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La présence d’animaux sauvages incarnés par des hommes est pratique courante dans les théâtres français du premier tiers du XIXe siècle. Des pièces comme L’Ours et le Pacha (1820), d’Eugène Scribe et Joseph-Xavier Boniface, Le Bénéfice de Minette, ou les Bêtes dramatiques (1827), d’Emmanuel Théaulon et Espérance Hippolyte Lassagne, ou la cohorte de parodies interprétées par des singes à la suite du succès de la pièce Jocko, ou le singe du Brésil, de Gabriel Lurieu et Edmond Rochefort (1825), font assidûment appel à des acteurs qui, revêtus de déguisements d’animaux exotiques, exécutent face au public les acrobaties et autres prouesses physiques qui les caractérisent. « En province, comme à Paris, les bêtes font fureur », écrira Le Journal du commerce de la ville de Lyon, le 19 juin 1825, faisant référence non seulement aux animaux vivants, protagonistes des grands mélodrames orientalistes ou exotiques de l’époque, mais aussi aux acteurs qui les incarnaient avec une grande agilité physique jusqu’à en faire oublier au public l’homme qui se cachait sous l’affublement. Dans la lignée d’une pratique qui, comme l’affirme Léon Chancerel[1], remonte au Moyen-Âge, popularisée dans une large mesure par les acteurs italiens avec leurs lazzi tout au long du XVIIIe siècle, le succès de cette sorte de « zoomanie » résidait dans l’expertise avec laquelle les acteurs imitaient les mouvements, les grimaces, les sons et habitudes des animaux. Ceux-ci servaient en quelque sorte d’alibi scénique afin que l’acteur réalisât ses meilleures acrobaties et tours de force face au spectateur. Pourtant, ils étaient loin de constituer des rôles secondaires interprétés par des artistes mineurs dont le jeu aurait été soumis à l’intrigue de la pièce ; le public s’intéressait principalement à leur art scénique, leur agilité corporelle, la fidélité avec laquelle l’humain restituait le comportement physique de l’animal. Par conséquent, rien d’étonnant à ce que des acteurs bien connus du public aient accepté d’enfiler des déguisements zoomorphes d’ours ou de singes, et que, sous couvert du costume d’animal, ils se soient octroyés des libertés en lien avec l’espace théâtral qui délimite physiquement le jeu, afin de rendre vraisemblable l’humain ainsi animalisé.

Tel est le cas de l’acteur Charles-François Mazurier (1798-1828) qui, revêtu d’un déguisement d’orang-outan, n’hésita pas à transgresser à maintes reprises les limites physiques de la scène, à grimper jusqu’aux fauteuils d’orchestre, et à interagir directement avec le public, dans la pièce Jocko, ou le Singe du Brésil, jouée pour la première fois le 16 mars 1825 au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris. Ayant préalablement acquis une certaine réputation à Bordeaux et à Lyon, Mazurier fit ses débuts à Paris en 1823 avec le Polichinelle Vampire de Frédéric-Auguste Blache, un ballet-pantomime qui lui permit d’arborer son habileté et son équilibre hors pair lorsqu’il incarna, monté sur des échasses, le personnage de la commedia dell’arte travesti en être d’outre-tombe, satisfaisant ainsi à la mode des vampires déclenchée en France par Charles Nodier ou Lord Byron. Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, un lieu qualifié de « protée insaisissable », caractérisé par la « rareté » et la « curiosité », et où s’étalent « des choses prodigieuses, étonnantes, monstrueuses surtout »[2], Mazurier a l’opportunité de poursuivre ses prouesses corporelles, en interprétant un hominoïde qui défie l’espace de jeu en sautant « hors de la scène » et en faisant « le tour de la salle en courant sur la devanture des premières loges et de la galerie »[3]. Selon les témoignages de l’époque, son jeu eut un impact crucial sur le succès de la pièce : « Succès complet, et auquel Mazurier a puissamment contribué », décrète la chronique du Journal de Paris, le jour suivant la première ; « MM. Gabriel et Rochefort ont trouvé dans cet acteur un auxiliaire, dont la coopération doit procurer un grand nombre de représentations »[4]. En effet, la pièce fut représentée plus de deux cents fois, et elle accueillit un public de marque puisqu’on pouvait y observer des membres de la haute société tels que la Duchesse de Berry et le prince de Salerne, à une époque où des personnalités aussi distinguées apparaissaient rarement dans les théâtres de second ordre. Grâce à ses acrobaties inégalées, Mazurier fut invité à se produire durant six semaines au Drury Lane de Londres pour la modique somme de 1200 livres par jour, bien au-delà de ce que les acteurs de la trempe de Talma et de Mlle Mars n’arrivèrent jamais à toucher[5].

