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Si les analyses relatives aux conditions d’insertion socioéconomique des populations issues de milieux populaires ont connu un indéniable développement au cours de la dernière décennie, force est de constater que cette profusion d’études n’a pas affecté tous les champs socioprofessionnels. Parmi les terrains de recherche à « défricher » figurent notamment les métiers militaires. Bien que l’engagement et la surreprésentation des catégories populaires au sein du personnel des armées apparaissent comme une donnée difficilement contestable (Lepage et Bensoussan, 2010 : 115-116), les dimensions empiriques de ce phénomène social n’ont jamais été véritablement décryptées par les chercheurs. Le constat est d’autant plus frappant que la sphère militaire représente depuis la suspension de la conscription en 1996 l’un des principaux pourvoyeurs d’emplois à l’échelle nationale. Cette distance académique trouve sa source dans une pluralité de facteurs liés notamment aux valeurs de l’institution. Le monde militaire se caractérise en effet par une relative imperméabilité, une culture du « secret » et une propension à ignorer les différences sociales entre individus au profit d’une idéologie fondée sur la cohésion collective.

Le présent article vise à combler ce déficit en explorant les modalités concrètes de l’engagement militaire de jeunes ayant comme dénominateur commun d’être issus de classes populaires. Il se focalise sur les diverses stratégies et ressources mobilisées par ces groupes pour optimiser leur insertion professionnelle dans un contexte socioéconomique difficile. Mais cette mise en lumière implique un travail préalable de définition sur la notion controversée de « classes populaires ». Si ces dernières représentent un objet sociologique ancien, les récentes évolutions sociétales ont considérablement remis en question cette catégorie aux frontières de moins en moins distinctes et qui recouvre désormais des réalités de plus en plus disparates. Cette « géométrie variable » de la notion a été favorisée par une conjugaison de facteurs allant des effets de la massification de l’enseignement supérieur (Beaud, 2003) aux phénomènes de déclassement professionnel qui affectent de plus en plus de diplômés de l’enseignement supérieur. Le développement du travail intérimaire et la banalisation des contrats professionnels à mi-temps, notamment dans le secteur tertiaire, ont également contribué à diffuser de nouvelles formes de précariat parmi la jeunesse issue des catégories populaires. Dans la lignée des travaux d’Olivier Schwartz, nous reprenons et revendiquons la notion de classes populaires[1] comme un concept opérant pour décrire certains aspects fondamentaux de la société française actuelle. L’auteur prête aux classes populaires trois principales caractéristiques qui sont la petitesse du statut professionnel ou social, la faiblesse des ressources économiques et une forme d’éloignement par rapport au capital culturel (Schwartz, 2011 : 34).

Cadrage de l’enquête

Cette contribution est le fruit d’une recherche doctorale menée entre 2006 et 2010 et consacrée à l’engagement militaire de jeunes issus de l’immigration[2]. Du point de vue des matériaux collectés, notre travail s’appuie sur plusieurs types de données. Outre un corpus de trente entretiens approfondis effectués avec des militaires issus de catégories populaires et le plus souvent de vagues d’immigration extra-européenne, les conclusions de cette recherche s’appuient sur une série de stages d’observation au sein des centres de recrutement de Saint-Denis, de Lyon et de Marseille. La réalisation de ces terrains d’une dizaine de jours au sein d’enceintes militaires a été rendue possible grâce à un partenariat avec le ministère de la Défense[3]. Le choix de ces sites géographiques se fonde sur l’importance des agglomérations ainsi que sur la présence de communes très populaires. La majorité de nos interviews s’est déroulée à l’intérieur même de ces centres. Notre statut de stagiaire civil nous a permis d’accompagner les militaires recruteurs dans leur mission d’information et de conseil au recrutement. Concrètement, nous disposions d’un bureau individuel au sein duquel nous accueillions les jeunes désireux de nous faire part de leur parcours familial et scolaire. La contribution qui suit restitue dans un premier temps les données collectées lors de nos stages d’observation directe au sein des CIRFA. Dans un second temps, l’article décrypte les motivations, les attentes et les stratégies déployées par ces candidats en mettant en perspective leurs trajectoires sociales avec leur décision d’engagement. L’argument central de cette contribution est de mettre en lumière les stratégies d’insertion professionnelle élaborées par les jeunes issus de milieux populaires. Loin d’être passifs et attentistes, ils mobilisent au contraire diverses ressources et un répertoire d’action afin d’optimiser leur chance d’intégration professionnelle.

Une institution militaire en pleine mutation

Annoncé en 1996, le passage vers la professionnalisation constitue sans doute l’une des principales réformes qu’aient connues les armées depuis près d’un siècle. En opérant ce virage radical, les armées ont dû substituer l’ensemble des appelés du contingent à des volontaires professionnalisés. Aux prises avec ces nouveaux impératifs de recrutement, elles entrent désormais en concurrence avec les organisations du secteur civil pour capter le personnel nécessaire à leur fonctionnement. Pour qui porte un regard attentif, il est difficile d’ignorer les affiches et autres encarts publicitaires plus ou moins accrocheurs qui jalonnent les rues, les stations de métro et la plupart des écrans de notre quotidien (clips vidéo sur Internet, télévision, cinéma…). Élaborées par les services de communication du ministère de la Défense, ces campagnes déploient des slogans plus percutants les uns que les autres : « Vous faites quoi ces trois prochaines années ? » (1999), « Soldat c’est un métier et bien plus qu’un métier » (2004), « Lorsque vous vous engagez, nous nous engageons » (2007), « Devenez vous-mêmes » (2010), « Pour moi, pour les autres » (2013) et s’accompagnent d’illustrations photographiques prenant grand soin de refléter toutes les composantes de la société française. De facto, les images exposent de manière quasi systématique des femmes et des jeunes d’origines diverses, solidaires et fiers de porter l’uniforme.

