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Il n’y a pas, en soi, de « demande d’islam de l’État français ». Mais c’est bien parce qu’il y a une demande d’islam en France (de citoyens français de confession musulmane ou d’étrangers qui vivent en France) et que cette demande s’affirme depuis la fin des années 1980, qu’il y a une demande d’islam de l’État. Pour s’en tenir à un domaine concret et circonscrit, il existe en effet une telle demande de l’État, ne serait-ce que pour respecter l’égalité de traitement lorsqu’en prison ou à l’hôpital, des détenus ou des patients musulmans souhaitent avoir accès à des personnes représentant leur culte. Poser la question de la formation de cadres religieux comme politique publique semble déplacé et même illégitime dans le cadre de la laïcité française, souvent définie, pour faire bref, comme étant le principe de séparation des cultes et de l’État et celui de la neutralité confessionnelle de ce dernier. La formation des cadres religieux ressort donc de la stricte liberté des cultes, elle est entièrement libre, pourvu qu’elle ne sorte pas de l’ordre public défini par la loi. L’État n’a donc pas à s’en mêler.

Si la loi de 1905 a fini par s’imposer dans ses grands principes et constituer une sorte de symbole d’un consensus religieux et politique enfin atteint, il n’en reste pas moins que la France d’aujourd’hui ne ressemble pas beaucoup à la France de 1905. Une des raisons fondamentales du fait que la laïcité est redevenue en France, depuis les années 1980, une source de débats et de tensions, est le conflit entre un attachement très profond à cette loi et la nécessité de voir clairement en face qu’il faut repenser notre « pratique » de la laïcité, non pas pour abandonner les « principes » de la loi 1905, mais pour les préserver, les garder vivants et praticables aujourd’hui.

La loi de 1905 est en effet une sortie par le haut du conflit des deux France, la catholique et la laïque. Il ne s’agit donc pas de la victoire de la France laïque sur la France catholique, mais de l’affirmation de la liberté de conscience et de culte dans le cadre de la loi politique. Même si elle a été vécue comme la victoire d’un camp sur l’autre par la plupart des acteurs de l’époque, côté catholique comme laïque. En effet, l’Église catholique de France a pesé de tout son poids contre l’idée d’une séparation. Ce n’est que plus tard, après avoir su préserver la spécificité des associations diocésaines[1] (Poulat 2007) qui respectaient le principe de l’autorité de l’évêque dans les paroisses, contrairement aux associations cultuelles prévues par la loi de 1905, après avoir gardé le monopole de l’affectation cultuelle des milliers d’églises d’avant 1905 sans avoir à en supporter les coûts d’entretien car propriétés publiques et non associations de type 1905, que l’Église catholique a mesuré le bénéfice de liberté dont elle n’avait jamais encore joui dans ses relations avec l’État français avant la loi dite de séparation. A partir de ces données fondamentales, il y a un malentendu permanent qui nourrit les débats sur la laïcité. Ce malentendu tient au décalage profond entre l’identité narrative de la laïcité et sa réalité juridique. L’identité narrative est celle du conflit entre deux visions du monde, deux philosophies : du côté laïque, on peut se raconter la marche de l’obscurité vers la lumière et l’émancipation de l’humanité via une stricte séparation repoussant les religions dans la sphère privée et celle des « croyances ». Du côté catholique, la séparation a été souvent vécue comme un acte de violence unilatérale. Du point de vue juridique, les choses sont infiniment plus complexes. Pour prendre le seul exemple qui nous intéresse particulièrement, le principe même des aumôneries n’est en rien une entorse à la laïcité (si l’on considère que la loi du 9 décembre 1905, où ce mot n’apparaît cependant pas, en est un pilier) puisque l’alinéa 2 de l’article 2 de cette loi précise que des budgets publics pourront être maintenus pour les aumôneries. Cela se comprend au titre de la « garantie du libre exercice des cultes » (article 1 de la loi du 9 décembre 1905) pour ceux qui, comme les prisonniers ou les malades, n’ont pas la liberté de se déplacer. Du point de vue des réalités historiques et sociales, la présence de nombreux citoyens de confession musulmane change profondément la situation de la sociologie religieuse de la France puisque l’islam, quelle que soit sa diversité, apporte avec lui des questions nouvelles, notamment pour l’organisation des aumôneries[2].

