés par la société d’accueil, faisant en sorte qu’ils réagissent en rejetant à leur tour le pays de destination.

Ce que je retiens c’est que les jeunes perçoivent un rejet… un rejet et une réaction. C’est comme s’ils veulent se mobiliser pour rejeter ceux qu’ils perçoivent qui les rejettent… « La société d’accueil me rejette, alors je vais la rejeter, je vais même me mobiliser là-dedans. »

Délégué à la jeunesse 3

Ce racisme systémique vécu par les jeunes issus de l’immigration a inévitablement des impacts lorsque ceux-ci sont suivis par la DPJ. Les intervenants sont donc confrontés aux enjeux de méfiance de la part des adolescents et leurs familles. Un défi d’intervention qui devra être surmonté en mettant sur place un espace culturellement adapté et sécurisant.

Le processus d’acculturation chez les jeunes placés sous la LSJPA

Cette section présente d’abord les stratégies d’acculturation, vues auparavant, adoptées par les jeunes migrants placés sous garde au CCSMTL et analyse ensuite l’éventuelle influence sur leurs relations familiales.

Les stratégies d’acculturation adoptées par les jeunes

Nos résultats de recherche sont incontestables, aucun jeune ne semble avoir adopté la stratégie d’assimilation à la culture québécoise. Pour la grande majorité, l’intégration à la société d’accueil est la stratégie dominante. Les jeunes adhèrent aux valeurs et aux comportements québécois sans renier pour autant leur culture d’origine et leurs valeurs familiales.

Je suis algérien avant tout parce que je ne suis pas né ici même si je me suis bien intégré. Ma vie est au Québec, alors aussi bien en profiter. Je me suis bien intégré fait que disons que je suis un Algérien bien intégré au Québec.

Garfield, Algérie

Moi je trouve que le Maroc c’est toujours mon pays, c’est ma terre natale. Mais ici, c’est aussi mon pays, j’ai grandi ici, je vais faire ma vie ici. […] Mes parents prient cinq fois par jour, ma mère est voilée. Mes parents sont restés les mêmes, ils n’ont pas perdu de leur identité. C’est ça que je trouve bien. Moi j’ai pris plus le milieu, j’ai pris ce qui me convenait. Moi c’est sûr que je m’identifie comme musulman, comme arabe. J’adhère à peu près les mêmes valeurs que mes parents, mais c’est sûr que j’ai pris quand même beaucoup des valeurs québécoises. C’est un mélange que je trouve qu’il me convient, c’est ça. J’ai fait mes choix.

Momo, Maroc

Les informateurs clés confirment cette double identité culturelle chez la majorité des jeunes contrevenants. Bien que les jeunes apprécient les valeurs de liberté, d’autonomie et d’indépendance québécoises, les valeurs traditionnelles telles que la famille, la religion sont conservées et respectées.

Mais, ici, je pense qu’il y a une grande liberté du pays, toutes les valeurs de liberté « je fais ce que je veux ». La différence c’est trop grand avec le pays d’origine d’où ils viennent. Leurs valeurs ? La famille est hyper importante pour eux. La famille occupe une place plus importante que nous, Québécois, ici. Il y a beaucoup de religion, la religion est quelque chose qui est très présent en général, que ce soit Arabes, Latinos qui sont hyper catholiques, pratiquants.

Éducateur 1

Du point de vue des intervenants rencontrés, plusieurs jeunes montrent une fierté identitaire liée à leur culture d’origine et semblent adopter une stratégie de séparation à l’égard de la culture québécoise.

Ils vont plutôt faire davantage référence à leur pays d’origine comme leur pays d’où ils viennent. Peut-être qu’il y a aussi un effet d’entraînement pour certains garçons mais c’est sûr que c’est très présent au niveau culturel. On a des jeunes d’Afrique, on a des jeunes qui mangent avec leurs mains, faque ils vont vraiment chercher leur culture… Même ceux qui sont nés ici, je te dirais que c’est pas nécessairement populaire de dire : « Oui, moi je suis québécois. » Les jeunes sont vraiment attachés à leur culture d’origine.