Observations au sein des centres d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA)

Point de départ de nos investigations, la création des CIRFA (centre d’information et de recrutement des forces armées) résulte de la stratégie de mutualisation des systèmes d’information et de recrutement de l’armée de terre, de l’armée de l’air et de la marine. Au nombre de 112 disséminés sur l’ensemble du territoire, leur mission première consiste à informer le public sur les possibilités de carrières militaires par l’organisation de journées de sensibilisation et la participation à des salons professionnels. Les visites intérieures des centres de recrutement de Saint-Denis, de Lyon et de Marseille font apparaître de nombreuses similitudes dans l’aménagement et la mise en scène de ces espaces. Les murs des locaux sont systématiquement tapissés d’affiches exposant des militaires français en action dans des manoeuvres opérationnelles impliquant l’usage d’engins et de matériel à haute valeur technologique (hélicoptères de combat, porte-avions, tenues de combat high-tech…). L’un des murs intérieurs du CIRFA de Saint-Denis présente la particularité d’avoir été entièrement taggué par des jeunes issus des quartiers populaires environnants. Le dessin illustre des soldats avec les tours d’une cité urbaine en toile de fond. Une collection de DVD présentant les spécialités des différents régiments est mise à la disposition des candidats qui peuvent les visionner librement sur place. Des distributeurs à boissons sont disponibles pour les visiteurs souhaitant se désaltérer. Tout concourt à véhiculer l’image d’une institution chaleureuse, dynamique et à la pointe de la technologie. Les équipes de recruteurs/orienteurs sont composées dans la grande majorité de militaires volontaires sélectionnés pour leurs capacités de communication et leur attrait pour le contact humain. La plupart ont un parcours marqué par une expérience d’encadrement et une connaissance empirique de la vie en unité opérationnelle. Ils peuvent ainsi transmettre leurs expériences aux jeunes et leur fournir des témoignages précis sur les réalités et les difficultés de la vie militaire. Les observations des modes de fonctionnement interne des CIRFA de Saint-Denis, de Lyon et de Marseille nous ont permis de percevoir plusieurs spécificités concernant les modalités de recrutement élaborées par les armées. Ces modalités contrastent fortement avec les techniques en vigueur dans le milieu civil. Le premier constat qui frappe l’observateur extérieur est la souplesse des relations qui se nouent entre les candidats potentiels et les orienteurs en charge du recrutement. Cette approche est assez compréhensible si l’on garde à l’esprit le fait que la fonction première de ces structures est, avant même de recruter, d’informer les jeunes sur la nature des métiers militaires. Un CIRFA est tout à la fois une étape obligée de la sélection militaire et un centre de documentation professionnelle. La teneur des interactions dont nous avons été témoin montre que leurs activités ne se cantonnent pas à la mission d’information générale à laquelle ils sont théoriquement assignés. Tous les candidats soulignent la qualité des relations qu’ils développent avec les responsables et orienteurs des CIRFA :

Après notre rencontre au forum de l’emploi, les militaires m’ont fait remplir une fiche de contact et m’ont rappelée quelques jours après pour un rendez-vous au CIRFA de Lyon. L’accueil était très sympa, j’ai senti qu’ils étaient ouverts et qu’ils étaient à l’écoute de tous les candidats.

Karima, 26 ans, BTS assistante de direction

Maxime renchérit dans ce sens :

Mon orienteur m’a donné plein de conseils pratiques pour que j’assure et réussisse les différents tests physiques et psychotechniques.

Maxime, 27 ans, licence management commercial

Le passage à la phase des tests de sélection implique au préalable plusieurs entretiens durant lesquels le candidat expose ses motivations, son parcours scolaire et universitaire, le cas échéant. La répétition des entrevues favorise progressivement une proximité entre recruteurs et postulants. On observe au fil des rendez-vous une évolution de la nature des liens qui unissent ces protagonistes et très souvent l’instauration d’une complicité plus ou moins affective. Comme l’illustrent les propos de Maxime, il n’est pas rare que les candidats fassent usage du possessif, « mon orienteur », pour désigner les personnes en charge du suivi de leur dossier de sélection. Teintées de solidarité et d’émulation, ces relations semblent donner en filigrane un avant-goût des valeurs qui fondent les ethos militaires. Le fait que les orienteurs prodiguent un maximum de conseils aux jeunes afin d’optimiser leurs chances de réussite aux tests d’évaluation s’inscrit également en discordance avec les codes en vigueur dans le recrutement professionnel du milieu civil. La domination charismatique qu’exercent les orienteurs en uniforme sur les postulants est prégnante (Weber, 1995 : 320-323). Personnifiant le statut socioprofessionnel auquel les candidats aspirent, le recruteur en uniforme inspire un fort sentiment de respect, voire d’admiration, auprès d’eux. Les questionnaires destinés à cerner la personnalité des candidats s’apparentent nettement à ceux utilisés dans les enquêtes sociologiques. Outre la collecte d’indicateurs généraux tels que l’âge ou le niveau d’études, les recruteurs sont amenés à poser des questions qui peuvent toucher à des aspects beaucoup plus intimes de la vie du candidat. Ces aspects peuvent avoir trait à son parcours familial, à un casier judiciaire ou à l’éventuelle consommation de substances illicites. Les propos du responsable du centre de recrutement de Saint-Denis expliquent et résument en partie toute la singularité de la relation qui se noue entre les candidats et le centre de recrutement :