L’ambition de cet article n’est pas de faire une vaste réflexion sur le rapport entre Islam et laïcité ni sur la place de l’Islam dans l’histoire de France. Il n’a pas non plus l’ambition de faire une histoire, déjà longue et complexe, de la question de la formation des cadres musulmans. En effet, elle court du projet d’une faculté publique de théologie islamique à Strasbourg à la fin des années 1980 au rapport de Rachid Benzine, Catherine Mayeur-Jaouen et Mathilde Philip-Gay (publié en 2017), en passant par le rapport de l’historien Daniel Rivet rendu au ministre Luc Ferry au début des années 2000[3]. Il s’agit plutôt de savoir quel est l’état de cette question depuis 2017, via le prisme du décret et de l’arrêté publiés cette année-là, rendant obligatoire une formation « civile et civique » pour les nouveaux aumôniers rémunérés, militaires, pénitentiaires et hospitaliers[4]. Le caractère obligatoire de ces diplômes s’explique par le fait que les aumôneries sont un domaine où l’autorité publique s’exerce effectivement. S’il appartient aux autorités cultuelles de proposer des aumôniers, ce sont les administrations concernées qui disposent, au sens où ce sont elles qui ont le pouvoir d’agréer ou non les aumôniers, sans avoir à motiver leurs décisions. Ces formations (DU, c’est-à-dire diplômes universitaires) sont bien sûr « ouvertes à tous », y compris à ceux qui ne sont en rien religieux ou n’ont pas le moindre projet d’intégrer une aumônerie, ainsi qu’à tous les cultes puisqu’ils ne peuvent qu’être tous concernés, au nom du principe d’égalité de traitement. Il n’en reste pas moins que ces DU ont été imaginés, à l’origine, comme l’instrument privilégié d’une formation publique destinée aux cadres musulmans. Outre la nécessité de faire un état des lieux descriptif et récent de la question, l’ambition de cet article est de se demander quelle est la philosophie de cette politique publique et quelles sont les difficultés qu’elle peut rencontrer pour atteindre les objectifs qu’elle se fixe.

Quelle situation factuelle pour les formations « civiles et civiques »[5] ?

Le premier DU est celui de l’Institut catholique de Paris (ICP), qui date de 2007, leur nombre ayant augmenté significativement par la suite. Les promotions 2016 sont de 375 inscrits.

Quel public ?

Les ministres du culte, qui représentaient un tiers des effectifs en 2015, sont en nette augmentation puisqu’ils constituent 40 % du nombre d'inscrits à l’ensemble des DU en 2016. 34 % des effectifs totaux sont des cadres religieux musulmans. A noter que 26 imams (soit 20% des cadres musulmans) sont des cadres religieux détachés, envoyés par Alger. Les cadres religieux chrétiens (catholiques, protestants et orthodoxes) représentent, quant à eux, 5 %. On note une hausse du nombre de protestants, notamment au niveau de l’aumônerie. Les aumôniers et aspirants aumôniers représentent 10% des effectifs totaux (36 personnes), une part en hausse par rapport au 7% qu’ils constituaient en 2015. Les 29 aumôniers musulmans répartis entre la fonction hospitalière et pénitentiaire forment une large majorité dans cette catégorie.

La proportion d'agents publics reste stable en 2016 par rapport à 2015, puisque les 93 personnes issues du service public représentent un quart des effectifs totaux. La fonction territoriale et l'éducation nationale sont les administrations les plus présentes (23 agents chacune), viennent ensuite le ministère de l’intérieur (21), la fonction hospitalière (14) et enfin, la pénitentiaire (12) qui, pourtant, est l'une des structures les plus exposées aux questions liées au religieux et à la laïcité.

On comptait 77 étudiants inscrits en cursus universitaire classique en 2016, avec une proportion (20%) également en hausse. On relève que leur participation active et le partage de leur savoir-faire, au niveau méthodologique, avec des professionnels est extrêmement utile. Des liens de solidarité entre les étudiants et certains acteurs ayant quitté les bancs de la faculté depuis des années se sont tissés dans la plupart des DU, favorisant le « team-building ».

Si les personnes du secteur privé et les retraités, qui représentent 10 %, sont en hausse, le secteur associatif est, quant à lui, en nette baisse avec 7 % des effectifs totaux (contre 23% en 2015).

Quel contenu ?

