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Héritier, de son propre aveu, d’Albert Camus et de Kateb Yacine, l’écrivain algérien Yasmina Khadra est l’auteur d’une oeuvre manifestement traversée par des préoccupations morales, sociales et idéologiques. Pas plus que de ses maîtres, toutefois, on ne saurait faire de lui un militant inféodé à une Cause en particulier : devant les impératifs imposés par les systèmes conflictuels binaires, Khadra prônerait plutôt le dégagement, notion qui traduit mieux sa posture que celle du désengagement, fût-il critique. Mais être « dégagé » ne signifie pas se déresponsabiliser ou tourner le dos à la perspective du choix. Il s’agit au contraire de savoir faire face aux questions troublantes qui minent les collectivités sans se laisser complètement absorber par les pouvoirs qui en proposeraient la résolution sous forme autoritaire et sacrificielle. Le refus du sacrificiel est une forme d’engagement dont il faut pouvoir retracer les modalités. Il implique d’abord la compréhension des mécanismes conduisant au sacrifice, donc un moment d’absorption au coeur de cette logique — ce mouvement est celui par lequel le sujet de la fiction se déclare « embarqué » (pour reprendre le terme de Pascal que réactualisera Sartre), c’est-à-dire pleinement concerné par ce qui se passe et, pour tout dire, impliqué, responsable. Dans un deuxième temps seulement apparaît le geste de se dégager et d’énoncer le refus de l’injonction sacrificielle. Ce moment éthique est beaucoup plus hasardeux en ce qu’il peut rater, faute d’être complet ou suffisamment radical. Deux questions se poseront alors : au nom de quoi s’accomplit la sortie ? Ensuite, de quelle manière ou à l’aide de quelles ressources discursives ? On comprendra dès lors à quel point s’impose ici une pensée du littéraire et, plus particulièrement, de l’espace cognitif que l’énonciation et la représentation fictionnelles sont aptes à construire.

Khadra engagé

Théoriquement, l’engagement d’un écrivain peut se manifester sur deux plans : celui de l’écrivain en tant que citoyen, à travers des essais, des articles publiés dans les journaux, des interventions ; celui de l’écrivain en tant qu’écrivain, ce qui nous situe dans un espace contingent, mais doté de ses règles propres, celles du littéraire — règles sujettes, comme on le sait, à redéfinitions constantes et à interprétations divergentes selon les contextes culturels. Une fois posée cette distinction, il convient de souligner l’une des particularités de la littérature engagée (qu’elle soit déclarée ou simplement perçue comme telle), particularité qui consiste en une forme de juxtaposition des deux plans, la frontière devenant floue entre le littéraire et le non-littéraire. Dès lors, on peut se demander si c’est bien le texte littéraire qui est « engagé » ou si ce ne serait pas plutôt l’auteur qui, multipliant les modes d’intervention, se montrerait engagé jusque dans ses productions littéraires. On perçoit d’emblée l’ampleur des questions théoriques (sur le statut de l’auteur par rapport à son oeuvre, sur la spécificité du discours littéraire par rapport aux autres discours sociaux) que soulèvent ces distinctions. Pour en mesurer toute la complexité, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’essai de Benoît Denis qui en propose une synthèse claire et bien argumentée[1]. Dans la présente étude, ces interrogations auront une place, mais modeste, à l’arrière-plan, mon objectif premier étant d’examiner de quelle manière l’acte littéraire chez Khadra (entendons à la fois son oeuvre et sa posture d’écrivain) s’acquitte d’une pensée littéraire de l’engagement.

D’entrée de jeu, précisons que Khadra ne traîne pas avec lui une réputation d’écrivain engagé et qu’il ne se réclame pas lui-même de cette tradition. Ce fait mérite à lui seul d’être médité : et si la littérature, en ce début de xxie siècle, accordait une moindre importance aux enjeux jugés capitaux par les écrivains-intellectuels du siècle précédent ? Il est clair que l’impératif sartrien de l’engagement a desserré son étreinte, mais l’exemple de Khadra est là pour montrer que cette mise à distance d’une tutelle idéologique du littéraire n’entraîne pas forcément une déresponsabilisation ou une évasion du littéraire dans la sphère de la pure imagination. Premièrement, c’est par le choix de thèmes massivement politiques que les romans de Khadra soulèvent inévitablement la question de la prise de position idéologique. On ne saurait recevoir comme simples divertissements des romans traitant du sort des femmes sous le régime taliban (Les hirondelles de Kaboul[2]), du conflit israélo-palestinien (L’attentat[3]) et de la guerre en Iraq (Les sirènes de Bagdad[4]). Ces deux derniers livres en particulier abordent frontalement la question du terrorisme chez les musulmans intégristes. Il est clair qu’il s’agit pour Khadra d’en percer les motivations et d’en évaluer la portée autant morale que politique. J’établirai plus loin si ces fictions transmettent un « message » et si ce dernier, le cas échéant, trahit un engagement qui prendrait sa source en dehors de l’acte littéraire.

En deçà même des romans, de leurs thématiques et de leur structure interne, deux autres aspects du geste littéraire de Khadra sont susceptibles de recevoir une interprétation signalant chez lui une posture d’engagement. D’abord, le choix du français comme langue d’écriture, choix qui ne saurait être in-signifiant de la part d’un écrivain algérien entreprenant son oeuvre après la décolonisation. Aux yeux du lectorat arabe, surtout intégriste, un tel geste a pu signifier une prise de distance de la culture arabe, voire même un reniement. Khadra minimise la portée idéologique de ce choix en expliquant qu’il s’est imposé pour des raisons strictement personnelles : « J’ai opté pour la langue française parce qu’elle m’a tout appris : mon histoire, le monde, les Autres, les rêves les plus fous, les peines les plus éprouvantes. C’est donc par pure gratitude que je la revendique[5]. » Dans son récit autobiographique L’écrivain[6], Khadra parle longuement de ses années de formation et de ses premières lectures. Il y raconte que, élève médiocre en français, il a eu la chance de connaître un professeur qui l’encouragea dans ses premiers essais littéraires : « C’est en aimant cet homme que j’ai fini par aimer sa langue. La langue française venait de m’adopter[7]. »

