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je machine en secret des échanges

[…]

des déménagements d’atomes

Saint-Denys Garneau, « Accompagnement » (Regards et jeux dans l’espace, 1937)

En 1978, le philosophe italien Giorgio Agamben écrivait, dans Enfance et histoire, que l’homme contemporain n’était plus capable d’« expérience » :

Tout discours sur l’expérience doit aujourd’hui partir de cette constatation : elle ne s’offre plus à nous comme quelque chose de réalisable. Car l’homme contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie, s’est trouvé dépossédé de son expérience : peut-être même l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition[1]

L’expérience dont parle ici Agamben est l’expérience au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire l’expérience informe, chaotique, désordonnée que fournit, dans toute sa banalité, le quotidien, et que le langage permet d’articuler, de mettre en forme et de transmettre de génération en génération. Cette expérience, qui, autrefois, garantissait à l’homme une certaine autorité, ne serait désormais plus possible, et ce, en raison de la naissance de la science moderne, qui se serait approprié l’expérience et en aurait modifié le sens. Aux xvie et xviie siècles, la science aurait supprimé la frontière qui séparait autrefois l’expérience de la connaissance, en développant la méthode de l’expérimentation scientifique rationnelle, organisée, qui vise la production d’un savoir précis. Alors qu’autrefois expérience et science « occupaient des lieux distincts » et « dépendaient de sujets différents », la science moderne aurait « abol[i] cette séparation » et fait, « [d]ans sa recherche de la certitude », de l’expérience « le lieu – la “méthode”, c’est-à-dire le chemin – de la connaissance[2] ». L’expérience n’est alors plus un donné que peut détenir et transmettre l’homme à partir de sa propre vie – et de son aspect inévitablement aléatoire –, mais un processus ayant pour objectif la découverte de lois, de certitudes. Cette transformation du sujet de l’expérience affecte durement le rapport qu’entretient l’homme contemporain à ce qu’Agamben nomme la « vie quotidienne » : celle-ci serait désormais « insupportable », non pas en raison d’une pauvre teneur en « événements significatifs[3] », mais bien parce que l’expérience, au sens traditionnel du terme, n’est plus garante d’autorité, de légitimité.

Le dernier recueil qu’a publié de son vivant le poète québécois Michel Beaulieu (1941-1985) pose précisément la question de l’expérience en contexte contemporain. Dans Kaléidoscope ou les aléas du corps grave[4], le sujet poétique, déambulant dans Montréal et diverses villes nord-américaines, éprouve le « caractère anesthésiant du quotidien », comme le souligne Frédéric Rondeau[5], qui montre que le poème beaulieusien vise à faire de ce quotidien appauvri un lieu de partage, de rencontre : le « manque » génère une nouvelle configuration du politique, où la communauté se reconstruit par la négative, c’est-à-dire par ce qui lui fait défaut. Nous nous proposons ici d’étudier le rapport qu’entretient le sujet poétique à l’expérience, terme entendu aussi bien au sens de l’expérience traditionnelle que de l’expérience contemporaine, celle qui s’appuie sur l’expérimentation et vise la production de certitudes. Le sujet poétique, dans Kaléidoscope, paraît tenter une synthèse de l’expérience, c’est-à-dire qu’il cherche à réunifier ces deux types d’expériences, en faisant de « la vie quotidienne », de son corps – et des « aléas » de celui-ci, comme l’indique le titre du recueil –, le lieu d’une véritable expérimentation. Celle-ci a pour cadre les multiples séjours du sujet poétique dans diverses villes nord-américaines, qui sont entrecoupés de retours dans la ville natale, Montréal. Avec le corps du sujet poétique, ces villes représentent, dans le recueil de Beaulieu, les données de l’expérimentation, ses « variables », pour reprendre le titre d’un recueil que le poète a fait paraître en 1973[6]. Nous examinerons d’abord la perspective qu’adopte le sujet poétique lorsqu’il se trouve à Montréal, avant de montrer que le voyage en Amérique a pour fonction de remédier au sentiment de dépossession et de déréalisation qu’éprouve celui-ci dans sa ville natale. Au cours de ces voyages, et à partir d’une pratique spécifique de l’espace, le corps du sujet poétique se mue en corps expérimental. Le corps devient en effet un véritable sujet d’expérience : il fait l’objet d’une observation attentive à partir de laquelle se déploie, dans et par la parole poétique, une connaissance toute particulière du monde, fruit d’une expérimentation qui réintègre l’homme dans son processus.

Exil en ville natale

Kaléidoscope présente une structure originale : le recueil est formé de soixante-quatre poèmes, dont trente et un appartiennent à une série intitulée « entre autres villes », qui donne à lire les déplacements du sujet poétique à travers de multiples villes d’Amérique du Nord. Chaque poème de la série se nomme « entre autres villes », titre générique suivi d’un nombre de un à trente et un. L’effet de série est renforcé par la reprise anaphorique du syntagme « celle où tu » en tête de dix-sept des trente et un poèmes. Dans cette proposition relative, le pronom démonstratif « celle » n’a pas d’antécédent dans le corps du poème. Néanmoins, en raison de la présence du pronom relatif « où », qui a une valeur locative, Beaulieu semble référer à une ville parmi l’ensemble des villes formant la série. Les poèmes d’« entre autres villes », qui aménagent « presque un recueil dans le recueil[7] », sont entrecoupés à intervalles irréguliers par d’autres poèmes qui, eux, n’appartiennent à aucune série, portant chacun un titre distinct. Cette structure produit une forte impression de déséquilibre au sein du recueil : par sa densité et son ampleur, cette série forme un bloc massif de textes se démarquant des autres poèmes, qui, eux, ne sont liés ni par un titre ni par une thématique commune, les uns étant consacrés à l’évocation de souvenirs personnels (enfance, amours disparues, etc.), les autres faisant plutôt allusion à la mort (anticipée) du sujet lyrique, de même qu’à l’écriture du poème lui-même. Par l’ordonnancement en apparence arbitraire des poèmes ainsi que par la diversité des thèmes mobilisés, Beaulieu fait ainsi de l’idée de l’aléatoire un enjeu aussi bien formel que thématique. Dans Kaléidoscope, c’est toute la vie d’un homme – en l’occurrence celle d’un sujet lyrique qui, par divers jeux autoréflexifs, en vient à coïncider avec la figure de l’auteur lui-même – qui semble défiler de manière « désordonnée », une vie avec son cortège de souvenirs, de deuils et de rêves.

