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À la fin des années 1880, Georges Darien[1] commence sa carrière littéraire en écrivant un premier roman directement inspiré de son expérience au bagne de Tunisie. Intitulé Biribi, ce texte est publié en 1890 chez l’éditeur Albert Savine. Le récit est une autofiction qui met en scène le personnage de Jean Froissard. Ce dernier est un bagnard devenu, à la fin du roman, un être révolté qui s’en prend à la société qu’il considère comme une « vieille gueuse imbécile, qui creuse elle-même, avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera[2] ». L’indignation qui habite le héros est aussi celle qui touche directement l’écrivain revenu des camps disciplinaires, après avoir été condamné trente-trois mois à y séjourner, en raison de ses trop nombreuses insubordinations à l’armée. À son retour, Darien qui a grandi dans la petite bourgeoisie versaillaise, est désormais en rupture avec sa famille. Il voit dans les institutions et les systèmes établis des pouvoirs hostiles à l’individu qu’il aspire à être. Il désire pouvoir un jour se « tenir debout sur une terre libre avec un peuple libre[3] » (BF, p. 1367). Il corrèle ce souhait à un discours sur la littérature qu’il projette de proposer à ses lecteurs :

[I]l est nécessaire de vous donner une idée du système fort simple que je voudrais mettre en pratique. Il s’agit de faire du pétard […], du pétard à haute dose, mais du pétard intermittent. Je m’explique très bien l’aversion du public pour les chambardeurs à outrance ; il consent à se laisser secouer de temps en temps, mais l’agitation perpétuelle lui déplaît. Il ne faut donc lui faire avaler que ce qu’il peut supporter sans inconvénient[4].

Énoncé comme un principe dans la correspondance de 1889, le tapage est un trait remarquable de la fabrique textuelle, une sorte de fil rouge. Darien veut incarner une voix qui s’apparenterait à celle de l’écrivain réfractaire. À l’instar d’auteurs de sa génération comme Jules Vallès, Octave Mirbeau ou Léon Bloy, Darien résiste à l’autorité en refusant de se soumettre à l’idée bourgeoise. Pour Darien, « l’envie bourgeoise » est comparée à un « virus » qui « a contaminé la foule mais qui n’en émane pas » (BF, p. 1201). Au-delà de cette contagion qui n’est pas sans rappeler les investigations de Le Bon au sujet d’une contagion psychique des foules[5], c’est plus généralement l’esprit bourgeois qui est mis en cause chez Darien. Cet esprit règne en maître à la fin d’un siècle jugé sévèrement par l’auteur. Conscient d’être piégé en ces temps de pis-aller, Darien conçoit donc tout naturellement que la littérature puisse être une « arme » à part entière, capable de remettre en question un monde injuste, cruel et contaminé par le bourgeoisisme[6] : « Si l’on veut agir, il ne faut repousser de parti pris aucune arme, aucun instrument[7]. »

Sans adhérer explicitement à une idéologie puisqu’il rejette les « bannière[s][8] » (P, p. 958) de l’idée et les classifications, Darien n’en demeure pas moins influencé par l’anarchisme, allant jusqu’à accompagner le repli des anarchistes à Londres à la suite du vote des troisièmes lois scélérates en 1894. Avant cela, à l’heure des attentats anarchistes en France (début des années 1890), Darien milite en faveur de la reprise individuelle[9] et de la propagande par le fait[10]. En 1891, il emploie le mot anarchisme dans un article consacré au peintre Maximilien Luce, considéré comme un révolté engagé et indépendant[11]. La même année, il mène une réflexion sur la catégorie du roman anarchiste dans L’Endehors[12], occasion de défendre l’idée d’un roman-cri destiné à mettre au jour un monde violent pour l’individu, lequel est d’ailleurs au coeur de la démarche du romancier puisque Darien est sensible à l’anarchisme individualiste, courant de l’anarchisme qui accorde la primauté à l’individu. Ce dernier est d’ailleurs toujours au centre des fictions de l’écrivain.

En 1889, dans Bas les coeurs !, le lecteur découvre Jean Barbier, témoin naïf puis indigné de la comédie bourgeoise qui se joue à Versailles pendant l’occupation Prussienne. En 1897, dans Le Voleur, on suit les aventures de Georges Randal, défenseur de la reprise individuelle par le vol de bourgeois qui représentent symboliquement le milieu étouffant et révoltant de ses origines. En 1905, dans L’Épaulette, le lecteur est cette fois en présence de Jean Maubart, fils et petit-fils de militaires, qui côtoie avec désillusion – et colère parfois – une institution militaire dont l’héroisme est mensonger, voire monstrueux. Ces autofictions ont pour dénominateur commun de vouloir démasquer les faux-semblants. Jean-Jacques Pauvert assimile cette démarche auctoriale de Darien à une entreprise de terrassement et de démystification : « Perforateur des apparences, tunnelier des passages directs, loin sous les chemins de surface rabattus par la foule. Darien n’a pas fini de miner le terrain commun[13]. » Celui-ci entend nous arracher à notre crédulité en dévoilant les soubassements d’une idéologie bourgeoise partisane[14], laquelle constitue un levier pour un dévoilement démystificateur dont la principale caractéristique consiste à démontrer, via les pétards projetés, « qu’il n’est pas de prise de position [bourgeoise] qui ne corresponde à l’intérêt de celui qui l’énonce[15] ». Dès lors, tout est question pour Darien de « gestion du discours » réfractaire et de « posture[16] », ce qui le conduit à se placer sciemment en marge du champ idéologique fin-de-siècle.