Cet article vise à analyser les clés du succès du jeu de Mazurier, dans son incarnation du singe Jocko, à partir des chroniques de l’époque et des témoignages de ceux qui virent ses successeurs lors des reprises de la pièce, durant les décennies suivantes. Outre l’adresse et l’agilité physique dont il fit preuve pour donner vie au quadrumane sur scène, nous étudierons la complicité que l’acteur établit avec le public, jouant son rôle en transgressant l’espace scénique dans une interaction directe avec les spectateurs. Nous montrerons de quelle manière cette rupture du « quatrième mur » qui sépare l’espace scénique réservé à l’acteur de celui où s’inscrit le spectateur, transforma complètement l’espace théâtral pendant la représentation, l’imprégnant de connotations scientifiques et populaires, issues des connaissances zoologiques de l’époque sur les primates. Dans son incarnation d’un singe « en liberté » – libéré de la « cage de scène », au sens théâtral et zoologique de l’expression –, Mazurier-Jocko se trouvait en adéquation avec l’animal exotique présent dans l’imaginaire du public du premier tiers du XIXe siècle, représentant à la fois sa nature sauvage et les tentatives de l’homme pour le maîtriser et le dresser.

Si l’intrigue de Jocko ou le singe du Brésil est en soi surtout là pour transcrire, sous la forme d’un orang-outan, le bon sauvage rousseauiste[6], elle rend cependant possible ce double jeu entre nature et culture que Mazurier mettra en évidence dans sa représentation. En adaptant un bref récit de Charles Pougens intitulé Jocko, anecdote détachée des lettres inédites sur l’instinct des animaux (1824), l’auteur s’efforçait de rendre une certaine image de l’intelligence et de l’éducabilité d’un hominoïde à travers le personnage d’une femelle nommée Jocko, adoptée par un Européen qui cherche fortune au Brésil. En signe de gratitude pour les soins prodigués, le primate offre à l’Européen toute sorte de cadeaux, dont des pierres précieuses. Jocko, victime de l’avarice des humains, subit une chute dans un précipice, suivie d’une morsure d’un serpent venimeux qui signe sa fin. Rochefort et Lurieu adaptent le récit pour la scène ; ils attribuent à Jocko le genre masculin mais maintiennent son sens de la reconnaissance et de la loyauté envers son maître, un Portugais nommé Fernandez. Il lui remet en effet des diamants et sauve son fils de l’attaque d’un serpent durant son sommeil. Le hasard fait que le sauvetage de l’enfant est mal interprété par des marins qui, voyant le petit dans les bras de l’animal, et craignant pour sa vie, n’hésitent pas à lui donner la mort. Après une lente agonie non dénuée de sentimentalisme, Jocko expire face au public, résultant en « plus d’une poitrine […] oppressée » et « plus d’un charmant visage […] mouill[é] de larmes »[7].

La critique qualifia la pièce de Rochefort et Lurieu d’« une simplicité qui rappelle l’enfance de l’art[8] », autrement dit, à peine plus qu’un prétexte, « un cadre pour les tours merveilleux de Mazurier[9] » que le public n’hésitera pas à applaudir. En effet, indifférents aux licences que s’étaient autorisées les auteurs quant à la vraisemblance géographique – notamment la présence d’orangs-outans au Brésil, inexistants sur le continent américain –, les spectateurs succombaient aux tours d’agilité d’un Mazurier-Jocko qui, pendant le spectacle, courait et grimpait aux arbres habitant le décor, et sautait d’une liane à l’autre. L’agilité de Mazurier lui permettait de donner vie de facto à ce que, à l’époque, signifiait le nom substantivé de son personnage, jocko, c’est-à-dire, « un singe qui ressemble le plus à l’homme[10] ». Le public était témoin, pour la première fois, de la présence, à portée de main, d’un animal exotique et sauvage, et de ses multiples similitudes avec l’humain, tel que le prônait la connaissance scientifique du moment. Ainsi, l’Histoire naturelle des mammifères, de Geoffroy Saint-Hilaire, se mariait à la définition de jocko parue dans le dictionnaire, qui affirmait que « le nom de pongo et celui de jocko, illustrés par Mazurier, sont regardés comme […] celui des singes qui […] s’éloigne le moins de la race humaine[11] ». Préalablement à ces voix d’autorité, Buffon, dans son Histoire naturelle (1749), avait été le premier à souligner la verticalité de l’animal, suggérant de la sorte la proximité entre l’homme et le singe. Les acrobaties de Mazurier permettaient donc de confondre les espèces, au point de convertir l’acteur en preuve matérielle de cette fusion dont les dictionnaires et les traités d’histoire naturelle attestaient, visible dans ce laboratoire-ménagerie improvisé qu’était devenu le Théâtre de la Porte Saint-Martin. Par le biais du jeu d’acteur de Mazurier, le spectateur parisien assistait à la dissolution de son humanité et à la transformation définitive de l’acteur en animal. « Allez le voir », exhortait Le Constitutionnel une semaine après la première ; « vous serez surpris et peut-être affligé de la parfaite ressemblance qui existe entre un individu qui a une âme et un être qui n’en a pas »[12]. Dans son histoire des « anciens théâtres de Paris », Georges Cain se remémore comment une spectatrice admettait son absolue incapacité à distinguer l’homme de l’animal : « Vous m’aviez dit que c’était un singe et je vois bien que c’est un homme ; mais si vous m’eussiez dit que c’était un homme, je croirais que c’est un singe[13]. » Les frontières entre les espèces s’estompaient, à Paris comme à Londres, où le public du Drury Lane ne tarda pas non plus à affirmer que le comédien avait « échangé son humanité pour celle d’un babouin[14] ». L’identification était si parfaite qu’un commentateur anglais irait jusqu’à affirmer, en évoquant Mazurier, pressentant les futures thèses de l’évolution darwiniennes, que « son esprit doit avoir habité antérieurement le corps d’un singe[15] ».