Dans les trente et un poèmes d’« entre autres villes », les villes ne sont pas nommées et si le lecteur peut parfois les identifier par des références culturelles ou géographiques, l’absence de noms propres et la répétition du syntagme « celle où tu », où le pronom « tu » fonctionne comme une adresse à soi, concourent à placer toutes ces villes, hormis Montréal, sur un même plan. Montréal jouit en effet d’un statut à part dans l’économie de la série, d’abord parce qu’elle représente les points de départ et d’arrivée du sujet poétique. Même si le toponyme n’apparaît pas comme tel, on devine aisément que c’est de Montréal qu’il s’agit dans « entre autres villes 1 » et « entre autres villes 31 », poèmes de « retour » commençant, comme l’a souligné Denise Brassard, par « les deux mêmes vers, à deux mots près[8] ». Le premier commence par les vers « celle où tu reviens au bout / du compte des voyages le flanc / de la montagne […] » (K, 17 [18]) et le dernier s’ouvre sur les vers « celle où tu reviens au bout / du compte des voyages des séjours » (K, 119 [115]). Par la répétition formelle et thématique, ces deux poèmes établissent l’armature qui confère à la série sa cohérence structurelle.

Dès « entre autres villes 1 », un rapport particulier à Montréal se met en place, notamment en raison de la perspective surplombante du sujet lyrique, qui observe sa ville natale à bord d’un avion :

celle où tu reviens au bout

du compte des voyages le flanc

de la montagne taillé d’un coup

d’aile tu n’arrives pas

de très loin retraçant les marches

tes dix-sept ans des nuits d’autrefois

le vague à l’âme à force de trop lire

les poètes dont tu ne redécouvrirais

qu’à quarante ans la teneur disait-on

les bâtiments dont seule subsiste la photographie

la pierre au fond du fleuve interdiction

de s’y baigner jadis les plages

les plages de l’ouest et du nord de l’île

ce fleuve dévoré

dont jamais tu ne sens la présence

bien que tu en connaisses les remous

tu le regardes rongé de lumière tu sens

à peine le train sur la piste

K, 17 [18]

La posture du passager qu’adopte le « tu » marque le retrait, la distance prise par rapport à Montréal, ville familière s’il en est une. Celle-ci a été intériorisée par le sujet poétique au point où les noms propres des lieux emblématiques de la ville disparaissent : le mont Royal devient « la montagne » et le Saint-Laurent n’est pas nommé. L’absence des toponymes ainsi que l’emploi de l’article défini devant deux noms génériques (« montagne », « fleuve ») révèlent le caractère familier de ces lieux aux yeux de l’énonciateur. Comme l’écrit encore Denise Brassard, « [o]n a l’impression que le paysage montréalais, celui d’où l’on part et où invariablement l’on revient, a structuré une fois pour toute [sic] la conception de l’espace et son mode d’habitation[9] ». Or le paysage familier de Montréal – « ce paysage qui va par trop de soi » (K, 40 [45]) – est en proie à la dissolution : les constructions humaines que connaissait le sujet ont disparu (il n’en « subsiste » que « la photographie ») et les formations naturelles sont décrites par des termes évoquant l’idée d’une réduction : le « flanc » du mont Royal est « taillé d’un coup / d’aile » tandis que le Saint-Laurent est « dévoré » et « rongé par la lumière ». Le visible se désintègre sous les yeux du sujet poétique, en même temps que les sensations de celui-ci s’atténuent, s’estompant presque complètement à la fin du poème, où il « sen[t] / à peine le train sur la piste ». Par la récurrence du verbe « sentir », qui apparaît également dans « ce fleuve dévoré / dont tu ne sens jamais la présence », Beaulieu insiste sur la perte de sensations qui assaille le sujet poétique à son retour à Montréal, comme si cette ville suscitait le sentiment d’une déréalisation généralisée. Connaissance et sensations s’opposent dans ce poème : Montréal est la ville que l’on connaît mais dont on ne fait plus l’expérience sensible, comme le signale la présence de ce fleuve dont on « connaît » les remous, mais dont on ne « sent » plus la présence.

Montréal est, chez Beaulieu, le lieu où l’on ne voit plus, comme le signale le dernier poème de la série, long texte composé de trente fragments numérotés de un à trente. Le second fragment se lit ainsi :

tu sentirais la mort en toi

savourer le pèlerinage

épier dans la fixité

des instantanés remémorés

l’aveuglement de l’instant le devenir

absent ce présent contre l’horizon

bouché la prolifération les vitrines

vides le bric à brac du père

Brown et ses mots emportés

l’épicerie depuis quand cédée

le désir abrégé de reprendre

pied dans les pièces d’écouter

le battement des murs le désir

de dormir de rester là le temps

de réintégrer l’avenir où tu vis

désormais

K, 120 [117]