Le nombre total d’heures de cours varie entre 120 et 178 heures selon les DU (ICP : 160h, Mayotte : 178h sur 2 ans) bien que la moyenne soit de 135 pour la plupart (Lille, Lyon, Bordeaux, Toulouse, La Réunion). Les programmes sont relativement denses, or les étudiants présents dans ces DU cumulent le plus souvent un second parcours universitaire ou bien une activité professionnelle en parallèle de ces formations. Certains DU ont pris acte de ces difficultés et s’orientent désormais vers un étalement plus important des cours sur l’année universitaire (Paris Sud, Nantes) ou une réduction du volume horaire (Lyon, ICP, Mayotte). Certains DU, tels que ceux de Strasbourg et Lille, ont pour projet d’axer davantage les cours et les examens sur un apprentissage pratique plutôt qu’académique en proposant notamment des cas pratiques et des mises en situation. D’autres DU, tel que celui d’Aix-en-Provence, accordent une place importante, dans leur enseignement, aux séminaires thématiques donnant lieu à des rencontres avec des acteurs de terrain au sein de communautés religieuses ou d’instituts spécialisés dans l’interreligieux.

Les programmes des DU s’organisent principalement autour de trois grands axes que sont les institutions de la République et la laïcité, le droit des cultes et les sciences sociales et humaines des religions. Toutefois, le contenu des cours n’est pas similaire d’un DU à l’autre.

Des cours spécifiques sont également proposés selon les DU et la région dans laquelle ils sont implantés tels que « Approche comparée de la laïcité » (Bordeaux), « Lutte contre les discriminations » (Aix-en-Provence), « Pratiques en aumôneries pénitentiaires et hospitalières » (Paris-Sud) ou encore « Droit local des cultes » (Strasbourg). Certains DU prévoient pour l’année 2016-2017 de nouveaux cours spécifiques tels que « Religion et entreprise » (Strasbourg), « Droit des associations » (Lyon) ou bien traitant de thèmes d’actualité tels que la radicalisation (Nantes).

Les évaluations peuvent prendre des formes variées, écrites et orales : examen final, contrôle continu, rédaction d’un mémoire soutenu devant un jury etc. Le taux de réussite pour les promotions 2015-2016 est de l’ordre de 93%, mais il y eut 41 abandons (14%) pour des raisons de défaillance linguistique ou de difficultés à concilier le suivi du DU avec les obligations professionnelles.

Le décret et l’arrêté de mai 2017

Attendus, annoncés depuis longtemps, ils sont enfin parus, juste avant le second tour de l’élection présidentielle. Il va de soi que la perspective d’une formation obligatoire pour devenir un aumônier rémunéré a créé une réelle dynamique, au moins pour ceux voulant remplir une telle mission, en particulier dans le cadre du culte musulman. A contrario, l’ajournement, voire l’abandon d’un tel projet auraient sans doute refroidi l’engagement de ces futurs aumôniers.

Quels sont les termes exacts qui sont employés dans le décret pour décrire son objet ? « Diplôme sanctionnant une formation civile et civique agréée, comprenant un enseignement sur les grandes valeurs de la République ». L’adjectif « universitaire » n’apparaît pas. Retenons surtout que cette formation s’appelle « civile et civique » et ne fait plus mention de « fait religieux » ou de « laïcité ». A notre connaissance, rien n’empêchera les différents DU de choisir des intitulés spécifiques où il sera fait mention de « religions », « laïcité », « société », « interculturalité », « République », etc. Ce choix indique la volonté d’être le plus neutre possible, de ne surtout pas donner l’impression d’empiéter sur le domaine propre des religions etc. Toutefois, un bref sondage dans une rue quelconque sur la nuance entre une formation « civile » et une formation « civique » donnerait sans doute des résultats intéressants. Quant aux fameuses « valeurs de la République », elles sont un étendard de ralliement qui laisse ouverte la question de leur liste exhaustive et de leur signification, mais qui produit un effet de cohérence avec d’autres politiques publiques, comme l’enseignement moral et civique à l’école (loi du 8 juillet 2013). On peut également remarquer que l’aumônerie scolaire n’est aucunement concernée et qu’il n’y a à ce jour en France aucune aumônerie scolaire musulmane.