Le second aspect à relever concerne l’adoption par le dénommé Mohamed Moulessehoul, officier supérieur dans l’armée de son pays, d’un nom d’écrivain féminin : Yasmina Khadra (il s’agit des deux prénoms de son épouse). Dans un contexte d’intégrisme religieux, quand on sait la place réservée à la femme par ledit intégrisme, ce choix constitue indubitablement une provocation. On peut le lire également comme un acte de dissociation à l’égard des valeurs « viriles » de l’institution militaire. Les raisons données par Khadra sont plus pragmatiques : déjà auteur de quelques ouvrages publiés sous son vrai nom[8], il avait observé chez lui un mécanisme d’autocensure, sa culture militaire lui donnant l’impression d’être sans cesse surveillé. « Entrer en clandestinité », comme il le dit, lui aurait donné la possibilité d’accomplir le rêve de liberté et de re-création à la source selon lui de l’aventure littéraire. Le geste aurait toutefois suscité malentendu et déception chez ceux qui applaudissaient avec enthousiasme l’arrivée sur la scène algérienne d’une romancière de calibre. Le scandale s’amplifia lorsqu’on découvrit que l’auteur caché était aussi un militaire, l’armée algérienne étant ces années-là dénoncée pour des tâches sanglantes qu’elle aurait accomplies. Non seulement Khadra leva-t-il le masque sur sa formation militaire, mais il prit aussi la défense de l’armée, selon lui accusée injustement[9].

Même en accordant peu de crédit aux justifications de l’auteur, force est d’admettre que ces deux choix initiaux (le français et un pseudonyme féminin) mettent en place une stratégie de distanciation à l’égard du pouvoir dominant en Algérie (distanciation qui prendra en outre la forme décisive de l’exil), ainsi qu’une stratégie d’évitement de la censure telle que pratiquée dans ce pays. Mais le geste est de plus grande portée et concerne le rapport que l’oeuvre est appelée à créer avec son ou ses destinataires. Publier en français implique que l’on s’adresse prioritairement aux Occidentaux et aux musulmans francophones. Or, dans un climat géopolitique où tendent à s’exacerber les motifs d’incompréhension entre l’Occident chrétien et le monde arabo-musulman, il est manifeste que les romans de Khadra tendent à rendre intelligibles aux yeux des Occidentaux certains traits des cultures arabophones. Il ne s’agit pas de justifier les excès du fondamentalisme, comme je le démontrerai plus loin, mais très certainement de montrer comment s’installe et se développe la haine. Le choix du français permet cette ouverture du dialogue mieux que ne l’aurait fait l’arabe, en premier lieu parce que le premier destinataire est manifestement le lecteur occidental, en second lieu parce que le prestige de la culture française permet d’emblée une plus large diffusion des textes. Un autre facteur trahit la volonté de l’auteur de rejoindre un plus large public et c’est le choix de genres littéraires (le roman noir et le polar) associés à la sphère de grande production. Proposer une littérature de qualité, susciter la réflexion, déjouer les préjugés en jetant un regard nuancé sur les phénomènes de manière à faire saisir toute leur complexité, accomplir tout cela de surcroît au moyen de romans accessibles et palpitants, tel semble être le défi que s’est lancé Khadra. Le roman L’attentat permettra d’examiner de quelle manière il s’y prend et quel type d’engagement il en résulte.

L’attentat (2005)

Peut-on imaginer sujet plus controversé que le conflit israélo-palestinien ? L’opinion mondiale est divisée et chaque fois qu’un attentat-suicide est perpétré par un Palestinien ou que la machine militaire israélienne riposte de façon autoritaire, l’indignation est à son comble. Après une si longue histoire de représailles de part et d’autre, est-il encore possible de déterminer lequel des deux camps serait légitime, lequel serait coupable ? Devant un problème d’une telle ampleur, il est inévitable de se demander : que peut la littérature ? Et si un écrivain d’origine arabe aborde de front la question, peut-il le faire sans parti pris ? On n’en doutera pas, les pièges sont nombreux et la voie de la justesse semble hasardeuse, entre l’illusoire clarté du roman à thèse et la faiblesse d’une position qui se perdrait dans l’infini des nuances. Khadra opte pour une perspective qui met au premier plan le sujet humain, ses contradictions, son impuissance devant des forces qui lui échappent. Là où un politologue aborderait le problème en confrontant les discours officiels et en analysant les intérêts en jeu (économiques, politiques, culturels), le romancier dirige sa lunette vers le sujet — qui avant d’être protagoniste, ou sujet de l’action, est d’abord sujet au pâtir, assujetti à une situation qu’il n’a pas choisie. Les discours officiels émanant des pouvoirs qui s’affrontent ne sont pas pour autant éludés par le romancier qui, au contraire, cherche à montrer par quelles voies ils se frayent un chemin jusqu’à la conscience du sujet, au point d’orienter en bout de ligne son comportement. Ainsi, le roman en arrive à montrer comment le discours politique (qui est ici essentiellement un discours de guerre) se nourrit des passions individuelles. Le roman permet de penser la dimension agonique sous-jacente au polemos. De manière à éviter que son personnage principal soit le représentant des valeurs d’un clan, Khadra le scinde en deux, expose sa faille. Mais voyons de plus près.

