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Le logement, en tant que réalité physique offrant des possibilités de s’abriter et de pratiquer des activités quotidiennes, est central pour le bien-être physique et psychologique des populations, et pour le développement des milieux de vie. Mais cet objet investi matériellement et symboliquement par des ménages perd parfois de sa valeur d’usage pour devenir un simple objet de spéculation, et ce, à différentes échelles. Ces deux visions du logement (un droit fondamental versus un bien marchand) se confrontent dans l’espace public et médiatique, et influencent la fabrique de la ville, ce qui n’est pas sans incidence sur les trajectoires résidentielles des populations. Le processus de marchandisation du logement, dont ce numéro cherche à éclairer les caractéristiques les plus contemporaines, est engagé depuis la fin du XIXe siècle alors que certains États, dont la France, dévoilent les prémices de politiques publiques du logement. Ils adoptent les premiers actes législatifs concernant le logement social[1] (1894) et, plus tard, les premières aides à l’accession à la propriété privée[2] (1928). Ces moments, s’ils sont différents selon les pays, font néanmoins du logement un objet profondément politique partout dans le monde. Ce numéro a alors pour objectif d’éclairer les différents types de rapports socioinégalitaires d’appropriation du logement et de l’habitat dans ses formes individuelles et collectives, et dans ses différentes logiques à partir d’une mise en perspective internationale de la question.

Le logement : indicateur d’inégalités et outil de spéculation

C’est à compter de la fin des années 1950 et des années 1960 que le logement devient un véritable objet de recherche au regard des travaux pionniers et militants de Paul-Henry Chombart de Lauwe (1959 et 1960) ou d’Henri Lefebvre (1961, 1968 et 2001 [1966]). Ils ont posé les bases de la réflexion de nombreux chercheurs issus de différentes disciplines (Clapham, Clark et Gibb, 2012). Ainsi, les travaux d’Henri Raymond et Nicole et Michel Haumont (1966) examinent, à travers la place prise par le « pavillonnaire » dans l’imaginaire populaire, l’émergence de l’accession à la propriété à partir de l’habitat individuel comme objectif de réussite sociale pour de nombreux ménages. L’incroyable popularisation de la maison individuelle comme mode de logement à travers le monde ne sera pas sans incidence sur la fabrique contemporaine de la ville. Elle fera de l’étalement urbain une variable des processus urbains de ségrégation et de financiarisation. Du côté anglophone, parmi les travaux qui ont fait école, on ne peut passer sous silence la contribution de Jim Kemeny (1980) qui a lié taux élevé d’accession à la propriété et faiblesse du filet social. Les études sur le logement (housing studies) ont donc aussi fait une grande place aux travaux réduisant le logement à une catégorie statistique et permettant de « mesurer » différentes inadéquations entre l’offre en logement et les besoins des populations. La question du logement est historiquement et régulièrement parcourue de crises que caractérisent les phénomènes de pénurie malgré les grands programmes de construction des années 1950 en Europe pris en charge par les politiques publiques[3]. Demeurent alors des situations de plus en plus étudiées à partir desquelles se fabrique la marchandisation de la ville. L’accès au logement est perturbé par différents phénomènes, dont la gentrification propre aux quartiers anciens, particulièrement à partir des années 1980 (Bidou-Zachariasen et Poltorak, 2008 ; Ley, 1992). S’y ajoutent les crises du logement liées aux cycles de construction domiciliaire, par exemple à travers la théorie du filtrage (filtering down) et ses implications pour les politiques et les programmes qui avantagent les classes plus fortunées (Boddy et Gray, 1979). On pense également à différents problèmes vécus par les ménages, par exemple les problèmes de salubrité ou de surpopulation comme indicateurs d’enjeux sociaux plus larges (Roncayolo et al., 1998 ; Fijalkow, 2016). Mais pour Clapham (2002), les premières décennies de la recherche sur le logement ont mené à la production de travaux moins théoriques, plus descriptifs, répondant davantage aux demandes des différents paliers de gouvernement pour la création ou l’évaluation de leurs politiques. Depuis les années 1950, les décideurs politiques ont ainsi eu une influence importante sur la programmation de recherche sur le logement (Amiot, 1986), non seulement à travers leurs organismes subventionnaires de la recherche scientifique, mais aussi parce qu’ils occupent un rôle clé dans les systèmes de logement propres à chaque État. Les décideurs politiques sont maîtres d’oeuvre de politiques et de programmes de logement ; ils établissent les règles du jeu via l’appareil législatif. Ce faisant, ils déterminent le rôle du privé, qui s’est fait de plus en plus prépondérant ces dernières décennies, entre autres, au Canada. En effet, depuis plusieurs décennies déjà, le gouvernement fédéral canadien conçoit le logement social comme une aide essentielle pour des ménages ne parvenant pas à se loger sur le marché locatif privé, lui-même conçu comme une étape transitoire avant d’accéder à la propriété (Suttor, 2016). Alors que le logement est en permanence inscrit dans les programmes politiques, particulièrement en France[4], il est possible de constater un désinvestissement majeur et croissant des États dans les programmes d’aide au logement, qui s’explique en partie par leur réponse à la crise des finances publiques et par l’adoption de politiques d’austérité fiscale à la suite de la crise de 2008, qui ont pesé sur les budgets alloués aux aides aux ménages en matière de logement (Goering et Whitehead, 2007). Par ailleurs, la mise en place de politiques de dépenses fiscales spécifiques au secteur du logement, à travers la création de « niches » (réductions lors d’acquisition d’un logement neuf, multiplication des TVA à taux réduits) offre de plus en plus de possibilités inédites de réductions aux professionnels et particuliers en échange d’investissements dans le domaine (Pollard, 2011). Ces situations, qui cohabitent avec les nombreuses « aides à la pierre », qui se font moins importantes dans plusieurs régions du monde au profit des « aides à la personne », engagent une évolution majeure rendant le secteur en marché de plus en plus lucratif. Près de trente ans après la publication très influente de la Banque mondiale, Housing : Enabling Markets to Work, les effets des politiques publiques privilégiant la privatisation du logement, la marchandisation et la responsabilité individuelle pour se loger se font sentir (Soederberg, 2021). Le désinvestissement des États transforme les investisseurs et les promoteurs en acteurs des politiques publiques (Pollard, 2018) et les décisions de ces derniers à des fins de profits ont un effet important sur le logement et l’habitat : déclin, revitalisation et gentrification de certains secteurs, développement des espaces résidentiels périphériques, touristification des centres-villes (Smith, 1996 ; Lorimer, 1981 ; Gaudreau et al., 2021 ; Bélanger et Lapointe, 2021).