Il va de soi que pour délivrer un tel diplôme, un agrément sera nécessaire et devra donc répondre à un certain nombre de critères. C’est l’arrêté qui précise cela. Seuls pourront proposer un tel diplôme : un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel, un établissement d’enseignement supérieur public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministre chargé de l’enseignement supérieur ou un établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général. Le volume horaire minimal sera de 125 heures et l’enseignement portera sur trois grands domaines : institutions de la République et laïcité, grands principes du droit des cultes, sciences humaines et sociales des religions. Les deux premiers enseignements doivent représenter un minimum de 70 heures. Il n’y a pas de condition de diplôme pour l’inscription à cette formation et l’on peut obtenir des équivalences, soit par d’autres diplômes, soit par la validation des acquis de l’expérience. Pour demander l’agrément, il faut s’adresser au Bureau central des cultes du ministère de l’intérieur, la décision étant prise conjointement par le ministre de l’Intérieur et le ministre chargé de l’enseignement supérieur.

Quels objectifs pour cette politique publique ?

On peut se demander quelles sont les raisons données récemment par le gouvernement pour justifier une politique publique de formation des cadres religieux musulmans. Sous l’impulsion du ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, a été lancé « l’Instance de dialogue avec l’islam », journées consacrées à des discours officiels, des débats et des ateliers. Trois réunions eurent lieu, la dernière alors que Bernard Cazeneuve était Premier Ministre, les 15 juin et 21 mars 2016, puis le 12 décembre 2017 : 

A l’échelon local, les imams sont les acteurs naturels de cette « politique de la sagesse », et c’est pourquoi toutes les mesures prises en vue de s’assurer de la qualité de leur formation, ainsi que de leur maîtrise de la langue française, me paraissent très importantes, y compris pour la prévention de la radicalisation. L’Etat continuera à soutenir leur formation profane, à travers le développement continu des DU de formation civile et civique sur tout le territoire, complété par la création d’un DU qu’il sera possible de suivre à distance[6].

La justification classique est le fameux « vivre ensemble », la cohésion sociale etc. Ce qui sous-entend que ceux-ci peuvent être mis à mal par des comportements de repli communautaire, favorisés par un certain type de pratiques et de discours religieux musulman, compte tenu du fait que le culte musulman, dans son fonctionnement concret en France, est à la fois faiblement et confusément structuré. Il l’est faiblement, car non structuré sous la forme d’une Église comme dans le catholicisme ou d’une Fédération comme dans le protestantisme ou d’un Consistoire comme dans le judaïsme, étant donné que son ancrage comme phénomène de masse sur le territoire métropolitain est récent (le début des années 1990). Il l’est confusément, car il est à la fois pris dans le jeu d’États étrangers (l’Algérie, le Maroc et la Turquie principalement) et dans la multitude d’entrepreneurs religieux sans affiliation ou dont les affiliations sont concurrentes. Les libres entrepreneurs religieux disent ce qu’ils veulent et même, éventuellement, n’importe quoi (ce qui n’est pas un problème en soi, mais peut le devenir si l’on sort du cadre de la loi commune ou si l’on appelle à la violence). Les imams formés à l’étranger, quant à eux, ne sont pas toujours très au fait de la langue française ni de la culture française ni de ce que la laïcité et le droit des cultes signifient vraiment. Rappelons que l’État français lui-même a favorisé et favorise encore cette « importation » d’imams, les préférant à des imams auto-proclamés, même si, à terme, le gouvernement souhaite ne plus avoir à compter sur ces ressources extérieures.

Le motif de la « prévention de la radicalisation » a pu également apparaître dans les discours à partir du printemps 2014, lorsque qu’un nombre non négligeable de jeunes Français partaient faire le Djihad en Syrie[7]. Les attentats de 2015 et 2016 ont décuplé les inquiétudes. Si l’on prend l’exemple de l’Administration pénitentiaire, l’état d’esprit est aujourd’hui plutôt à la prudence et à une déconnexion entre la lutte contre la radicalisation violente et la place qu’elle entend faire à l’aumônerie musulmane. En effet, instrumentaliser la religion musulmane à cette fin comporte deux risques évidents. Le premier est immédiatement pratique : un aumônier doit gagner son autorité spirituelle et cultuelle auprès des détenus et ne doit pas passer pour une marionnette de l’Administration. Le deuxième est plus théorique mais essentiel : l’État laïque ne doit pas laisser croire que, de son point de vue, promouvoir le « bon islam » est sa seule réponse au « mauvais islam ».