On explique toujours à nos candidats que le but pour nous est d’avoir un entretien direct, honnête et franc. Je le suis toujours avec eux et je demande également à mes orienteurs de l’être. Ce qui se dit dans le bureau, entre orienteur et candidat, ne dépasse jamais ce bureau. Les candidats savent qu’ils ont tout intérêt à répondre à nos questions de manière sincère car on fera notre possible pour défendre leur dossier. Il vaut mieux dire qu’on a fumé un pétard il y a six mois, que le cacher et que ce soit découvert lors de la visite médicale, par exemple. Il en va de même pour les actes de délinquance. Et s’il a fait quelque chose de répréhensible, ce sera découvert tôt ou tard. C’est une question de confiance, s’il est malhonnête avec nous, il le sera probablement avec son supérieur dans six mois. Donc c’est une relation de confiance qui est avant tout personnalisée car chaque candidat est suivi par un seul recruteur […]. Quand l’un de nos candidats échoue aux tests ou n’a pas été sélectionné, on ne le lui annonce jamais par téléphone, on ne lui dira jamais : « T’es mauvais, tu as échoué. » On lui dit seulement : « Venez nous voir car nous avons vos résultats », parce qu’il faut le respecter dans sa démarche.

Lieutenant B., responsable du CIRFA de Saint-Denis

On constate là encore la spécificité d’une relation qui allie une personnalisation et une mise en confiance qui tranche avec les modalités de recrutement du milieu civil. Chaque jeune se voit attribuer un orienteur « référent » qui le suivra et le conseillera tout au long de son parcours d’engagement. Les impératifs de recrutement massif auxquels sont contraints les bureaux de recrutement n’excluent pas un traitement individualisé et humanisé des candidats. Cela est particulièrement perceptible dans les principes de ce lieutenant qui n’annonce jamais l’échec d’un candidat par téléphone.

L’engagement militaire des sans-grades : une revanche sur le champ scolaire ?

Les jeunes qui forment le vivier des candidats aux métiers militaires sont loin de constituer une population monolithique et homogène. Si nos interviewés ont comme dénominateur commun d’être issus de catégories populaires, ils n’en forment pas moins un groupe traversé par des clivages sociaux, scolaires ou encore culturels. Parmi ces différents marqueurs, la dichotomie sans grade scolaire/détenteurs de ressources scolaires s’avère heuristiquement pertinente pour rendre compte de la pluralité des logiques d’engagement militaire observables sur le terrain.

Comme il a été précisé en introduction de cet article, la professionnalisation intégrale des armées a engendré une transformation des besoins de l’institution autant quantitatifs que qualitatifs. Outre des besoins quantitativement plus importants, l’institution militaire recrute des jeunes aux profils scolaires très disparates. Le marketing publicitaire insiste d’ailleurs très largement sur l’éventail des profils recherchés, ces derniers s’étalant de « sans qualification » à « Bac+5 » pour les postes d’encadrement. Parmi la cible recherchée figure donc une part très importante de candidats faiblement dotés du point de vue scolaire. Les cursus éducatifs de cette catégorie d’engagés restent souvent marqués par des décrochages et des échecs qui rétrécissent fortement leur champ d’opportunités professionnelles. Les observations in situ nous ont permis de recueillir plusieurs témoignages de jeunes mettant en exergue non seulement leur précarité scolaire, mais également certaines formes d’assignation. Tewfik nous indique par exemple :

Si t’as 9,5 de moyenne au troisième trimestre et que tu t’appelles Jean-Marc, on va te laisser passer parce que peut-être que tu vas t’améliorer au lycée général, mais si tu t’appelles Mamadou, ça passe pas parce qu’ils pensent que tu n’as aucune chance de réussir et que tu dois suivre ton grand frère qui a déjà fait le lycée professionnel avant toi. Les profs te cataloguent direct, c’est comme ça, malheureusement.

Tewfik, 19 ans, niveau seconde

Assia insiste davantage sur le sentiment d’une orientation scolaire plus subie que choisie :

Les profs étaient lourds et ils te mettent dans des cases selon ton nom : t’es africain, tu feras de la comptabilité ; si t’es arabe, de la vente. Tous les arabes que je connais et qui réussissent leurs études, ils font un bac STT et BTS Force de vente, on dirait qu’on n’est bon que dans ce domaine.