Nul doute que le succès de la représentation ait reposé sur les prouesses physiques de Mazurier, à mi-chemin entre la maestria du clown et le jeu d’un acteur de premier plan. Les chroniques parlent de « métamorphoses corporelles », de « prodiges de malléabilité » et de « phénomènes de charpente humaine »[16], en vertu de sa capacité à se disloquer, se tordre, se plier et même à « se briser » sur scène[17]. Son agilité permettait à l’acteur de sauter de roche en roche, de se lancer d’une liane à l’autre, de se balancer, se suspendre, ou d’atteindre les branches et les cimes les plus élevées des arbres qui formaient le décor. Il allait même jusqu’à voler à travers la scène en portant dans ses bras le petit Fernand, interprété par la jeune actrice Charlotte Bordes. À de telles prouesses acrobatiques s’ajoutait une imitation faciale des grimaces du singe coïncidant bien avec l’image populaire de l’animal : l’acteur se présentait face au public « grimaçant, roulant les yeux, et se tapant sur les bajoues[18] », aboutissement de la longue période de formation que Mazurier avait consacrée à observer, copier et à pratiquement cohabiter avec des primates au Jardin des Plantes[19]. Les costumes, pour leur part, contribuaient dans une large mesure à la métamorphose. L’acteur revêtait un « maillot couleur de singe[20] » recouvert de poils, dont le Journal des tailleurs fera l’éloge : en effet, le pantalon, « un vêtement dont les jambes et les pieds sont d’une seule pièce[21] » encourageait la souplesse de ses déplacements. Enfin, à tout ceci s’ajoutait le masque mobile dont Mazurier recouvrait son visage, « fait avec tant d’art[22] », qui garantissait et renforçait toute son expressivité faciale.

Une telle expressivité constitue déjà un clin d’oeil de complicité, adressé au spectateur, qui dépasse les frontières de la scène. Mazurier, loin de se limiter à une recréation exclusivement ancrée dans l’animalité, conjuguait cet aspect avec l’humanité que le public attribuait à un animal dressé par l’homme, à une époque où, comme l’affirme María-Teresa Lajoinie[23], les thèses fixistes et évolutionnistes débattent autour de l’éducabilité du singe. Mazurier incarne, par le biais de ses gestes physiques, non seulement un animal sauvage, mais aussi un animal construit théâtralement conformément à la volonté de l’homme, un « singe humanisé[24] » au dire de la chronique de la première, qui ressent et, surtout, agit tel que le ferait un humain. La scène finale de son expiation est, avant tout, un prodige de sensibilité, un clin d’oeil direct à un public désireux de voir un animal, dont la bonté naturelle s’est incarnée dans la scène du sauvetage de l’enfant, périr en mode humain. C’est ainsi que l’indique le texte lui-même : au cri désespéré de Fernandez, inquiet pour l’animal (« Ne l’abandonnons pas ; nous pourrons peut-être encore le sauver ! »), la didascalie nous informe que le singe « tourne un dernier regard du côté de son maître », la scène culminant dans un déchirant « Ah ! Il expire ! », proféré par Fernandez[25]. L’expression du visage du singe traduit sa gratitude et son affection pour l’homme, un tremplin d’interprétation pour un acteur sachant lire les attentes de son public et incarner à la perfection un animal qui, dans son agonie humaine, périt, comme tant d’autres personnages dans leurs derniers moments, conscient de sa fatale destinée, adressant un regard de reconnaissance au reste des personnages comme au public, en plein accord avec le sentimentalisme à la base des monkey dramas[26] de l’époque.