En parallèle aux tendances précédentes, les États se sont aussi engagés dans la dérégulation des secteurs bancaires et de la finance, ce qui alimente la mondialisation des marchés financiers et mène à une complexification des outils de gestion d’actifs. D’abord centrée sur les marchés financiers traditionnels (actions et obligations, papier commercial, etc.), cette financiarisation s’est étendue à de nombreux autres domaines de l’activité économique, dont le logement. Le logement est ainsi devenu un produit à haut rendement alimentant l’activité des marchés financiers (Gaudreau, 2020 ; Aalbers, 2017 ; Nappi-Choulet, 2013). Or, les acteurs de la haute finance sont peu préoccupés par les besoins de la population : le logement est un produit de spéculation parmi d’autres pour eux. Certes, le logement est un bien de consommation et une source de bénéfice depuis longtemps, mais son appropriation à des fins de profits substantiels, d’abord concentrée dans les mains de grands joueurs, motive aujourd’hui de nombreux petits investisseurs à les suivre (Gaudreau et al., 2021). Les motivations des acteurs, petits ou grands, nourrissent des dynamiques privant de plus en plus de ménages d’un toit ou encore de l’accès à une partie de la ville, où il devient impossible de résider (Baeten et al., 2017). Alors que les tentatives d’encadrement des loyers montrent leurs limites — particulièrement en France, car elles interviennent alors que les prix du marché sont déjà très hauts (Bouillon, Clerval et Vermeersch, 2017) —, nous assistons aux flips immobiliers, sources de « rénovictions » dans les quartiers, ou encore aux augmentations abusives des loyers par des (nouveaux) propriétaires désirant transférer aux locataires le coût de la plus-value résultant de la spéculation. Pensons aussi à la location à court terme de type Airbnb. Cette économie dite de partage se concentre dans les faits entre les mains de quelques joueurs : elle retire du marché locatif à long terme des milliers de logements, de façon plus marquée dans les grandes villes (Waschmuth et al., 2017), modifie la dynamique des quartiers et influence la desserte commerciale. Enfin, pensons aux ménages désirant accéder à la propriété qui participent, bien malgré eux, à la dynamique spéculative en acceptant de payer plus cher le logement convoité, sous peine d’être exclus du marché immobilier résidentiel à cause de l’augmentation rapide des prix. Cette accession à la propriété est rendue par ailleurs plus difficile pour de nombreux ménages, en raison des prix des propriétés et du resserrement des règles encadrant le prêt hypothécaire, particulièrement au Canada et au Québec dans la foulée de la crise financière de 2008-2009 (Hulse et Reynolds, 2017 ; Fields et Uffer, 2014 ; August et Walks, 2018).