Cette posture, Darien l’a construite à travers une parole pamphlétaire qui, éthiquement autant qu’esthétiquement, passe par le recours à certains motifs en usage dans les romans de moeurs réalistes et naturalistes. Parmi ces thèmes, celui de la foule et de ses vocables connexes (tourbe, peuple, masses) est particulièrement remarquable car il met en relief le discours sur l’individu. Coordonnés, l’individu et la foule apparaissent comme des thèmes liés à la manipulation politique, institutionnelle et sociale. La « psychologie des foules » et leur « âme collective »[17] sont, chez Darien, au coeur d’une démarche pamphlétaire qui atteint son apogée dans le pamphlet de La Belle France en 1900. Darien conteste dans ce texte le patriotisme nationaliste qui prend de l’ampleur après la débâcle des troupes napoléoniennes en 1870. Il considère que cet événement est la cause de tous les maux fin-de-siècle. D’après lui, ce repère historique constitue le point d’origine d’une dégénérescence physique et mentale à laquelle les foules participent malgré elles.

C’est dans ce texte de 1900 que l’auteur applique une poétique pamphlétaire qui obéit à certains traits caractéristiques explorés par Marc Angenot dans La Parole pamphlétaire : exprimer un for intérieur, porter une évidence par l’éclat, secouer l’ataraxie d’un système bourgeois établi, assumer une vision crépusculaire du monde, substituer le vécu (autofiction) à l’argumentation, cheviller le logos et le pathos en proposant des éléments démonstratifs teintés d’une coloration affective opérante. Ces critères établis, avant de les concentrer dans La Belle France, Darien les réinvestit, tout ou partie, dans ses romans. Il est à noter que Darien partage avec d’autres écrivains ce recours à une poétique pamphlétaire reliant le sort des foules et celui de l’individu. C’est le cas de Mirbeau qui, dans sa représentation négative des foules, cherche à confronter l’individu à l’universelle souffrance et à la férocité de la nature humaine et de ses institutions. On songe à certains contes tels que le « Paysage de foule » ou « L’âme de la foule ».

Dans l’article qui suit, en considérant dans un premier temps les oeuvres de fictions de Darien avant de nous arrêter aux enjeux du pamphlet, nous allons voir comment l’auteur réfractaire s’approprie et déploie une parole pamphlétaire où la foule est à la fois un spectacle mobilisant les sens, une tribune où les rhéteurs s’expriment et un vivier d’images et de symboles.

Foules, tourbe, masses et peuple. Des acteurs collectifs et emblématiques du roman

La foule sert de cadre à l’action dans les romans de Darien. Elle est perçue négativement par l’écrivain qui y fait appel dans des scènes emblématiques illustrant la défiance envers la société bourgeoise et les institutions de la Troisième République. Darien identifie la foule à la passivité, au grégarisme et à la cruauté. Les définitions qu’il en propose sont toujours marquées par un lexique dépréciatif. Ainsi, au chapitre XIII du Voleur, Georges Randal établit une typologie des « groupements humains [qui] sont à base d’avilissement et de servitude » (V, p. 446). Dans cette classification, les foules sont situées tout en bas d’une échelle symbolique :

[I]mbues d’idées de l’autre monde, toujours disposées à prêter leurs épaules aux ambitieux les plus grotesques pour les aider à se hisser dans ce char de l’État qui n’est plus qu’une roulotte de saltimbanques funèbres ; les foules, bêtes, serviles, pudibondes, cyniques, envieuses, lâches, cruelles — […].

V, p. 446-447

Les foules ne sont que bas instincts. Elles sont complices de ridicules opportunistes que Darien vise à travers une parole pamphlétaire. De fait, le romancier pratique d’abord l’analogie qui, selon Angenot, a une « valeur spécifiquement polémique […] proportionnelle à la rigueur au moins apparente des relations entre les éléments mais aussi au déplacement paradoxal d’un champ à un autre […][18] ». Du « char de l’État » à la « roulotte de saltimbanques », le glissement du niveau langagier dévalorise la République et produit un effet d’ironie. Cet effet peut même constituer un intertexte flaubertien pour le lecteur qui peut songer à l’image du rhéteur devant les foules dans la scène des comices dans Madame Bovary (1857). Darien pourrait avoir à l’esprit le discours du Conseiller Lieuvain vantant les institutions et le pouvoir royal, lequel est caractérisé par une analogie similaire où le « char de l’État » se trouve « parmi les périls incessants d’une mer orageuse[19] ». Outre l’image disqualifiante qui outrepasse largement la simple considération sur les foules, Darien cherche aussi à proposer à ses lecteurs une définition polémique, typique de la parole pamphlétaire. Cette définition prend appui sur une accumulation adjectivale qui rend les foules totalement inopérantes. Elles sont ici dénigrées dans la fiction et l’on s’éloigne du regard objectivant du sociologue Le Bon qui attribue des traits négatifs à la foule tels que l’impulsivité, l’influençabilité, la crédulité ou l’irritabilité[20]. La foule taxée de candeur apparaît aux yeux de Darien comme un regroupement grotesque de dupés, sur fond de religiosité. C’est ce que le roman antimilitariste L’Épaulette dénonce. Selon le narrateur Jean Maubart, les « admirateurs » et les « fidèles » qui composent les foules ont malheureusement « la sottise de croire que l’exemple doit leur être donné d’en haut[21] » (É, p. 833). Les mots ont ici un pouvoir, celui d’un appel à la prise de conscience. Le défaut de jugement mis en relief décrédibilise les foules qui sont sous influence.