L’histoire est celle d’Amine Jaafari, chirurgien israélien d’origine palestinienne. Le récit débute abruptement sur un attentat dirigé contre le cheikh Marwan. Le narrateur, dont on ne connaît pas encore l’identité, fait partie des victimes et décrit son agonie. Après ce prologue de quelques pages commence le récit principal dont le narrateur est Amine, qui vient tout juste d’opérer un patient et s’apprête à rejoindre sa femme revenue d’un séjour à Nazareth. Mais l’annonce d’un attentat majeur perpétré dans un restaurant de Tel-Aviv l’oblige à rester de service pour venir en aide aux blessés. Rentré chez lui tard en soirée et s’apprêtant à s’endormir, Amine est convoqué d’urgence à l’hôpital. Ses collègues et la police l’informent alors que l’auteur de l’attentat est sa propre femme, Sihem. Après avoir identifié le cadavre déchiqueté de sa femme, Amine demeure incrédule : il ne peut tout simplement pas croire qu’elle est coupable d’un tel geste, même si toutes les évidences sont là. Amine se nourrit de tout autres évidences : sa femme et lui formaient un couple heureux, uni et complice ; elle ne lui cachait rien ; loin d’être intégriste, elle n’était même pas pratiquante ; elle aimait la beauté des fleurs et rêvait d’une villa près de la mer, etc. Obligé de quitter temporairement son emploi et subissant la hargne de ses voisins, Amine est déterminé à prouver l’innocence de sa femme. C’est ici que le roman adopte la forme du polar, Amine menant son enquête en retournant sur les derniers lieux fréquentés par sa femme. Chemin faisant, il se remémore son histoire conjugale en tentant de réinterpréter des signes qui auraient échappé à son attention. Une lettre de sa femme, postée quelques heures avant l’attentat, l’oblige à admettre l’inimaginable. Amine poursuit son enquête, déterminé à affronter ceux qui ont encouragé le geste insensé de son épouse. Considéré d’emblée comme un renégat, il reçoit des avertissements de plus en plus sévères de la part des groupes clandestins de résistance palestinienne. On le soupçonne d’être un espion à la solde du Shin Beth. Après avoir été séquestré et interrogé brutalement, il reçoit la visite d’un chef de guerre qui lui explique les raisons de leur combat et l’admiration qu’il porte à sa femme martyre de la Cause. Le commandeur lui accorde sa liberté en le confiant à Adel, membre de l’organisation, complice de Sihem et cousin d’Amine. Si les sentiments d’Amine envers les groupes extrémistes et leurs leaders à la fois politiques et religieux demeurent négatifs, un séjour dans son village natal auprès des membres de sa tribu lui fait prendre conscience de la misère palestinienne, une misère à laquelle il avait tourné le dos en s’établissant à Tel-Aviv. Il revoit ses tantes, ses cousins, le doyen Omr, un vieux sage nommé Zeev l’Ermite : les attitudes face à la situation sont diverses, les uns cultivant la révolte, les autres une résignation teintée de nostalgie, certains l’espoir d’une reconstruction. Pendant le séjour d’Amine, son petit cousin Wassam, un garçon sympathique et dévoué, est convoqué par l’Organisation : on apprend le lendemain qu’il s’est fait sauter devant un poste de l’armée. L’armée israélienne s’amène : en guise de représailles contre ce nouvel attentat, ordre est donné de détruire la maison ancestrale où loge la tribu. Amine proteste en vain et assiste, horrifié, à l’expropriation. Une de ses cousines s’enfuit à Janin. Craignant le pire, Amine part à sa poursuite et pense la retrouver à la mosquée où le cheikh Marwan livre son message. Pendant le sermon, l’alerte est déclarée et on entraîne le cheikh à l’extérieur. Alors qu’il pénètre dans une voiture, escorté de ses gardes, un drone s’abat sur la place : la scène initiale du roman est reprise presque mot pour mot et l’on comprend que l’agonisant était Amine lui-même racontant ses derniers instants. Avant de mourir, il se rappelle les paroles de son père : « On peut tout te prendre ; tes biens, tes plus belles années, l’ensemble de tes joies, et l’ensemble de tes mérites, jusqu’à ta dernière chemise — il te restera toujours tes rêves pour réinventer le monde que l’on t’a confisqué » (A, 246). Ces derniers mots résument la conception que Khadra se donne du rôle social et de l’éthique de la littérature.

Personnages et choc des positions discursives

Dans sa forme la plus convenue, le roman engagé se doit d’aménager au sein de la parole fictionnelle des procédés aptes à assurer la transmission d’un message privé d’ambiguïté. Cet objectif de clarification s’obtient par un renforcement des clés interprétatives, par le dépassement dialectique des incertitudes et des atermoiements, par le déni de l’indécidable. La solution classique au problème de l’ambiguïté ou de l’ambivalence réside dans la binarisation des oppositions. C’est ce que fait le roman à thèse, dont la structure répond d’une frontière claire entre le Sujet (porteur des valeurs positives) et l’Anti-Sujet (porteur des valeurs négatives). Il est inutile de présenter plus longuement cette structure exposée dans le détail par Susan R. Suleiman et reprise par quantité d’analystes[10]. Il suffira ici d’insister sur les moyens formels mis en oeuvre pour assurer la domination d’une position discursive sur les autres. Nous retiendrons trois procédés : 1) l’idéologie positive est énoncée par le narrateur qui, à l’aide d’observations et de jugements, dicte plus au moins directement au lecteur la juste manière d’interpréter les choses ; 2) l’idéologie positive est incarnée par un ou plusieurs personnages dont le discours et les actions sont perçus comme les représentants du Bien ; la confrontation avec le discours adverse s’effectue le plus souvent dans le cadre de dialogues menés comme des « joutes oratoires » ; 3) même si le discours du narrateur n’impose pas autoritairement sa juridiction et que le héros positif n’énonce pas explicitement le message à livrer, le récit peut recourir à la mise en scène de situations exemplaires, en montrant, par exemple, comment tel type d’action ou de choix idéologique provoque des conséquences positives ou négatives ; il s’agit en quelque sorte d’une preuve par l’exemple dont l’efficacité s’appuie sur la présupposition de normes partagées concernant la « vie bonne ».