En vertu de la sympathie que Jocko éveillait chez le spectateur qui voyait en lui son semblable, les chroniques du spectacle font fréquemment allusion aux pleurs que l’agonie de l’animal faisait jaillir chez les spectateurs : « Il est des moments où il […] arracherait presque des larmes », déclare Le Globe le 26 mars 1825[27]. Certains auteurs affirment même que la compassion qu’éveillait son interprétation poussait le public à demander à cor et à cri que l’animal ne fût pas sacrifié sur scène – ce qui, dans des versions ultérieures de la pièce, selon Thomas F. Connolly[28], obligea à en modifier la fin. L’impact sur le public fut tel qu’il entraîna la création de la couleur « singe expirant » mise en contraste avec la « nuance Jocko souriant »[29]. L’interprétation de Mazurier s’éloigne considérablement de la « jonction corporelle et motrice de l’animalité et de la sauvagerie » qui, selon Nicole Haitzinger[30], caractérise toute mise en scène d’un primate au XIXe siècle, qu’elle interprète comme une radicalisation de la tradition du mime des grotteschi italiens rendus populaires par Magri au XVIIIe siècle. Les témoins de l’époque accolent aux contorsions de Mazurier-Jocko « une grâce exquise », voire « une finesse toute française »[31] qui, loin de nuire à la crédibilité du personnage, confirme son hybridation entre singe et homme. Bref, ce n’était pas tant l’homme rendu invisible sous l’animal, que l’animal doté de traits humains que le public applaudissait et qui le faisait pleurer. Le grand acteur Talma irait jusqu’à reconnaître qu’il voyait en Mazurier un acteur d’un talent hors du commun, supérieur au sien[32]. Si, comme le soutiennent les chroniques, le comédien devait cette interprétation à son observation des quadrumanes du Jardin des Plantes, il fixa d’ailleurs son attention sur un d’entre eux en particulier qui, paradoxalement, avait été dompté par l’homme, dressé à la danse par des bateleurs. « L’acteur imitait de la sorte, dans son modèle, une imitation de l’homme », affirme Alphonse Esquiros[33]. Mazurier incarnait un processus rhizomatique similaire à celui d’une autre grande vedette hominoïde, le singe Turco, montré par Jean-Baptiste Nicolet au Théâtre des Grands Danseurs de corde, en 1766, spécialisé dans l’imitation et la parodie de l’acteur François-René Molé, de la Comédie-Française[34]. Je m’attarderai plus tard sur les similitudes entre Mazurier-Jocko et Turco-Molé.

Si les prouesses d’interprétation de Mazurier répondaient aux attentes du public quand il s’agissait de se montrer en animal oscillant entre sa nature sauvage et son humanité, il convient de préciser davantage dans quelle mesure sa mobilité et son jeu scénique confirmaient ladite représentation imaginaire et préconçue de l’animal. Aux gestes et acrobaties évoqués auparavant, il faut ajouter le moment le plus commenté par la critique : pendant le spectacle, Mazurier-Jocko n’hésitait pas à jouer bien au-delà de la scène et à envahir l’espace du spectateur. Les chroniques le présentent « bondissant de la scène aux secondes galeries et faisant à quatre pattes le tour de la balustrade[35] », sautant « de l’avant-scène à l’amphithéâtre aux applaudissements du public[36] », faisant « le tour du balcon[37] », se promenant « sur le rebord des loges et des galeries[38] », ou grimpant « à l’aide des corniches et des sculptures de la scène aux dernières places du paradis[39] ». À quatre pattes et attifé de son déguisement de singe, imitant la démarche d’un primate en liberté, Mazurier-Jocko parcourait deux ou trois fois tout le périmètre de la salle, à ses différents étages, allant jusqu’à monter au paradis. L’équilibre qu’il fallait maintenir rendait compte de l’agilité digne du funambule qu’était Mazurier – et que Bénédicte Jarrasse qualifie de « corps-machine[40] » en raison de sa technique savante – lorsqu’il se déplaçait à tombeau ouvert sur le bord velouté des loges, sans craindre de tomber dans le vide, même depuis les plus hautes d’entre elles. Du fait de leur nouveauté et du risque qu’elles comportaient, ainsi que de la sensation qu’elles éveillaient chez le spectateur, ce sont précisément ces pirouettes qu’imiteraient, lors des multiples reprises de la pièce à la Porte Saint-Martin, les successeurs de Mazurier, membres de « l’école[41] » fondée par ce dernier, comme c’est le cas des mimes acrobates Jean-Baptiste Auriol, Ravel, M. Montero, John Blick et Klischnig. À travers ses acrobaties et mouvements d’équilibre, Mazurier-Jocko se montrait face au public tel un singe en liberté, un quadrumane qui n’aurait pas seulement abandonné les cages du Jardin des Plantes – le quotidien La Pandore insinue que le naturel de Mazurier invite à croire un singe « échappé de la Ménagerie royale », tant ses gestes « ont de vérité »[42] – mais aussi la cage de scène du théâtre. La liberté qu’il affichait témoignait d’une fracture de ce quatrième mur qui convertissait la salle en un espace confiné semblable à la ménagerie : se libérer de la prison de la cage se traduisait, dans le théâtre, par le non-respect du quatrième mur et des codes sémiotiques de la scène qui limitaient l’acteur à la scène seule. Par son jeu, Mazurier-Jocko allait convertir le parterre de fauteuils d’orchestre de la Porte Saint-Martin en une sorte de jungle improvisée où aucun spectateur ne se sentirait à l’abri d’une « attaque » du singe.

