Volume 56, Number 2, 2020 De Charles Baudelaire à Kamel Daoud : lectures
Table of contents (9 articles)
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Présentation
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Baudelaire prophète c(h)olérique : l’invocation au choléra dans La Belgique déshabillée
Patrick Thériault
pp. 7–31
AbstractFR:
Le fragment de La Belgique déshabillée que Baudelaire a placé sous la rubrique « Épilogue » et qu’on retrouve, dans l’édition d’André Guyaux (« Folio », 1986), au septième feuillet de la section « Feuillets détachés », témoigne d’un exceptionnel effort d’esthétisation. On s’étonne qu’il ait suscité peu d’attention critique, d’autant plus qu’il culmine en une projection imaginaire d’une extrême violence. Le poète s’y met en scène dans l’anticipation fébrile du choléra, en se délectant à l’avance des ravages que ce « fléau divin » devrait infliger aux Belges. Nous nous proposons ici de caractériser l’élément discursif qui représente – à l’échelle de toute La Belgique déshabillée aussi bien que dans ce projet d’épilogue – le plus puissant inducteur de la violence baudelairienne, à savoir la référence au choléra. Hautement pathétique, cette référence est aussi hautement révélatrice. D’une part, en brandissant le fléau du choléra et en posant au prophète de malheur, le Baudelaire de Belgique offre à la postérité le portrait sans doute le plus expressif du poète « de la fin » qu’il est fatalement devenu et qu’il a stratégiquement choisi de devenir dans les années 1860, un poète tout à la fois résigné et résolu à puiser dans la haine un principe nouveau de création. D’autre part, évoquant cette destruction de masse, il reconduit de manière imaginative la dénonciation de la société libérale qu’il associe à la Belgique. C’est contre cette réalité historique, politique et plus largement idéologique, qu’il déchaîne le plus manifestement sa colère. S’il recourt au choléra dans son épilogue, s’il isole ce motif de l’imaginaire social pour l’intégrer dans son discours, c’est d’abord pour opposer l’atroce marche de ce fléau à celle, aussi terrible à ses yeux, du progrès et de la civilisation.
EN:
The fragment of La Belgique déshabillée, that Baudelaire placed under the heading “Épilogue” and reproduced in André Guyaux’s edition (“Folio,” 1986) on the seventh folio of the section “Feuillets détachés,” demonstrate an exceptional effort of aestheticization. One wonders why it has elicited so little critical attention, even more since it culminates into an imaginary projection of extreme violence. There, the poet stages himself in the feverish anticipation of the cholera, enjoying in advance the devastation that the “divine scourge” should inflict upon the Belgians. Our goal is to characterize the discursive element that represents – at the level of La Belgique déshabillée in its entirety and in the epilogue project – the most powerful inductor of the Baudelairian violence, that is, the reference to cholera. Highly pathetic, this reference is also highly revealing. On the one hand, brandishing the scourge of cholera and posing as a doomsayer, the Baudelaire of Belgium offers to posterity what is perhaps the most expressive portrait of the “latter day” poet whom he fatally became and strategically chose to become in the 1860s, a poet resigned and determined to draw in hatred a new principle of creation. On the other hand, evoking this mass destruction, he reiterates in an imaginative manner the denunciation of the liberal society which he associates with Belgium. It is primarily against this historical, political, and, more broadly, ideological reality that he most manifestly unleashes his anger. The recourse to cholera in his epilogue, isolating this motif from the social imagination to integrate it to his discourse, opposes the dreadful march of this scourge to that, no less terrible in his view, of progress and civilization.
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La Scouine couine : poétique de l’a-parole dans le roman d’Albert Laberge
Louis-Daniel Godin
pp. 33–50
AbstractFR:
« Aucun des personnages du roman ne possède les mots pour exprimer la souffrance [de sa] vie », écrivent les auteurs de L’histoire de la littérature québécoise à propos des personnages de La Scouine d’Albert Laberge (M. Biron, F. Dumont, É. Nardout-Lafarge, Boréal, 2007, p. 208). L’ignorance de la langue est une thématique privilégiée dans la littérature québécoise, qui s’est prolongée de différentes manières au fil du xxe siècle, notamment grâce à une abondance de narrateurs enfants engendrant leur propre langage, rêvant d’union incestueuse ou de retour au paradis perdu de l’enfance. Cette insistante thématique est souvent considérée comme le signe d’une immaturité nationale à dépasser. Nous défendons la thèse inverse : le désir littéraire de révéler les origines du langage n’est pas synonyme d’immaturité lorsqu’il est assumé par une complexe élaboration poétique. Il relève alors d’un savoir-faire, ce que La Scouine d’Albert Laberge nous permet de démontrer. Nous proposons une hypothèse nouvelle sur la signification du titre de ce classique de la littérature québécoise. Cette analyse de la poétique du roman engage également une réflexion sur le nom propre et les rapports du sujet au langage qui a pour cadre le savoir de la psychanalyse.