La ville fait surgir des « instantanés remémorés », qui renvoient à ce qui a disparu, à ce qui « manque » au présent – à l’image de la photographie des bâtiments dans « entre autres villes 1 », vestiges d’un temps révolu. Peuplant l’« univers vide » du sujet poétique (K, 118 [115]), ces images du passé déterminent la relation qu’entretient celui-ci au temps présent chargé de ce vide, de ces disparitions formant un écran opaque masquant « l’horizon ». Constatant la résurgence de la figuration paysagère dans la poésie française à partir des années 1980, Michel Collot avance que le motif de l’horizon témoigne chez plusieurs poètes d’une ouverture à un « ailleurs invisible[10] ». Le lointain qui se dérobe à la vue suscite un investissement poétique, une recherche langagière, pour nommer, inventer ce qui échappe au regard. Toutefois, alors que, selon Collot, le « “paysage imaginaire” d’un poète [… est] une réponse à l’appel de l’horizon, qui, dans tout paysage invite au dépassement de ce qui est immédiatement visible et dicible[11] », un tel dépassement s’avère impossible à Montréal pour Beaulieu : l’« horizon » y est irrémédiablement « bouché[12] », ce qui force le repli du regard sur l’immédiatement visible, sur ces « vitrines vides » qui forment à elles seules tout le paysage du poème. La position de retrait qu’adopte le sujet poétique, déjà signalée à propos du premier poème de la série, est ici répétée, voire accentuée. Dans « entre autres villes 31 », le voyage n’est plus qu’intérieur – le sujet, immobile, « épi[e] dans la fixité » –, et le sensible, qui, dans « entre autres villes 1 », se défaisait sous les yeux du sujet poétique est ici rapporté, dès le premier vers du poème, à la mort, qui se diffuse dans le poème et « abrège » le désir du « tu ». Le rapport à la ville natale s’inscrit ainsi sous le signe de la dépossession, voire de l’exil intérieur : les « pulsions » – titre d’un autre recueil de Beaulieu[13] – de vie s’y muent en désirs mortifères.

La carlingue et le cardinal

Entre le premier et le dernier poème d’« entre autres villes », Kaléidoscope met en scène un voyage en Amérique qui répond au sentiment d’exclusion du réel et à la perte du sensible traversant « entre autres villes 1 » et « entre autres villes 31 ». Les séjours américains du sujet poétique, qui forment la matière première de la série, semblent avoir pour objectif une réarticulation du rapport à la ville et, plus largement, au monde. Toutefois, en insistant sur les ratés de ses voyages, Beaulieu nous incite à nous demander si toute forme d’expérience est désormais impossible pour l’homme contemporain, ce que postule Agamben, ou s’il est possible d’imaginer un renouvellement de l’expérience, laquelle viendrait dégager « l’horizon bouché » du sujet poétique et lui permettrait de retrouver ses sens (notamment la vision) et, par là, de « réintégrer » ce réel qui se dérobe sans cesse à Montréal.

Kaléidoscope répond d’abord par la négative à la question de la possibilité de l’expérience. Les deuxième et troisième poèmes du recueil, « j.c. croisée » et « l’inconnue du voyage » précèdent le premier poème d’« entre autres villes » et révèlent les fondements que ne saurait avoir chez Beaulieu l’expérience. Constitué de trois strophes de trente-six vers chacune, le long poème « l’inconnue du voyage » se déroule à bord d’un avion d’Air Canada et met en scène la rencontre avec un cardinal lors de l’embarquement :

le cardinal aperçu dès les premiers pas

dans la carlingue enfoncé sous son béret

[…]

tu te dis lui au moins n’attend que de retrouver

son père […]

[…]

tu crois un instant que tu devrais sans doute

descendre mais sans doute aussi l’avion

lèvera-t-il malgré sa présence à l’avant

ne racontait-on pas jadis qu’il devait être

à bord de celui qui ramènerait les pèlerins

de Rome touchons du bois croisons les doigts

caressons la patte de lapin teinte en jaune

malgré ce que te racontait de retour

du Brésil ce confrère de collège à propos

de quelques superstitions notamment de celle

qui interdit à certains croyants de monter

à bord d’un avion s’il s’y trouve un prêtre

K, 13 [14-15]

« L’inconnue du voyage » présente la rencontre de deux paradigmes : liés par la répétition de la syllabe « car », les substantifs « cardinal » et « carlingue » mobilisent toutefois des sens tout à fait opposés, le premier renvoyant à l’expérience religieuse, alors que le second convoque plutôt l’idée du progrès technique et celle de sa démocratisation. Beaulieu prend soin de préciser, plus loin dans le poème, que le sujet poétique se trouve à bord d’un Boeing 747[14]. Quelques vers après cette mention (K, 14 [16]), il donne à entendre la voix du capitaine accueillant les passagers à bord : « welcome aboard Air Canada flight 871 this / is your captain speaking […] » (K, 15 [16]). Ce discours direct libre entre en contradiction avec celui de la première strophe où sont énumérées, non sans ironie, les superstitions des croyants effrayés par le transport aérien. Le contraste est exacerbé par l’anglais, langue du capitaine et langue du progrès technique, mais aussi langue des États-Unis, pays auquel sera consacrée une grande partie des poèmes d’« entre autres villes ».

Avant d’arriver en sol américain, il faut toutefois prendre ses distances à l’égard des mondes anciens que représentent, dans Kaléidoscope, la croyance religieuse et la culture classique européenne. Dans « l’inconnue du voyage », le sujet poétique paraît « tenté » par la croyance – il succombe presque à la superstition voulant que la présence du prêtre soit de mauvais augure –, mais le reste du recueil sera limpide quant à la question de la possibilité de l’expérience religieuse. Beaulieu ne cesse d’énoncer la vacance laissée par la disparition des idoles : le poète parle successivement de « l’absence des dieux » (K, 29 [32]), « du silence de Dieu » (K, 72 [72]) et de « […] cet espace / vide où Dieu déjà / ne t’entend plus » (K, 129 [128]). Le pluriel et l’absence de majuscule à la première occurrence du mot « dieu » indiquent que ce n’est pas seulement le christianisme qui est mis à mal, mais la possibilité même de toute transcendance médiée par la croyance religieuse ou spirituelle, ce qu’annonçait déjà la suite du poème « l’inconnue du voyage », où, après avoir croisé le cardinal, le sujet poétique entend une femme raconter son dernier voyage :

une heure après le décollage ou deux déjà

tu t’impatientes devant toi ne parle-t-elle

pas de son voyage de l’année passée en Inde

ne décrit-elle pas pour sa compagne les bûchers

de Bénarès les eaux du Gange qu’elle sentait

poisseuses de cendres avant d’y mettre le pied

du cadavre où les mouches pondaient

entre les paupières leurs larves tu sens

les caractères de ton livre s’embrouiller

[…]