Rapports socioinégalitaires et droit au logement : structures, effets et politiques

Cette situation qu’il convient désormais de nommer « le marché du logement », aussi plurielle que complexe, conduit à instaurer des rapports socioinégalitaires en matière d’appropriation de l’espace du chez-soi, véritable point d’ancrage des individus. Si les inégalités d’accès au logement continuent à se poser en termes d’accessibilité financière (voir par exemple Fikse et Aalbers, 2021), de satisfaction résidentielle (voir par exemple Emami et Sadeghlou, 2020), de mobilité forcée (voir par exemple Desmond, 2016), elles revisitent parfois des notions plus anciennes comme celles de l’exploitation ou de l’aliénation (voir par exemple Madden et Marcuse, 2016) et prennent aussi de nouvelles formes, selon les contextes nationaux et locaux. Elles se traduisent d’abord par une insécurité ou une précarité résidentielle accrue, dont les contours théoriques sont parfois flous, et qui intègre ou pas les dimensions psychologiques du logement (sécurité ontologique, sens du chez-soi, etc.) (Paton, 2013). Les inégalités d’accès au logement se déclinent ensuite différemment pour différents groupes. Les processus de marginalisation qui touchent certaines populations les empêchent d’accéder, sur une base équitable, à un logement de qualité ou fragilisent leur position sur le marché du logement. Par exemple, les jeunes ou les immigrants, nouveaux arrivés sur le marché, peuvent éprouver des difficultés à trouver un logement répondant à leurs besoins, leur capacité à payer un loyer étant très fragile (Dietrich-Ragon, 2013). Les personnes aînées, dont les conditions de vie sont diverses (Fontaine et Pennec, 2020), peuvent se retrouver fragilisées par l’augmentation du coût des loyers alors que leurs revenus sont fixes (Bates et al., 2019 ; Simard, 2019). Enfin, le droit au logement et à la ville se voit souvent érodé par les investissements immobiliers, peu importe l’acteur qui les porte (Desage, 2017). L’inaction des pouvoirs publics est parfois aussi en jeu, lorsque ces derniers ne fournissent pas les moyens (juridiques, financiers, techniques) nécessaires pour protéger les ménages vulnérables. Par exemple, les personnes qui vivent des situations d’insalubrité, d’éviction illégale et de harcèlement de la part de leur propriétaire ont des capacités de recours limitées et disposent de peu de moyens pour faire valoir leurs droits (Gallié et Besner, 2017). Les situations de vulnérabilités résidentielles sont désormais plurielles. Elles doivent être appréhendées non seulement comme le résultat d’un processus économico-politique qui affecte de manière globale les modes de vie, mais aussi comme une expérience multiforme et parfois cumulative de la précarité dans le logement (Bouillon et al., 2019). La lutte contre la COVID-19, alors qu’elle en est à sa quatrième ou cinquième vague selon la région ou le pays au moment où nous écrivons ces lignes, a été sans précédent dans l’adoption de politiques, décrets et mesures de confinement partout dans le monde. La crise sanitaire a rapatrié l’ensemble des activités quotidiennes à l’intérieur du logement, pour en transformer les pratiques tout comme les habitudes de consommation (Roudil et Bélanger, 2021). Lors de la première vague, la situation de pandémie aura permis de ralentir, voire de stopper du moins temporairement, certaines des dynamiques de spéculation, comme la location à court terme et touristique, et d’assister momentanément à l’adoption de moratoires sur les évictions. Mais ces dynamiques ont repris depuis. Elles se sont même parfois accélérées. Cette situation a jeté sans contredit un nouvel éclairage sur des inégalités, qui étaient déjà existantes et ont parfois été exacerbées, en matière de logement et d’habitat : surpopulation des logements, problèmes de santé liés à l’insalubrité, accès différenciés aux espaces extérieurs, immobilité résidentielle forcée.