Le public était lui-même complice de tous ces gestes. Il ne se contentait pas de le récompenser, il l’encourageait par ses applaudissements. Les témoins racontent combien l’acteur déclenchait « les cris de joie, de gaité, ou de frayeur des femmes ou des enfants[43] » voire d’« un homme fait[44] », par ses mouvements à risque, certes, mais aussi en raison de la proximité physique que l’acteur établissait avec le spectateur, qui expérimentait la « première et subite approche d’un animal tel que Jocko[45] ». Ce rapprochement se traduisait par un contact entre eux qui éveillait une certaine vulnérabilité chez le public. En effet, lors de ses passages sur la rampe des loges, Mazurier-Jocko n’hésitait pas à arracher des objets personnels de spectateurs de manière improvisée. Selon le dramaturge et critique de théâtre Ernest Blum, qui assurait l’avoir vu durant son enfance – bien qu’il s’agît sans doute d’un imitateur de l’acteur ; en effet Mazurier décéda en 1828 d’une infection pulmonaire, alors que Blum naquit en 1836 –, l’acteur, une fois perché sur les fauteuils du haut, « quand il rencontrait en route un chapeau de femme suspendu au rebord avec des épingles […] il décrochait le chapeau et le mettait sur sa tête, aux éclats de rire et aux applaudissements formidables de la salle[46] ». La frontière symbolique établie par la cage de la scène entre le public et l’univers de l’illusion théâtrale se volatilisait ainsi purement et simplement : plus rien n’était à l’abri du jeu du singe qui s’appropriait, avec la curiosité, la spontanéité et l’audace d’un animal sauvage, les effets personnels des humains.

Mazurier-Jocko intégrait ainsi le spectateur dans le spectacle lui-même, il devenait comparse de son jeu, confirmant que, pour l’animal, les codes établis par l’homme pour délimiter les espaces inhérents à la liturgie théâtrale étaient dénués de sens. Marcel Freydefont reprend le concept de « théâtre immersif » pour définir une topographie théâtrale fondée sur un espace qui veut « briser, détruire la scène à deux dimensions » dans le but de « vouloir placer le spectateur au coeur d’une action » et de lui accorder « une expérience à vivre de façon singulière et partagée »[47]. Remettant en cause la bidimensionnalité classique, le théâtre immersif oblitère les lignes de démarcation qui séparent l’intérieur de l’extérieur, l’intime du public, l’illusion du réel, et engage des « ferments utopiques[48] » qui font surgir un lieu théâtral inconnu pour le public. La rubrique est aisément applicable au jeu de Mazurier qui, par ses prouesses physiques au-delà de la scène, ainsi que par son interaction directe avec les spectateurs, anéantit la barrière scénographique frontale et insère le récepteur dans la représentation. Plutôt qu’un mur à franchir marquant « la séparation à la fois symbolique et matérielle entre les spectateurs et la représentation[49] », le cadre de la scène devient ainsi un lieu de passage, un « seuil » [Schwelle] au sens que lui accorde Walter Benjamin, dans la mesure où il constitue une « zone de transition »[50]. Pour Benjamin, la scénographie a la capacité de se « dilater », de « s’enfler », de manière à déborder ses marges physiques traditionnelles. De par ses déplacements erratiques sur les loges et son interaction improvisée avec le public, Mazurier « colonise » des espaces hors de la cage qu’est la scène et favorise cette mutation conceptuelle de la topographie théâtrale et de tous ses intégrants, soudain devenus synonymes du « sylvestre » au sens étymologique du terme – relatif à la silva, à la forêt.