Assia, 25 ans, niveau BEP secrétariat

Nombreux sont ceux qui déplorent la trop grande subjectivité d’enseignants qui orienteraient défavorablement les élèves d’origine étrangère. Les sociologues de l’éducation ont mis en lumière les logiques d’assignation ségrégatives à l’oeuvre dans certains établissements scolaires. À niveau égal, les procédures d’orientation précoces vers les filières techniques et professionnelles concerneraient plus fréquemment les élèves issus de l’immigration maghrébine et africaine (Payet, 1995 : 97 ; Dhume, Dukic, Chauvel, 2011). Outre cette dégradation symbolique, l’analyse des discours tenus par ces jeunes montre que, bien qu’encore extérieurs à la sphère professionnelle, certains d’entre eux développent précocement et a priori une forme de défiance à l’égard des employeurs. Ce sentiment se cristallise notamment à l’occasion de la recherche de stages professionnalisant :

J’étais en lycée technique et pas moyen de trouver un stage professionnel ! Les patrons ne voulaient pas de nous parce que certains jeunes de notre lycée avaient fait des problèmes pendant leurs stages. J’ai téléphoné à un patron à partir du lycée pour trouver un stage. Mon professeur était juste à côté de moi et a dit au patron que j’étais quelqu’un de sérieux. Mais même lui, il n’a pas pu le convaincre. Même les profs, ils ne peuvent rien faire !

Steven, 20 ans, niveau BEP comptabilité

Ce type de discours dénigrant les limites de l’institution scolaire a été entendu à maintes reprises. L’anecdote de Steven sur son professeur incapable de convaincre un patron de l’embaucher pour un stage est révélatrice de l’image souvent dévalorisée que reflètent les personnels de l’Éducation nationale. Les critiques parfois virulentes émises à l’encontre du personnel enseignant sont intéressantes dans le sens où elles informent sur l’univers de représentations et le ressenti de ces candidats. Ceux-ci tendent à des degrés variables et de manière plus ou moins spontanée à dresser une vision manichéenne entre institution militaire et institution scolaire. À l’opposé d’un système scolaire qui les a vus échouer, les processus de sélection effectués par les armées incarneraient pour les jeunes « sans grade » de notre groupe d’étude un modèle d’évaluation objective. Ainsi, la sélection des candidats réalisée par les acteurs du recrutement de l’armée de terre repose sur des entretiens et une batterie de tests physiques et psychotechniques à l’issue desquels les candidats sont classés selon trois catégories : E1, E2 et E3. La première catégorie E1 regroupe les candidats ayant capitalisé les meilleurs résultats tandis que les E3 rassemblent ceux ayant obtenu les plus faibles (E2 caractérisant un niveau intermédiaire). Le niveau scolaire et la détention de diplôme ont une incidence mineure sur la réussite ou l’échec à ces tests faisant appel à des aptitudes autres que celles traditionnellement requises pour réussir dans le champ scolaire. Ces tests ont trait aux capacités physiques mais aussi à diverses dispositions telles que les facultés auditives, le repérage dans l’espace ou la coordination de mouvements. La valorisation de dispositions et de compétences non prises en compte au cours de leur scolarité était interprétée par nos enquêtés comme une forme de « redistribution des cartes ». Certains en parlent avec une pointe d’humour, assimilant leur parcours à une forme de revanche sur les conseillers de « désorientation scolaire[4] ».

Ici, tes origines, elles ne comptent pas, si t’assures aux tests de sélection, t’es bien classé, si tu merdes, t’es mal classé, un point c’est tout.

Slimane, 20 ans, niveau seconde

Farat nous rapporte qu’à « l’armée, ce sont de vrais conseillers d’orientation, parce qu’ils te disent les métiers que tu peux occuper par rapport à tes véritables capacités ». D’ailleurs, le fait d’avoir été classé « E1 », c’est-à-dire au plus haut niveau de la classification en termes de potentiel militaire, est une marque de distinction qui ne manque jamais d’être signalée par les enquêtés :

J’ai complètement raté mes études au collège, mais j’ai réussi à me classer E1 aux sélections de Vincennes, je suis content car je vais pouvoir choisir plus facilement mon affectation et le régiment où je vais servir.

Stéphane, 20 ans, niveau BEP électrotechnique

Cette exploitation d’aptitudes physiques et psychotechniques ignorées ou insuffisamment prises en considération dans le champ scolaire agit comme un renversement des codes classiques de la réussite et de la compétence. Le processus d’évaluation des candidats est perçu comme un système véritablement objectif et méritocratique qui contrebalance le sentiment d’indignité qui prévalait durant leur cursus scolaire antérieur. De facto, un jeune en situation d’échec scolaire peut se révéler être un brillant spécialiste des transmissions ou un excellent tireur d’élite si ses capacités auditives ou visuelles le lui permettent. L’exploitation de ce potentiel latent les aide à se libérer d’une image parfois négative d’eux-mêmes et à redevenir, d’une certaine manière, davantage acteurs de leur orientation socioprofessionnelle. Et cette plus grande maîtrise de leur trajectoire individuelle rejaillit in fine positivement sur leur estime de soi.

Le capital corporel : une ressource professionnelle mobilisée par les sans-grades

Le décryptage de nos entretiens met également en évidence une forte corrélation entre décision d’engagement et volonté de pratiquer des activités physiques et sportives (16 sur 30 l’ont évoqué). La majorité de notre groupe de jeunes provenait des quartiers relégués des villes de banlieue parisienne, lyonnaise ou des quartiers nord de Marseille, c’est-à-dire de communes souvent populaires qui ont largement investi dans le champ sportif au nom des valeurs « socialisatrices » qu’il est censé véhiculer. Les nombreuses infrastructures sportives créées consécutivement aux émeutes urbaines d’octobre et novembre 2005 témoignent du sens que les pouvoirs publics attribuent à ces activités physiques destinées, au moins en partie, à canaliser l’agressivité sociale[5] (Gasparini, 2008). Dans la plupart des cas, et comme pour pallier l’effet stigmatisant de leurs faibles accréditations scolaires, nos interlocuteurs signalaient spontanément leurs grandes aptitudes sportives :

Dans les quartiers nord de Marseille, on pouvait faire pas mal de sport, y avait du choix. À l’école, je n’étais pas terrible mais toujours le premier en EPS. Moi j’ai touché à pas mal de choses, football, boxe… J’étais pas mal.