C’est particulièrement remarquable si l’on observe le roman Bas les coeurs ! Les foules qui y sont représentées à l’occasion des événements historiques de 1870-1871 en France, accompagnent une prise de conscience de Jean Barbier. Ce dernier est à la fois narrateur et témoin de ce qui se déroule. Les foules apparaissent aux moments les plus emblématiques de l’Histoire et du parcours du personnage. Elles sont décrites comme moutonnières à l’entrée du roi de Prusse dans Versailles, désormais sous occupation. Jean découvre une foule qui « acclamait » cette arrivée en criant « “Vive le Roi !” » (B, p. 270). Cette scène se répète tristement au moment de la proclamation de l’Empire d’Allemagne dans la galerie des Glaces. À cette occasion, Jean a un sentiment de déjà-vu. La foule est une spectatrice passive et honteusement complice : « La foule regarde, applaudit même, comme elle a déjà regardé et applaudi lorsque des réjouissances semblables ont célébré la capitulation de Metz. » (B, p. 297) Darien exerce ici ce que Cédric Passard appelle « le courage de la vérité » lorsqu’il analyse les mécanismes de l’écriture pamphlétaire. Passard nous renvoie par cette expression à l’« ethos spécifique, et au risque [que le pamphlétaire] prend en énonçant sa vérité, vue comme fondamentalement agonistique en ce qu’elle l’oppose aux ordres institués et aux puissants[22] ».

Cette posture combative, Darien l’adopte surtout au moment de relater dans Bas les coeurs ! les événements de la Commune. En effet, le romancier considère au chapitre XXIV l’écrasement de la Commune par l’armée placée sous les ordres de Thiers. La foule est venue assister à la scène où les communards défaits passent dans les rues de Paris sous le regard des spectateurs : « La foule les huait. Des bourgeois, la face éclairée par la satisfaction immonde de la vengeance basse, levaient sur eux leurs cannes, passaient entre les chevaux des soldats pour cracher au visage des vaincus. » (B, p. 310) La bourgeoisie de l’ordre s’en prend à des Français, alors même qu’elle avait renoncé à toute dignité en reniant ses principes face à l’ennemi prussien, le fameux Sursum corda ![23] Dans ce passage, le récit donne une certaine image de l’énonciateur et du public en polarisant fortement un espace idéologique, ce qui touche une fois encore aux caractéristiques de l’écriture pamphlétaire, selon Angenot. Dans cette scène, Darien oppose un narrateur clairvoyant à une foule aveuglée. Cette foule est assimilée aux bourgeois par la concaténation des propositions, laquelle amplifie l’immoralité et la monstruosité du bourgeois dans son regard et son geste. La foule est dépourvue de tout esprit critique, prête à suivre celui qui sait lui parler le langage qui correspond le mieux à ses pulsions du moment.

Ce comportement critiquable, Octave Mirbeau s’y intéresse également de très près lorsqu’il considère le motif de la foule dans ses Contes cruels. Il situe le phénomène collectif de la foule du côté de l’excès. Dans « Paysage de foule » paru dans Le Journal le 30 décembre 1900, le lecteur découvre une dame insultée par une foule en colère parce qu’elle se refuse à porter plainte contre un pauvre hère qui lui a volé son sac à main. C’est l’occasion pour le conteur de donner à voir une foule sauvage et sans discernement :

Ce fut une explosion dans la foule… La colère, l’indignation qui s’étaient portées sur le mendiant, se reportèrent sur la dame… Des outrages orduriers se précisèrent… des menaces ignobles se dessinèrent… Durant quelques secondes, elle eut à subir quelque chose de hideux, comme le viol de toute sa personne par cette foule frénétique… Un gamin, la bouche tordue d’insultes, se précipita à la bride des chevaux. […] Vous êtes des sauvages !… s’écria la dame[24].

À la démesure des réactions, répond l’hybris du pamphlétaire qui, d’après Angenot, est mue en premier lieu par « un sentiment viscéral[25] » qui le conduit à exercer une violence par les mots.

Cette hybris est aussi à l’oeuvre dans la représentation de la foule chez Darien, surtout lorsqu’il met en scène le rhéteur. Celui-ci est incarné par Courbassol dans Le Voleur et L’Épaulette. Le rhéteur est considéré par le sociologue Le Bon comme ayant des « intérêts personnels[26] ». Il s’adresse aux « bas instincts[27] » de ceux qui l’écoutent. À travers Courbassol, Darien exprime son indignation face à la manipulation des foules, laquelle donne lieu à une vérité qui n’est pas contemplation de la scène de regroupement mais bien hybris. Courbassol est semblable au démagogue platonicien de La République. Il flatte les plus bas instincts d’une foule populaire venue l’acclamer alors qu’il est en campagne politique[28] dans sa circonscription de Malenvers[29]. Le politicien opportuniste qui bat le terrain médiatique est une cible de choix pour Darien comme pour Mirbeau. Les deux écrivains assimilent la foule et le spectacle politique à des fins critiques. Ainsi, dans le récit bref intitulé « L’âme de la foule », Mirbeau représente une foule grégaire qui applaudit stupidement une voiture dans laquelle Casimir-Périer[30] ne se trouve vraisemblablement pas. Seulement, les débordements et les délires de la foule conduisent à ce qui n’est, en vérité, que processus de mystification et de mise en scène du politique. Dans Le Voleur, Darien fait de Courbassol la figure du harangueur dont l’attitude et le verbe ne sont que manipulations à visées électoralistes[31]. Courbassol vient s’adresser à la foule qui apparaît à plusieurs reprises.

