Article body

Plusieurs des romans de Boubacar Boris Diop peuvent se lire comme des fables politiques qui mènent une enquête subtile et passablement subversive sur les dérives sociopolitiques qui ont marqué l’histoire de l’Afrique depuis les indépendances, ce qui n’est pas, en soi, d’une grande originalité sur le plan thématique. Toutefois, comme la critique l’a déjà maintes fois souligné, c’est plutôt dans la manière de traiter ces questionnements des catastrophes africaines que l’oeuvre de Diop innove, notamment par la multiplication des récits, voix narratives, formes littéraires et genres du discours (contes, légendes, théâtre, journal intime, lettres, articles de presse, etc.) convoqués dans un même roman. Ainsi, l’interrogation du politique et du social passe par la mise en scène de la construction même des récits et l’usage qu’en font les populations et leurs dirigeants[1]. Cette facture résolument moderne des romans de Diop aboutit, entre autres, à la création d’une pluralité de points de vue divergents et à la mutation constante des récits et des personnages. Le lecteur, tout comme les personnages, se trouve alors régulièrement plongé dans l’incertitude complète, à l’instar d’Ismaïla, Lat-Sukabé ou Kroma qui, voulant faire le bilan d’un ensemble de documents et récits disparates pour trouver la Vérité, ont finalement le sentiment que tout leur échappe. D’autres personnages sont d’ailleurs chargés d’entretenir le doute, telle Mumbi Awele dont les propos déconcertants figurent en conclusion du roman Kaveena : « Eh bien, dis-toi ceci, colonel : presque tout ce que tu as vu et lu à Jinkoré était faux[2] », si bien que Kroma, le narrateur, termine son récit en exprimant son désarroi : « N’importe qui à ma place aurait été troublé. J’ai eu envie de reprendre toute cette histoire depuis le début. Encore fallait-il savoir lequel. Je veux dire : quel début ? Et peut-être même : quelle histoire ? » (K, 300)

En effet, par où prendre ces récits protéiformes où tout se fait et se défait sans arrêt à la manière de la tapisserie de Pénélope[3] ? Nous proposons de nous intéresser ici à quelques-uns des personnages féminins dont se dégage une certaine cohérence dans cet univers d’incohérences et qui sont sans doute parmi les plus surprenants de la littérature africaine. Parmi ceux-ci, nous retiendrons en particulier Johanna Simentho, Khadidja et Mumbi Awele, personnages énigmatiques, à la fois au centre et en marge du récit. Figures d’exception dans un univers peuplé surtout de personnages masculins, ces personnages de femmes insaisissables jouent pourtant un rôle clé dans ces romans de Diop, soit, respectivement, Les tambours de la mémoire, dont la première édition date de 1987, Le cavalier et son ombre, paru en 1997[4], et Kaveena, publié en 2006. Ces trois personnages se caractérisent en effet par un double profil (au moins) dont l’un les rattache à un contexte social représenté selon l’esthétique réaliste alors que l’autre les transforme en figures allégoriques s’inscrivant dans le déjà sémiotisé de l’imaginaire social et de certaines conventions littéraires des traditions orales et écrites[5]. Par ailleurs, une certaine évolution de ces fables politiques de Diop se dessine à travers les figures féminines, si on les aborde par ordre chronologique.

La reine et le néocolonialisme

En effet, le deuxième roman de Diop, Les tambours de la mémoire, paru d’abord en 1987, semble à première vue se construire autour du thème classique, depuis l’époque de la Négritude, de la nécessité pour les peuples africains de valoriser la civilisation africaine et de conserver la mémoire des grandes figures historiques et des pratiques culturelles « indigènes » pour penser leur avenir. En l’occurrence, c’est la reine légendaire Johanna Simentho qui incarne une telle figure exemplaire dont le personnage de Fadel Sarr tente de raviver la mémoire. Or, qui était-elle, exactement ? Figure de la résistance anticolonialiste des années 1940, le personnage n’apparaît jamais comme actant dans le présent du récit mais uniquement à travers une multiplicité de récits et souvenirs contradictoires d’autres personnages du roman qui affirment ou nient farouchement son existence. Ces discordances récurrentes s’expliquent par les divergences politiques mises en scène dans le roman, situé quelque vingt-cinq ans après les indépendances, soit dans les années 1980, sous le régime fictif d’un certain major Adelezo, figure, manifestement, des nouveaux régimes dictatoriaux du continent. Dans un premier temps, ce sont donc les opposants de cette nouvelle élite politique qui cherchent à ressusciter la mémoire de cette reine du royaume de Wissombo afin de dénoncer les injustices du gouvernement d’Adelezo et mobiliser la population contre lui. Une guerre d’abord discursive s’engage ainsi autour de la reine Johanna Simentho où chaque parti tente de discréditer ou d’idéaliser le personnage en fonction de ses intérêts politiques.