Jean Marc, 25 ans, niveau baccalauréat

Yanis souligne qu’il a côtoyé le haut niveau sportif :

Tout le monde fait du sport ici. J’ai joué au football à un bon niveau en troisième division, j’ai même joué contre Samir Nasri. Mais pas assez pour en vivre correctement : c’est pas facile, y a de la concurrence dans le haut niveau. Et y a que les meilleurs qui percent le plafond.

Yanis, 27 ans

L’instrumentalisation de leurs capacités physiques à des fins professionnelles transparaît encore plus clairement dans les paroles de Stéphane et de Farat :

L’armée, c’est parce que j’adore faire du sport depuis tout petit, j’ai fait plein d’activités, surtout de la boxe thaï au niveau championnat de France. Je sais que dans l’armée on fait beaucoup de sport, alors je me dis : « Quitte à faire du sport, autant être payé ! »

Stéphane, 22 ans, niveau seconde

Farat insiste sur les affinités existantes entre sa spécialité sportive et les valeurs des métiers militaires :

J’ai fait de la boxe en club, et mon orienteur m’a dit que les boxeurs étaient très appréciés dans l’armée parce qu’ils acceptent de se dépasser physiquement, de prendre des coups, c’est une bonne mentalité.

Farat (20 ans)

Aujourd’hui, le sportif de haut niveau incarne dans les milieux populaires l’une des figures de réussite sociale les plus visibles. Chaque vague d’immigration ouvrière a produit des champions hissés au rang de célébrités internationales[6] (Beaud, 2011). Les trajectoires biographiques de ces « héros » modernes ont une résonance particulière et fonctionnent comme de puissantes figures d’identification collective au sein de groupes socialement et symboliquement relégués. Cette possibilité d’identification est doublement liée à la perception positive qu’ont les jeunes du sport de haut niveau, considéré d’une part – et par opposition aux autres champs sociaux – comme un espace où le népotisme et le capital social n’ont que peu d’effet :

On triche pas dans le sport, c’est ta performance et ta niaque (volonté) qui comptent. Et ça, c’est dans tous les sports, que tu te battes sur un ring ou que tu coures, c’est pour ça que tu peux venir d’un quartier pourri et être meilleur que tout le monde. »

Pascale, 20 ans, niveau terminale générale

Et d’autre part, ces engagés s’identifient volontiers aux sportifs de haut niveau par la proximité sociale qu’ils entretiennent avec ces figures de réussite. Nos interviewés ne manquaient jamais de souligner spontanément, et souvent avec fierté, le fait d’avoir grandi dans le même espace urbain que tel sportif reconnu, ou de connaître très bien tel membre de sa famille (frère, cousin…). Plusieurs ont pratiqué une activité sportive à des niveaux de compétition très honorables, voire élevés, ce qui implique par définition un minimum de discipline et de rigueur. Mais la sélectivité du haut niveau est telle que l’occasion de « vivre » (financièrement parlant) de sa passion sportive demeure réservée à une infime minorité. Dès lors, les métiers militaires apparaissent pour certains comme un second choix « acceptable », dans lequel ils espèrent trouver la possibilité d’évoluer dans une sphère socioprofessionnelle où les activités physiques et sportives tiennent malgré tout une place essentielle. Ils y retrouvent un style de vie et des sensations physiques comparables avec l’avantage d’une stabilisation professionnelle. Parmi d’autres, Pierre Bourdieu a souligné la relation de congruence qui caractérisait les vertus du sport et les vertus militaires. Pour le sociologue, « le sport est conçu comme une école de courage et de virilité, capable de “former le caractère” et d’inculquer la volonté de vaincre (will to win) qui est la marque des vrais chefs, mais une volonté de vaincre selon les vraies règles […]. Il faudrait évoquer dans ce contexte le lien entre les vertus sportives et les vertus militaires ; que l’on pense à l’exaltation des exploits des anciens d’Oxford ou d’Eton sur les champs de bataille ou dans les combats aériens » (Bourdieu, 1980 : 179). Au final, leurs dispositions physiques et sportives s’avèrent être utilisées comme un véritable capital. Dans son analyse ethnographique d’une salle de boxe d’un ghetto noir de la ville de Chicago, Loïc Wacquant évoque la notion de « capital corporel » pour définir les rapports spécifiques que ces sportifs entretiennent avec leur corps. Instrumentalisé et efficacement géré par les habitants des quartiers pauvres, l’outil corporel est capable de « produire une valeur supérieure à celle qui y a été “investie” » (Wacquant, 1998). Nos engagés agissent de manière similaire en réinvestissant leurs capacités physiques dans des stratégies d’insertion professionnelle. Et les valeurs ascétiques de discipline et de rigueur acquises durant les heures d’entraînement et la compétition sportive entrent d’autant plus en congruence avec les ethos militaires que les catégories sociales dont font partie nos interviewés privilégient des activités sportives tendant à valoriser la force, l’abnégation et l’esprit de sacrifice (boxe thaïlandaise, football américain, boxe…). Dans ces conditions, les engagés développent un rapport à leur corps de type instrumental. Cela est particulièrement perceptible parmi les candidats qui se destinent à intégrer des régiments tels que ceux de l’infanterie, spécialité ne requérant aucune formation scolaire particulière, mais qui impose en revanche d’avoir une condition physique optimale.