[…] elle brûlait des bâtonnets

d’encens le soir au cours de sa méditation

sans doute n’offrait-elle pas de sacrifices

à la divinité […]

K, 15 [16-17]

La femme insiste sur les sensations physiques, n’épargnant pas à son interlocutrice les détails relatifs aux matières organiques. La méditation, seul aspect renvoyant à la spiritualité dans le discours de la femme, est ici platement rabattue sur le geste consistant à faire brûler de l’encens, ce qui génère le commentaire teinté d’ironie du sujet poétique. Notons que le discours indirect libre – forme d’énonciation qu’affectionne particulièrement Beaulieu – place l’énonciation de la femme sous la gouverne du sujet poétique (le « tu » de l’adresse à soi-même) et instaure un régime d’énonciation où la polyphonie et, du même coup, l’ironie occupent une place importante. La fusion des deux instances énonciatives (le « elle » et le « tu ») se manifeste également dans la répétition du verbe « sentir » en fin de vers (« elle sentait », « tu sens »). Beaulieu prend ici un plaisir évident au renversement, à la substitution du matériel (et du corporel) au spirituel, exprimant par là son doute quant à la possibilité de fonder une expérience contemporaine du monde sur la religion ou même la spiritualité.

Dans le poème précédent, « j.c. croisée », ce n’est pas la croyance religieuse mais la culture classique européenne qui fait l’objet d’un renversement similaire. Assis dans un café parisien, le sujet poétique croit entendre son grand-père « […] à la table / voisine avec son accent d’il y a deux / cents ans […] » (K, 10-11 [12]) avant de déambuler dans les rues de la capitale et de croiser l’énigmatique « j.c. », celle dont les initiales donnent son titre au poème :

on te demande du feu tu allumes

pour toi-même une hollandaise

dont on ne comprenait pas la marque d’abord

prononcée comme tu le fais à l’américaine

tu n’as pas fumé de la journée tu éternues

tu examines les alentours elle s’en vient

planant sur les lignes du trottoir examinant

l’une après l’autre les pierres des bâtiments

les vitrines la statue de Diderot les chiures

de pigeon qui lui coulent sur les vêtements

K, 11 [13]

Le sujet poétique, qui, quelques vers plus tôt, « laiss[ait] s’effacer en [lui] les stigmates / si aisément repérables du touriste » (K, 10 [12]), expose ici plutôt son appartenance américaine, rompant la filiation avec ce grand-père qui usait d’un accent pour « entreten[ir] » son petit-fils « de la rhétorique » (K, 10 [12]). L’expérience « traditionnelle », figurée dans ce poème par la parole du grand-père, apparaît désuète, ancienne, l’aïeul étant reporté « deux cents ans » plus tôt, c’est-à-dire au siècle de Diderot, qui est lui aussi mis à mal dans le poème[15]. Maître de la découpe du vers et de la strophe, Beaulieu maintient l’ambiguïté quant au référent de la relative « qui lui coulent sur les vêtements », où le pronom « lui » peut renvoyer à la femme aussi bien qu’à Diderot. Cependant, en dépit de cette ambiguïté relative, la contiguïté du nom propre et du syntagme « les chiures » en fin de vers entraîne le poème du côté du carnavalesque. Il n’y a aucune autre référence explicite à la littérature et à la culture européennes classiques – celles de Diderot et de la rhétorique – dans les soixante et un poèmes suivants, non parce que Beaulieu ne s’y intéresse pas, mais parce que celles-ci ne permettent pas de saisir, de nommer un rapport au monde marqué par la modernité américaine[16]. La croyance religieuse et la culture classique, anciens vecteurs d’expérience, sont, dans le recueil de Beaulieu, « tomb[ées] en déshérence », expression qui, comme l’écrit Dominique Viart, caractérise « un bien qui n’a pas d’héritier pour en recueillir la succession[17] ». La déshérence, soutient encore Viart, « rend compte de la caducité des pratiques, des savoirs, des modes d’être et de faire – dont nul n’est ni se veut plus l’héritier, ou dont l’héritage lui-même est devenu irrecevable tant il ne livre que des pratiques et des connaissances obsolètes[18] ». La religion et la culture classique européenne apparaissent sous la plume de Beaulieu comme des « biens » que le sujet a reçus en héritage – ce qu’indique notamment la figure du grand-père –, mais ces biens ne permettent plus au sujet de « s’élever » au-dessus des vicissitudes du quotidien : l’élévation, dans Kaléidoscope, se déplace du côté de la technologie, des machines qui, en décollant, détachent ponctuellement l’homme des matières « poisseuses » du réel dans lesquelles il baigne quotidiennement.

« Jamais tu ne sauras »

L’attrait du sujet poétique pour les avions et, plus largement, pour tous les moyens de transport, « confirment – comme l’écrit Frédéric Rondeau – l’importance de la saisie de ce qui se joue dans le passage, le mouvement, l’entre-deux[19] ». Les poèmes de Kaléidoscope captent ces instants fugitifs où l’avion décolle, où le train se met en branle ou freine brusquement, comme si ces changements de vitesse produisaient une césure dans la trame autrement banale et ordinaire de la vie du sujet poétique. La présence marquée des avions – sont nommés dans le recueil le Boeing « 747 » (K, 14 [16]), le « DC-6 » (K, 19 [20]), le « Super-Constellation » (K, 21 [23]) et le « DC-8 » (K, 23 [25]) – traduit également l’intérêt du poète pour le progrès technique et scientifique, qui vient occuper la place laissée vacante par la disparition des dieux. Cette victoire de la « carlingue » sur le « cardinal » se remarque dans l’omniprésence de la science dans le recueil, qui fournit un lexique et un thème à plusieurs des poèmes. Les descriptions reposent souvent sur des termes relatifs à la science, Beaulieu décrivant par exemple les « photons » du « visage » (K, 149 [151]) et « la vacuité des ceintures / d’électrons où [il s]’appui[e] » (K, 76 [77]). Le sujet lyrique fait également état à deux reprises de ses lectures scientifiques :

tu liras sur l’étreinte

cosmique des atomes

sur l’accrétion des corps

K, 111 [107]

[…] tu lisais récemment

que la faible production

d’hélium semble indiquer

l’indivisibilité plus avant

que les quarks de bifurquer

K, 112 [109][20]

Comme dans ces deux citations, de nombreux renvois à la science désignent des particules invisibles à l’oeil nu : « photons », « électrons », « atomes », « hélium » et « quarks » désignent tous de la matière élémentaire, c’est-à-dire infiniment petite, indétectable sans instrument extrêmement spécialisé. La référence étonnante à la physique des particules est particulièrement significative : elle indique que, dans Kaléidoscope, le domaine de « l’invisible » ne peut plus être associé au domaine du « divin », et elle fait écho à l’histoire de la science moderne et à son rapport ambigu aux sens humains.