EN:
“None of the characters in the novel owns the word to express his life’s suffering,” state the authors of L’histoire de la littérature québécoise about La Scouine by Albert Laberge (M. Biron, F. Dumont, É. Nardout-Lafarge, Boréal, 2007, p. 208). Ignorance of language is a privileged thematic in Quebec’s literature. It persisted throughout the 20th century, thanks in particular to an abundance of children narrators generating their own language and dreaming of incestuous unions or of returns to the lost paradise of childhood. This insistent thematic is often considered as the sign of a national immaturity to be overcome. We support the opposite thesis: the literary desire to reveal the language’s origins is not a synonym of immaturity when it is assumed by a complex poetic elaboration. It is then a matter of skill, as La Scouine allows us to demonstrate. We propose a new hypothesis concerning the meaning of the title of this classic of Quebec’s literature. This analysis of the poetics of the novel also involves a reflection on proper names and the relations between subject and language in the context of the knowledge of psychoanalysis.
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Seuils et entre-deux dans l’oeuvre d’Henri Bosco
Stefana Squatrito
pp. 51–65
AbstractFR:
Portés à l’introversion et souvent solitaires, les héros des romans de Henri Bosco semblent toujours hésiter entre un « ici » rassurant et protecteur et un « au-delà » fascinant, mais inquiétant, parce qu’inconnu. Entre ces deux univers antithétiques, surgissent des seuils, des frontières ou des limites qui représentent, pour les protagonistes, autant d’attirances et de tentations, et qui font survenir, dans leurs esprits, un besoin urgent de les franchir. Ces seuils jouent un rôle capital pour l’imagination poétique car ils sont les éléments déclencheurs qui permettent la progression – dans une optique initiatique – de la diégèse. Dans cet article, nous analysons différents types de seuils : les simples frontières topologiques qui ont le pouvoir de séparer et / ou d’unir deux espaces ; les seuils temporels ; les situations liminaires au niveau des états de conscience, comme tous les états intermédiaires entre le sommeil et la veille, très fréquents dans l’oeuvre de Bosco. Nous concluons sur le franchissement du seuil corporel qui aboutit à des expériences liminaires entre la conscience et le délire hallucinatoire.
EN:
Timid and often solitary, the heroes of Henri Bosco’s novels always seem to hesitate between a reassuring and protective “here,” and a “beyond” fascinating but disturbing, being untapped. Between these two antithetic universes, thresholds, boundaries, or limits emerge. They represent, for the protagonists, many attractions and temptations and give rise, in their minds, to an urgent need to cross them. Thresholds play a key role in poetic imagination because they are the triggers that allow the progression – in an initiatory perspective – of the diegesis. In this article we will analyze the different types of thresholds: the simple topological boundaries having the power to separate and/or unite two spaces; the temporal thresholds: the liminal situations between states of consciousness, like all the intermediate states between sleep and wakefulness, very common in Bosco’s work. We conclude with the crossing of the bodily threshold which leads to liminal experiences between consciousness and hallucinatory delirium.
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Meursault entre voix et texte : la monotonie de la ponctuation dans L’Étranger d’Albert Camus
Edoardo Cagnan
pp. 67–81
AbstractFR:
On remarque dans L’Étranger un emploi surprenant de la ponctuation : Camus semble privilégier une ponctuation « structurelle » (point, virgule, deux-points, point-virgule et tiret) plutôt qu’une ponctuation « expressive » (point d’exclamation, point d’interrogation, points de suspension), en particulier dans des séquences de discours rapporté. Cette « monotonie de la ponctuation » empêche le lecteur d’entendre la voix qui précède le texte et celle qui rapporte les discours : elle les déforme en leur attribuant un autre ton et, parfois, un sens différent. Rare mais systématique, cette perturbation de l’énonciation est significative s’agissant du personnage de Meursault et du récit en général. Cet article analyse ces phénomènes de ponctuation, qui permettent de décrire le rapport absurde du narrateur au langage et de comprendre le rapport ironique de l’auteur à son style, l’écriture blanche constituant un processus de distanciation de lui-même.