Le roman de Khadra n’illustre que partiellement ce genre de structure. D’abord, le discours privilégié ne sort pas victorieux de la confrontation ; inversement, les positions adverses ne sont pas balayées et conservent une partie de leur validité. Les positions éthiques du roman sont énoncées principalement par le narrateur et personnage de premier plan, Amine. Toutefois, ce dernier n’est amené à les formuler que sous la pression des événements, par la force des choses, et ses idées ne se clarifient que progressivement. Au départ, la seule Cause défendue par Amine est celle de sa réussite sociale et de son bonheur conjugal. Son enquête auprès des groupes radicaux qui auraient encouragé sa femme à devenir kamikaze n’est aucunement motivée par le projet de combattre ces mouvements politiques. Comme il le confie à son amie Kim : « Je n’ai pas l’intention de me venger ou de démanteler de [sic] réseau. Je veux juste comprendre comment la femme de ma vie m’a exclu de la sienne, comment celle que j’aimais comme un fou a été plus sensible au prêche des autres plutôt qu’à mes poèmes » (A, 109). On voit par là que la posture d’Amine est initialement une posture de désengagement (on notera également une intrusion d’auteur avec l’opposition entre le discours idéologique [« prêches »] et le discours littéraire [« poèmes »], alors qu’Amine n’est pas du tout écrivain). Son parcours le conduira à une prise de conscience de ce qui l’unit aux autres, de sa responsabilité : quels que soient les choix qu’un individu puisse faire, fussent-ils les plus personnels, il est toujours « partie prenante ». Alors qu’il croyait ne vivre que pour son propre compte, Amine est en réalité « embarqué » par ceux qui l’entourent : par ces Israéliens qui voient en lui instantanément un ennemi potentiel, par les Palestiniens qui le perçoivent comme un traître. Devant l’imam, Amine voit son désengagement interprété selon une clé idéologiquement déterminée :

Et nous savons que vous êtes un croyant récalcitrant, presque un renégat, que vous ne pratiquez pas la voie de vos ancêtres ni ne vous conformez à leurs principes, et que vous vous êtes désolidarisé depuis longtemps de leur Cause en optant pour une autre nationalité… […] Pour moi, vous n’êtes qu’un pauvre malheureux, un misérable orphelin sans foi et sans salut qui erre tel un somnambule en pleine lumière.

A, 148-149

Amine finit par comprendre qu’il ne peut se défiler devant les injonctions et provocations qui proviennent de l’extérieur : il doit choisir. J’expliquerai plus loin quel choix éthique sera le sien — et celui, selon toute vraisemblance, du roman. Pour l’instant, voyons comment est narrée la confrontation entre les différentes positions discursives.

Le roman de Khadra ne trace pas une ligne de partage, entre les Israéliens et les Palestiniens, qui donnerait raison aux uns contre les autres. Les meilleurs amis d’Amine (Kim Yehuda et Ezra Benhaïm) sont Israéliens. Le capitaine Moshè, agent de police chargé de vérifier si Amine avait des contacts avec les terroristes, personnifie le préjugé anti-arabe : « Pour moi, tous ces fumiers se valent. Qu’ils soient du Jihad islamique ou du Hamas, ce sont les mêmes bandes de dégénérés prêtes à tout pour faire parler d’elles » (A, 42). On pourrait croire que le portrait de ce personnage, associé à celui du militaire qui ordonne froidement l’expropriation de la tribu, tendent à donner une image négative des forces de l’ordre. Ce fait est démenti par la présence d’un autre personnage, Naveed Ronnen, ami d’Amine et haut fonctionnaire de la police toujours prompt à venir à son secours.

Les figures de Palestiniens sont aussi très variées : elles passent du chef de guerre convaincu de mener une guerre juste au vieux sage Zeev l’Ermite, partisan du dialogue à partir d’une reconnaissance des sources religieuses communes, de l’imam endoctrineur à Yasser, simple citoyen qui aimerait seulement vivre tranquillement sa vie, du doyen Omr désireux d’assurer l’avenir du clan à son petit-fils Wissam, qui ne voit de solution, pour y arriver, que dans le sacrifice de sa jeune vie. Amine se sent trahi par son cousin Adel qui participait avec Sihem au financement de l’Organisation. Si l’imam et les chefs de guerre laissent sur le lecteur une impression négative, c’est avant tout parce qu’Amine les couvre d’injures. Ils sont bien porteurs d’un discours dont le roman rejette la validité. Leur portrait n’en reste pas moins nuancé et certains aspects de leur discours ne sont pas dénués de pertinence, comme le découvre Amine. Par exemple, Zaccaria, le deuxième commandeur rencontré, lui explique :

Maintenant que tu as touché du bout de tes doigts les saloperies que ta réussite professionnelle t’épargnait, j’ai une chance de me faire comprendre. L’existence m’a appris qu’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche, de miettes et de promesses, mais qu’on ne survit jamais tout à fait aux affronts. Et je n’ai connu que ça depuis que je suis venu au monde. […] Tous les drames sont possibles lorsqu’un amour-propre est bafoué. Surtout quand on s’aperçoit qu’on n’a pas les moyens de sa dignité, qu’on est impuissant. Je crois que la meilleure école de la haine se situe à cet endroit précis. On apprend véritablement à haïr à partir de l’instant où l’on prend conscience de son impuissance. […] Quand les rêves sont éconduits, la mort devient l’ultime salut…

A, 211-213

Les motifs de l’affront et de l’humiliation seront repris de nouveau, et de manière encore plus poussée, dans Les sirènes de Bagdad. Dans ce dernier roman, Khadra décrit un outrage subi par son personnage principal (lui aussi narrateur de son histoire), outrage dont la nature échappe à la mentalité occidentale : au cours d’une descente particulièrement agressive des Marines américains dans leur demeure, le père du narrateur est tiré de son lit et tombe à la renverse sur le plancher, exposant aux yeux de tous ses organes génitaux :

Le soleil pouvait toujours se lever, plus jamais je ne reconnaîtrais le jour de la nuit… Un Occidental ne peut pas comprendre, ne peut pas soupçonner l’étendue du désastre. Pour moi, voir le sexe de mon géniteur, c’était ramener mon existence entière, mes valeurs et mes scrupules, ma fierté et ma singularité à une grossière fulgurance pornographique — les portes de l’enfer m’auraient été moins inclémentes ! […] je sus que plus rien ne serait comme avant, […] que, quoi qu’il advienne, j’étais condamné à laver l’affront dans le sang[11].