Chef d’équipe

L’écart d’acculturation entre les parents et le jeune

Puisque les enfants immigrants sont en contact avec des agents de socialisation autres que les membres de leur famille, comme leurs pairs et l’école, ils apprennent et mettent en pratique plus rapidement les coutumes et la langue de la société dominante. L’hypothèse de l’écart d’acculturation suggère que les parents sont plus acculturés à leur culture d’origine que leurs enfants et que les adolescents sont plus acculturés à la culture d’accueil que leurs parents (Birman et Poff, 2011). De telles divergences culturelles entre les différents membres de la famille peuvent amener ces deux groupes à mal se comprendre.

Les divers témoignages corroborent que le processus migratoire produit un impact sur les relations familiales. La structure familiale peut se fragiliser avec des désaccords, des conflits, des tensions et des ruptures entre les différents membres de la famille. Les jeunes rencontrés en témoignent :

En Colombie, j’étais toujours uni avec ma mère. … On mangeait toujours ensemble, ici non. Ici, moi je me rappelle quand j’allais à l’école, moi j’arrivais de l’école, je mangeais tout seul. Je me disais : « Fuck, c’est quoi ça ? » Ma mère n’est pas là et ça, ça m’a choqué. Les souvenirs sont là, moi je me rappelais que ma mère était toujours là avec moi, toute ma famille était là. Et là, je mets tout dans une table, tout seul, en train de manger de la nourriture de micro-ondes. Fait que c’est choquant, ça frustre, les personnes s’éloignent. Moi je voyais ma mère, juste le soir et, parfois, ma mère travaillait tellement fort que je la voyais juste le samedi matin ou le dimanche. Je pense que ça c’est un gros déclencheur que les jeunes prennent de mauvaises voies, de mauvais chemins, pourquoi ? Parce que les parents ne sont pas là. Si les parents ne sont pas là pour dire : « Ah, qu’est-ce que t’as fait aujourd’hui ? Laisse-moi voir ton agenda, laisse-moi voir qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui, qu’est-ce que t’as vécu, qu’est-ce que tu vas faire demain. » Puis, les garçons sont tout seuls, c’est ça qui est arrivé à moi. Moi, avant, la communication que j’avais avec ma mère, elle était parfaite. Quand je suis arrivé ici, ça l’a commencé à se détruire, mais ce n’était pas sa faute et ce n’était pas ma faute non plus. C’est comme ça ici et je n’étais pas habitué à cela, fait que ça fait que j’ai eu des conflits.

Sergio, Colombie

La difficile transmission intergénérationnelle des valeurs culturelles

En contexte ethnoculturel et dans le cadre de leur trajectoire migratoire, les parents migrants se retrouvent à relever le double défi d’être à la fois parents et immigrants : celui d’assurer la continuité de leur culture en la transmettant à leurs enfants, tout en favorisant leur intégration à la société d’accueil (Bérubé, 2004, 2008). Les parents peuvent devenir des agents d’acculturation ou, au contraire, freiner ce processus (Bérubé, 2004). Or, lors de la convergence entre un déracinement culturel et une insertion difficile dans le pays d’accueil, les parents peuvent se sentir incompétents. Plusieurs jeunes et informateurs clés confirment des problèmes d’intégration et d’adaptation des parents au pays d’accueil qui amènent un écart d’acculturation entre les parents qui ont adopté une stratégie de séparation, par opposition aux jeunes qui peuvent se sentir intégrés au pays de destination.

Les parents ne sont pas capables nécessairement de transmettre les valeurs de la société québécoise parce que, eux-mêmes ne sont pas nécessairement au courant des valeurs de la société québécoise. Transmettre la culture québécoise, ça part des parents. Mais, comment transmettre une culture qu’on ne comprend pas ?