Cependant, ces différentes représentations de Johanna Simentho sont réunies dans le récit de Fadel, reconstitué à titre posthume à partir de documents envoyés par Doumbouya à Ismaïla et Ndella, les amis de Fadel, après son assassinat. Or, Fadel, « fils de bonne famille », se défend de s’intéresser à Johanna par conviction politique. Il affirme simplement avoir subitement développé une fascination pour elle, à la suite de quelques propos de son frère Badou (militant communiste convaincu) dont il tire la conclusion non seulement que cette reine a réellement existé mais qu’elle était également domestique chez son père, El Hadj Madické Sarr, lorsque Badou et lui étaient enfants (TM, 90). Face au scepticisme de plusieurs (y compris son père, Ndella, la femme avec qui il vit alors, et son ami Ismaïla), Fadel décide de partir lui-même au royaume de Wissombo pour faire en quelque sorte un travail d’archiviste dans le but de produire une biographie de la « vraie vie » de Johanna Simentho, un ouvrage pouvant confirmer à la fois les exploits qui lui sont attribués et l’épisode de sa vie comme domestique chez les Sarr. Cette obstination à vouloir connaître la vérité finira pourtant par révéler surtout les enjeux politiques qui se nouent autour de la figure de cette reine dissidente… et par coûter la vie à Fadel.

Ainsi, le commissaire Niakoly, un des hommes forts du régime du major Adelezo, soutient systématiquement que tout ce que les « adeptes » de la Reine croient savoir est faux, en prétendant être lui-même le détenteur de la vérité sur elle, puisqu’il aurait grandi avec Johanna à Wissombo. Par conséquent, lors de l’arrestation de Fadel, Niakoly ne se prive pas de le dénigrer, ainsi que cette reine dont se réclament les opposants :

— Foutaises que tout cela ! Tu es un petit naïf, mon ami… Une femme grande et belle, ah ! comme c’est drôle ! Naturellement, en sa qualité de reine de légende, Johanna se devait presque (par politesse et pour ne chagriner personne) d’être d’une incomparable beauté. Eh bien sache que Johanna Simentho était la jeune fille la plus moche de Wissombo et de ses environs ! De petite taille, aussi musclée qu’un champion de lutte, la poitrine épaisse avec des mamelles comme ça et paralytique par-dessus le marché. Tu parles d’une reine de beauté !

TM, 135

Quant au père de Fadel, il nie tout lien entre Johanna, la domestique, et la reine de Wissombo, qui ne serait qu’une pure fiction, rejoignant ainsi les idéologues du régime déterminés à faire table rase du passé sous prétexte de modernisme.

Fadel lui reprochait, contre tout bon sens, d’avoir jadis maltraité une de leurs domestiques, une certaine Johanna. Il avait fallu du temps à Madické pour comprendre qu’il faisait ainsi allusion à Johanna Simentho. La fameuse reine Johanna Simentho qui faisait pour ainsi dire se pâmer quelques hallucinés en mal de porte-drapeau révolutionnaire. On la disait morte mais visible, vivante mais invisible, quelles fariboles ! La malveillance politique s’en était mêlée et des opposants minoritaires et bruyants, lâchement tapis dans l’ombre, avaient vite fait d’appeler les populations à la révolte. Résultat : presque chaque année des troubles très graves au sud-est du pays, dans le District no 8 correspondant pour l’essentiel à l’ancien royaume de Wissombo. Madické, au temps où il était ministre de l’Intérieur (c’était le premier gouvernement après l’Indépendance), avait lui-même mis en oeuvre ce nouveau découpage territorial. [… I]l avait toujours estimé qu’il était capital, pour forger chez tous le sentiment d’appartenir à une seule et même nation, de liquider froidement toutes les nostalgies archaïques et dérisoires que véhiculaient les noms de ces anciens royaumes.

TM, 28-29

La légende de la reine de Wissombo ne serait donc qu’une machination politique : « Johanna n’est que le dernier prétexte que les ennemis du major Adelezo, Bienfaiteur de la Patrie, ont trouvé pour troubler l’ordre républicain. [… I]l s’agit d’une vaste campagne d’intoxication menée selon les règles de l’art par de vrais professionnels de la subversion ! » (TM, 115) Fadel ainsi que cette domestique qui, devant une foule au marché prétendait être la reine Johanna Simentho, auraient donc tout simplement perdu la raison.