On identifie tout d’abord le motif lorsqu’il s’agit de parler des opportunistes de tous horizons : « Derrière eux se presse une foule en délire où semblent dominer les fonctionnaires de bas étage, cantonniers et bureaucrates, rats-de-cave et gabelous, pauvres gens qui n’ignorent point que Courbassol au pouvoir, cela signifie : épuration du personnel. » (V, p. 465-466) Les transports de la foule présente sont disqualifiés par le narrateur du roman qui insiste sur le caractère disparate et intéressé de ceux qui sont des serviteurs de l’État et de ses dirigeants.

On remarque ensuite la foule assimilée au peuple. Celle-ci « hurle » (V, p. 466) sa soumission à l’autorité par des manifestations tapageuses qui accompagnent la Marseillaise. Cette foule est perçue par Darien comme une masse influençable, ce que l’image du troupeau servile vient encore amplifier de manière monstrueuse, pour finir sur cette scène emblématique : « [L]a foule, vulgum pecus qui se presse le long des murs, bave d’admiration ; et, vers le milieu de la table, debout, avec des gestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle, parle, parle… » (V, p. 477) Ce passage déploie une poétique pamphlétaire qui prépare le terrain au portrait-charge du rhéteur. De fait, Darien se sert de la périphrase pour définir la foule, moyen de faire appel à ce qu’Angenot considère comme un procédé de métalangage au service du discours persuasif, lequel fait de la « définition […] une forme de l’argumentation[32] ». Il se sert également de la stratégie du dénigrement (le terme calicot) et de la répétition lexicale (le verbe parler à trois reprises) pour ouvrir la voie au thymos pamphlétaire et à la parole pathétique, laquelle est associée au style véhément permettant l’expression linguistique des émotions. Le pathos conduit à une exacerbation de l’énonciation et à une logique affective visant à frapper l’esprit du lecteur et à occuper, dans le cas de l’écrivain, l’espace médiatique du scandale[33].

D’après Angenot, la parole pathétique est un moyen de focaliser le regard sur l’écoeurement et la haine de l’écrivain pamphlétaire. C’est justement une stratégie adoptée par Darien dans Le Voleur lorsqu’il braque le regard du narrateur sur la lèvre de Courbassol. L’auteur fait appel alors au thymos que Cédric Passard considère dans l’écriture pamphlétaire comme un « “dispositif de sensibilisation” mis en oeuvre par le pamphlétaire [et qui] repose sur un sentiment personnel d’indignation morale qu’il espère diffuser en le traduisant en une émotion colérique[34] ». Cette colère s’exprime justement au moment où le narrateur s’appesantit sur ladite lèvre qui est décrite comme

une infamie. Un bourrelet épais, violacé, qui fait saillie en bec de pichet ébréché ; une chose molle, humide, sur laquelle les paroles paraissent glisser comme un liquide visqueux et dont les contractions spasmodiques semblent sucer la salive ; qui fait songer, malgré soi, à un débris sexuel de Hottentote. Cette lèvre-là, c’est une gargouille : la gargouille parlementaire… Et des mensonges en tombent sans trêve, et des âneries, et des turpitudes…

V, p. 477

Dans ce passage, le lecteur est confronté à « l’épistémologie pamphlétaire[35] » qui se déploie pleinement. Darien joue sur le registre de la peur en faisant du politicien et de sa lèvre une chose monstrueuse et fortement sexualisée. Le romancier mobilise un registre disqualifié de l’espace social (la pornographie) et un rire pamphlétaire passant par le « comique de dégradation[36] » qui, d’après Passard, « vise précisément à détruire ce à quoi il s’attaque[37] ». Pour l’écrivain pamphlétaire, cela consiste en fait à manier l’invective qui, d’après Angenot, va « exclure sa victime d’une commune humanité où l’agresseur connaît des seuils et des limites[38] ». Darien fait usage de cette invective sans modération en cherchant à détruire par les mots l’adversaire institutionnel et, par ricochet, ses indéfectibles soutiens bourgeois. Pour ce faire, il recourt, au moment de décrire la lèvre de Courbassol, au trope de la syllepse, lequel coïncide avec un discours racialiste. Il ôte ainsi son humanité au personnage-rhéteur. En effet, la Vénus Hottentote a été ramenée d’Afrique du Sud au début du XIXe siècle. Elle est devenue un phénomène de foire offert au regard d’Européens curieux de découvrir l’anatomie de cette femme. Tout cela conduit, par assimilation d’images, à entrevoir le rhéteur comme un être sans foi ni loi. La foule qui assiste au discours du politicien est jugée complice de cette situation. Le narrateur Georges Randal apparaît alors comme un individu au milieu de tous ces êtres dénaturés dont le grégarisme entretient le monstre bourgeois et politique. Il s’agit là d’une Comédie Inhumaine[39] que le personnage observe une dernière fois lorsque s’achève cette soirée et que le feu d’artifice est tiré : « Nous nous dirigeons vers la grande place et nous avons la joie d’assister aux transports de la foule devant les soleils tournants, les chandelles romaines, et surtout les pluies d’or. Divertissements[40] innocents, plaisirs purs… » (V, p. 475)