Éducateur 3

Au début, c’était pas mal plus difficile que maintenant. Surtout t’arrives ici, c’est des chocs de cultures, d’être québécois, d’être beaucoup plus ouverts avec la culture. Mes parents sont stricts, ce sont des gens conservateurs qu’ils voulaient plus nous protéger de ce monde-là, garder notre culture, nos traditions et tout. Mais ça n’a pas trop marché. Mes parents se sont adaptés. Ç’a été plus difficile pour eux, parce que c’est toujours plus facile pour les jeunes. Eux ils vont à l’école, ils rencontrent des gens comme des Blancs, du monde de l’extérieur. On apprend un peu d’eux puis tout. Mais pour mes parents, c’était un peu plus lent, tu comprends, c’est ça. Ils ont fini par s’adapter.

Momo, Maroc

Les limites du contrôle parental

La relation parent-enfant peut avoir une influence significative sur la trajectoire délinquante de l’adolescent (Mucchieli, 2007). Le rôle parental, le manque d’encadrement ou, au contraire, le niveau élevé de surveillance exercé par le parent à l’endroit de son enfant peuvent être des facteurs contributifs à la déviance (Mucchieli, 2001b). Dans certaines familles immigrantes, notamment dans certains contextes où les parents rencontrent des problèmes d’intégration à la société québécoise, des limites du contrôle parental peuvent survenir. Les jeunes et les informateurs clés ont souligné deux phénomènes : la parentification de l’enfant et les pratiques parentales strictes. De tels phénomènes ont souvent un impact significatif sur la dynamique familiale.

La parentification de l’enfant

Les parents nés à l’étranger restent souvent très attachés à leur identité culturelle d’origine et leur processus peut parfois être plus long et difficile, notamment s’ils ne parlent pas la langue du pays de destination. L’adolescent pris entre deux cultures peut alors, pour répondre aux besoins de ses parents, être amené à assumer des responsabilités parentales. Dans un tel contexte de dépendance, le parent se sent souvent incompétent, ce qui peut faire obstacle à un fonctionnement familial harmonieux.

Souvent le choc est plus intense parce que les parents, eux, ne se sont pas encore adaptés, ne connaissent pas encore les règles. Souvent, ce sont les jeunes qui doivent dire aux parents comment ça marche ici, parce qu’il y a des parents qui ne connaissent pas encore la langue ni aucune des deux langues. Donc, ça peut être compliqué pour un parent de rester le parent, mais, en même temps, d’être à la merci de son enfant pour certaines choses de base, comme aller à l’hôpital, comment remplir un papier, lire des informations. Fait que ça c’est sûr qu’il y a une perte à un certain niveau, puis quand tu sens que tu perds le contrôle… Fait que souvent on a des parents qui deviennent un peu plus agressifs, des punitions plus sévères, des signalements. Donc, ils perdent le contrôle et c’est sûr que ça crée aussi des conflits au niveau de la famille.

Éducateur 3

Les parents se retrouvent souvent dans un contexte qu’ils ne contrôlent pas ; un contexte à tous les niveaux : socioculturel, légal, de travail, de valorisation, et sur son rôle parental. Ils se sentent incompétents parce que les structures ici étant différentes qu’ils ont de la difficulté à exercer leur rôle traditionnel comme ils étaient habitués, alors ils vont capituler. Et ça, les jeunes le perçoivent. Et les parents perdent de leur autorité, perdent ces liens qui pourraient les rapprocher de leur enfant pour pouvoir exercer leur rôle parental.

Délégué à la jeunesse 3

Cette déstabilisation de l’autorité parentale amène une perte du respect et de l’admiration des jeunes envers les parents, car ces derniers ne sont plus leurs modèles d’identification. La structure familiale se fragilise et l’interaction parents-enfants se détériore.

Les pratiques parentales strictes

Face à de telles différences culturelles et afin de protéger leurs enfants dans le respect de leur culture, les parents réagissent souvent en adoptant ce que les informateurs clés considèrent comme des « pratiques parentales strictes et contrôlantes » ou un « contrôle excessif ».