EN:
One notices in The Stranger a surprising use of punctuation: Camus seems to favour “structural” punctuation marks (period, comma, colon, semicolon and dash) over “expressive” ones (exclamation mark, question mark and dots), especially in reported speeches. This “monotony of punctuation” prevents the reader from hearing the voice that precedes the text, reports the speeches, and also distorts them by ascribing them another tone, and sometimes a different meaning. Rare yet systematic, this enunciation disturbance is significant as it concerns Meursault and the entire novel. This article analyses these phenomena that allow us to describe the narrator’s absurd connection with language and to understand the author’s ironical relation to his style, blank writing expressing a process of estrangement from himself.
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Sur un adage d’André Belleau
Benoît Melançon
pp. 83–96
AbstractFR:
En 1983, André Belleau fait paraître dans la revue Liberté un essai intitulé « Langue et nationalisme ». Fruit d’une communication donnée l’année précédente, il sera souvent réédité, par Belleau et par d’autres. On y lit une phrase devenue célèbre : « Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler. » Le texte de Belleau reste-t-il d’actualité ? Peut-il toujours permettre de penser la question linguistique au Québec ? Comment le relire aujourd’hui ? Dans un premier temps, il s’agira de situer le texte dans l’évolution de la réflexion linguistique et politique de son auteur. Dans un deuxième, on proposera de prolonger la pensée de Belleau sur le statut du français au Québec. Les Québécois n’ont pas à rester englués, collectivement, dans les catégories et expressions traditionnelles du discours québécois sur la langue : purisme et hypercorrection, fétichisation et essentialisme, frilosité et repli sur soi, folklorisation et conservatisme, nationalisme et polarisation. S’il est une leçon d’André Belleau, elle est là.
EN:
In 1983, André Belleau published an essay entitled “Language and Nationalism” in the review Liberté. The result of a communication given the previous year, it will often be reissued by Belleau and others. We read there a sentence that became famous: “We do not need to speak French, we need French to speak.” Does Belleau’s text remain topical? Does it still allow pondering the linguistic question in Quebec? How to reread it today? Firstly, the task will be to locate the text in the linguistic and political evolution of its author’s reflection. Next, we shall propose to extend Belleau’s thought about the status of French in Quebec. Quebecers do not need to remain stuck, collectively, in the traditional categories and expressions of the Quebec discourse on language: purism and hypercorrection, fetishizing and essentialism, uneasiness and withdrawal, folklorization and conservatism, nationalism and polarization. If there is a lesson from André Belleau, here it is.
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Le corps expérimental du poète dans Kaléidoscope ou les aléas du corps grave de Michel Beaulieu
Valérie Mailhot
pp. 97–120
AbstractFR:
Cet article analyse l’expérience dans Kaléidoscope ou les aléas du corps grave (Montréal, Noroît, 1984), dernier recueil paru du vivant du poète Michel Beaulieu (1941-1985). À partir des réflexions du philosophe Giorgio Agamben dans Enfance et histoire, nous examinerons si et comment le voyage dans diverses villes américaines permet, dans Kaléidoscope, le renouvellement de l’expérience. Le recueil de Beaulieu montre qu’à travers une pratique particulière de l’espace, le corps du poète devient, au fil de ses pérégrinations en Amérique, un véritable corps expérimental, source d’une connaissance subjective du monde, qui tempère le sentiment de déréalisation que le sujet poétique éprouve dans sa ville natale, Montréal.
EN:
This article analyses experience in Kaléidoscope ou les aléas du corps grave (Montreal, Noroît, 1984) by Michel Beaulieu (1941-1985). Following Giorgio Agamben’s arguments in Enfance et histoire we shall examine if and how travelling through various American cities allows, in Kaleidoscope, the renewal of experience. Beaulieu’s poem collection demonstrates that the poet’s body becomes, during his travels and by a certain practice of space, an experimental body, the source of a subjective knowledge of the world, that tempers the feeling of uncanniness that the lyrical subject experiences in his hometown, Montreal.