Il convient de noter d’ailleurs que même le récit du séjour de Fadel à Wissombo, tel qu’il est reconstitué par Ismaïla et Ndella, jette le doute sur ce que Fadel perçoit comme des faits incontestables : « C’est un fait que l’affirmation de Fadel pose problème. Sa crédibilité se heurte à de nombreux obstacles. Tout la contredit : la vraisemblance autant que les dates historiques » (TM, 91). En effet, Johanna Simentho serait née en 1920 et aurait disparu en 1946 (TM, 19), si bien que Fadel, qui est un jeune homme dans la trentaine, n’a pas pu la connaître[6]. Ni ces invraisemblances ni le discours de négation du régime n’empêchent toutefois Fadel et les habitants dissidents du Wissombo de croire en « l’existence exemplaire » de cette reine visionnaire (TM, 74) ayant mené une lutte anticolonialiste acharnée contre les Français dans les années 1940. Ceux qui voient en elle une figure de justice, de liberté et d’égalité entretiennent donc le récit de la prophétie de son retour prochain (TM, 190) afin de soutenir les habitants de Wissombo dans leur guérilla contre les Blancs, faisant d’elle une véritable figure messianique[7].

Or, comme ne manque pas de le souligner le discours qui se veut démystificateur des représentants du régime, cette dissidence anticolonialiste peut sembler anachronique : « Il n’y a plus de rois et il n’y a plus de reines. Le Blanc de Dinkera est parti depuis longtemps dans son village natal et notre pays, plus vaste que vous ne semblez le croire, est désormais dirigé par un grand soldat. Il est noir comme vous et moi, il travaille nuit et jour pour notre bien à tous et les Blancs des autres pays le respectent beaucoup » (TM, 203). Toutefois, le caractère parodique de ce langage faussement démocratique des tenants du nouveau régime contribue à confirmer que le roman Les tambours de la mémoire constitue avant tout une fable politique au centre de laquelle cette reine légendaire incarne moins un personnage historique ayant pu réellement exister que la figure allégorique de la lutte contre les injustices et la mainmise des Blancs sur l’Afrique, lutte à poursuivre ou à reprendre puisque l’époque dite des indépendances s’avère être plutôt une époque de néocolonialisme où les majors Adelezo ne sont que les pantins des anciennes puissances coloniales. Les tambours de la mémoire invitent donc la population à ne pas être dupe et à se mobiliser pour faire cette révolution qui n’a pas vraiment eu lieu puisque les peuples censés être indépendants ne sont toujours pas maîtres chez eux.

Monstres et demoiselles en détresse

Et pourtant, s’inspirer de ces grandes figures héroïques des anciens contes, légendes et épopées, est-ce réellement une voie à suivre pour construire un avenir meilleur, une société plus juste ? Le cavalier et son ombre, paru neuf ans plus tard, jette le doute sur le rôle salutaire de ces récits issus de la culture africaine « authentique » dans la refondation des nations à l’ère des indépendances. Ce roman plus récent semble plutôt démontrer que, au contraire, la mémoire est faillible et que les récits sont trop malléables pour qu’on puisse y chercher des modèles pertinents pour la modernité. Cette fois encore, le roman s’organise autour de la quête d’un personnage masculin à la recherche d’une femme mystérieuse, autrefois proche de lui, mais dont on ne saura pas finalement ce qu’elle est devenue. Par ailleurs, comme Johanna Simentho, Khadidja n’apparaîtra jamais comme actant dans le présent du récit ; son profil protéiforme s’esquisse à travers les récits de Lat-Sukabé, son ex-conjoint, et certains habitants du village (jamais nommé) où il se rend pour la retrouver huit ans après qu’elle a subitement disparu, ainsi qu’à travers les contes de Khadidja elle-même, tels qu’ils sont rapportés par Lat-Sukabé.