Les armées comme champ d’opportunites pour les enfants de la massification universitaire

Parallèlement à notre premier groupe d’enquêtés composé de « sans grade », une deuxième catégorie de jeunes beaucoup mieux pourvus en termes de ressources scolaires a été identifiée. Leur présence sous les drapeaux résulte en partie des transformations de l’institution militaire. En effet, la suspension de la conscription a favorisé l’élaboration de nouveaux types de contrats professionnels destinés à recruter une main-d’oeuvre hautement qualifiée. De facto, la professionnalisation a incité les acteurs de la Défense à élargir la provenance éducative du personnel d’encadrement des armées (au niveau des officiers surtout) en puisant dans le vivier des étudiants issus de filières universitaires généralistes (Dufoulon, 2005). Appelés contrats OSC (Officiers sous contrats) ou OST (Officiers sur titre), ces postes ont contribué à flexibiliser la gestion des ressources humaines et à diversifier les profils sociaux du corps des officiers. Les jeunes s’inscrivant dans ce profil s’apparentent sur de très nombreux aspects aux générations de la massification universitaire (Beaud, 2003). Bénéficiaires de la dynamique d’accès au baccalauréat impulsée par les politiques publiques à partir des années 1980, la majorité d’entre eux a poursuivi un cursus au sein de cycles universitaires courts de types DEUG (Diplôme d’études universitaires générales) ou BTS (Brevet de technicien supérieur). C’est ce que relate Farida :

Après mon baccalauréat, j’ai passé un DEUG économie et gestion parce que s’arrêter au baccalauréat ne sert à rien. Mais le problème, c’est que tu ne peux pas faire grand-chose avec cette formation sauf si tu pousses très loin. Et je n’étais pas totalement convaincue de ce que je faisais. En plus, j’étais dans une fac qui n’a pas une bonne image puisqu’elle est située dans le « 93 ». Les étudiants sont réputés moins bons qu’ailleurs. Après ça, j’ai occupé des jobs, et les recruteurs m’ont clairement fait comprendre qu’un DEUG en économie gestion, ça ne les intéressait pas. Pour eux, ce n’était pas assez professionnalisant, ça sanctionne juste un niveau intellectuel, mais derrière, il n’y a pas de compétences. J’ai travaillé à Auchan comme caissière puis comme employée polyvalente. J’ai aussi travaillé pour la Poste et plein d’autres jobs comme des petites missions d’intérim en manutention, par exemple. Que des jobs qui en vérité ne nécessitent aucun diplôme. J’étais un peu dégoûtée.

Farida, 29 ans, niveau Deug économie et gestion

D’autres tel Kante déplorent les limites de leur université de rattachement et la dimension insuffisamment professionnalisante de leur formation universitaire :

Moi, je suis arrivé à l’université, je ne connaissais rien au fonctionnement. La faculté, c’était trop théorique, trop général, alors que j’avais besoin de quelque chose de carré et de concret. En plus, dans mon université, y a trop de premières années qui se plantent… Il y a trop d’échecs, de manques d’informations, de stages et d’encadrement. Et le pire, c’est qu’après tu n’es pas sûr de trouver un bon boulot […]. Moi je connais des bacs+3 et des bacs+4 qui font agent de sécurité à la FNAC, ça casse le moral quand même ! Là, si l’armée ne me prend pas, je reprendrai un diplôme, une licence professionnelle ou quelque chose comme ça, mais un truc bien concret.

Kante, 24 ans, licence de géographie

L’acquisition d’un capital scolaire au sein de cycles universitaires offrant peu de débouchés professionnels directs les positionne dans une situation où l’insertion socioprofessionnelle est difficile. La forte volonté d’ascension sociale qu’ils nourrissaient (eux et très souvent leurs parents, qui transfèrent sur eux leur désir de réussite) après l’obtention du baccalauréat se heurte à la réalité des évolutions du marché de l’emploi. Louis Chauvel a décrypté les transformations structurelles qui affectent ce marché depuis les années 1970. L’accroissement considérable du nombre de diplômés universitaires ne s’est pas accompagné d’une augmentation proportionnelle du nombre de postes à haute qualification sur le marché de l’emploi (Chauvel, 1998 : 115-117), engendrant mécaniquement une dévalorisation des titres scolaires et favorisant les phénomènes de déclassement social. À l’échelle individuelle, la détention de ces diplômes faiblement monnayables sur le marché du travail ne leur permet pas de prétendre au statut de cadre ou aux postes à responsabilités auxquels ils aspirent. Également, leur déclassement social se traduit par l’occupation de contrats précaires (intérim, contrats aidés, contrats à durée déterminée…) et de fonctions professionnelles socialement peu valorisantes. Outre les difficultés d’insertion liées à la nature de leur formation universitaire initiale, certains enquêtés font également état d’expériences de discrimination au niveau de leurs trajectoires professionnelles qui se déclinent tant en amont du processus de recrutement qu’en aval, c’est-à-dire au cours de leur carrière professionnelle :