Toutefois, le spectacle de la foule est loin d’être un divertissement innocent pour Darien. Dans son dernier roman L’Épaulette, on retrouve une fois encore le rhéteur Courbassol à l’oeuvre. Ce dernier inaugure une statue en l’honneur du père de Jean Maubart, décédé et prétendu héros de Nourhas. Or, le fils sait à quoi s’en tenir quant à l’absence d’héroïsme de son père à l’armée. Durant ce moment solennel, il observe la foule rassemblée qui devient rapidement un troupeau débandé :

D’un ciel couleur d’encre, les ténèbres tombent, comme un couvercle énorme ; une marée d’air froid balaye le sol ; les faces de la foule se décomposent, verdissent […]. Foule, pompiers, fonctionnaires, musiciens, orateur, ont disparu. Un torrent, que grossit la pluie diluvienne, cache le pavé, vient écumer contre les murs.

É, p. 921

Dans cet extrait, la nature déchaînée peut être envisagée comme un trait remarquable de la poétique pamphlétaire. Darien clôture son roman sur cette scène que l’on peut assimiler à une vision de type crépusculaire, celle qu’Angenot envisage comme un marqueur de l’écriture pamphlétaire. Le narrateur prophétise dans une atmosphère de Déluge[41] et fait de l’excipit du roman un moment, où de manière éclatante, « le monde de l’imposture est perçu comme un lugubre carnaval[42] ». Le lecteur devient le spectateur qui observe une foule dispersée et un politicien contrarié par les aléas climatiques.

Ce prophétisme, certaines voix l’incarnent déjà en 1897 dans Le Voleur. Néanmoins, ces voix ne sont pas celles de rhéteurs mais plutôt d’apôtres[43]. D’après Le Bon, l’apôtre a la conviction de ses idées, contrairement au rhéteur. Parmi ces apôtres, il y a Issacar qui, à l’occasion d’un discours sur la morale de son temps, associe la foule à l’erreur d’interprétation en parlant « de la façon dont les foules, en général, interprètent les principes surannés qui ont la prétention ridicule de diriger la conscience humaine » (V, p. 341). Du côté des ministres du culte, l’abbé Lamargelle est un apôtre qui prêche contre le christianisme et défend l’individu. Celui-ci oeuvrerait pour sortir les foules de la torpeur : « - Mes idées ! La seule idée : l’idée de liberté. Ah ! je n’ignore pas les efforts tentés par des Hommes, au milieu de l’indifférence terrifiée des foules, pour faire jaillir la grandeur de l’avenir de l’atrocité bête du présent. » (V, p. 610) Darien se considère justement comme l’un de ces « Hommes » qui sont des individus dont la voix singulière s’oppose à l’idéologie bourgeoise. Cette opposition, Darien la pense impossible dans l’espace de la foule qu’il dépeint comme une prisonnière pleine de dévotion pour un système établi qui peut-être la rassure :

[C]e cloître où les Foules, le carcan de leur souveraineté au cou et les poignets saignant sous les menottes de leur puissance absolue, pantèlent, prosternées devant leur idole — leur Idole qui est leur Image — en attendant que leur Providence, qui est l’État, entrebâille le guichet par lequel, de temps en temps, elle laisse apercevoir la manne, à moins qu’elle ne préfère ouvrir à deux battants la grande porte — celle qui conduit à l’abattoir.

V, p. 611

Métaphore et allégorie sont deux tropes qui permettent de brosser un portrait polémique des foules. Pour Darien, les regroupements ne font pas les individus. En revanche, il prédit un jour prochain l’arrivée d’un individu qui secouera cette inertie, imaginant « le jour où l’Individu reparaîtra, reniant les pactes et déchirant les contrats qui lient les masses sur la dalle où sont gravés leurs Droits » (V, p. 611). Dans ce passage, le lecteur identifie l’emploi au pluriel d’un vocable connexe : les masses. Le terme entre dans le champ sémantique des regroupements, au même titre que la tourbe, la foule ou le peuple. Tous ces mots ont en commun d’être assimilés à une vision très négative. Pour reprendre un terme employé par Angenot pour décrire ce que combat l’écrivain pamphlétaire en général, nous constatons que, chez Darien, les mots qui ont trait au collectif disent le plus souvent « l’imposture[44] ». Cette dernière est assimilée par Darien à la difficulté à incarner la voix individualiste dans un champ idéologique bourgeois et républicain profondément marqué par l’esprit de revanche après l’humiliation de 1870. Darien ne manque pas de le faire entendre dans L’Épaulette en assimilant les foules à une populace dupée :

Et quelle comédie plus grotesque et plus sinistre en même temps que cette comédie de la Revanche qui se joue en France, sans interruption, depuis 1870 ? Le Pouvoir Civil agite aux yeux d’une tourbe abrutie le bulletin de vote, qui représente la volonté civique ; le Pouvoir Militaire brandit le drapeau, qui représente la Patrie. La tourbe applaudit, admire, bâille, bave, crache au bassinet parlementaire, casque militairement.