Ainsi que nous l’avons indiqué en introduction, la science moderne s’est développée aux xvie et xviie siècles à partir d’un rejet de l’expérience traditionnelle (l’expérience « commune », désordonnée, découlant parfois du hasard de la vie quotidienne) au profit de l’établissement de la méthode expérimentale, dont Francis Bacon a été un important représentant. Or dès ses débuts, la méthode expérimentale a, comme le rappelle Hannah Arendt, manifesté son « soupçon à l’égard des sens[21] » et, plus on avance dans le temps, plus, écrit Giorgio Agamben, « l’expérimentation – qui permet le passage logique des impressions sensibles à d’exactes déterminations quantitatives, et par conséquent la prévision de futures impressions – répond à cette perte de certitude en transportant l’expérience autant que possible hors de l’homme : dans les instruments et dans les nombres[22] », lieux de production du savoir. L’histoire de la science aux xixe et xxe siècles consiste en la radicalisation de cette expulsion de l’homme, comme l’indiquent la naissance et le développement de la physique des particules, branche de la science exigeant des instruments et des techniques de plus en plus raffinés pour continuer à produire du savoir et de la certitude. Au moment où Beaulieu rédige Kaléidoscope, c’est la création de l’accélérateur de particules Tevatron au Fermilab en Illinois qui occupe les physiciens[23]. L’exemple du Tevatron montre que l’intuition théorique provient, évidemment, toujours de l’homme, mais sa validation, qui, elle seule, peut déboucher sur le savoir, nécessite des moyens de plus en plus impressionnants qui n’ont absolument plus rien à voir avec les sens humains. Le rapport entre la connaissance et la technique que celle-ci exige est inversement proportionnel : plus on avance dans le temps, plus les découvertes touchent l’infiniment petit et plus les moyens pour produire ce savoir doivent se faire grands. Autrement dit, nul besoin, désormais, de se méfier des sens humains, tant ceux-ci n’ont presque plus aucun rôle à jouer dans l’expérimentation et la production du savoir. C’est de cette manière que l’on peut affirmer, avec Agamben, que l’homme a été exproprié de l’expérience.

Le sujet poétique de Kaléidoscope reconnaît cette expropriation, lui qui étanche sa soif de connaissances par des lectures sur la physique des particules, mais qui ne cesse de se buter à l’impossibilité de « tout » connaître, et, surtout, à l’impossibilité de faire l’expérience de ce savoir relatif à l’infiniment petit : « tu ne connaîtras jamais tout / ni l’infime partie caché / derrière ton journal » (K, 90 [89]), écrit Beaulieu, découpant le vers de telle sorte que l’épithète « caché » puisse se lire, malgré son accord masculin, comme complément du syntagme « l’infime partie ». La connaissance que procurent ces lectures demeure désincarnée, le sujet poétique ne pouvant ni la mettre à l’épreuve ni en faire l’expérience directe par le biais de la sensation :

saura-t-on vraiment tout

mais dans quelles filières

dans quels circuits inconnus

la connaissance descendra

-t-elle des vingt-six étages

de la tour appelée du savoir

K, 54 [57-58]

Comme le suggère la personnification, le savoir mène désormais une vie autonome, indépendante de l’homme et, a fortiori, une vie secrète, cachée (« filières », « circuits inconnus »). Le savoir est à maintes reprises représenté en hauteur : il est, dans le poème cité, retiré au sommet d’une tour – dont le nombre d’étages coïncide avec le nombre de lettres dans l’alphabet –, alors que, plus loin dans le recueil, le sujet poétique, plongé dans un souvenir d’enfance, se dit « fier de la soudaine / occasion d’étaler / du haut de [s]es neuf / ans [s]a connaissance / de la ville […] » (K, 126 [124] ; nous soulignons). Toutefois, le passage à l’âge adulte ne générera pas l’accroissement des connaissances, mais plutôt le renoncement à l’ambition de « tout » connaître et l’acquiescement au « non-savoir », ce qu’illustre la récurrence du syntagme verbal « sans savoir » dans le recueil (K, 58 [61], 59 [61], 86 [85]). Le souvenir de l’enfant « possédant » la connaissance n’en habite pas moins le sujet poétique et teinte de nostalgie son rapport au temps présent, ainsi que l’exprime « entre autres villes 30 » :

celles dont tu ne palperas jamais

mieux qu’à travers leurs climats

pressentis tout au long des pages

relues le grain des pierres […]

[…]

[…] tu erres sans motif

lances-tu dans un univers vide

tu tiens pour postulat cet énoncé

tu rêverais de te retrancher derrière

son indifférence dût-il perdre

sa capacité de s’ouvrir au hasard

si tu ne subissais les forces qui tuent

regardant au téléjournal ces hommes

qui reposent le soir en différé tu veux

tenir au loin la clameur que la clameur

cesse et tu te recroquevilles dans l’angoisse

en comptabilisant la somme des coïncidences

du plus lointain passé tu ne visiteras

pas les cités de l’espace tu ne remonteras

pas à tes origines tu ne verras pas

les derniers états de la matière jamais

tu ne sauras

K, 118 [114-115]