Une fois, j’ai candidaté pour un job dans une banque sur conseil de mon professeur de BTS. J’y suis allée les cheveux frisés. J’ai appris par la suite qu’il ne fallait jamais venir les cheveux frisés lors des entretiens car ça n’inspire pas confiance au recruteur ! Il faut toujours venir les cheveux raides. Je n’ai pas été retenue et mon professeur qui était collègue avec le recruteur a été franc avec moi et m’a dit que le souci, ce n’est pas que les personnes de cette entreprise soient racistes. En fait, ce sont les clients qui ne souhaitaient pas voir quelqu’un de mon profil. Ça les perturbe d’avoir affaire à quelqu’un de basané. J’ai aussi postulé dans des boîtes d’assurances et il fallait voir les questions « cons » qu’ils posaient : « Vous avez combien de frères et soeurs ? » « Sont-elles mariées ? » « Toutes ? » « Vous êtes de quelle origine ? » Pourquoi on me demande de quelle origine je suis ?

Karima, 26 ans, BTS assistante de direction

Quant à Maxime, il insiste davantage sur le plafond de verre qu’il a ressenti au cours de sa carrière professionnelle de vendeurs d’articles de sport :

J’ai travaillé plusieurs années comme vendeur pour une grande enseigne de sport. Personnellement je n’ai jamais eu de soucis pour être recruté comme vendeur car c’est un job qui est assez difficile. Mais quand il s’agit de prendre des responsabilités dans le magasin et de devenir directeur, c’est autre chose. Surtout quand tu es noir, car ce n’est pas habituel, il faut le dire. J’avais envie de prendre des responsabilités, de manager une équipe, car je savais le faire. J’étais souvent sollicité pour former le personnel mais j’étais le seul à qui on ne proposait pas la direction d’une structure. Et puis je viens d’Aulnay-sous-Bois aussi, c’est un coin réputé dur. C’est en partie ce qui m’a motivé à devenir officier sous contrat et à être dans le commandement d’hommes.

Maxime, 27 ans, licence management commercial

Pour certains, l’absence initiale de réseau familial et de capital social se conjugue aux discriminations sociales, ethniques ou territoriales du marché de l’emploi. Qu’elles aient comme fondement le patronyme, le faciès ou encore le lieu de résidence, ces logiques discriminatoires paraissent généralisées et fortement intériorisées par les acteurs. Les refus d’embauche ou d’entretiens, qui leur semblent infondés ou mal justifiés, sont le plus souvent accueillis avec une forme de résignation. De facto, les catégories populaires ressentent de manière plus aiguë encore les effets pervers de la massification de l’enseignement supérieur. Tout cela contribue à rendre leur insertion professionnelle aléatoire, voire pour certains chaotique. À l’instar des sans-grades de notre groupe d’enquêtés, ces acteurs insistent sur le contraste qui sépare les modes de recrutement opérés par les armées avec celles en vigueur dans le milieu civil. Ils y apprécient de la même manière la personnalisation dont ils font l’objet et la dimension humaine qui entourent les relations entre recruteurs et postulants. L’un des éléments récurrents de nos entretiens concerne l’étonnement exprimé par les enquêtés quant à la prise en compte de leur formation supérieure, et ce, quelle qu’en soit la nature :

Franchement, je ne pensais pas que j’allais intéresser les armées avec ma licence de géographie ! J’ai compris après que ce qu’ils recherchaient, c’était surtout un niveau intellectuel, notre spécialité est secondaire.

Kante, 26 ans, niveau licence de géographie

Contrairement à la sphère civile, ce ne sont plus les recruteurs qui proposent un entretien de motivation, mais le postulant qui offre ses compétences et son savoir-faire. Ici, c’est le candidat qui d’une certaine manière se retrouve au centre du processus en apportant son concours et ses compétences intellectuelles ou professionnelles à l’institution. La réaction d’étonnement de Kante, titulaire d’une licence en géographie qu’il peine à monnayer sur le marché de l’emploi civil, est symptomatique. Les titres scolaires, qu’il a obtenus au prix d’importants efforts et qui ont été longtemps dévalués, voire ignorés durant sa recherche d’emploi, se retrouvent désormais considérés par l’institution militaire. À l’instar des sans-grades de notre groupe d’étude, les candidats perçoivent positivement les spécificités des processus de sélection en vigueur dans la sphère militaire. Ils apprécient doublement la personnalisation dont ils font l’objet et la possibilité qui leur est donnée d’identifier le recruteur. Leur profil scolaire et professionnel est systématiquement étudié par les responsables des ressources humaines, et leur non-sélection (le cas échéant) est d’autant mieux acceptée qu’elle leur paraît fondée sur des critères plus objectifs. De plus, les effets du déficit de capital social semblent moins entrer en ligne de compte dans l’évaluation du candidat et n’ont pas l’incidence potentielle que ce déficit peut avoir au sein du marché de l’emploi civil. Les différentes techniques de sélection appliquées dans la sphère militaire rompent avec le cadre bureaucratique et la plus grande opacité qui caractérisent les processus de recrutement « classiques ». En résumé, la relation asymétrique qui prévalait entre le candidat et l’employeur dans le secteur civil laisse la place à un rapport plus équilibré et plus transparent. Dans cette configuration, ces nouveaux contrats de personnels encadrants sont perçus comme autant d’occasions de revaloriser leur formation supérieure. Le tableau suivant synthétise les perceptions de nos interviewés sur les processus de recrutement militaire par comparaison avec les modes de sélection en vigueur dans le milieu civil :

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Conclusion

Les centres de recrutement militaire constituent des espaces d’observation originaux pour identifier les attentes et les stratégies d’insertion socioprofessionnelle élaborées par les jeunes issus de milieux populaires. Une décennie après le passage sous les drapeaux des derniers conscrits, l’analyse des modes de recrutement des CIRFA permet de mettre en lumière les puissantes affinités électives qui lient l’institution militaire aux catégories populaires. Ces dernières constituent des viviers de candidats d’autant plus stratégiques pour les armées qui font face, depuis la suspension de la conscription, à de nouveaux impératifs de recrutement.