É, p. 859

Quant au peuple, c’est une notion mythique vidée de toute substance, d’après Darien. Alors même que le mot a servi tout au long du XIXe siècle à caractériser le sujet de l’action révolutionnaire et à nourrir l’idée d’une vie collective moins injuste, Darien ne voit pas dans le peuple une figure salvatrice. C’est donc sans autre forme de procès que, dès Biribi, le romancier condamne ce que le peuple et la foule populaire incarnent : « Le peuple, ridicule victime, au bout du compte, dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs à épaulettes, toujours prêt à couper dans la pommade patriotique – à la moelle de meurt-de-faim… » (BI, p. 119) Le métalangage prend appui sur une série d’adjectifs dépréciatifs faisant du peuple une figure disqualifiée de l’espace social puisqu’elle est assimilée, dans ce passage, à la prostitution. Le rire pamphlétaire caricature le peuple rassemblé pour le stigmatiser, à l’inverse de l’écriture hugolienne, qui fait du peuple une figure mythique, notamment dans Les Misérables (1862). Darien ne voit pas davantage le peuple à la manière des anarcho-syndicalistes au XIXe siècle, à savoir comme une formidable opportunité d’être transformé en forces émancipatrices complexes et différenciées[45]. Au contraire, Darien l’anarchiste individualiste ne pense pas le peuple comme une figure métamorphosable, le laissant à ce qu’il est, à savoir un regroupement influençable et versatile.

Ce regard sévère et lucide sur le peuple peut rejoindre ce que Mirbeau envisage au sujet de ce motif. L’auteur réfractaire de la Belle Époque a toujours fait preuve d’une clairvoyance impitoyable en dénonçant les opiums du peuple et les illusions qui empêchent les hommes de « regarder Méduse en face[46] » et de se regarder tels qu’ils sont. Darien désire lui aussi nous ouvrir les yeux sur ces illusions. Pour cela, il s’attaque aux phénomènes collectifs qui sont jugés stériles.

Les occurrences relatives aux masses attestent de cette volonté de démystifier les imageries faussement positives concernant les regroupements d’individus. D’après Darien, ces derniers, lorsqu’ils touchent aux masses – c’est-à-dire ces réunions d’hommes censés constituer un corps – ne sont qu’indifférenciation, anonymat et lâcheté. Ce sont là des caractéristiques communes aux foules, au peuple et aux masses, lesquelles sont qualifiées dans Le Voleur d’« unités malfaisantes » médusées car « terrorisées » (V, p. 446). En réalité, les masses sont pour Darien l’occasion de rappeler les enjeux de la lutte des classes faisant rage à la fin du XIXe siècle[47], ce que ne manque pas de cibler le pamphlet de La Belle France, texte où la poétique pamphlétaire est à son faîte tant les mots sont puissants pour évoquer une réelle source de polémique.

L’âme de la foule et l’âme de la France. Le pamphlet et le pouvoir des mots

La Belle France est un pamphlet[48] que Darien a accompagné d’un discours préfaciel où l’écrivain vise directement le nationalisme qui milite activement en faveur d’un relèvement de la France vaincue : « [J]’ai tenté de me donner la vision d’une Révolution prestigieuse illuminant les rues de ce Paris qui s’est prostitué à la tourbe nationaliste et qu’on vient de déshonorer d’une croix d’honneur. » (BF, p. 1161) Le parti nationaliste est figuré à travers une analogie que l’auteur mobilise dans une intention satirique. L’adversaire est disqualifié au seuil du pamphlet en étant décrit comme une troupe (tourbe) avec un sens de dénigrement. Derrière le nationalisme, Darien cible le patriotisme qui en émane et qui trompe les foules. De fait, Darien estime que les chefs de ce mouvement considèrent que « le patriotisme n’est pour eux qu’une enseigne qui doit attirer la foule ; un décor derrière lequel ils pourront machiner à loisir les combinaisons à leur goût » (BF, p. 1179). La théâtralité qui n’est que machination et manipulation fait de la foule une victime, laquelle « ne demandait qu’à être dupée, n’y regardait pas de si près, était disposée à se contenter de peu, même de rien » (BF, p. 1179). Dès lors, les acteurs du patriotisme n’ont plus qu’à apparaître tels qu’ils sont, à savoir « avides, sans scrupules, sans convictions, sans courage et sans talent » (BF, p. 1179). Pour reprendre une formule d’Arthur Buies, Darien exprime ici ce que l’on pourrait appeler « la haine de l’imposture[49] ».

Seulement, l’entreprise de dénonciation n’est pas aisée pour Darien car il se retrouve confronté à une idéologie tentaculaire que Marc Angenot tente de définir en évoquant dans La Parole pamphlétaire « une vaste conspiration, une cabale aux limites floues qui s’appuie sur la lâcheté et la duperie générale[50] ». Cette tromperie, les foules s’y jettent la tête la première, ce qui conduit Darien à multiplier le métalangage assassin pour les qualifier. « Naïveté des foules ignorantes » (BF, p. 1257) ou « vaniteuse stupidité des foules » (BF, p. 1334) font partie des expressions polémiques concernant les foules. On note d’ailleurs, plus largement, le recours à un discours de type polémique dans La Belle France. Le discours polémique constitue un dire qui est un faire. L’écriture polémique est un acte, un engagement où se joue un conflit rhétorique avec l’adversaire idéologique. L’enjeu du discours polémique n’est rien d’autre que le « meurtre de l’adversaire[51] », élément caractéristique de la parole polémique selon Shoshana Felman. Ce dessein qui consiste à mettre à mal un modèle idéologique et l’ataraxie d’un système établi, la foule en tant que motif vient l’illustrer.