Au départ, Khadidja et Lat-Sukabé sont présentés comme des jeunes gens diplômés qui ne parviennent toutefois pas à décrocher un emploi stable bien rémunéré, si bien qu’ils sont contraints de se loger dans un des quartiers les plus pauvres de la capitale d’un pays africain fictif qui ne sera jamais nommé non plus dans le roman. Avec ses « allures hautaines », « cette grande jeune femme noire au visage long et arrondi de poupée, à la bouche un peu boudeuse, et à la démarche altière » (CO, 42), Khadidja est perçue dans le quartier comme une femme prétentieuse, ce qui provoque l’hostilité des voisins envers elle. Elle est pourtant loin d’être une reine de légende et occupe, au contraire, au début du roman, un rôle de conteuse qui n’a pourtant rien de traditionnel. En effet, malgré ses réticences, pour que le couple puisse au moins se loger et se nourrir, Khadidja accepte un curieux emploi où on lui demande simplement de raconter tout ce qu’elle voudra. Or, son employeur et destinataire des contes restera mystérieusement invisible dans une pièce adjacente à celle où elle se trouve et ni la conteuse ni le lecteur ne sauront jamais de qui il s’agit. Afin de pouvoir créer des récits « appropriés », Khadidja s’imagine alors tour à tour que cet auditeur inconnu est un enfant maladif, un vieillard impotent ou encore un individu sadique qui se moque d’elle en l’obligeant à « se prostituer » ainsi pour quelques sous (voir CO, 281). Au fil des semaines, Khadidja commence alors à produire des récits de plus en plus extravagants et à croire que certains des personnages qu’elle invente existent réellement. Lat-Sukabé est alors persuadé qu’elle est en proie à la folie et ne cherche pas à la retrouver lorsqu’elle disparaît, jusqu’au jour où il reçoit une lettre d’elle qu’il interprète comme un appel à l’aide : « le cri de détresse de Khadidja. Elle m’écrivait : “Lat-Sukabé, viens avant qu’il ne soit trop tard”. » (CO, 13)

Ce roman aussi propose ainsi un questionnement du politique construit à partir d’un récit de facture traditionnelle (un conte plutôt qu’une légende, en l’occurrence) mais qui, cette fois, est présenté comme une pure invention de Khadidja. Tel qu’il est rapporté par Lat-Sukabé, ce conte commence par la création d’une commission gouvernementale ayant pour mandat de trouver un héros national parmi les figures marquantes de l’histoire du pays. Ne trouvant aucun héros irréprochable, tous ayant commis des actes sanguinaires, les historiens de la commission optent finalement pour un obscur cavalier né à Bilenty et commanditent une statue pour honorer sa mémoire et le désigner comme héros national. Or, la veille du dévoilement public de la statue, elle disparaît mystérieusement et l’on apprend par la suite que le héros et sa monture se sont animés et se sont enfuis, emportant aussi avec eux Dieng Mbaalo, un petit fonctionnaire qui était d’abord secrétaire de la commission et qui est ensuite chargé de superviser la création de la statue. Toutefois, alors qu’il est d’abord le « compagnon invisible » du Cavalier, Mbaalo décide un jour de le trucider pour le remplacer lui-même comme intrépide guerrier, en annonçant : « Qu’ainsi périssent, désormais, tous ceux qui oseront s’opposer à la volonté de Dieng Mbaalo le Cavalier » (CO, 150). Ce double du Cavalier d’origine se met alors à aller « par le monde et par les âges » (CO, 174) en terrorisant la population avant de se raviser pour se transformer en « défenseur de la veuve et de l’orphelin » (CO, 154).

Dans ce nouveau rôle, le Cavalier se rendra un jour au royaume de Dapienga pour y accomplir son exploit le plus mémorable : sauver la princesse Siraa du monstre du lac Tassele, monstre qui, chaque année, exige en sacrifice une des filles du Roi (CO, 171) et dont l’intrépide Cavalier délivrera le royaume, comme il se doit. Toutefois, alors que le Roi lui offre d’abord son trône et la Princesse en récompense, comme le veut la convention du conte, il se ravise et décide plutôt de tuer le Cavalier afin de garder pour lui-même à la fois le royaume et sa fille. En héros rusé, le Cavalier réussit néanmoins à déjouer le piège qui lui est tendu par le Roi, s’échappe et se remet à errer à travers les contrées, ravagées désormais par des guerres civiles. Or, dans cette nouvelle forme de « guerre sans héros. Une guerre moderne » (CO, 199), le Cavalier ne trouve plus aucun exploit à accomplir et il retourne alors auprès de la princesse Siraa, réfugiée à Bilenty depuis la chute du royaume de son père. Tous deux partent ensemble en quête d’un enfant à naître, figure messianique du nom de Tundé, signifiant « celui qui maintient l’espoir intact » (CO, 201).