Il n’est pas interdit de postuler que ces discours soient aménagés par Khadra dans le but d’éveiller les Occidentaux à des particularités culturelles étrangères à leur système d’interprétation du monde. Ainsi, sans pour autant justifier le terrorisme, le roman s’emploie à repérer certaines de ses sources, d’un autre ordre que celles habituellement reconnues par les politologues. Les discours ont des effets certes puissants, mais aucun discours n’a prise sur l’individu si les passions de ce dernier ne sont pas sollicitées. Tel est l’objet premier des romans de Khadra : voir ce qui fait qu’un jour un individu passe à l’acte pour commettre l’irréparable, au mépris de toute logique, voire même de la logique guerrière[12]. Par ailleurs, en mettant dans la bouche des extrémistes des paroles qui reflètent une conscience aiguë de leurs motivations profondes, Khadra reconduit avec astuce le lecteur qui leur serait d’emblée sympathique au seuil d’une dimension que les discours idéologiques tendent à oblitérer : les « explications » du Commandeur portent déjà en germe le discours du roman, c’est-à-dire une mise à distance de la violence au profit d’un travail sur les sources du mal.

Toujours à l’usage, vraisemblablement, du lecteur occidental, un autre chef de guerre, dans L’attentat, fournit à Amine d’éclairantes précisions terminologiques :

Un islamiste est un militant politique. Il n’a qu’une seule ambition : instaurer un État théocratique dans son pays et jouir pleinement de sa souveraineté et de son indépendance… Un intégriste est un djihadiste jusqu’au-boutiste. Il ne croit pas à la souveraineté des États musulmans ni à leur autonomie. Pour lui, ce sont des États vassaux qui seront appelés à se dissoudre au profit d’un seul califat. Car l’intégriste rêve d’une ouma une et indivisible qui s’étendrait de l’Indonésie au Maroc pour, à défaut de convertir l’Occident à l’Islam, l’assujettir ou le détruire… Nous ne sommes ni des islamistes ni des intégristes, docteur Jaafari. Nous ne sommes que les enfants d’un peuple spolié et bafoué qui se battent avec les moyens du bord pour recouvrer leur patrie et leur dignité, ni plus ni moins.

A, 156

Ce distinguo confère une forme de légitimité au mouvement de résistance palestinien, distinct selon ce chef à la fois de l’intégrisme et de l’islamisme : la cause palestinienne, loin d’être une idéologie, ne prendrait appui que sur un principe de dignité humaine.

L’éthique non sacrificielle

Plusieurs voix et plusieurs discours contrastés se font entendre dans L’attentat. Néanmoins, un point de vue éthique se profile dont j’analyserai ici le mode d’inscription. J’ai montré que l’art de Khadra présentait une complexité que ne connaît pas le roman à thèse, en faisant une place par exemple au dialogisme, à la confrontation de points de vue cherchant à établir leur légitimité. Toutefois, quelque chose insiste dans le discours du narrateur, qui trace la voie d’une prise de position radicale devant les oppositions en présence. Mais cette interprétation nécessite quelques précautions.

D’abord, il faut observer que le narrateur, Amine, présente les traits d’un homme bouleversé par ce qui lui arrive, quelqu’un donc qui ne saurait porter un jugement totalement éclairé sur les choses. De fait, il est constamment rappelé au bon sens par ses amis, par ses adversaires et par les forces de l’ordre. L’angle de vision d’Amine est d’abord égocentrique et existentiel : plongé dans la douleur, il cherche un sens au geste de sa femme. Plus encore, il cherche à se guérir de la blessure narcissique que ce geste a ouverte en lui. Au départ, donc, les jugements qu’il porte sur l’un et sur l’autre procèdent de l’émotion et non d’une analyse politique. Ce n’est qu’à partir du chapitre 12, soit aux deux tiers du roman, que sa perspective passera de la révolte individuelle à des considérations plus générales sur la situation politique. Trois caractéristiques du narrateur méritent d’être notées, lesquelles l’éloignent considérablement du prototype en circulation dans les romans engagés dits « à thèse ». Premièrement, la voix de ce narrateur n’est pas autoritaire : non seulement est-il contredit par d’autres personnages, mais son point de vue ne s’impose pas à la fin comme « supérieur », encore moins comme victorieux. Deuxièmement, l’éthique qu’il préconise ne se présente pas comme une solution idéologique dont la mise en place nécessiterait l’instauration d’un pouvoir. Au contraire, l’éthique d’Amine consiste plutôt en un déplacement du regard permettant une sortie du système d’opposition mortifère en cours, ce qui signifie en clair : dégagement plutôt qu’engagement. Troisièmement, le choix éthique d’Amine ne masque pas le tragique de la situation. S’il conteste les solutions envisagées par les kamikazes, il se montre à l’écoute de la situation agonique sous-jacente. De ce point de vue, d’ailleurs, le roman laisse l’interprétation ouverte, le destin d’Amine n’étant en rien « exemplaire » — à moins que l’absurdité de sa mort tienne lieu d’exemplarité eu égard à une situation sans issue.

Une fois énoncées ces considérations générales, je propose d’examiner les divers contextes où s’énonce ce que j’appelle l’éthique du roman. Un premier motif concerne la motivation des kamikazes, motivation qui demeure un mystère complet pour Amine, mais que des gens sur son passage tentent de lui faire comprendre. Pour quelqu’un comme le capitaine Moschè, l’explication est simple : ce sont des « fumiers », des « dégénérés ». L’autre policier ami d’Amine, Naveed, se montre plus circonspect dans son jugement, avouant s’interroger toutes les nuits sur la question sans y trouver de sens :

Je crois que même les terroristes les plus chevronnés ignorent vraiment ce qu’il leur arrive. Et ça peut arriver à n’importe qui. Un déclic quelque part dans le subconscient, et c’est parti. […] À partir de là, tu ne peux plus faire marche arrière. […] T’es rien d’autre que l’instrument de tes propres frustrations. Pour toi, la vie, la mort, c’est du pareil au même. […] Tu attends juste le moment de franchir le pas. La seule façon de rattraper ce que tu as perdu ou de rectifier ce que tu as raté — en deux mots, la seule façon de t’offrir une légende, c’est de finir en beauté.