La foule n’est que vacuité. Elle est un formidable réceptacle pour les opportunistes de tous bords. Son tapage agit comme un détonateur faisant éclater une certaine vérité sur les foules. C’est le cas par exemple lorsque Darien évoque l’armée qui parade devant une foule inconsciente et émerveillée par des boniments et un pseudo-patriotisme. Darien tente alors par la reprise anaphorique de renverser un point de vue faussé et de disqualifier l’adversaire institutionnel :

La foule applaudit, en délire. Ça parle plus haut que des discours, les exhibitions de la Grande Muette, les fanfares de ses trompettes et les boum-boum de ses grosses caisses. Ça vaut des paroles, beaucoup de paroles, et c’est aussi creux, aussi puéril, aussi misérable. Ça parle très haut, pour ne rien dire, et surtout pour ne rien faire, et ça parle au coeur de la foule, par conséquent.

BF, p. 1248

Toutefois, Darien sait bien que l’entreprise de démystification doit être sans cesse répétée pour être audible. Ainsi, il se lance dans une métaphore filée où se déploie une poétique pamphlétaire particulièrement efficace. Le coeur de la foule est alors décrit comme

une éponge, une éponge à pomper toutes les ordures. Si son coeur n’était pas une éponge, cette tourbe, quelque vile qu’elle soit, comprendrait que l’armée française ne doit pas avoir de drapeaux neufs, mais les vieux drapeaux qui sont à Berlin, ou pas de drapeaux du tout ; que les plumes des généraux leur ont beaucoup servi, jusqu’ici, à signer des capitulations ; et que les armes ne sont point faites pour être données en spectacle à la badauderie publique, mais qu’il faut qu’on les brise, ou qu’on s’en serve.

BF, p. 1248

À partir de la métaphore inscrite dans un registre de la souillure (éponge / ordure), Darien recourt à la stratégie de la « fiction par distanciation[52] » qui consiste, d’après Angenot, à modifier les données du problème. Cette distanciation, Darien la développe à travers un système hypothétique qui place sous les yeux du lecteur la réalité d’une foule grégaire prenant des vessies pour des lanternes et contribuant à entretenir bourgeoisie et institutions. Le métalangage périphrastique (la tourbe) visant à préciser la nature de cette foule la discrédite complètement. Dans ce passage, la poétique pamphlétaire prend appui sur la mobilisation des affects politiques, lesquels sont une manière de persuader le lecteur des égarements de la foule.

Outre cette écriture par une sorte de fiction de la distanciation, il faut également considérer la polémique autour de la foule à partir d’une autre stratégie : l’écriture par détournement d’expressions consacrées. En effet, le portrait-charge de la foule animalisée qui « essaie de braire » (BF, p. 1359) débouche sur une réécriture polémique entrevoyant une foule-peuple[53] qui « ne crie plus, comme autrefois : Panem et Circenses ! mais : Ecclesiam et Circenses ! Il leur faut deux théâtres, à ces êtres-là ; le Cirque militaire et le Cirque religieux ; il leur faut du cabotinage partout ; ça leur est devenu bien égal, de crever de faim ! » (BF, p. 1359). De la Rome antique à la France fin-de-siècle, Darien lance l’assaut contre la manipulation des foules par des pouvoirs politique et religieux complices.

Dès lors, se pose une dernière question brûlante dans le pamphlet, mais pas exclusivement. Qu’en est-il de la responsabilité ou plutôt de l’irresponsabilité des foules ? Darien qui affirme toujours écrire en sa qualité d’homme et, plus précisément d’individu, associe la foule à cette interrogation légitime. La bourgeoisie a anéanti l’âme des foules que Darien observe :

Rien n’est plus misérable que la fureur aveugle et fiévreuse avec laquelle les foules cherchent à détruire en elles les sources d’énergie, ou à en détourner le courant, à lui donner des directions fausses, nuisibles et ridicules. Il est certain qu’elles obéissent, en agissant ainsi, à la voix des mauvais apôtres qui les empoisonnent de leurs prédications, mais elles y trouvent aussi un pitoyable plaisir. Elles échappent ainsi à elles-mêmes, aux appels d’une indépendance qui les terrorise parce qu’elle leur donnerait des responsabilités.

BF, p. 1262

Dans ce passage, le romancier exprime une conviction de son for intérieur qui l’amène à stigmatiser l’influençabilité des foules. Pour y parvenir, il fait une fois de plus appel aux ressorts de la poétique pamphlétaire. Parmi ces leviers, il y a la volonté de situer la réflexion du côté du registre moral (le vrai / le faux) et de faire en sorte que le discours marque les contrastes les plus révoltants. Ainsi, l’oxymoron (« pitoyable plaisir ») est le symptôme d’un monde à l’envers. D’après Angenot, Darien fait d’ailleurs de ce trope « l’expression ponctuelle du scandale essentiel perçu par l’énonciateur[54] ». On ne peut que constater que ce procédé est récurrent pour dénoncer, dans La Belle France, les conséquences nombreuses et durables de la débâcle de 1870.