Moi je peux dire une chose que j’ai remarquée, dans ma pratique. Quand c’est des gens qui sont arrivés récemment, je dis quelques années, ou deux ans, les parents vont nous dire qu’ils trouvent ça difficile parce que leurs jeunes sont confrontés aux réalités montréalaises, les jeunes ont plus de liberté et les parents ont de la difficulté avec ça. Donc, ça, ça peut provoquer des tensions, parce que les jeunes voient comment ça se passe ailleurs, puis comme leurs parents sont plus sévères que les autres parents, ils entendent parler les autres, qui bon, ils sortent, et eux autres, ben c’est plus strict. Ils vont réagir, donc des fois ça crée des tensions.

Procureur 2

Dans certaines familles, ces conflits intergénérationnels sont aggravés par l’absence de la famille élargie et de la communauté restées dans le pays d’origine (Boiron, 2012). Ce manque de soutien auquel les familles sont habituées peut avoir des conséquences importantes, notamment lorsque les parents ont l’impression de perdre le contrôle, allant jusqu’au renvoi du jeune au pays d’origine.

Il y a des familles qui vont prendre la décision que si l’enfant ne fonctionne pas ici, ils le retournent au pays. Les Africains, les Haïtiens, les Arabes, je sais qu’ils vont chercher de l’aide dans la communauté pour les soutenir, on parle de tantes, d’oncles, de grands-parents, etc. Elles vont chercher de l’aide également au pays [d’origine]. J’ai un jeune que son frère ne fonctionnait pas bien, la mère l’a renvoyé au pays parce qu’il n’écoutait pas les consignes, il sort tard, rentre tard. Alors la mère elle a dit : « Je n’ai plus de contrôle, alors il retourne au pays, puis là-bas, si ça va bien, il reviendra. »

Éducateur 3

Conclusion

Bien que cette recherche ne soit pas une recherche quantitative, elle confirme une surreprésentation, voire une présence majoritaire, des jeunes issus de l’immigration dans le système de justice pénale à Montréal et plus concrètement dans les unités de garde au sein du CCSMTL (voir tableau 1). Une telle réalité exige une meilleure compréhension des facteurs contributifs à la délinquance de cette population. Pour y arriver, cette recherche s’inspire de la théorie de l’acculturation de Berry (1980, 1997). Ce modèle soutient que les jeunes qui adoptent la stratégie d’assimilation comme mode d’acculturation à la société d’accueil, c’est-à-dire qu’ils s’écartent de leur culture et de leur identité d’origine en adoptant plutôt la culture dominante, sont plus à risque de développer une trajectoire délinquante. D’autres études empiriques s’inspirant de cette théorie (Birman et Poff, 2011) ont également démontré une corrélation entre les écarts d’acculturation, les conflits familiaux et une conséquente diminution des facteurs de protection à la délinquance.

Nos données ne confirment pas l’hypothèse que les jeunes contrevenants issus de l’immigration sont majoritairement assimilés à la culture dominante. Au contraire, les jeunes rencontrés semblent plutôt adopter la stratégie d’intégration à la société québécoise. En contrepartie, notre recherche corrobore le concept sous-jacent d’écart d’acculturation entre différents membres de la même famille comme étant un facteur de risque à la délinquance des jeunes.

Les jeunes participants ont effectivement adhéré aux valeurs et aux comportements québécois sans pour autant renier leur culture d’origine, leur religion et leurs valeurs familiales. Parfois, notamment dans les cas où le jeune a été victime du racisme et qu’il se sent rejeté par la société d’accueil, il peut adopter la stratégie de séparation à la culture québécoise et renforcer ainsi son identité culturelle du pays d’origine. Finalement, le jeune adopte très rarement la stratégie de marginalisation, où il rejette autant la culture d’origine et d’accueil, pour se créer une nouvelle identité « à lui », ça pourrait être le cas d’un jeune faisant partie d’un gang de rue.