Un autre objectif évident est que ces formations créent des situations où des personnes se rencontrent alors qu’elles n’avaient que très peu de chances de se rencontrer. Cela est vrai pour les religieux et les fonctionnaires mais aussi pour les religieux entre eux, de confessions différentes, voire de courants différents au sein d’une même religion. Partager des connaissances, partager un même lieu, mais aussi partager les pauses, des moments festifs, amicaux, voilà ce que font tous les étudiants. Voilà ce qui se fait déjà, et nous pouvons en témoigner comme enseignant dans le cadre de ces DU, voilà ce qui devrait se faire plus encore puisque ces formations sont rendues obligatoires pour l’avenir et vont donc concerner tous les cultes. Depuis la multiplication des attentats islamistes, les risques de tensions sont importants. Si dans une ville les principaux responsables religieux se connaissent, ont appris à tisser des relations de confiance et d’amitié, on ne doit pas négliger et mépriser la capacité qu’ils peuvent avoir d’agir ensemble pour éviter des troubles sociaux graves, alimentés par le carburant des blessures identitaires à caractère religieux.

Quelles difficultés ?

Les difficultés sont de plusieurs ordres. Elles peuvent être « techniques » et « pédagogiques » d’abord. Elles peuvent être ensuite « politiques » au sens le plus large. Elles sont enfin de nature proprement « religieuse ou théologique » et peuvent toucher le coeur de ce dont il est question, c’est-à-dire la façon dont l’islam saura trouver - ou non - harmonieusement une place dans la société française. Les formations dont nous parlons touchent inévitablement cette dernière dimension, mais ne peuvent y entrer directement. Elle est avant tout de la responsabilité des musulmans eux-mêmes, de leur propre réflexion théologique et philosophique à la faveur de la vie qu’ils mènent désormais en Europe et des contacts qu’ils peuvent nouer avec des théologiens et des philosophes de toutes obédiences ou convictions qui partagent ainsi cette responsabilité avec eux. Il n’y a pas d’identité simple ni éternelle, il n’y en a que de complexes et évolutives. Mais une société n’évolue pas à partir de rien ni n’importe comment. La France a une histoire, notamment religieuse et politique. Cette histoire n’est pas un bloc compact et univoque, elle est sans cesse revisitée, interprétée, transformée en fonction du travail des historiens, des besoins psychologiques et politiques des citoyens vivant dans le présent et se projetant dans l’avenir. La France a aussi une constitution, un droit fondé sur des principes qui sont eux-mêmes fondés sur des choix philosophiques et politiques comme la notion de « Droits de l’Homme et du citoyen » etc.

Les difficultés techniques tiennent à la faisabilité des formations et à la capacité des étudiants particulièrement souhaités, comme les cadres musulmans, à les suivre. En effet ceux-ci travaillent le plus souvent en dehors de leurs responsabilités cultuelles, sont souvent éloignés des universités et ont souvent des revenus modestes. Longtemps les Universités publiques rechignaient à organiser de telles formations, à tel point que c’est à l’Institut catholique de Paris que la première a pu démarrer en 2007. Les temps ont changé, les mentalités aussi. Des horaires aménagés doivent permettre à ceux qui travaillent de suivre les cours. Une formation à distance a également été conçue pour ceux qui sont géographiquement éloignés des universités. Autre difficulté non négligeable, celle que peuvent avoir certains à financer cette formation. Là encore des réponses existent déjà. Le ministère de l’Intérieur donne une subvention pour en faire baisser le coût. La Fondation pour l’islam de France, particulièrement mobilisée sur cette question de « la formation des imams », peut décerner des bourses[8].

Les difficultés pédagogiques tiennent au contenu proprement dit de l’enseignement et à la capacité de le suivre par un auditoire dont les membres ont des niveaux d’études très disparates. Un équilibre délicat est toujours à trouver – et il peut être différent d’un D.U à un autre – entre les matières juridiques et celles qui relèvent des sciences humaines et sociales. Mais la condition pédagogique la plus dirimante est celle de la compétence linguistique en français. Là encore, un gros effort est fait et se fera de plus en plus en mettant en place des cours de français, propédeutiques à la formation elle-même.