Pour l’immense majorité des candidats, le choix du métier des armes représente avant tout un vecteur de stabilisation professionnelle et une occasion d’acquérir des bénéfices matériels et/ou symboliques. Les jeunes que nous avons rencontrés dans ces centres de recrutement perçoivent avant tout l’institution militaire sous le prisme d’un champ professionnel au sein duquel ils vont pouvoir investir, monnayer ou acquérir diverses ressources. Mais ce choix professionnel renvoie à des significations différenciées selon les profils sociaux et scolaires des candidats. La dichotomie sans-grades/détenteurs de ressources scolaires constitue une donnée fondamentale pour rendre compte des clivages qui traversent l’hétérogénéité des trajectoires sociales. Si la vision positive de l’institution militaire est unanimement partagée par les candidats, les motivations et les stratégies d’intégration déployées par les acteurs diffèrent très largement selon les profils respectifs. Pour les sans-grades de notre groupe d’étude, l’enrôlement constitue une voie de recours dans une configuration socioéconomique où l’éventail des possibilités professionnelles apparaît comme fortement obstrué. La perception positive qu’ils entretiennent avec l’institution militaire se fonde également en partie sur le fait que cette dernière leur offre l’occasion d’investir d’autres compétences que celles traditionnellement valorisées dans le champ scolaire et le marché de l’emploi civil. Ces compétences tiennent plus spécifiquement à leur capital corporel et physique (capacités physiques, visuelles, auditives…), ce qui confère au système de recrutement militaire une dimension plus méritocratique de leur point de vue. Cette vision idéalisée de l’institution militaire comme champ réellement méritocratique (à l’instar du champ sportif) est également à mettre en parallèle avec le sentiment d’indignité qui pouvait prévaloir au long de leur cursus scolaire antérieur. De cette manière, les modalités de recrutement des armées opèrent un renversement des codes classiques de la compétence et de la légitimité. Il apparaît également que plus les candidats détiennent un capital scolaire important, plus leur démarche d’engagement va prendre la forme d’un calcul réfléchi et rationnel. C’est ce que reflètent les parcours de notre seconde catégorie. Issus pour une large part des générations de la massification de l’enseignement supérieur, ces candidats disposent de ressources scolaires potentiellement monnayables sur le marché de l’emploi civil. Dans cette perspective, la décision d’engagement résulte le plus souvent d’un calcul prenant en considération un maximum de paramètres. Outre l’acquisition de titres scolaires, ces candidats ont très régulièrement dû faire face au marché de l’emploi civil et à ses divers obstacles. Ils ont pu à cette occasion en expérimenter les difficultés et les barrières. Les phénomènes de discrimination polymorphes (à l’embauche, à la promotion…) qu’ils expérimentent à des degrés divers ainsi que l’inadéquation de leur formation universitaire au marché du travail se conjuguent et rendent l’option des carrières militaires d’autant plus attrayante que l’institution souhaite diversifier le profil de ses cadres. Au-delà de la recherche d’un emploi, les candidats sont en quête de rétributions d’ordre symbolique. Conscients du prestige que véhicule l’institution militaire, ils anticipent et verbalisent en amont de la phase de recrutement les bénéfices symboliques que fera potentiellement rejaillir une telle expérience sur leurs projets post-militaires. La réalisation d’un contrat militaire est donc simultanément perçue comme pourvoyeuse de ressources matérielles (soldes, hébergement, formation) et immatérielles (prestige, image). Le métier des armes offre à ces jeunes issus de catégories populaires un palliatif au déficit de capitaux en tout genre (social, économique, symbolique) qui caractérise leur condition sociale de départ. Pour les plus qualifiés, notamment ceux issus de l’immigration, le passage par les armées est presque instrumentalisé tel un générateur de dividendes symboliques qui leur permettra d’inscrire la mention « ministère de la Défense » sur leur curriculum vitae. Cette marque de distinction sonnera comme un « label » valorisant pour une future reconversion professionnelle.

Mais cette vision largement hagiographique recueillie au sein des CIRFA, c’est-à-dire en amont des processus de recrutement, ne doit pas occulter certaines logiques de périphérisation symbolique qu’ils peuvent être amenés à expérimenter à l’intérieur de la sphère militaire. Le moindre prestige symbolique du statut d’officiers sous contrat (OSC) comparativement à celui des officiers issus des grandes écoles militaires en est une illustration. La faible présence de militaires issus de minorités visibles au sein du haut commandement, soulignée à plusieurs reprises par des hauts-gradés et confirmée par plusieurs recherches, constitue un autre indicateur de ces logiques de relégation (Settoul, 2012 ; Jonnet, 2012).