Soulignons que la majorité des familles immigrantes arrivent à bien s’intégrer au pays de destination et que le manque d’intégration ne correspond pas à une trajectoire délinquante. Évitant la généralisation des conflits intergénérationnels au sein de ces familles immigrantes : il y en a, mais beaucoup mettent en oeuvre des stratégies qui permettent de les résoudre ou de les modérer, notamment à l’aide de la famille élargie et de la communauté ethnoculturelle. Or, les résultats correspondent à la théorie de l’écart d’acculturation qui suggère que les divergences d’acculturation entre les parents et les enfants créent des conflits et de la discorde au sein des familles. Ces conflits familiaux causeraient ensuite des difficultés d’adaptation chez l’enfant sur les plans psychologique et scolaire ainsi que dans d’autres aspects de sa vie, dont des comportements délinquants. Nous avons en effet montré que les parents d’origine immigrante demeurent plus acculturés à leur culture d’origine que leurs enfants et que les enfants sont plus acculturés à la culture d’accueil que leurs parents. L’étude a permis d’identifier des impacts importants reliés à l’écart d’acculturation : difficulté parentale à transmettre tant les valeurs d’origine que celles du pays d’accueil, parentification de l’enfant, échec du rôle parental, dont le contrôle parental limité ou la discipline trop stricte. L’ensemble de ces impacts peuvent contribuer aux facteurs de risque des conduites déviantes ou délinquantes des adolescents issus de l’immigration.

Le Québec se définit comme société interculturelle et, de ce fait, il s’engage à aider les nouveaux arrivants. Or, les familles immigrantes ont souvent de la difficulté à s’intégrer et à bénéficier de l’égalité d’accès et de la pleine participation comme tous les citoyens québécois. Cette période négative liée aux traumatismes pré, péri et postmigratoires peut provoquer un sentiment d’infériorité et de précarité chez les familles issues de l’immigration. Dans le cadre de la trajectoire migratoire des nouveaux arrivants, les défis de l’intégration à la société d’accueil ne sont pas qu’une question fondamentale, mais également une question de prévention de la victimisation et de la délinquance. Une bonne compréhension des diverses caractéristiques identitaires, des différences interculturelles et de la complexité de leur réalité et du vécu des jeunes issus de la migration aidera à mieux prévenir et intervenir, ainsi que mieux outiller les intervenants travaillant avec cette clientèle.

Dans le respect d’une approche d’évaluation et d’intervention différentielles des jeunes sous la LSJPA, il est également fondamental de prendre en compte la diversité des facteurs de risque propres aux jeunes issus de l’immigration (le déracinement et les deuils, le choc culturel, les traumatismes liés au processus migratoire, la séparation familiale et les problèmes et défis au pays d’accueil) et de la réalité des familles immigrantes aux prises avec des conflits intergénérationnels, parce que se trouvant entre deux cultures. Il faudra cependant éviter de généraliser le lien entre les conflits intergénérationnels dans des familles ethnoculturelles et la trajectoire délinquante du jeune. D’abord, parce que dans la majorité des familles issues de l’immigration, les rapports intergénérationnels se passent en harmonie, où les parents sont des transmetteurs de la culture d’origine et le jeune peut s’avérer un pont avec la culture de destination. Et deuxièmement, les conflits intergénérationnels existent depuis toujours et ne sont pas le monopole des familles issues de l’immigration.

Finalement, dans un contexte de surreprésentation des jeunes contrevenants issus de l’immigration, deux éléments seraient essentiels pour les intervenants lorsque ceux-ci travaillent auprès de familles membres des minorités ethnoculturelles. D’abord, avoir des formations en intervention interculturelle, comme ce fut auparavant la norme pour tous les intervenants de la DPJ à Montréal, et ensuite, avoir un accès réel à un consultant transculturel qui guide et accompagne les intervenants, serait bénéfique. Le tout dans un souci d’outiller les intervenants et réussir une intervention culturellement adaptée.