A, 95-96

L’engagement du roman, en partie, réside dans l’effort cognitif d’interpréter l’impensable. L’explication de Naveed est de nature psychologique et laisse dans l’ombre l’arrière-plan sociologique à la base du désespoir individuel, aspect sur lequel d’autres interlocuteurs d’Amine insisteront — mais cette fois dans une perspective non plus analytique, mais bien justificative. Ainsi du chef de guerre cité plus haut, qui présente l’attentat suicide comme le seul geste disponible à qui veut se guérir d’une offense et retrouver sa dignité, dans une situation d’humiliation sociale pérenne. Un autre, parlant plus expressément de Sichem, affirmera :

Nous somme en guerre. […] Ta femme avait choisi son camp. Le bonheur que tu lui proposais avait une odeur de décomposition. Il la répugnait, tu saisis ? Elle n’en voulait pas. Elle n’en pouvait plus de se dorer au soleil pendant que son peuple croupissait sous le joug sioniste.

A, 207

La loi morale, pour les chefs de guerre que rencontre Amine, impose le sacrifice du bien-être individuel au profit du salut collectif. Dans leur lecture dualiste de la situation, aucune autre voie se présente hormis la confrontation entre le pour et le contre.

Amine s’oppose énergiquement à cette fausse opposition, tout comme à cette conception guerrière de Dieu : « Je ne crois pas aux prophéties qui privilégient le supplice au détriment du bon sens. Je suis venu au monde nu, je le quitterai nu ; ce que je possède ne m’appartient pas. Pas plus que la vie des autres » (A, 159). Le chef à qui il adresse ces paroles se dit « abasourdi » par leur ton blasphématoire et reproche à Amine de ne pas être lié à sa patrie au point de vouloir donner sa vie pour elle. Il réaffirme la structure oppositionnelle comme si elle était inéluctable : « Pour eux [les kamikazes], pas question de crevoter dans le mépris des autres et de soi-même. C’est ou la décence ou la mort, ou la liberté ou la tombe, ou la dignité ou le charnier » (A, 159). On remarquera au passage comment ce code de vie s’articule à partir du regard d’autrui et de la dette. Amine ne l’entend pas ainsi. Persuadé de ne pas faire le poids devant l’immensité du problème, il préconise une forme de désengagement salutaire et refuse d’embarquer Dieu dans ses plans de réfection :

Toute ma vie, j’ai tourné opiniâtrement le dos aux diatribes des uns et aux agissements des autres, cramponné à mes ambitions tel un jockey à sa monture. […] je n’avais pas le temps de m’intéresser aux traumatismes qui sapent les appels à la réconciliation de deux peuples élus qui ont choisi de faire de la terre bénie de Dieu un champ d’horreur et de colère. Je ne me souviens pas d’avoir applaudi le combat des uns ou condamné celui des autres, leur trouvant à tous une attitude déraisonnable et navrante. Jamais je ne me suis senti impliqué, de quelque manière que ce soit, dans le conflit sanglant qui ne fait, en vérité, qu’opposer à huis clos les souffre-douleur aux boucs émissaires d’une Histoire scélérate toujours prête à récidiver. J’ai connu tant d’hostilités méprisables que le seul moyen de ne pas ressembler à ceux qui étaient derrière est de ne pas les pratiquer à mon tour. Entre tendre l’autre joue et rendre les coups, j’ai choisi de soulager les patients. ()

A, 163-164

Ce passage capital, qui semble s’amorcer sur un aveu de culpabilité, débouche en fait sur le refus d’une logique duelle conduisant au maintien d’un système relationnel faisant de la mort la grande gagnante. Le point central de la prise de conscience effectuée par Amine concerne la profonde réciprocité des partis qui s’opposent. « Choisir son camp », dans ce contexte, équivaut à perpétuer un mécanisme mortifère qui, dans sa prétention à régler le problème de la douleur, ne fait qu’accentuer sa domination. L’absurde répétition sans fin qu’entraîne un système relationnel fondé sur la loi de la réciprocité (« oeil pour oeil, dent pour dent ») avait été, plus tôt dans le roman, dénoncée par deux Israéliens, Naveed et Benjamin, un professeur de philosophie engagé dans un mouvement pacifiste :

— Les cortèges funèbres, qui s’entrecroisent de part et d’autre, nous ont-ils avancé à quelque chose ?

— Ce sont les Palestiniens qui refusent d’entendre raison.

— C’est peut-être nous qui refusons de les écouter.

— Benjamin a raison, dit Naveed d’une voix calme et inspirée. Les intégristes palestiniens envoient des gamins se faire exploser dans des abribus. Le temps de ramasser nos morts, nos états-majors leur expédient des hélicos pour foutre en l’air leurs taudis.

A, 69

Par l’intermédiaire de tels énoncés prononcés par des personnages positifs, le roman définit peu à peu un modèle éthique qui formerait la solution de rechange aux voies systémiques de la violence. Cette sagesse s’exprime par la bouche de diverses figures croisées par Amine, autant palestiniennes qu’israéliennes. À la fin du roman, Zeev l’Ermite formule le principe sur lequel débouche la quête d’Amine : « La vie d’un homme vaut beaucoup plus qu’un sacrifice, aussi suprême soit-il » (A, 236).

Dès lors, deux questions peuvent être posées. Premièrement, au nom de quoi ce refus du sacrifice peut-il s’imposer à la conscience ? Deuxièmement, les Palestiniens sont-ils conviés, pour ce faire, à supporter l’affront et à dénier la douleur qui est la leur ? Si tel était le cas, on comprend bien que le roman de Khadra jouerait trop facilement le jeu du pouvoir sioniste.