Ce numéro, qui rassemble onze articles, propose d’éclairer, dans une perspective internationale, la complexité de ces rapports socioinégalitaires selon trois axes de recherche explorant les structures, les effets et les politiques actuelles du logement.

Les structures du rapport socioinégalitaire : l’État, les ménages et la finance

L’évolution des politiques du logement, marquée par le retrait progressif de l’État au bénéfice d’acteurs privés, joue un rôle important dans le rapport des ménages à l’habitat, y compris en matière social (Desage, 2017), de logement pour les aînés (Séguin, 2011) ou pour les étudiants (Revington et August, 2020). Ces secteurs créent des espaces de marché spécifiques qui peuvent également prendre la forme de dynamiques économiques inédites entre les pouvoirs publics et les acteurs du privé dans la création d’habitats « spectacularisés » ou « touristifiés » (Bélanger et Lapointe, 2021), que ce soit en ville ou dans les milieux ruraux. De leur côté, les ménages peuvent aussi être des acteurs structurants, à une échelle plus petite mais non moins importante : ils jouent notamment un rôle dans la « condoïsation » (transformation en copropriétés) du marché locatif privé (Moser et al., 2019) ou dans la création d’inégalités intergénérationnelles dans l’accès à la propriété (Bonvalet et Bringé, 2013). Dans ce numéro, deux articles s’intéressent plus spécifiquement aux structures du rapport socioinégalitaire à travers l’offre en logements étudiants.

Nick Revington, dans son article Le logement étudiant, l’espace « générationné » et l’urbanisation capitaliste, soutient que la studentification, cette forme de concentration d’étudiants, entraîne non seulement le déplacement d’autres groupes de résidents, mais génère et perpétue également l’urbanisation capitaliste. Revington fait la démonstration éloquente que la différence de richesse entre les générations n’est pas seulement liée aux différents temps de cumulation, mais que les stratégies immobilières et la planification urbaine défavorisent le logement étudiant tout en produisant des espaces « générationnés ». À partir de son analyse du cas de la ville de Waterloo au Canada, l’auteur montre que les investissements dans le logement étudiant privé sont basés sur des représentations de ce qu’est la vie étudiante, mode de vie jugé incompatible, car entrant en contradiction avec celui des habitats des quartiers d’accueil.

De son côté, Amel Gherbi, dans son article Le prix de l’hospitalité. Sur le « tournant hôtelier » de l’hébergement étudiant, propose, dans la poursuite des travaux sur la marchandisation et la financiarisation du logement, une nouvelle lecture de cette forme d’hébergement en mobilisant une approche issue des études touristiques et des sciences de la gestion. Sans situer le logement étudiant dans ce qu’on pourrait appeler la 5e vague de gentrification, elle montre que ce type de logement vend une « expérience exclusive » peu en prise avec le quotidien des quartiers où il s’implante, mais proche des modes de vie décrits par les travaux récents sur la touristification du quotidien de Bélanger et Lapointe (2021).

Les ménages face aux inégalités de logement : insécurité(s) et sécurité(s) résidentielles

La production des inégalités de logement et d’habitat affecte les ménages à différents niveaux : immobilité forcée de ménages en situation de mal-logement (Dietrich-Ragon, 2010), discriminations vécues dans l’accès au logement (Goyer, 2020), ou encore mobilité forcée, qu’elle soit physique ou symbolique, des ménages lors de processus de gentrification (Bélanger, 2012) ou lors de rénovations urbaines, comme c’est le cas en France avec les politiques de mixités sociales qui réglementent l’accès des plus pauvres aux grands ensembles (Roudil, 2023). Si ces inégalités d’accès créent une insécurité résidentielle chez de nombreux ménages plus vulnérables, certains autres ménages avantagés dans ces rapports socioinégalitaires alimenteront des dynamiques d’entre-soi (Cousin, 2013). Quatre contributions apportent un éclairage sur la façon dont les ménages mobilisent des ressources susceptibles de leur éviter un déclassement ou une stigmatisation résidentielle. Cette série d’articles conduit à souligner les mécanismes susceptibles d’entraver les tentatives d’émancipation de situations résidentielles qui sont parfois d’une grande violence.