En effet, comme l’affirme Victor Thimonier, le franchissement de ce seuil permettait au comédien de « passer d’un univers à un autre » et d’« être potentiellement transformé dans et par ce passage »[51], mais aussi au spectateur lui-même, objet, à son tour, d’une métamorphose stimulée par le jeu de Mazurier-Jocko. Son interaction directe avec le public véhiculait certaines connotations d’ordre sexuel, qu’explique l’intérêt scientifique et populaire de l’époque à cet égard. Les chroniques mettent l’accent sur le rôle actif joué par le public féminin dans l’interprétation du comédien, discréditant ainsi tous ceux qui ne voyaient en la femme qu’une victime mièvre et passive face aux accès du quadrumane. Les témoignages du moment indiquent d’ailleurs que ce sont précisément les femmes qui prodiguaient le plus de cadeaux et d’offrandes à l’acteur, l’incitant ainsi à entretenir un contact plus étroit avec elles. Par la distribution de « bonbons » et de « dragées »[52], le public féminin voulait s’attirer les grâces de l’animal, reproduisant le comportement de tant d’autres spectateurs envers les animaux exposés dans les ménageries. Dans un mélange de curiosité et de courage face à l’acteur animalisé et en liberté, les spectatrices deviennent le protagoniste indirect du spectacle, offrant ainsi l’image parallèle d’un certain type de féminité « ensauvagée », connotée par la culture populaire, étant donné son contact avec « les lieux marqués par la Nature […] qui la rendent exotiques [sic] »[53].

Cette fascination d’une partie des femmes du public envers le quadrumane avec lequel elles établissent un contact physique dans la salle nous ramène au singe exposé par Jean-Baptiste Nicolet, Turco, devenu « la coqueluche parisienne[54] » un demi-siècle auparavant et qui précisément allait succomber à une indigestion provoquée par les sucreries reçues pendant le spectacle[55]. Le comportement de Mazurier à l’égard des femmes qui assistaient à la représentation suit au pied de la lettre ce que tant de témoignages relataient quant aux prouesses de l’animal. Dans leurs Anecdotes dramatiques (1775), Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de la Porte citent une épitaphe écrite à sa mémoire, où l’auteur anonyme rappelle à quel point l’animal « était fort aimé du public et surtout des dames[56] ». Il en est de même dans les couplets ironiques composés par le chevalier de Boufflers, le poète à la mode dans la cour de Louis XV, qui figurent dans les Mémoires secrets de Bachaumont (1762-1787), et qui font allusion à la connivence de Turco avec son public féminin, confortée par l’intimité découlant du contact physique qu’il entretenait avec elles. « Il faut le voir sur les genoux / de quelques belles aux yeux doux », nous dit l’auteur[57], pointant une interaction tactile qui se retrouvera chez Mazurier des années plus tard. Comme dans le cas de l’acteur de la Porte Saint-Martin, Turco établissait un lien étroit avec les femmes qui allaient le voir, « avec lesquelles [il] conversait si elles l’appelaient[58] » ; un lien non dépourvu de touches sexuelles, tel que le roman d’Amanda Miller, Jacob’s Folly (2013), le suggère, lorsqu’il est fait allusion aux acrobaties du singe qui n’hésitait pas à sauter « de l’épaule de Nicolet au giron d’une jeune fille plutôt jolie » qui lui « baisa les lèvres, après quoi il s’éloigna en effectuant une pirouette »[59].