Culture commune et partage du vivant

L’engagement de Khadra contre l’intégrisme est un fait attesté, autant dans sa vie que dans ses romans et essais. L’écrivain a d’ailleurs quitté son pays natal au moment où les intégristes s’emparaient du pouvoir en Algérie. Son entreprise littéraire n’en est pas moins marquée du sceau d’une fidélité à la culture arabe. La sagesse proposée dans ses romans n’est en rien l’expression d’un idéalisme fondé sur le déni des souffrances vécues par les populations tentées par le terrorisme. Dans L’attentat, les pages sur la décomposition des conditions de vie palestiniennes, sur l’état de guerre permanent et sur le chaos qui en résulte, montrent une situation de cul-de-sac propice aux gestes les plus désespérés. La scène de la destruction de la maison ancestrale révolte le narrateur : même si le geste est la riposte musclée à un attentat terroriste commis par un membre du clan, il choque par l’insensibilité de son radicalisme. Il prive en effet les habitants du clan du seul lieu qui soit vraiment leur et contribue à la dislocation du tissu social. Au milieu de cette misère, Amine redécouvre une richesse humaine qu’il avait oubliée : « À voir tout ce monde m’aimer et n’avoir à lui offrir en partage qu’un sourire, je mesure combien je me suis appauvri » (A, 234). Il sait toutes les beautés que peut receler la culture de ce peuple. Prendre la mesure de l’état dans lequel il est réduit n’en est que plus douloureux, comme dans ce passage où il se remémore la vie que l’on menait à Janin avant que la ville ne devienne un champ de ruines : « Où sont donc passées les petites touches qui faisaient son charme et sa griffe, qui rendaient la pudeur de ses filles aussi mortelle que leur effronterie […] Le règne de l’absurde a ravagé jusqu’aux joies des enfants » (A, 202-203). Mais ces évocations amères n’ont pas pour fonction, dans le roman, de maintenir le lecteur dans un état d’indignation mélancolique. Il s’agit avant tout pour Khadra — telle est du moins mon hypothèse — de recentrer l’esprit en direction de la beauté et de la civilisation. Khadra cherche à briser le cercle vicieux menant à l’autodestruction en rappelant aux populations assiégées une identité que la guerre a occultée. Il s’agit de ne pas céder au paradoxe d’une guerre qui, prétendue menée pour la préservation d’une culture, conduit les sujets à perdre le sens même de la vie.

L’apparent désengagement d’Amine à l’égard des Causes idéologiques et des programmes qui promettent le salut le fait opter dès lors pour une autre forme d’engagement, qui consisterait à donner toutes ses chances à la vie, à sa fragile beauté :

Je hais les guerres et les révolutions, et ces histoires de violences rédemptrices qui tournent sur elles-mêmes telles des vis sans fin, charriant des générations entières à travers les mêmes absurdités meurtrières sans que ça fasse tilt ! dans leur tête. Je suis chirurgien ; je trouve qu’il y a suffisamment de douleur dans nos chairs pour que des gens sains de corps et d’esprit en réclament à d’autres à tout bout de champ.

A, 164-165

Après avoir écouté son cousin Adel justifier le geste de Sihem en le présentant comme un sursaut de conscience, Amine en nie la validité : « Je ne me reconnais pas dans ce qui tue ; ma vocation me situe du côté de ce qui sauve. Je suis chirurgien. Et Adel me demande d’accepter que la mort devienne une ambition, le voeu le plus cher, une légitimité » (A, 222). Sa conviction est désormais pleinement et consciemment assumée, par-delà même les sentiments qu’il continue d’éprouver pour les siens. Il ne juge pas Sihem, se reprochant au contraire de ne pas avoir perçu la blessure qu’elle portait, blessure dont elle n’a su se délivrer qu’en se détruisant elle-même. Il est plus dur à l’égard d’Adel et des idéologues, car « si la guerre est devenue son unique chance d’accéder à l’estime de soi, c’est qu’il est mort lui-même et qu’il n’attend que sa mise en terre pour reposer en paix » (A, 225). La conclusion de ce long processus réflexif est claire : « Car l’unique combat en quoi je crois et qui mériterait vraiment que l’on saigne pour lui […] consiste à réinventer la vie là où la mort a choisi d’opérer » (A, 226).

La stratégie de Khadra vise donc une ouverture du champ de perception et propose un rappel de ce que la guerre, prise dans une dynamique oppositionnelle, tend à refouler jusqu’à l’oubli. Là où le roman militant à thèse succombe à la binarité du polemos, creusant toujours plus l’écart entre les factions opposées, l’entreprise romanesque de Khadra choisit la voie d’un combat symbolique reconduisant les opposés aux fondements qu’ils partagent en commun. Pour sortir du cercle infernal, Khadra en appelle à une perception renouvelée des beautés de la terre et des oeuvres où s’exprime le génie humain :

J’ai beaucoup aimé Jérusalem, adolescent. […] Je passais d’un quartier à l’autre comme d’une fable ashkénaze à un conte bédouin, avec un bonheur égal, et je n’avais pas besoin d’être un objecteur de conscience pour retirer ma confiance aux théories des armes et aux prêches virulents. Je n’avais qu’à lever les yeux sur les façades alentour pour m’opposer à tout ce qui pouvait égratigner leur immuable majesté.

A, 142

Le salut par l’art est un thème récurrent chez Khadra, notamment dans Les sirènes de Bagdad, dernier volet de la trilogie portant sur le terrorisme. L’appel lancé par Khadra à ses frères de culture arabe est une invitation à miser sur ce que leur civilisation a produit de plus grand, sur ce qui représente leur plus grande contribution à l’histoire de l’humanité. Dans L’attentat, la poétique du lieu fait office de bastion contre les dérives du combat politique : « Il suffirait de prêter l’oreille pour percevoir le pouls des dieux, de tendre la main pour cueillir leur miséricorde, d’une présence d’esprit pour faire corps avec eux » (A, 141). Jérusalem aurait la faculté de fissurer le mur des dissidences. Khadra tend à montrer que les dieux qui l’habitent sont issus du sol, de l’air, de la mer non loin. Sa mystique est une aesthesis, une manière de sentir ; dès lors, sa politique est un partage du sensible, partage qui trouve sa pleine expression dans les grands textes, qu’ils soient sacrés ou littéraires.