Cependant, les exploits du Cavalier en tant que défenseur des démunis ne se limitent pas à secourir la princesse Siraa. Lorsque Lat-Sukabé se rend à la Villa Angelo pour y rencontrer le Passeur qui doit lui faire traverser le fleuve pour rejoindre Bilenty où il croit pouvoir rejoindre Khadidja, celui-ci lui révèle que c’est le Cavalier qui l’y aurait amenée : « — Le dernier exploit connu du Cavalier a été l’enlèvement de la conteuse. Elle s’est peu à peu enfoncée dans son récit, Khadidja, comme on disparaît dans des sables mouvants » (CO, 271). Mais le Cavalier agit-il alors comme bandit ou comme justicier ? Khadidja est-elle séquestrée à Bilenty ou sauvée d’un monstre maléfique ? Le dénouement du roman est ainsi marqué par un ensemble de glissements de la réalité à la fiction qui signalent à nouveau que les mésaventures de Khadidja sont à lire plutôt comme une allégorie des dérives que connaissent les pays africains depuis les indépendances. En effet, le Passeur affirme également que, rendue à Bilenty, Khadidja prétend s’appeler Siraa (CO, 287) et Lat-Sukabé finit par percevoir le Passeur comme le monstre du lac Tassele, en se disant : « Je me promets d’interroger plus tard Siraa pour en avoir le coeur net. Ce soir même, Siraa me dira la vérité sur le Passeur. Elle sait tout, Siraa » (CO, 297). Voilà donc à nouveau un citoyen qui cherche la vérité dans les légendes, risquant ainsi la mort, puisque la fin du roman confirme également (comme le suggèrent déjà le nom et la fonction du Passeur) que Bilenty est en fait « l’autre monde », le royaume des morts.

Cette réversibilité des personnages de héros et de monstres et la fusion des personnages de Siraa et Khadidja suggèrent ainsi que ces deux figures de la demoiselle (princesse) en détresse qu’un sauveur doit arracher aux griffes d’un monstre sanguinaire incarnent, en dernière analyse, les peuples africains « sacrifiés », d’abord, à « l’appétit » des puissances coloniales et qui, par la suite, croyaient être sauvés par les héros de la lutte pour l’indépendance. Malheureusement pour la Princesse, les héros contemporains ne sont pas fiables, car ils peuvent tout aussi bien jouer le rôle des défenseurs de la veuve et de l’orphelin que celui des « guerriers » ou tyrans qui sèment la terreur, comme l’illustrent non seulement les mutations du Cavalier, mais aussi l’histoire du président déchu qui se déguise en sage pour se faire élire à nouveau (CO, 230) ou encore celle du roi de Dapienga, père de Siraa, qui chasse le héros vainqueur du monstre pour ne pas avoir à lui céder le pouvoir et sa fille. Autrement dit, Khadidja incarne ici un peuple victime de son propre imaginaire qui l’incite à croire aux héros sauveurs et à se camper dans le rôle de la victime impuissante qui attend d’être secourue. Figure d’un peuple littéralement « enlevé » et à la merci de ses propres récits, le personnage représente ainsi un questionnement assez différent de celui qui se dégage du roman Les tambours de la mémoire. En effet, alors que Johanna Simentho est présentée comme une figure exemplaire dont les opposants des nouveaux régimes pourraient s’inspirer, Le cavalier et son ombre suggère plutôt qu’il est périlleux d’écouter « les tambours de la mémoire ».

Or, ce rapport plus méfiant envers les figures héroïques de l’imaginaire traditionnel des contes, légendes et épopées peut sans doute s’expliquer, entre autres, par la date de publication des deux romans. En effet, Le cavalier et son ombre[8] paraît quelques années après l’éclatement du génocide des Tutsi du Rwanda auquel le roman fait de multiples références, notamment à travers les agissements perfides du Roi qui expulse le Cavalier, après son exploit, sous prétexte qu’il est Twi et qu’il « voulait emmener Siraa ! La plus noble et la plus belle des Mwas chez les Twis ! » (CO, 178) Il est clair que le roman dénonce ainsi les guerres civiles provoquées par les machinations des dirigeants qui cherchent à se maintenir au pouvoir (ou leurs opposants qui tentent d’y accéder) et qui fabriquent de toutes pièces des monstres afin de berner la population et s’instituer en sauveurs. C’est en effet ce que le monstre du lac Tassele lui-même, devenu un « vieillard bougon et affectueux », explique au Cavalier errant en quête d’occasions pour faire preuve de bravoure : « Que sais-tu donc du mal ? Hélas, dès le lendemain de ma mort, le roi de Dapienga m’a remplacé par un autre monstre, imaginaire et bien plus dangereux, le Twi, l’ennemi à abattre, un vrai monstre, celui-là, et qui dévore des peuples entiers » (CO, 206). Ces déplacements « par le monde et par les âges » des récits de Khadidja illustrent ainsi que la stratégie de la fabrication de héros et monstres contemporains par les démagogues du discours politique fonctionne efficacement, entre autres, parce que l’imaginaire social et littéraire dit traditionnel a conditionné la population à concevoir le dynamisme social en fonction de récits fondateurs qui cultivent le culte de la personnalité et l’imaginaire des héros sauveurs combattant d’horribles monstres pour voler au secours d’innocentes victimes[9].