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Usages de l’image cinématographique dans Les grandes blondes de Jean Echenoz
Sara Bédard-Goulet
pp. 121–135
AbstractFR:
Comme dans de nombreux travaux qui établissent des rapprochements entre littérature et cinéma, le but de cet article est d’analyser les formes et les enjeux du remploi d’images cinématographiques dans les oeuvres narratives contemporaines. Le roman Les grandes blondes (1995) de Jean Echenoz est un objet d’étude privilégié pour aborder cette pratique citationnelle sous l’angle de la postproduction et pour considérer en détail ses effets sur la narration. Deux scènes qui font directement référence à deux films d’Alfred Hitchcock (Psychose, Sueurs froides) permettent d’examiner tout particulièrement les possibilités ouvertes par le réagencement de formes préexistantes et la façon dont celui-ci peut affecter la perception des lecteurs.
EN:
As for many works establishing similarities between literature and cinema, the goal of this article is to analyse the forms and stakes of reusing cinematographic images in contemporary narratives. The novel Big Blondes (1995) by Jean Echenoz is a privileged object of study to tackle this citational practice from the perspective of postproduction and to consider in detail its effects on narration. Two scenes referring directly to two of Alfred Hitchcock’s films (Psycho, Vertigo) allow to examine the possibilities opened by reordering pre-existing forms and how it can affect the readers’ perception.
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Gardien du frère – fils du gardien. Frères et étrangers dans Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud
Jorunn Svensen Gjerden
pp. 137–156
AbstractFR:
Dès la publication de Meursault, contre-enquête (en 2013 en Algérie, en 2014 en France), la critique a noté le double rôle de l’oeuvre d’Albert Camus dans le roman de Kamel Daoud. À première vue, le roman est une réécriture postcoloniale de L’Étranger, reprenant la critique des stéréotypes coloniaux dans l’oeuvre de Camus, telle qu’on la trouve notamment dans Culture et impérialisme d’Edward Saïd. En même temps, Meursault, contre-enquête peut se lire comme un hommage à Camus, le réhabilitant comme l’un des plus grands écrivains algériens. Notre article met ce rôle ambigu de Camus dans Meursault, contre-enquête en rapport avec l’introduction du frère de la victime de Meursault en tant que narrateur-protagoniste. Nous établissons ainsi que ce procédé narratif est intrinsèque au projet de contre-enquête et de réécriture. Car un frère, n’est-il pas l’antithèse de l’étranger ? Par des allusions à des épisodes de rivalité entre frères, communs à la Bible et au Coran, le roman brouille progressivement la distinction entre frères et étrangers, entre assassins et gardiens de la vie d’autrui. Une réflexion sur les notions de fraternité, de communauté et de filiation puise dans d’autres oeuvres camusiennes, notamment dans L’homme révolté et Le premier homme. Le motif du frère, soutenu par un réseau complexe de renvois aux textes littéraires et religieux, s’avère ainsi décisif pour faire de Meursault, contre-enquête un commentaire allégorique de la signification et des retentissements du colonialisme et de la décolonisation en Algérie aujourd’hui.
EN:
From the publication of The Meursault Investigation (in 2013 in Algeria, in 2014 in France), criticism of Kamel Daoud’s book has pointed out the ambiguous role played by Albert Camus’s work in the novel. At first sight, Daoud’s text is a postcolonial rewriting of Camus’ The Outsider, echoing the criticism of colonial stereotypes in Camus’s texts as found in Edward Said’s Culture and Imperialism. At the same time, the novel can be read as an homage to Camus, rehabilitating him as one of the greatest Algerian writers. Our article relates this ambiguous role of Camus in The Meursault Investigation to the introduction of the brother of Meursault’s murder victim as narrator-protagonist. Thus, we establish that this narrative device is intrinsic to the project of postcolonial counter-investigation and rewriting. For, is not a brother the antithesis of a stranger? Referring to common episodes of sibling rivalry in the Bible and in the Koran, the novel progressively blurs the distinction between brothers and strangers, killers and keepers of the life of others. A reflection on the notions of fraternity, community and filiation draws on other works by Camus, notably The Rebel and The First Man. The brother motif, supported by a complex web of allusions to literary and religious texts, proves itself decisive to establish The Meursault Investigation as an allegory of the significance and repercussions of colonialism and decolonization in Algeria today.