Alors que dans le poème où figurait l’enfant (K, 126 [124]) le découpage des vers autorisait à lire le substantif « connaissance » de deux façons (sans complément et avec le complément du nom « de la ville »), ici, le savoir s’absolutise et se déplace hors de la portée du sujet, qui adopte, comme dans « entre autres villes 1 », une position de retrait par rapport au monde (« retrancher », « en différé », « au loin », « recroquevilles »). L’« univers vide » désigne tout à la fois le rapport au quotidien du sujet poétique, un monde dépourvu de toute présence divine ainsi que le vide quantique, qui est aux fondements de tous les « états de la matière ». Le « vide » détermine ainsi triplement l’horizon du sujet poétique, et l’horizon spatial « bouché » évoqué précédemment se double d’une dimension temporelle, dont la négativité culmine dans l’assertion tranchante « jamais / tu ne sauras », qui clôt le poème. L’expérience moderne, celle qui débouche sur le savoir, semble à tout jamais hors d’atteinte pour le sujet et relève presque de la science-fiction, à l’image de ces « cités de l’espace » dont on ne peut que rêver. Le sujet poétique maintenant adulte semble dès lors ne pouvoir que renoncer à toute certitude et se camper dans le « non-savoir ».

Le corps expérimental du poète

Toutefois, entre les premier et dernier poèmes de la série « entre autres villes » qui prennent place à Montréal, le sujet lyrique entreprend une traversée de l’Amérique qui le conduit de New York à La Havane, en passant par La Nouvelle-Orléans. Contrairement à Montréal, territoire familier et intériorisé, la ville inconnue se présente comme un canevas vierge, un champ d’investigation neuf où le sujet s’essaie, comme l’écrivait Pierre Nepveu, à de « nouveaux modes de présence[24] ». Se détournant des « cités de l’espace » (K, 118 [115]), le sujet poétique entreprend, entre le début et la fin de la série, un véritable mouvement de descente dans la ville, qui reprend à plus petite échelle l’atterrissage de l’avion dans « entre autres villes 1 ». Dans les poèmes suivants, le sujet poétique part à la recherche de ce qui lui permettrait de « reprendre / pied » (K, 120 [117]) dans le réel, projet exigeant un véritable face-à-face avec la ville. L’expression « reprendre pied » fait signe vers une appréhension sensible, matérielle, à échelle humaine de la ville, une appréhension qui ne repose plus sur une perception globale de la ville, mais sur de véritables « pratiques d’espaces[25] », pour citer les termes de Michel de Certeau. Dans L’invention du quotidien, le philosophe et historien définit la ville comme un concept, un système, instauré par un « discours utopique et urbanistique », qui agit sur trois plans : « la production d’un espace propre » ; une organisation du temps qui débouche sur un « non-temps », une synchronicité parfaite ; la « création d’un sujet universel et anonyme qui est la ville même[26] ». « Ville-concept », ville des architectes, des urbanistes et des cartographes, elle constitue pour de Certeau un « simulacre “théorique” (c’est-à-dire visuel), en somme un tableau, qui a pour condition de possibilité un oubli et une méconnaissance des pratiques[27] ». Les cartes et plans des experts sont du même ordre que la vue qu’un sujet peut avoir d’un édifice panoptique, ou, comme dans Kaléidoscope, de la vue totalisante qu’a le sujet à partir de l’avion qui survole Montréal (« entre autres villes 1 »). Cette vue est, comme l’écrit de Certeau, celle de

[c]elui qui monte là-haut [et qui] sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d’auteurs ou de spectateurs. Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était « possédé ». Elle permet de le lire, d’être un Oeil solaire, un regard de dieu. Exaltation d’une pulsion scopique et gnostique. N’être que ce point voyant, c’est la fiction du savoir[28].

Descendant de l’avion, le sujet poétique abandonne ce « regard de Dieu », rejette cette « fiction du savoir » : rares sont en effet les poèmes, dans le reste du recueil, où la perception de l’espace prend forme à travers une vue panoptique. Le sujet poétique ne prend que très ponctuellement la position d’un observateur omniscient donnant une vision globale de la ville. Ce sujet est bien plus souvent immergé dans la ville, la foule anonyme, et n’offre que des vues partielles, des fragments isolés d’espace urbain à partir de « pratiques d’espaces ». La ville s’écrit ainsi dans Kaléidoscope par asyndète, l’espace urbain n’étant représenté que par des morceaux qui résistent à toute tentative de synthèse.

Cette pratique de l’espace met en relief la matérialité de la ville : Beaulieu décrit maints immeubles (gratte-ciels, hôtels, cafés) et semble fasciné par les frontières physiques qui délimitent certains secteurs de la ville (murailles, ponts, rues, etc.). Le poète s’attache notamment à redonner à la ville tout son « poids », évoquant tantôt un « canal / où s’appesantit le pont » (K, 48 [53]), tantôt « l’espace disparu sous le poids / de la brique » (K, 124 [122]). Le séjour en Amérique de Beaulieu fournit dès lors l’occasion de réinvestir le domaine du sensible, de redonner, comme l’écrit Frédéric Rondeau, à la « perception sensible plutôt que raisonnée[29] » droit de cité, et ce, en accordant une attention particulière à la matérialité de la ville, laquelle oblige en retour à expérimenter la matérialité du corps du sujet qui s’y déplace. Au fil des poèmes, le sujet « reprend pied » dans la ville et prend conscience de la matérialité de son propre corps, de ce « corps grave » figurant dans le titre du recueil, syntagme qui, comme le note encore Frédéric Rondeau, renvoie à la formule vieillie « utilisée en sciences pour désigner l’inéluctable soumission de la matière à la gravité[30] ». Le corps du sujet poétique devient ce « corps grave », Beaulieu faisant notamment référence à plusieurs reprises à l’attraction du corps vers la Terre. Alors que dans « entre autres villes 1 », le « tu » sentait « à peine » l’avion atterrir, plus loin dans le recueil, ce même sujet, à bord d’un train ou d’une voiture, porte attention au corps qui s’« enfonc[e] » contre « les parois du siège », qui « craquent » sous ce poids (K, 45 [50]). Le sujet n’est plus un « Oeil solaire », mais un véritable corps « expérimental », un corps soumis à la force gravitationnelle : ce sujet accueille désormais toutes les sensations, agréables ou non, se « coul[ant] fauve » entre les « cuisses magnétiques » d’une femme (K, 64 [66]), parfois assailli par « la soudaine détresse / d’être ce corps ces jambes » (K, 90 [89]). Le sujet poétique « risque » son corps, livrant celui-ci, comme l’indique le sous-titre du recueil, aux « aléas » des villes et de la vie, à la succession des liaisons et des déliaisons de la matière, à ces « incidents très réels dont l’enchaînement / nécessite notre existence / et notre dissolution » (K, 29 [32]).