L’art de la décapitation des héros

Le peuple, tel qu’incarné par ces figures féminines allégoriques des romans de Diop, est-il alors condamné à sombrer dans les sables mouvants, à l’image de Khadidja, ayant perdu tous ses points de repère ? Un troisième roman, Kaveena, paru en 2006, semble proposer une vision moins pessimiste de l’avenir des peuples africains. En effet, alors que la fable se fait plus macabre, le personnage féminin qui en constitue à nouveau à la fois la marge et le centre marque une nouvelle configuration du rôle du peuple, tel qu’inscrit dans les récits qui participent à la production de l’imaginaire social. L’on note ainsi que, alors que la reine Johanna est l’objet de la quête du héros (Fadel) et que Khadidja est la narratrice de récits nocifs dont elle sera aussi la victime, Mumbi Awele, dans le roman Kaveena, est d’abord la destinataire énigmatique (et physiquement absente) des lettres d’un dictateur déchu, avant de faire irruption dans le présent du récit en tant qu’actant, dans le dernier tiers du roman, où elle mènera une action secrète radicale et efficace. L’on note par ailleurs que la fonction symbolique de Mumbi et de sa fille Kaveena est assez manifeste, dès le début du roman.

Construite à nouveau à travers une pluralité de récits enchâssés, l’histoire est celle des derniers mois de la vie de N’Zo Nikiema, un président déchu après trente ans au pouvoir, après une guerre civile meurtrière, histoire reconstituée par le colonel Asante Kroma, chef des services de renseignements de Nikiema. Fugitif recherché par les vainqueurs de la guerre qui se sont emparés du pouvoir, l’ex-dictateur se réfugie dans une petite maison appartenant à une artiste peintre du nom de Mumbi Awele, maison située dans le quartier bourgeois de Jinkoré et doublée d’un bunker souterrain où Nikiema survivra plusieurs mois avant de mourir de faim, n’osant pas sortir de sa cachette. Le colonel Kroma y découvrira son cadavre et, étant également en fuite, décide de se réfugier à son tour dans la maison de Mumbi Awele, où il découvre une quantité de documents, y compris des lettres de Nikiema à Mumbi Awele, dont il se sert pour faire le récit de quelques moments clés de la vie et du régime de Nikiema. Or, il s’avère que Mumbi est la mère de Kaveena, personnage éponyme du roman, une fillette assassinée sauvagement à six ans dans un rituel sorcier macabre censé garantir le pouvoir à Pierre Castaneda, le principal conseiller et bras droit du dictateur. Patron d’une société minière (la Cogemin) devenu « ministre d’État sans portefeuille » (K, 25), Castaneda est un expatrié français installé en Afrique depuis l’époque coloniale que Nikiema considère comme son meilleur ami, jusqu’à « l’affaire Kaveena ». La relation entre ces trois personnages indique donc assez clairement dès le début du roman qu’il s’agit à nouveau d’un récit allégorique où le tandem Nikiema-Castaneda incarne les nouveaux régimes où le pouvoir réel demeure entre les mains des anciennes métropoles coloniales alors que Kaveena représente manifestement la figure des peuples sacrifiés aux intérêts des puissants du néocolonialisme. Dans cette dynamique des régimes sanguinaires où les sbires du pouvoir tuent impunément les innocents, le rôle de Mumbi Awele, la mère de Kaveena, est toutefois plus difficile à cerner, a priori, puisqu’elle sera également la maîtresse de Nikiema pendant plus de cinq ans avant sa mort dans le bunker.

Il s’avère en effet que, comme dans le cas des autres personnages féminins à l’étude ici, le portrait de Mumbi présente de multiples facettes, esquissées à travers les lettres de Nikiema et le récit de Kroma qui déclare, entre autres : « Elle avait à l’évidence une double personnalité et je redoutais de découvrir malgré moi […] sa face la plus démoniaque » (K, 284). En effet, artiste peintre et danseuse sensuelle, Mumbi incarne, d’une part, la femme fatale qui parvient à se rapprocher facilement du président, lequel, tout en se doutant de ses intentions, ne peut concevoir qu’elle puisse présenter un danger pour lui puisqu’il ne voit en elle qu’une femme de mauvaise vie mais « foncièrement gentille » (K, 100).