Les difficultés politiques au sens large tiennent à la capacité de convaincre les premiers intéressés, c’est-à-dire les musulmans mais aussi les autres cultes qui sont maintenant concernés depuis le décret de mai 2017. A qui doit-on s’adresser quand on veut parler « aux musulmans » ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Il y a le Conseil Français du Culte Musulman bien sûr, mais tous les musulmans n’y sont pas. Au-delà de la question des aumôneries, seule une connaissance concrète de la vie des mosquées françaises permet de comprendre la difficulté qu’il y a à faire émerger des cadres musulmans ayant un haut niveau de formation, une grande familiarité avec la langue et la culture française ainsi qu’une indépendance vis-à-vis des États musulmans. En effet, les grandes mosquées préfèrent faire appel à des imams venant de l’étranger car ils sont payés par leurs États d’origine, quant aux petites mosquées elles manquent de moyens et leurs présidents gardent plus facilement l’ascendant sur un imam peu familiarisé avec le milieu français[9]. La limite de cette politique publique de formation se trouve donc au-delà de ce qu’elle peut : la réalité et la qualité des débouchés professionnels, compte tenu du fait qu’hormis le cas à part de l’aumônerie militaire[10], le seul métier d’aumônier musulman ne permet pas de vivre. Ces réserves étant faites, les contacts peuvent être pris avec différents réseaux ou fédérations, des instituts musulmans de formation religieuse. Puisque les aumôniers ne sont nommés que sur proposition d’une autorité religieuse, il faut donc convaincre tous ceux susceptibles de jouer un rôle dans l’agrément des futurs aumôniers. Quant aux autres cultes et à la façon dont ils peuvent considérer les D.U, la situation n’est ni très simple, ni très claire. La première chose à constater est la disparité des situations.

Prenons l’exemple de l’aumônerie pénitentiaire pour mieux analyser l’attitude des cultes qui y sont présents. En 2015, il y avait notamment (pour parler des principaux cultes sur le plan numérique) 687 aumôniers catholiques, 355 aumôniers protestants, 69 aumôniers israélites et 198 aumôniers musulmans[11]. Il y a donc peu d’aumôniers israélites car susceptibles d’apporter leurs secours qu’à une toute petite minorité de détenus. Par ailleurs, ils sont tous rabbins. Traditionnellement, ils sont favorables à une « professionnalisation du métier » et accepteraient fort volontiers une situation analogue à celle des aumôniers militaires qui ont un statut assimilé à celui d’officiers et une rémunération équivalente. Mais rien n’indique que d’une manière unanime ils se réjouissent de devoir suivre une formation commune obligatoire, alors que leur intégration dans « les valeurs de la République » est ancienne. Pour les chrétiens, on constate qu’ils forment une forte majorité, avec un ancrage historique le plus ancien côté catholique, une forte mobilisation côté protestant, compte tenu de la proportion des fidèles par rapport à l’ensemble de la population. Nombre d’entre eux sont prêtres ou pasteurs (et jouissent donc d’un statut) mais le plus grand nombre sont des bénévoles. Ils le sont pour deux raisons différentes et convergentes, l’une théologique et l’autre sociologique. La théologique est celle du témoignage gratuit de la grâce, la sociologique tient à ce qu’ils sont souvent à la retraite (donc disponibles), ont un bon niveau d’éducation (donc comprennent bien la laïcité, les « valeurs de la République » etc.) et un bon niveau de vie économique (ils n’ont pas besoin d’une rémunération supplémentaire pour vivre). Ajoutons que ces deux raisons convergent avec une autre qui est plutôt de l’ordre des finances publiques : le ministère de la Justice n’a absolument rien contre le bénévolat. Ceci étant d’autant plus vrai que, tout en ne baissant pas la dotation financière des autres aumôneries, le ministère a mené une politique de rattrapage pour l’aumônerie musulmane pour des raisons évidentes de décalage dramatique entre le nombre d’aumôniers et le nombre de détenus, au moins « d’origine musulmane », susceptibles de faire appel au soutien d’un aumônier musulman. Le nombre d’aumôniers musulmans a donc connu une croissance de près de 200% en quinze ans et ce sont eux qui ont à eux seuls, en 2016, 40,51% de la dotation financière (la première donc), permettant ainsi d’indemniser la quasi-totalité d’entre eux conformément à leur souhait. Précisons que ce souhait n’est pas intrinsèque à ce qui serait une caractéristique théologique de l’islam, mais plutôt l’expression de situations sociales et professionnelles où une rémunération est la bienvenue.