Dans ce numéro, sans traiter directement de dynamiques d’entre-soi, Garance Clément s’est intéressée aux stratégies d’évitement de déclassement résidentiel des classes moyennes françaises transfrontalières ayant choisi d’immigrer en Belgique voisine afin de faire face à une augmentation du coût des loyers en France. Dans son article, Se jouer des frontières du marché. Stratégies résidentielles des classes moyennes autour de l’agglomération lilloise, l’autrice montre une forme de reclassement en « trompe-l’oeil » de ces classes moyennes. Si les ménages issus des petites classes moyennes élargissent ainsi leur territoire pour faire face à des difficultés dans leur région d’origine, ils deviennent néanmoins dépendants d’un marché immobilier belge plus libéral que le marché français. En revanche, les ménages plus fortunés, qui ont un accès plus facile au crédit bancaire, disposent quant à eux d’espaces fonciers bien plus valorisés.

Patricia Loncle et Emmanuelle Maunaye, dans leur article Les pratiques de colocation des jeunes de classe moyenne : des stratégies résidentielles d’affirmation de soi dans un contexte d’incertitude ?, se sont également intéressées aux stratégies d’évitement de déclassement résidentiel des classes moyennes, plus spécifiquement chez les jeunes, lors des moments de décohabitation parentale. Constatant que les jeunes sont particulièrement affectés par la crise du logement et par l’augmentation du taux d’effort pour se loger, les jeunes enquêtés, étudiants ou professionnels, ont choisi la colocation afin de maintenir un certain niveau de confort, mais également afin d’expérimenter un autre mode d’habiter.

À l’opposé d’une dynamique d’entre-soi, Pascale Dietrich-Ragon, Camille François, Anne Lambert et Lydie Launay proposent une contribution qui se penche sur les impacts d’une politique de mixité sociale programmée, dont les effets sont vécus par des ménages à faibles ou modestes revenus. Leur article, intitulé Le double écart. Politique de déségrégation et normes familiales dans les beaux quartiers parisiens, interroge comment la répartition plus équitable des logements sociaux a priorisé le relogement de ménages modestes dans les « beaux quartiers » sans pour autant apporter les « effets de quartier » attendus par ce surclassement résidentiel. Les familles ainsi relogées, dont le profil est différent du profil familial dominant dans leur quartier d’accueil (notamment avec une surreprésentation des familles monoparentales), y sont stigmatisées. Dans cette mise à l’écart, l’absence du père s’ajoute aux distinctions socioéconomiques et ethnoculturelles vécues au quotidien.

Enfin, Catherine Flynn et ses coauteurs et coautrices, dans Point de vue de femmes et d’acteurs du milieu communautaire sur l’accès au logement à la sortie d’un contexte de violence. Quand le spatial fix renforce la spirale de l’itinérance dans certaines régions administratives du Québec, proposent une analyse féministe de l’accès au logement des femmes en situation de violence conjugale. Elles et ils soulignent combien le logement en tant que lieu de reproduction du capitalisme s’inscrit dans des facteurs structurels plus larges, notamment en matière de développement économique. En l’absence d’une offre adéquate et suffisante de logements sociaux et en présence d’une organisation économique patriarcale qui exclut les femmes les plus précaires des principales activités économiques, l’inégalité salariale des femmes en situation de violence conjugale peut les conduire à l’itinérance, ou à un retour au domicile et à la situation de violence.

Les politiques du droit au logement : mobilisations, pouvoirs publics et tiers-secteur face aux inégalités

Les rapports socioinégalitaires au logement et à l’habitat appellent une réponse sociale et politique. Aux différents mouvements luttant pour le droit au logement sur la place publique (Kerrigan et Wachsmuth, 2020), s’ajoutent des tentatives venant des pouvoirs publics, surtout à l’échelle locale, de pallier le désengagement des niveaux supérieurs gouvernementaux (régionaux et nationaux) dans la production de logement social en développant des stratégies de mixité sociale programmées ou leur équivalent (Desage, 2017). D’autres possibilités, plus ou moins récentes, existent en dehors de la production soit publique soit privée du logement et de l’habitat. Ce que l’on appelle le tiers-secteur est la solution de rechange prépondérante au développement du logement social par les politiques publiques (Bouchard et al., 2010). Cinq contributions nous éclairent dans ce numéro sur cette évolution.