C’est une prostituée, elle vend son corps pour rien : de quoi acheter ses pots de peinture ou quelques mètres de toile. Là-bas à Kisito, c’est elle qui entretient la famille. Le père N’Fumbang. De vieilles tantes et des cousines. Il [Nikiema] s’est sournoisement intéressé à ce qu’on pourrait appeler sa cote dans le monde des arts. Pas terrible.

K, 101

Cependant, le récit du colonel Kroma révèle aussi que Mumbi, pas plus que le reste de la population, ne sait qui est le véritable meurtrier de sa fille, ce crime n’ayant jamais été publiquement élucidé. Sa liaison avec Nikiema est donc motivée par la haine et le projet « d’enquêter » elle-même sur la mort de Kaveena : « Elle était entrée dans sa vie non par amour mais pour connaître la vérité sur la mort de sa fille » (K, 57). Le colonel en conclut que les rôles sont donc inversés dès le départ et que Mumbi Awele est en réalité une femme forte, à l’image de son père, N’Fumbang : « C’était vraiment un homme extraordinaire. Cela ne m’étonne pas aujourd’hui que sa fille Mumbi ait fini par tenir l’ancien président en personne sous son pouvoir » (K, 160)[10].

Par ailleurs, si le président tient lui-même à entretenir cette « liaison dangereuse », c’est qu’il possède une preuve sur vidéo que ce n’est pas lui mais Castaneda qui est l’auteur de ce crime abominable. Ainsi, durant sa réclusion dans le bunker, il écrit d’interminables lettres à Mumbi dans lesquelles il cherche à se disculper et à convaincre la jeune femme que le véritable monstre, ce n’est pas lui mais Castaneda (K, 126). L’on note également que le colonel Kroma, la seule autre personne à connaître la vérité sur ce meurtre sordide, tient les deux (le président et son double) responsables et trace lui-même un tout autre portrait de Mumbi, lorsqu’il la rencontre finalement lui-même, alors qu’elle rentre à sa maison-atelier, peu après la mort de Nikiema :

J’ai eu immédiatement l’impression que le portrait que N’Zo Nikiema faisait de Mumbi dans ses lettres ne correspondait pas à la réalité. Je m’attendais à rencontrer une jeune femme hargneuse, hautaine, dépravée et en même temps hors de notre misérable petit monde réel. J’aurais aussi compris qu’elle fût marquée par une longue douleur depuis la mort de sa fille Kaveena, une douleur quasi éternelle, et que cela se vît sur son visage et dans ses moindres gestes. Elle avait au contraire une voix chantante – ça lui donnait un charme singulier et j’ai d’ailleurs senti qu’elle en jouait un peu – et à aucun moment elle ne m’avait paru sur la défensive. […] Je veux simplement dire qu’elle me paraît, contre toute attente, une personne pleine de naturel et plutôt agréable à vivre.

K, 201

Ce sera en effet le cas : Mumbi et le colonel cohabiteront paisiblement dans l’atelier-bunker – avec, également, la dépouille de Nikiema – jusqu’au jour où Mumbi estime qu’il est temps de passer à l’acte. Elle révèle alors à Kroma qu’elle entretient aussi une liaison avec Castaneda, qui s’était retourné contre son « ami » Nikiema, provoquant une guerre civile qui lui permettra de se maintenir au pouvoir en tant que principal conseiller du président Mwanke, successeur de N’Zo Nikiema. Aussi décide-t-elle d’amener une nuit l’invincible Pierre Castaneda, totalement ivre, à la petite maison où, avant l’aube, elle expose sa tête coupée au colonel abasourdi qui comprend alors – et, avec lui, le lecteur – que cette vengeance de Mumbi constitue un acte de justice soigneusement planifié depuis longtemps.

Mumbi « signe » ensuite son « oeuvre » publiquement (mais anonymement) en créant une « installation », en pleine nuit, dans un carrefour de la ville où la population entière pourra prendre acte, le lendemain, du fait qu’elle est désormais libérée de ce monstre bicéphale.

Sur la table en bois du milieu [de l’atelier], était posée la grande calebasse aux motifs noirs et blancs. Mumbi l’a soulevée et m’a dit :
— Regarde.
J’ai reconnu aussitôt la tête de Pierre Castaneda.
Elle avait été tranchée très proprement, à la base du cou. Un autre crâne était posé tout contre elle. Celui de N’Zo Nikiema, sans aucun doute.
Mumbi a dit encore :
— Le reste du corps est dans le souterrain.
Elle s’est tue un instant puis a désigné N’Zo Nikiema et Pierre Castaneda :
— Avec ça, je vais faire tout à l’heure une installation à Bastos II.
[…]
Cela dit, qu’entendait Mumbi par installation ? Le jargon des artistes ne m’est pas familier et je ne connaissais pas ce mot-là. J’en ai deviné le sens en voyant Mumbi choisir, d’une façon qui m’a toutefois paru un peu arbitraire, les éléments de sa composition. Des cailloux et des coquillages. Un petit bac à ordures. Des cuillers, etc. [… E]lle a jeté tous ces objets – y compris, il faut bien le dire, les crânes inertes de N’Zo Nikiema et Pierre Castaneda – dans un sac. Elle s’est dirigée vers la porte de la maison et l’instant d’après j’ai entendu une voiture démarrer dans le silence de la nuit.

