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Voici l’ouvrage que l’on attendait. Non pas pour sa taille (il compte plus de 700 pages), mais plutôt parce qu’il aborde la question de la crise de Cuba de manière transversale. On ne s’y est pas trompé, car la thèse de doctorat dont est issu cet ouvrage a été distinguée par le Conseil scientifique des Amériques. Remarquable, dense et riche d’interprétations et de lectures, cette somme a été permise par l’accès à une masse importante d’archives maintenant en partie accessibles aux chercheurs. Parmi celles-ci, les archives sonores de la Maison-Blanche mais aussi des documents russes et cubains, sans parler d’entretiens avec certains acteurs de l’époque. L’originalité vient également du questionnement de non-historiens, comme les politistes et les psychologues. Avec cette étude de cas, Touze nous propose de confronter trois thèses sur le processus de décision. Primo, les modèles rationnels, auxquels on rattache la théorie « réaliste » des relations internationales, les théories de la décision tirées de l’économie, la théorie des jeux, la théorie de la dissuasion. Secundo, les modèles bureaucratiques et la sociologie des organisations avec la contribution de Graham Allison. Tertio, les apports de la psychologie et de la psychologie sociale intégrant les phénomènes culturels et idéels, lesquels comprennent l’approche constructiviste des relations internationales. Près de 200 pages sont ainsi consacrées à la mise à l’épreuve de ces différents modèles dans le champ théorique et dans leur renvoi à des exemples tirés précisément de la crise de Cuba. Cette première partie est des plus utiles, car elle nous fait rappel des écoles interprétatives de belle manière.

Dans son introduction, l’auteur examine de manière critique les publications passées portant sur la crise (Allison, Zelikow, Welder) et les comptes rendus récents (Stern, Holland). Il précise toute la difficulté à travailler sur des sources incomplètes encore, certaines archives ayant été détruites volontairement : les enregistrements de la Maison-Blanche sont bien présents, mais pour « faire preuve » sans que l’on sache si elles sont complètes. À cet égard, la prudence est de mise autour des enregistrements, comme le démontre l’auteur dans ses conclusions. Mieux, Touze nous fait une leçon de critique historique, tout en distinguant recherche historique et recherche politique mais en considérant, comme Bernstein et Trachtenberg, qu’il n’y a pas de méthodologie historique dans les productions sur la crise de Cuba ! L’ouvrage nous rapporte en outre plusieurs autres écueils méthodologiques dans cette monographie de haute tenue sur cet épisode complexe, avec trois protagonistes et de nombreux acteurs, en faisant jouer déterminisme et indéterminisme, en plaçant autant l’individu homme d’État que les groupes de pression et d’intérêt en interaction.

Les stratégistes comme les spécialistes des relations internationales seront satisfaits de la richesse des sources traitées, un index de qualité favorisant en outre l’exercice de connaissance et la recherche de précision. La force de l’ouvrage demeure l’analyse des processus décisionnels, des acteurs en jeu avec les dominances politiques et organisationnelles, du degré d’influence des militaires souvent « raisonnables » ou « effacés derrière les politiques », des services secrets, des affaires étrangères, mais aussi des logiques stratégiques parfois contradictoires, toujours évolutives et en interaction. Aussi, Touze examine successivement la décision soviétique, la décision de Cuba d’accepter les armes soviétiques sur son sol, celle des États-Unis de déclencher une crise pour obtenir le retrait des missiles et, enfin, les processus autour de la résolution de la crise. Nous sommes alors passionnément et rigoureusement entraînés dans plusieurs chapitres analytiques autour de l’évaluation de la décision, les motivations et justifications, les basculements opératoires, le relationnel hiérarchique politico-militaire, les positions par catégories, le poids des opinions publiques, la question des alliés, la crédibilité des postures, les discours sur l’intérêt national, le jeu des options. Nous l’aurons compris, cette somme embrasse bien des thématiques, posant bien des questions, proposant des hypothèses, levant un coin du voile ou cassant quelques mythes au vu du traitement récent des archives. Reste que l’intérêt premier des archives réside dans ce qu’elles permettent de révéler les positions des uns et des autres dans les décisions et que plusieurs thèses passées sur l’interprétation de la crise de Cuba ne sont pas nécessairement à balayer.

D’une écriture vive autant que rigoureuse, cet ouvrage est le parfait modèle de la monographie à plusieurs étages permettant un apprentissage de lectures plurielles d’un même événement selon les protagonistes, selon les idéologies, selon les modèles politistes, organisationnels et psychologiques. Un bel outil pour les universitaires, mais aussi pour les étudiants comme outil d’analyse ou de séminaire.