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Le livre Propos d’un pédagogue. Clermont Gauthier s’entretient avec Stéphane Martineau (Gauthier et Martineau, 2020) aurait tout aussi bien pu s’appeler « Lettre à un.e jeune chercheur.e en éducation ».

Publié dans la collection « Être pédagogue » des Presses Universitaires de Laval qui vise à « donner la parole à des figures marquantes de la recherche en sciences de l’éducation », Stéphane Martineau, directeur de la collection, présente sous la forme d’un entretien de questions – réponses le parcours intellectuel et professionnel de Clermont Gauthier, son directeur de thèse, professeur chercheur à l’Université Laval et membre fondateur du CRIFPE (Centre de Recherche Interuniversitaire sur la Formation et la Profession Enseignante).

Ce dispositif narratif, éloigné des formats des publications ou communications scientifiques, nous invite à une rencontre informelle à l’écart du bruit et de la fureur qui agitent nos universités, pendant laquelle quarante années d’histoire des sciences de l’éducation se déroulent devant nos yeux presque sans nous en apercevoir. Plutôt qu’une présentation historique des politiques scolaires ou de l’évolution des facultés d’éducation, c’est à travers la perspective d’un homme qui y a été tour à tour acteur et observateur, enseignant, étudiant, professeur, conseiller et chercheur que nous découvrons quarante ans d’évolutions dans ces différents milieux où se pense et se crée l’Ecole.

Découpé en 10 sections thématiques telles que « Retrouver la pédagogie », « Transformations de l’éducation au Québec » ou encore « L’écriture dans la recherche », ces sections ponctuées de courtes questions de Stéphane Martineau pour ancrer le propos correspondent aussi aux différentes étapes du parcours professionnel de Clermont Gauthier.

Les deux premières sections « Genèse d’un questionnement » et « Retrouver la pédagogie » s’attachent à présenter sa phase de formation comme étudiant puis comme professeur à l’université - « la meilleure manière de connaître un domaine, c’est tout simplement de l’enseigner » (p.11) - et le point de départ de sa quête pour une « knowledge base for teaching » (p.15) qui guidera ses recherches et son engagement pour la professionnalisation du métier d’enseignant. La seconde section permet ainsi de découvrir les résultats de ses travaux menés sur l’émergence de la pédagogie, qu’il lie au passage de l’enseignement individuel à la constitution des classes « le poids du nombre a agi comme principe actif de changement des pratiques pédagogiques » (p.31), et qui l’amènent à identifier la préoccupation première de la pédagogie comme celle de « ‘penser groupe’, de gérer et d’organiser ces collectifs d’élèves pour qu’ils apprennent » (p. 43).

Les trois sections suivantes « L’efficacité en enseignement », « Professionnalisation de l’enseignement » et « Formation initiale des enseignants » offrent une perspective fascinante pour qui commencerait aujourd’hui dans les facultés d’éducation sur l’idéologie constructiviste qui a orienté autant la réforme du curriculum des programmes éducatifs au Québec à la fin des années 1990 et par la suite que les choix de formation au niveau universitaire à rebours de résultats de recherche qui montraient que « des approches d’enseignement structurées étaient celles qui facilitaient le plus l’apprentissage des élèves en difficulté » (p. 51). Les questions d’efficacité en enseignement et de professionnalisation, qui ont été au coeur des travaux et des engagements de Clermont Gauthier, aussi membre fondateur du CRIFPE, font aussi l’objet de deux sections adressant le sens et la nécessité de la constitution d’un référentiel de compétences des enseignants basé sur la recherche académique et partant de cette idée que « pour partager des savoirs, il faut bien évidemment qu’ils soient préalablement formalisés, reconnus par les membres de cette profession et enseignés dans les facultés d’éducation » (p.117).

Les quatre dernières sections « Les critiques à l’endroit des sciences de l’éducation », « L’évolution du travail du professeur d’université », « La pédagogie et les pays et développement » et « L’écriture dans la recherche » offrent un coup d’oeil édifiant pour les non-initié.es à ce qui se trame derrière le rideau des universités et plus précisément des facultés d’éducation. Nous y découvrons d’abord une séparation grandissante entre les milieux scolaires et académiques, que Clermont Gauthier ancre dans la divergence d’intérêts entre d’un côté « la carrière universitaire entraîne les professeurs vers la recherche, les subventions et les communications dans des congrès dits ‘savants’ plutôt que professionnels » (p.136) et de l’autre « les enseignants des écoles sont pris dans les exigences du quotidien avec leurs élèves, les parents, les tâches administratives grandissantes » (p.137). L’évolution du métier de professeur-chercheur universitaire y est ensuite dévoilée : « si un professeur veut faire bonne figure en recherche, surtout maintenant où les exigences bureaucratiques des organismes subventionnaires sont si accaparantes, il doit s’épargner le plus possible de la formation au premier cycle. De même, s’il veut s’investir en enseignement, il ne doit pas avoir à subir les contrôles tatillons de la productivité en recherche » (p. 144).

Dans la huitième section « L’évolution du travail du professeur d’université », la vision du chercheur contemporain qui occuperait son temps à « lire, à découvrir, à méditer comme on aurait pu logiquement le penser » (p.149) est remplacée, dans une énumération qui n’en finit plus des tâches qu’il a à accomplir, par la réalité d’un travailleur qui passe son temps à « administrer, à gérer, à rendre des comptes aux instances bureaucratiques » (p. 149), ce qui lui fera conclure : « je me sens de moins en moins un chercheur au sens plein du terme, mais plutôt un administrateur de recherche » (p. 163).

A « la lecture superficielle et trop rapide, l’agitation et le formulaire » (p.165) et à « la machine technocratique insatiable qui nous oblige à avancer, à nous soumettre aux règles présentes dans chaque interstice de la structure » (p. 165), Clermont Gauthier oppose ainsi une invitation à « la lecture patiente, la méditation et l’écriture » (p.165) et rappelle qu’il existe d’autres façons de faire de la recherche, dont son propre exemple : « je me vois plutôt comme un essayiste, comme un bricoleur d’idées. J’aime lire, j’aime écrire, j’aime mettre en scène des idées à partir de ce que j’ai lu. C’est cela qui a été l’activité principale de ma vie intellectuelle. » (p.191).

Souvent peu outillé.e et peu instruit.e de cette histoire de l’éducation comme objet de recherches et de politiques, l’étudiant.e ou jeune chercheur.e en éducation trouvera dans cet ouvrage, présenté sous la forme d’une discussion informelle et d’un partage d’expériences, de nombreux repères et guides pour penser autrement les structures bureaucratiques et les exigences productivistes de son milieu et peut-être se laisser inspirer par cette invitation de Clermont Gauthier à une autre façon de faire de la recherche.