K, 284-285

Ce dénouement saisissant campe donc manifestement Mumbi Awele dans le rôle de la justicière, mais une justicière qui a très peu en commun avec l’héroïne révolutionnaire incarnée par une Johanna Simentho qui harangue la foule en dénonçant les injustices des régimes coloniaux et néocoloniaux et qui ne parvient pas à ses fins. Mumbi, au contraire, agit dans l’ombre et personne ne saura qui est l’auteur de cette « installation » qui marque la fin d’une époque.

Exit héros et monstres

Ainsi les fables des romans de Diop aboutissent ici à une nouvelle configuration où apparaît non seulement une figure tragique du peuple victime, la petite Kaveena sacrifiée aux ambitions du Blanc, mais aussi une figure du peuple « créateur » qui reprend en main son propre sort et se fait justice lui-même sans attendre le secours ou même s’inspirer d’un quelconque héros historique ou légendaire. Tel qu’incarné par Mumbi Awele, ce peuple a pris conscience que les héros et les monstres sont interchangeables et qu’il vaudrait mieux les évacuer de l’imaginaire collectif. C’est du moins ainsi que peut se lire la signature artistique de l’acte radical de Mumbi qui, s’il aboutit à la libération du peuple sous le joug des dictatures depuis plus de trente ans, n’est pas présenté comme un acte révolutionnaire. En effet, Mumbi est caractérisée tout au long du roman comme une jeune femme qui « ne fait pas de politique » mais qui cherche simplement à venger sa fille, à faire en sorte que justice soit faite, malgré l’impunité « chronique » des individus haut placés. « Je ne m’intéresse qu’aux belles choses de la vie. La politique, c’est trop vilain », aurait-elle déclaré lors d’une entrevue publiée dans la presse (K, 196).

Ce monument macabre que Mumbi installe à un carrefour d’un quartier populaire de la ville ne peut pourtant pas être perçu comme une « belle chose ». Il semble au contraire servir d’avertissement aux aspirants à la succession du monstre bicéphale, désormais terrassé, que le peuple ne se laissera plus faire et annoncer que la violence est nécessaire et légitime lorsqu’il s’agit de mettre fin aux injustices et exploitations. Mais n’est-ce pas retomber dans ce cercle vicieux d’une violence sans fin déjà signalé comme une impasse dans Le cavalier et son ombre ? À y regarder de près, le geste de Mumbi est sans doute autrement significatif. Le fait qu’elle agit seule, sans revendiquer son acte, ni même impliquer le colonel qu’elle héberge sous son toit, suggère qu’il s’agit plutôt d’une mise en scène non pas d’une violence révolutionnaire mais d’une violence symbolique qui permettrait, justement, le dépassement du recours à la violence pour « changer les choses ». En effet, du moment qu’il s’agit d’une mise en scène de la décapitation des faux héros-sauveurs, l’oeuvre de Mumbi s’affiche comme une représentation qui signifie plutôt qu’il faudrait créer de nouveaux récits fondateurs, que ce sont les images mêmes des héros et des monstres véhiculées par les récits « traditionnels » qu’il faudrait « décapiter ». Cette oeuvre insolite serait alors avant tout un appel à la refondation de l’imaginaire social dont s’effacerait toute incitation au culte de la personnalité et à la conception d’un mal sous forme d’un terrifiant monstre inhumain à combattre. Serait-ce un imaginaire plus féminin ? Question épineuse !

Reprenons plutôt la question du colonel Kroma : quelle histoire ? Quelle histoire raconter et comment ? Il semble désormais incontestable que la réponse qu’apportent les romans à l’étude est clairement : une nouvelle histoire. À travers la configuration particulière de ces personnages féminins littéralement excentriques, se dessine en effet le drame des peuples piégés dans leurs propres récits collectifs et l’illustration de la nécessité d’une transmutation de l’imaginaire social. Toute l’oeuvre de Boubacar Boris Diop suggère par ailleurs que la littérature et les arts auront un rôle non négligeable à y jouer.