Les chroniques de Jocko, ou le singe du Brésil, restituent avec précision les velléités sexuelles que les chroniqueurs de Turco glissaient subrepticement dans les commentaires sur le spectacle. « Les femmes raffolaient de cet homme cousu dans une peau de singe », affirme Jouslin de Lasalle dans ses Souvenirs dramatiques[60], et Joseph Méryse remémore son père qui, en 1826, lui raconta que « les femmes suppliaient leurs maris de les mener voir Jocko, et les maris obéissaient avec leur complaisance habituelle. On ne saurait croire la quantité d’orangs-outangs que ces pères ont obtenu pour fils[61] ». Le texte de Rochefort et Lurieu allait jusqu’à s’aventurer à affirmer, par le biais d’une ritournelle chantée en choeur au premier acte par les esclaves de la plantation, que Jocko faisait office de stimulant sexuel tant pour les femmes que pour les hommes : « [Q]ui ranime les flammes / des époux endormis / qui réveille les femmes / pour damner leurs maris ? / C’est Jocko qui pass’ pour une bête, / mais qui peut, voyez-vous / Nous t’nir tête / À tous[62]. » Dès lors, il ressort telle une évidence que tous ces témoignages sur le singe vu comme un agent sexuel actif, susceptible de susciter l’intérêt et de déchaîner les passions les plus interdites chez les femmes, sont profondément imprégnés de l’image de l’animal, qui s’était peu à peu construite dans la culture occidentale. Élien, Pline et Pausanias[63] décrivirent avec force détails la personnalité de certains singes attirés par les humains de sexe féminin, qui trouverait son origine dans les satyres, les faunes, les silènes et autres créatures mythologiques, mi-hommes, mi-animaux, caractérisés par une luxure débridée. Le Moyen-âge confirmerait ces hypothèses en popularisant l’image du singe comme « figura diaboli[64] », c’est-à-dire comme le symbole du péché originel de l’homme, une sorte d’« âme animale de l’homme civilisé réprimée intérieurement[65] ». Selon Arlette Girault-Fruet, c’est cet « ensemble kaléidoscopique de mythes[66] » qui, de l’Antiquité à la Renaissance, conditionna le regard des voyageurs et explorateurs des XVIe et XVIIe siècles qui, comme Edward Tyson, Olfert Dapper, Louis le Comte, François Leguat, Gautier Schouten ou Thomas Philips, déclarèrent avoir observé, au cours de leurs expéditions, l’attirance des singes pour les femmes, ainsi que l’existence d’êtres hybrides nés du commerce charnel entre eux. Le spectacle mettant en scène Mazurier-Jocko s’inscrivait en outre dans la lignée de tant d’autres productions théâtrales ayant pour protagonistes des singes qui, en raison de la forme polysémique et phalloïde de leur queue, s’érigeaient, selon Nathalie Rizzoni[67], en figures indispensables de la littérature érotique. Ainsi, et bien que l’acteur ait incarné un singe sans queue, l’interaction exposée avec le public féminin rassembla toute une profusion de récits et d’images brossant le portrait du primate comme un animal lubrique et capable de susciter une passion contre nature chez la femme.

Toutefois, cette image classiquement perverse de l’animal et de celles qui, parmi le public féminin, entrent en contact physique avec lui est, en 1825, tamisée par une tournure plus romantique à travers la performance de Mazurier. Lorsque l’interprétation le conduit à interagir avec les femmes, le singe n’envahit pas l’espace du spectateur guidé par une nature hypersexuelle et débordante, mais plutôt en proie à une sorte d’amour galant. La presse ne cesse de se faire l’écho d’un épisode qui se déroula pendant une des représentations de la pièce, où Mazurier-Jocko serait tombé instantanément amoureux de celle qui deviendrait sa femme. Lors d’un de ses nombreux passages par les loges d’avant-scène, Mazurier remarqua dans un des fauteuils, une belle femme, « Mlle B. », qu’il n’hésita pas à approcher avec courtoisie afin de lui offrir une « fleur du Brésil[68] ». La femme serait retournée les jours suivants au théâtre et l’acteur, au milieu de la représentation, lui renouvelait son offrande, allant jusqu’à, au bout de quelques jours, lui offrir un bouquet. Cette interaction entre l’acteur et une femme du public aboutira, peu de temps après, à un mariage dûment sanctionné par l’Église en vertu de la profonde foi chrétienne de Mazurier[69].

Cette anecdote indique bien que la rupture avec le quatrième mur permet à Mazurier d’abandonner l’image du satyre classique afin de laisser le pas à celle d’un singe galant, plus conforme à l’esprit romantique de l’époque. Loin d’être considérée comme une interruption de la performance de Mazurier, sa rupture du quatrième mur pour offrir une fleur à la femme dont il tombe amoureux au premier coup d’oeil semble pleinement intégrée au spectacle, au point de recueillir toute l’approbation du public marquée par de nombreux applaudissements. Dans un tel geste, on peut voir les signes d’une performance où ne demeure plus aucune trace des hominidés qu’évoquait Voltaire dans Candide, courant à la poursuite de femmes en fuite, à la grande surprise de Cacambo. Au théâtre de la Porte Saint-Martin, Mazurier s’érige en une sorte d’animal amoureux, sensible à la beauté humaine, qui s’éloigne d’une généalogie de primates dominés par la luxure et susceptibles d’engendrer des unions monstrueuses avec des humains, tels qu’ils apparaissaient dans des oeuvres contemporaines[70]. Dans la lignée de l’« amour chaste et sentimental[71] » que les chroniqueurs virent dans la Jocko femelle de Pougens comme une démonstration de son affection et de son éducabilité, Mazurier transgresse les limites de la scène pour s’abandonner à une passion qui le fait aller plus avant dans son processus de conversion humaine. Ainsi, l’animal transgresse la barrière scénique tout en souhaitant rompre avec son animalité originelle, en s’immisçant entre des fauteuils où dominaient des sentiments propres aux humains.