Conclusion : Khadra dégagé

Le phénomène est connu, un écueil attend le roman militant ou engagé : le déni du littéraire au profit d’impératifs moraux ou idéologiques. Mais qu’entend-on par « littéraire » et en quoi le récit édifiant lui fait-il défaut ? L’une des fonctions de la fiction n’est-elle pas de personnifier des caractères moraux et d’illustrer des situations possibles de manière à dégager une exemplarité du comportement, à tout le moins une compréhension des passions humaines et des conséquences qu’elles entraînent ? Des théoriciens tels que Barthes ont pu chercher à démontrer que le seul lieu d’engagement véritable de l’écrivain est l’écriture elle-même, puisqu’elle est le seul lieu où s’élabore la vérité du dire, une vérité irréductible à quelque programme idéologique que ce soit. Comparée aux avant-gardes présentées par ces théoriciens comme manifestations d’une écriture véritablement révolutionnaire, l’esthétique de Khadra paraîtra plutôt conservatrice. En effet, si « message » il y a, il se déploie à travers la représentation : descriptions, caractérisations des personnages et dialogues ponctués de réflexions. Nous sommes ici en présence d’une rhétorique de la persuasion qui se sert de la langue et des ressources du récit pour articuler le logos au pathos dans le but d’interpeller le lecteur, de le toucher et de l’instruire. D’entrée de jeu, j’ai posé que la stratégie de Khadra était directement déterminée par la prise en considération d’un destinataire double : le lecteur arabe et le lecteur occidental. Les uns sont invités à dégager leur culture et l’estime d’eux-mêmes des cercles vicieux de la violence ; les autres sont appelés à mieux connaître et à comprendre la mentalité des peuples arabes, et aussi à prendre conscience du fait que leur méconnaissance et leurs préjugés engendrent également des effets violents. Quel que soit le caractère conventionnel de telles stratégies, j’ai cherché à montrer comment Khadra s’y était pris pour déjouer les pièges d’une pensée duelle caractéristique du roman à thèse. De ce point de vue, on peut soutenir que l’entreprise romanesque de Khadra, bien que répondant aux règles de la littérature de large diffusion, loin d’engendrer des convictions politiques visant à clore le débat, opère au contraire une distanciation critique à l’égard des processus conduisant à la violence et s’emploie à dégager le sujet idéologique de tout ressassement mortifère. Qui plus est, et selon l’aveu même de Khadra, une telle prise de distance serait ce qui définit fondamentalement la littérature.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’essai de l’auteur intitulé L’écrivain. On apprend dans ce livre comment la littérature fut pour Khadra, dès son plus jeune âge, la voie choisie pour préserver sa subjectivité contre l’endoctrinement et, plus profondément encore, contre les effets destructeurs de traumas et de circonstances humiliantes. Dès le départ, la littérature a été perçue par Khadra comme un exil salutaire. Opposant, comme il l’écrit, « un farouche rejet à toutes les formes d’oppressions », Khadra refuse la violence. Pourtant, la vie est dure et les affronts difficiles à encaisser ; Khadra découvre le pouvoir de sublimation offert par la littérature :

J’avais une revanche à prendre, sur moi-même d’abord, ensuite sur ceux qui s’étaient dépêchés à me jeter au rebut. Et cette revanche, c’était d’être, un jour, ce que j’idéalisais le plus : un écrivain ! C’est-à-dire quelqu’un qui, comme Baudelaire, aura plané par-dessus la bassesse et les abjections auxquelles ses semblables l’avaient voué et triomphé de sa petitesse de mortel en méritant sa part de postérité[13].

Si la littérature obéit à une volonté de prendre sa revanche sur le destin et d’offrir au sujet qui y prend part la sensation d’exister, elle ne se réduit pas pour autant à des aspirations individuelles. La vocation littéraire de Khadra est d’abord déterminée par des lectures qui lui donnent accès à l’une des tâches selon lui essentielle de la littérature : l’humanisation. Des écrivains qui ont marqué son adolescence, il écrit :

Ils n’appartenaient pas au commun des mortels. Pour moi, c’étaient des prophètes, des visionnaires ; les sauveurs de l’espèce humaine. Il m’était très difficile de concevoir l’existence sans eux. Force originelle des hommes ; ils n’interprétaient pas le monde, ils l’humanisaient. Plus que jamais, je voulais être des leurs, apporter aux autres ce qu’ils m’apportaient ; devenir un phare bravant les opacités de l’égarement et de la dérive[14].

Dans son essai, Khadra décrit ce qui fait la singularité de l’écrivain : d’abord, la faculté de nommer le monde, voire de le créer, à l’aide de lettres au départ atones et amorphes ; ensuite, la faculté de regarder, d’être attentif à la douleur d’autrui, la puissance du verbe permettant au sujet qui s’y livre de ne pas sombrer. En définitive, l’engagement littéraire de Khadra prend la forme d’un engagement pour l’intégralité de l’humain, être de paroles et de sensations, de solitude et de communauté, et dont la beauté sied dans sa vulnérabilité.

Mais on ne saurait s’en tenir à cela et quelques interrogations demeurent. Malgré cette bonne volonté de la part de l’écrivain et la reconnaissance du rôle qu’a pu jouer la littérature dans sa vie, on ne peut échapper à une série de questions propres à semer un doute quant à la validité ultime du projet romanesque dont dérive L’attentat. Pour pousser plus loin l’effort critique, on se demandera par exemple si l’une des limites du roman ne résiderait justement pas dans son articulation entre discours et représentation. En un sens, la stratégie de Khadra est assez rhétorique : pour montrer que tout n’est pas blanc ou noir, il s’agit de faire se voisiner des Juifs sympathiques et d’autres antipathiques, des Palestiniens violents et d’autres non violents. Un autre roman pourrait « arranger » les choses autrement et se montrer tout aussi crédible. Par ailleurs, la représentation du peuple palestinien entraîne une forme de commisération que d’aucuns pourront juger « paternaliste », comme si, en définitive, les Palestiniens étaient, de par la douleur qui leur échoit, plongés dans un état d’aveuglement dont il faut les guérir. Mais la « solution » proposée par le roman, même si elle n’est pas, comme j’ai tenté de le démontrer, autoritaire, a le désavantage de se rabattre sur la seule perspective morale individuelle. Le roman entretient ainsi un point de vue largement répandu en Occident, stipulant qu’il suffirait seulement d’un peu de bonne volonté pour venir à bout du conflit. Ainsi, tout en refusant de pousser jusqu’à ses extrêmes limites l’analyse politique, le roman maintient l’écriture « sous contrôle », attachée à exposer des idées à travers des personnifications exemplaires. Sans remettre en question l’indéniable effort éthique fourni par Khadra (dont toute notre analyse cherche du reste à montrer le fonctionnement, la logique et le bien-fondé), en bout de ligne, nous devons tout de même émettre un doute quant à la capacité qu’aurait L’attentat de fonder une écriture de la réconciliation.