Ce désir de montrer un monde sens dessus dessous où l’individu semble avoir renoncé à penser et à exister par lui-même, nous en retrouvons déjà la trace dans le roman Le Voleur. La scène où les foules se pressent au jardin zoologique atteste de cette réflexion sur le sujet :

Ce sont surtout les bêtes fauves qui m’intéressent. Ah ! les belles et malheureuses créatures ! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions d’action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d’affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… […I]ls savent, ces animaux martyrs, qu’il leur faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s’énerver de jour en jour l’énorme force qu’il leur est interdit de dépenser. Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêves d’indépendance sous l’oeil liquéfié des castrats.

V, p. 423

Par ricochet, cette confrontation avec l’animalité sauvage donne à voir le sort de l’individu qui inquiète Darien. Les foules curieuses agglutinées devant le spectacle de l’enfermement se racontent de manière pathétique. Effectivement, le narrateur joue dans cette scène sur le démonstratif et l’émotionnel. Tout comme dans La Belle France, ce double registre est là pour inciter à la prise de conscience individualiste. C’est d’autant plus vrai si l’on se reporte à la manière dont le héros de ce roman décrit son enfance, laquelle est assimilée plus loin dans le récit à une privation de liberté : « J’avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunesse qu’on m’avait mise en cage[55]. » (V, p. 516) Le processus de récupération forge l’individualisme du personnage et reflète l’idéal de Darien qui consiste à prendre ses responsabilités et à mettre sa poétique pamphlétaire au service de la liberté et de l’indépendance.

L’étude de la foule implique celle de l’individu dans l’oeuvre romanesque et pamphlétaire de Georges Darien. La poétique mise en oeuvre par l’auteur montre à la fois sa singularité (anarchisme individualiste) et son appartenance à la catégorie des écrivains réfractaires, lesquels ont en partage cette volonté de démystifier dans un style véhément. Les oeuvres de fiction de Darien mettent en place une écriture aux caractéristiques pamphlétaires tandis que le pamphlet de La Belle France apparaît comme un aboutissement de ladite poétique, une sorte de point d’orgue réunissant tous les combats de l’écrivain.

Darien n’entend pas proposer à ses lecteurs une écriture réaliste, entreprise jugée vaniteuse comme le rappelle une étude de Patrice Terrone[56] portant sur les romans de l’auteur. Au contraire, il aspire à faire éclater une vérité, sa vérité. Cette dernière repose sur la défense de l’individu face à des phénomènes collectifs qui, au fond, sont toujours envisagés de manière négative. Foules, peuple, masses et tourbe sont les représentants complices et faibles de pouvoirs multiples (institutions militaire, politique, religieuse et classe bourgeoise incarnée par la figure du bourgeois). L’entreprise de dénonciation que la foule met au jour se fait dans le seul but d’emporter l’adhésion. Pour cela, le pamphlétaire s’adresse à ses lecteurs « au moyen d’une rhétorique appropriée, [pour] convaincre d’autres personnes, les mobiliser[57] ». En cherchant à faire réagir ses lecteurs, Darien joue sur une exemplarité qui vise à faire de la fiction romanesque – point de départ de l’entreprise de sape – un texte à la dimension cognitive. Pour reprendre la réflexion de Vincent Jouve sur l’exemplarité, on identifie bien dans les romans de Darien « certains éléments ou aspects [qui] sont accentués grâce à une série de procédures qui relèvent du narratif, du rhétorique et du stylistique[58] ». Toutefois, ces procédures ne conduisent en rien à une lecture univoque des textes. Au contraire, les interprétations restent plurielles, même si la manière d’aborder certains motifs tels que la foule garde ses invariants d’un genre à l’autre.

En témoigne la manière dont Darien traite de la foule dans son oeuvre théâtrale et dans l’une de ses pièces les plus emblématiques au début du XXe siècle : Le Pain du Bon Dieu. Pour l’essentiel, cette comédie repose sur la sophistication de farines afin d’augmenter la marge bénéficiaire des patrons minotiers (M. Rigauld et M. Lecorbois). À la suite de la mort d’un enfant[59] ayant ingéré ces farines frelatées, la colère des ouvriers gronde aux portes de la bourgeoisie responsable de ces malversations. Deux mondes s’opposent. Une fois encore, la poétique pamphlétaire est perceptible à travers l’opposition entre les gros et les petits, celle que Pierre Birnbaum analyse dans son ouvrage consacré au peuple[60]. Dans Le Pain du Bon Dieu, la foule rend compte de ladite opposition. Elle est dépeinte par le personnage de Sarrazin[61] comme une entité dangereuse pour le pouvoir car, selon lui, « la foule […] n’écoute que ses instincts. La raison, pour elle, n’existe pas. Elle est partiale, soupçonneuse, malveillante, jalouse, il lui faut interdire de juger […][62] ». Une telle vision fait du politicien une figure proprement monstrueuse, une de plus dans l’univers fin-de-siècle peuplé d’anti-individualistes, lesquels sont attaqués par Darien jusqu’à son dernier souffle, le 19 août 1921.