Cette transgression touche néanmoins d’une façon complètement opposée la femme, objet de ses avances amoureuses. De même qu’une évidente pulsion zoophile se glissait dans les propos de ceux qui évoquaient les spectatrices interagissant avec Turco[72], les chroniqueurs du siècle suivant jugèrent Mlle B. comme attirée en premier lieu par l’animal, et non par l’acteur qui l’incarnait. Eugène Guinot, dans Le Petit courrier desdames, soutient avec tact que la vision du singe mit brusquement un terme aux « chagrins d’amour » que vivait la jeune femme. « Dès que son regard eut rencontré Jocko » – remarquons que l’auteur n’indique pas le nom du comédien mais bien celui du singe – « les tristes pensées de la belle affligée avaient fui comme par enchantement […]. Étrange mobilité du coeur féminin ! Irrésistible puissance de la bizarrerie »[73]. Le coup de foudre s’accompagnerait d’une offrande de bonbons, ainsi que d’un contact direct, ce qui confirmait la croyance selon laquelle il s’agissait bien d’un animal, plutôt que d’un homme : « Mlle X l’arrêta, lui présenta le sac de bonbons, et pendant que Jocko croquait les dragées, elle se mit à le flatter de sa blanche main, comme elle eût caressé son épagneul, sans songer qu’il y avait un homme cousu dans cette peau de singe[74]. » L’interaction entre eux durerait jusqu’au moment où la jeune femme « offrit de l’épouser, et il accepta », chose étrange, comme le souligne Guinot puisque « tout fut conclu sans que Mlle X eût vu son fiancé autrement que sous le masque et dans la peau du singe Jocko »[75].

Le récit ci-dessus souligne à quel point l’imaginaire culturel de l’époque admet la possibilité d’une attirance physique zoophile entre une femme et un animal. Les chroniques justifient cette passion en vertu des origines de la jeune fille, née au Brésil, patrie d’origine, pour certains, du singe incarné par Mazurier. Jocko apparaissait ainsi en réminiscence non seulement de l’origine géographique, mais aussi biologique, de la femme, ce qui expliquait sa proximité avec l’animal. À une époque où sauvage et hominidé sont considérés comme des synonymes[76], l’attirance pour un animal que les chroniques attribuent à celle qui deviendrait l’épouse de l’acteur suggère une sorte de régression vers un état naturel. Ainsi, à l’opposé du quadrumane, la femme se déshumanise par son contact avec le singe, tandis que celui-ci s’élève par rapport à son espèce, et s’humanise. La rupture du quatrième mur favorise donc un mouvement de balancier entre l’amour galant, caractéristique d’une société qui civilise l’animal, et un autre de nature plus sauvage et viscérale, susceptible d’animaliser l’humain, associé, dans l’imaginaire du public, à des latitudes plus chaudes.

En conclusion, l’interprétation que fit Mazurier de Jocko sut parfaitement réunir les questions culturelles de l’époque au moyen de la reformulation des conventions théâtrales inhérentes à l’espace scénique. La transgression des limites physiques de la scène permit de la paver d’une nouvelle signification où le concept de culture perdait son sens au profit de la soudaine émergence d’un espace naturel dominé par l’animal, et dont le spectateur se découvrait victime improvisée. Les chroniqueurs de l’époque avaient pour objectif prioritaire le public féminin ; ils voyaient en lui une mise à jour des pulsions zoophiles décrites dans des récits de voyages antérieurs. En ce sens, Mazurier sut, au moyen de son jeu d’acteur, redéfinir les paramètres régissant le rôle du singe lubrique pour l’adapter à la nouvelle sensibilité romantique. La profonde impression dont ses sauts et autres acrobaties hors de la scène imprégnèrent le public anticipe les expériences immersives actuelles dans lesquelles le spectateur entre en contact direct avec des animaux sauvages de manière inattendue, indifférents aux codes sémiotiques inhérents à l’espace de représentation. Si pour Mazurier briser le quatrième mur signifia accorder davantage de véracité au rôle incarné, c’est surtout parce qu’il sut lire l’ambiguïté qui sourdait dans la considération de l’animal inapprivoisé à l’époque, à mi-chemin entre l’irrépressible sauvage et le potentiellement civilisable. Quel meilleur reflet de l’appropriation culturelle de la figure du singe sauvage, au-delà du quatrième mur qui le sépare du spectateur, que la myriade de produits dérivés du spectacle[77] qui confirment la consolidation d’une industrie théâtrale où le spectacle, à l’instar de l’animal, devint objet de consommation, commercialisé et médiatisé par et pour le spectateur.