Le corps représente donc le lieu où semble se profiler la possibilité d’une refondation de l’expérience à partir d’une expérimentation qui s’oppose à la méthode scientifique moderne, méthode rigoureuse et ordonnée se déployant à partir d’une hypothèse qu’on tente de vérifier. L’expérimentation beaulieusienne remet plutôt en circulation l’idée de l’aléatoire contenue dans l’expérience traditionnelle telle que définie par Agamben. L’expérimentation procède en effet chez Beaulieu d’une sorte d’« anti-méthode » fondée sur le hasard : le sujet lyrique « procèd[e] par intuition » et « n’[a] de [s]es tâtonnements / qu’un aperçu pour le moins / sommaire […] » (K, 104 [100-101])[31]. La ville constitue le canevas où le sujet poétique se livre à cette expérimentation « pure », détachée de toute entreprise de savoir qui ne reposerait pas sur les sens, sur ce que le corps « absorbe » de ces déplacements aléatoires dans les cités américaines. La prépondérance des références aux moyens de transport dans le recueil fait des sensations de ce sujet qui traverse le paysage auquel le poète accorde peu d’importance – le lieu ayant moins d’importance que le mouvement du corps dans le paysage – le centre de gravité du poème. Dans « entre autres villes 3 », le paysage va même jusqu’à se dissoudre dans l’avancée du train qui emporte le sujet poétique vers une autre destination :

tu t’endors à peine passé

le pont dans l’une et l’autre

direction fi donc

du paysage tu viens

d’arriver les vêtements tirés

sur les membres le cuir chevelu

te démange tu prendrais bien

un grand bol de café

K, 44 [49-50]

Entre le départ et l’arrivée à destination, le sujet n’aura perçu que le mouvement du train qui traverse une frontière (le pont) : il n’aura « rien / vu » (K, 21 [22]), comme l’indique un autre poème de la série. La voiture reproduit un rapport au paysage analogue à celui du train, puisque le sujet « contourn[e] » parfois les villes « sans mettre le pied dehors » (K, 19 [20]). Le train et la voiture s’ajoutent aux autres « non-lieux » que représentent divers espaces impersonnels tels que les aéroports et les chambres d’hôtel où le sujet se soustrait à la ville en attendant de repartir vers une autre destination. Certaines villes américaines s’apparentent ainsi, dans le recueil de Beaulieu, à ce que Marc Augé décrit comme un « non-lieu », à savoir « une immense parenthèse », un « nulle part » au sein duquel « coexisten[t] d[es] individualités distinctes, semblables et indifférentes les unes aux autres[32] ». C’est le cas, entre autres, de La Nouvelle-Orléans, défigurée par « l’attraction touristique » et « l’exploitation du légendaire » (K, 83 [83]). Or la prépondérance et l’extension du non-lieu dans Kaléidoscope – l’Amérique tout entière y finit par s’apparenter à cette « immense parenthèse » dont parle Augé[33] – permettent au sujet poétique de recentrer son attention sur son propre corps, sur les sensations de ce « corps grave » qui traverse le continent nord-américain.

« L’oeil attentif »

Dans Kaléidoscope, le non-lieu autorise l’émergence d’une temporalité particulière, fruit de cette « relocalisation » des sens du sujet poétique. Les moyens de transport, variété particulière de non-lieu sur laquelle le poète insiste, fournissent la possibilité de détecter plus aisément les forces qui agissent sur le corps, comme lorsque le train ou la voiture accélèrent ou freinent brusquement. Ces rapides changements de vitesse permettent au sujet d’expérimenter, à partir de son propre corps, ce qu’on nomme en physique la masse inertielle, qui « mesure la résistance qu’oppose le corps à toute accélération ou à toute modification de l’état de mouvement[34] ». Les moyens de transport représentent également des frontières séparant le corps du paysage, permettant ainsi à de multiples souvenirs de resurgir dans la conscience du sujet poétique :

et tu te souviens ne disait-elle pas

qu’un jour lointain tu la retrouverais

sans l’apercevoir autrement

qu’en filigrane à ton désir

et qu’elle te poursuivrait

dans les tunnels où ton angoisse

te mène […]

[…]

[…] quand le train crisse

entre deux gares à chaque arrêt

tu évalues les risques la répartition

du territoire le nombre de banquettes

occupées les passagers qui restent

debout sans interrompre le fil

de la conversation les mots t’échappent

tu renoues avec le présent le passé

les inévitables bifurcations du devenir

ignorant du lendemain de l’heure

de la minute même ici qui fuit

de gare en gare jusqu’à ta destination

K, 27 [30]