Ces réalités fortes et souvent mal connues étant dites, il n’est guère étonnant qu’il n’y ait point eu un enthousiasme débordant à l’égard d’un projet de formation obligatoire pour les aumôniers pénitentiaires de tous les cultes. Cela est vrai pour plusieurs raisons. La première est de ne pas se sentir concerné, car beaucoup d’aumôniers chrétiens ne demandent pas à être rémunérés et, pour les nouveaux venus, il est possible de mettre en place une stratégie de contournement, via le système des équivalences. En effet, les aumôniers chrétiens ont souvent un niveau de formation élevé (Bac plus 3 ou plus, ce qui correspond au moins à des diplômes de trois années d’études supérieures) qui peut les dispenser de l’obtention du DU de formation civique et civile. Pour des raisons plus profondes encore, on discerne plus ou moins ouvertement, une résistance à ce projet. Les raisons en sont multiples et d’ordres différents. Ils estiment ne pas avoir été assez consultés, ne pas avoir pu exprimer leurs besoins spécifiques. Les cultes jouissent en France d’une grande liberté vis-à-vis de l’État depuis la loi de 1905, dès lors, toute injonction de la part de ce dernier ayant un accent autoritaire peut rapidement être perçue comme une insupportable ingérence dans leur propre souveraineté.

Conclusion

Le discours du 20 juin 2017 du Président Emmanuel Macron devant les responsables du CFCM permet de faire le diagnostic suivant : il n’y a pas de changement de cap eu égard à la formation des cadres musulmans comme politique publique. On ne peut discerner qu’une inflexion et une insistance particulière à caractère très général et non coercitive. Pour ce qui est de l’inflexion, l’objectif, à terme, est de mettre fin à cette pratique qui consiste à faire venir des imams de pays musulmans étrangers[12]. Cela ne mettra toutefois pas un point final immédiat à l’influence de ces pays pour ce qui concerne la formation religieuse de ces religieux. Elle se faisait hors de France, elle se fera en France, via des instituts financés par l’Algérie, le Maroc et la Turquie, avant que l’on ne puisse imaginer une totale indépendance vis-à-vis de ces États. Pour ce qui est de l’insistance, le Président de la République indique clairement que l’enseignement religieux (et non pas seulement civil et civique) de l’islam devrait être conforme aux « valeurs de la République ». Il s’agit clairement d’encourager les responsables musulmans à combattre au sein de l’islam tout ce qui pourrait inciter à la violence, à la ségrégation et à la désobéissance aux lois de la République. On retrouve là les difficultés les plus anciennes et les plus structurelles des relations entre l’État français et l’islam : il ne peut intervenir dans le domaine religieux, mais ne peut pas non plus se désintéresser complètement de ce qui se dit dans les mosquées surtout depuis l’époque où le risque de discours appelant à la violence y existe. Il doit donc se contenter d’un pouvoir d’influence et de persuasion pour inciter des instances représentatives de ce culte à mieux se structurer théologiquement parlant. C’est ce que le CFCM a tenté de faire sous la présidence d’Anouar Kbibech en tentant de créer un conseil théologique en 2016. Toutefois, les années suivantes ont montré une incapacité du CFCM à surmonter ses contradictions internes et à mettre en oeuvre efficacement un tel projet. C’est la raison pour laquelle lui a succédé en février 2022 une nouvelle instance de représentation des Musulmans de France appelé FORIF (Forum de l’islam de France)[13]. La philosophie de cette nouvelle instance consiste à vouloir faire émerger par le bas, à partir des territoires, des mosquées, de nouvelles personnalités généralement plus jeunes et nés en France ayant démontré leurs capacités à participer concrètement à la vie de la communauté musulmane. Il est encore trop tôt pour savoir quels fruits portera cette nouvelle instance de dialogue.

Pour le reste, des politiques publiques concernant la formation des cadres musulmans seront toujours critiquées. D’un côté, on criera au viol de la laïcité, d’un autre ou du même côté, à une odieuse « gestion coloniale de l’islam », etc. Le XIXe siècle fut pour les cultes en France infiniment plus contraignant que ne le sont les mesures que nous avons envisagées. La pratique de l’islam en France est sans doute beaucoup moins encadrée qu’elle ne l’est dans des pays à référence musulmane. La liberté de conscience et de culte dans le cadre de la loi, reste la règle en France. Des politiques publiques concernant la formation des cadres religieux, notamment musulmans, sont possibles, elles existent, ne manquent pas de difficultés ou de faiblesses, mais sont des laboratoires d’avenir.