Chloé Reiser, dans son article Quand les groupes communautaires prennent le relais : réponses du tiers-secteur au mal-logement et à la gentrification dans deux quartiers tremplins d’immigration à Montréal, montre que le désengagement de l’État face au mal-logement a poussé le tiers-secteur à développer de nombreuses tactiques malgré son faible moyen financier. Sa réponse s’est ainsi concentrée sur la lutte contre l’insalubrité, la participation directe au développement de logements sociaux et la mobilisation contre la gentrification. Reiser se demande ainsi avec justesse si la prise en charge par le tiers-secteur du mal-logement ne contribue pas à légitimer le manque d’intervention de l’État.

Cette délégation d’une préoccupation publique auprès du tiers-secteur est aussi au coeur de l’article de Geneviève Breault intitulé Limites et défis du recours au modèle coopératif dans la mise en oeuvre des politiques étatiques d’habitation. Breault se penche sur les enjeux du logement coopératif, sans remettre en question le modèle, mais en s’interrogeant sur ses limites. À partir d’entretiens réalisés auprès de membres impliqués dans la gouvernance de leur coopérative, elle met en lumière certaines contradictions qui déterminent le succès ou l’échec d’un projet résidentiel. Ces facteurs ne sont pas liés au besoin d’accéder à un logement abordable et à la solvabilité du ménage, mais bien à la nécessité de posséder certaines compétences mobilisables pour élaborer un projet résidentiel. Le manque d’outils et d’expérience de gouvernance semble ainsi préjudiciable pour de nombreux ménages.

De son côté, Marie-Ève Desroches s’interroge sur La place des logements sociaux dans le mouvement des Villes en santé. En situation de pénurie de logements abordables au Canada, le tiers-secteur soucieux de la santé des populations devrait se préoccuper du logement comme s’il en était un déterminant majeur. L’article de Desroches met en exergue la vision étroite de la santé chez les acteurs (intervenants, élus et secteur privé), leur préoccupation se limitant à certaines populations en situation de handicap ou avec des problèmes de santé mentale (voir aussi l’article de Marco Azevedo à ce propos). Or, si les familles monoparentales ne sont pas considérées comme ayant des besoins particuliers, leur accès à un logement social peut leur assurer une meilleure sécurité résidentielle, voire alimentaire. L’investissement en logement social favoriserait donc la santé.

Élodie Gilliot, Nicolas Chambon et Léa Aubry, dans leur article « Logement d’abord ». Présupposer une égalité dans la capacité à habiter pour lutter contre les inégalités dans l’accès au logement et le sans-abrisme, se penchent sur la politique française Logement d’abord mise en place en 2018 et qui s’inspire des programmes et politiques Housing first états-uniens. Plutôt que de bâtir un programme de réinsertion dans le logement basé sur l’expérience passée des locataires, la politique française avance l’idée que toutes et tous ont la capacité à habiter. Si cette approche participe à lutter contre les inégalités d’accès au logement, elle permet également de se centrer sur les individus et de mieux répondre à leurs besoins d’accompagnement.

Finalement, cette approche du Housing First a également été reprise dans le virage domiciliaire proposé aux populations aux prises avec des problèmes de santé mentale. Marcos Azevedo, dans son article L’appropriation de l’habitat à l’épreuve de l’accompagnement en santé mentale : le cas des personnes vivant en logement accompagné en France, s’intéresse à la fois aux pratiques d’accompagnement et au vécu de cet accompagnement par les bénéficiaires. Dans ce cas toutefois, plutôt que d’être présumés aptes à habiter, les sous-locataires accompagnés en psychiatrie font plutôt face à différentes contraintes liées à certaines attentes en matière de pratiques d’habiter qui s’alignent sur les pratiques des classes moyennes et supérieures. Sans se sentir en situation d’hébergement, les sous-locataires ne se sentent pas non plus chez eux. En d’autres termes, le travail d’Azevedo montre que le contrôle autrefois exercé en milieu hospitalier est aujourd’hui reproduit en logement locatif.