L’expérience du non-lieu crée dans l’espace-temps une brèche au sein de laquelle le sujet peut entrevoir ce « elle » désormais disparu, tout comme il peut « renoue[r] avec le présent le passé / les inévitables bifurcations du devenir ». Dans cet intervalle spatio-temporel que constitue le voyage en train, le temps, comme donnée objective, rationnelle, extérieure au sujet, continue d’échapper au « tu » poétique (« ignorant du lendemain de l’heure / de la minute même ici qui fuit »), mais celui-ci parvient tout de même à une connaissance « subjective » de la temporalité, à une connaissance de sa temporalité, de sa propre position dans le temps. Le sujet ne se situe pas dans un « non-temps », mais dans une sorte d’ubiquité temporelle éminemment subjective. Au terme de Kaléidoscope, le corps du sujet ne se mue pas en cet « Oeil solaire », ce « regard de dieu », dont parle Michel de Certeau, mais plutôt en un « oeil attentif » qui peut désormais embrasser la trajectoire toute singulière, tout aléatoire, d’une vie :

celle où tu reviens au bout

du compte des voyages des séjours

plus ou moins longs dans les influx

d’images l’oeil attentif

à ne rien perdre le corps grave

K, 119 [115] ; nous soulignons

Cet « oeil attentif », métonymie du « corps grave », devient un véritable sujet d’expérience chez Beaulieu. L’oeil reçoit en effet les « influx / d’images », syntagme qui évoque l’idée, comme dans le cas de la gravité, d’une force agissant sur les corps. Plus encore, ce syntagme met l’accent sur la succession, voire l’entrechoquement des images, indiquant que c’est le mouvement des images, et non leur contenu, qui intéresse le poète, ce que Beaulieu explicite dans un autre poème :

tu vis tu circules tu ne regardes

tout que de très loin les images

mouvementées dont la réalité

t’indiffère en te gavant tu passes

à autre chose

K, 72 [73]

Ces vers laissent entendre une certaine ironie quant au rapport qu’entretient le sujet au monde, rapport qui se décline sous le signe de la consommation excessive (« en te gavant ») et de la distance (« tout que de très loin »). Toutefois, c’est précisément à partir de cette distance, de cet intervalle entre soi et le monde, qu’advient le poème chez Beaulieu : celui-ci recrée le mouvement des images dans le poème, entremêlant sans cesse ce qui est « vu[35] » à ce que ces visions font surgir, aboutissant ainsi à une perception « kaléidoscopique » du monde.

Comme le kaléidoscope, tube à miroirs qui reflète la lumière pour produire un nombre infini d’images, « l’oeil » absorbe chez Beaulieu les images qui lui parviennent au cours de ses déplacements et les reconfigure dans le poème. Cet oeil diffracte ces images pour faire apparaître des lieux et des personnes appartenant à une temporalité qui n’est pas celle du présent de la perception, comme dans « entre autres villes 2 », où le sujet poétique « aper[çoit …] / […] en filigrane à [s]on désir » (K, 27 [30]) le visage d’une ancienne amoureuse. Important dans toute l’oeuvre de Beaulieu, le syntagme « en filigrane » désigne un mode de vision lié à l’intervalle et renvoie également, par son lien avec l’univers de la typographie, à une certaine conception du travail poétique : à l’image de ces lettres que l’on fixe sur la forme qui recevra la pâte à papier et dont la marque apparaît ensuite « en filigrane » sur la feuille, c’est à travers cette masse de détails, souvent banals, qui peuplent les poèmes longs et denses de Kaléidoscope que se donne à lire une « expérience », terme qui s’entend ici aussi bien au sens de l’expérience traditionnelle décrite par Agamben qu’au sens d’une « expérimentation » scientifique, le corps du sujet se prêtant à l’observation de phénomènes physiques tels que la gravité. Beaulieu « réintègre » ainsi l’homme dans l’expérimentation, mais cette réintégration ne peut se faire qu’au prix d’un renoncement à la certitude absolue, à la « fiction du savoir » décrite par Michel de Certeau.

Dans un entretien réalisé en 1981, cité par Frédéric Rondeau, Beaulieu disait envisager la poésie comme une « science intuitive, un moyen de connaissance intuitive, par opposition à la science qui serait un moyen de connaissance rationnelle[36] ». Trois ans plus tard, avec Kaléidoscope, Beaulieu est parvenu à donner toute sa portée à cette idée d’une « science intuitive » : le sujet lyrique y entreprend une traversée de l’Amérique pour ainsi dire « sans méthode », c’est-à-dire qu’il abandonne son corps à l’expérimentation « pure », focalisant son attention sur le mouvement et les sensations du corps. Les croyances et savoirs extérieurs au sujet sont congédiés au profit d’un investissement sans égal du domaine du sensible : la culture européenne et la croyance religieuse sont rejetées au début du recueil, tandis que la science moderne, et plus particulièrement la physique des particules, même si elle fascine manifestement le poète, apparaît d’abord comme un vecteur d’expropriation, au sens où elle s’occupe de l’infiniment petit, de l’invisible, de tout ce dont le sujet ne peut, en somme, faire une expérience directe. Le sujet poétique recentre en ce sens son attention sur son propre corps, sur les « aléas » de ce « corps grave » qui traverse l’Amérique à bord d’avions et d’autres moyens de transport. Ces non-lieux forment des « parenthèses », des brèches dans l’espace-temps, qui autorisent la saisie empirique de phénomènes physiques comme la force gravitationnelle et la masse inertielle, et permettent la focalisation sur « les influx / d’images » qui parviennent jusqu’à l’« oeil attentif / à ne rien perdre » du sujet poétique.

En raison de son ancrage dans le corps du sujet poétique, l’expérience dans Kaléidoscope ne peut déboucher sur un savoir parfaitement objectif, qui accorderait une autorité inébranlable à son producteur, mais elle génère néanmoins une connaissance particulière de ce corps et de sa position dans l’espace et dans le temps. Cette connaissance s’actualise dans l’écriture, lieu où se trouve, dans une certaine mesure, validée et objectivée l’expérience du sujet, puisque l’écriture permet de la rendre tangible et transmissible, et ce, notamment par une technique d’écriture visiblement maîtrisée, ce dont témoigne l’architecture savamment élaborée du recueil ainsi que la composition étudiée de chacun de ses poèmes. En ce sens, l’écriture, technique à laquelle il est maintes fois fait référence dans Kaléidoscope, répond à la science : loin de représenter uniquement un objet de fascination pour le sujet lyrique, la science détermine finalement chez Beaulieu un « art de faire », une poétique, où viennent se réconcilier l’expérience traditionnelle et l’expérience contemporaine définies par Agamben : la vie quotidienne, banale et répétitive, fournit au poète matière à expérimentation, dont l’écriture permet aussi bien la formalisation, voire la modélisation, que la transmission.