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Introduction

Le thème de la désobéissance civile trouve sa place en ce qu’il est convenu d’appeler « les droits de l’homme », à titre de moyen parfois nécessaire dans le cheminement vers la justice et l’équité qui sont au fondement même de ces droits.

Beaucoup de penseurs ont consacré une forte doctrine à la question de la légitimité de la désobéissance civile et la tendance dominante lui reconnaît cette légitimité, et même des auteurs contemporains (xxe siècle) comme H. Arendt et J. Habermas justifient la désobéissance civile comme le « passage à la limite » de la démocratie. La forte argumentation consacrée à la justification de la nécessité d’accorder une place, quoique limitée, à la désobéissance civile dans le processus démocratique, a permis de dégager les contours de cette limite qui sont les conditions formelle et substantielle de légitimité de la désobéissance civile[1].

Cependant, cette affirmation de la désobéissance civile comme « ultimum remedium à la conception purement légale de la démocratie constitutionnelle[2] » prête à critique, à notre avis, dans la mesure où sa légitimité même (conceptuelle) soulève des divergences sur le point des conditions de base devant être respectées et, de plus, sa portée pratique n’est pas toujours évidente compte tenu des différences économiques et socio-culturelles entre États démocratiques.

Dans un premier point, nous parlerons du concept général de désobéissance civile, puis dans un deuxième, nous nous essayerons à un aperçu critique du concept, et enfin, dans un troisième point, nous passerons à la conclusion.

I. Concept général de désobéissance civile

1. Définition

La notion de désobéissance civile a pour la première fois été invoquée par l’auteur américain Henri David Thoreau dans son essai Civil Disobedience, publié en 1849, dans lequel il revendique le droit pour le contestataire, de refuser une loi que sa conscience trouve injuste. Depuis, ce concept a été adopté et adapté par diverses personnes aux revendications mettant en avant le bien, dans son sens moral.

Il sied cependant de préciser qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas de définition unique de cette notion. J. Rawls la définit « comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon une opinion mûrement réfléchie, les principes de coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés[3] ». Pour Habermas, la désobéissance civile inclut des actes illégaux, généralement dus à leurs auteurs collectifs, définis à la fois par leur caractère public et symbolique et par le fait d’avoir des principes, actes qui comportent en premier lieu des moyens de protestation non violents et qui appellent à la capacité de raisonner et au sens de la justice du peuple[4]. Nous nous limiterons à ces deux définitions qui, en outre, ont servi de références pour les développements suivants.

2. Conditions de validité et légitimité de la désobéissance civile

De cette définition, sept traits constitutifs de la désobéissance civile se dégagent[5] et correspondent par conséquent aux conditions cumulatives de sa validité : la désobéissance civile est consciente et intentionnelle, publique, et s’inscrit dans un mouvement collectif ; elle use de moyens pacifiques, assume le risque d’une sanction, poursuit des fins innovatrices, et fait appel à des principes éthiques.

Pour qu’une désobéissance civile soit légitime, deux conditions s’ajoutent à celles citées supra, et correspondent à deux exigences, une de forme, et une autre de fond. La première est que la désobéissance civile soit un moyen de dernier recours après avoir épuisé toutes les voies légales de dénonciation d’une loi injuste, exception faite des cas d’urgence, et la deuxième est que la loi injuste mette en jeu un intérêt général et que l’acte de désobéissance civile soit justifié par la gravité de l’atteinte à cet intérêt général[6].

II. Aperçu critique du concept

1. Critique sur la légitimité conceptuelle de la désobéissance civile

1.1. Du point de vue « contexte de référence »

Selon les auteurs prônant la légitimité de la désobéissance civile, l’État de droit démocratique constitue le contexte de référence dans lequel une désobéissance civile pourrait se justifier ; mais, nous pensons justement que ce contexte de départ fragilise la notion qu’il sous-tend, en ce sens que l’État de droit démocratique est en soi un processus sans repères préétablis.

En effet, « en démocratie, nous ne disposons pas d’un critère a priori et univoque du juste ; […] une conception unique, permanente et a priori du juste et du bien[7] » y manque. Claude Lefort qualifie la démocratie comme « ce régime inouï qui fait l’expérience historique de l’indétermination de ses repères[8] ». La recherche du juste constitue en effet le but précis et invariable à atteindre dans le processus démocratique, mais les moyens pratiques pour y arriver ne sont pas standards. Ainsi, la désobéissance civile serait, dans cette quête du juste, du point de vue de H. Arendt et autres penseurs, « le passage à la limite » de l’État démocratique, qui traduirait « le principe de distance à soi[9] » propre à la démocratie, vu que l’État démocratique restera toujours une construction « fragile, délicate et surtout faillible et sujette à révision[10] ».

L’instabilité même des repères définissant l’État démocratique crée, à notre avis, l’ambiguïté pour repérer le terrain politique réel pour une désobéissance civile légitime.

P.A. Perrouty a voulu supprimer un peu du vague caractéristique de ce contexte de référence de la désobéissance civile, en disant qu’à son avis, « le problème de la désobéissance civile ne se pose […], que dans le cadre d’un État démocratique plus ou moins juste pour des citoyens qui reconnaissent et admettent la légitimité de la constitution[11] ». Nous croyons cependant qu’il a plutôt ajouté encore plus de brouillard à ce contexte car le problème soulevé à ce moment devient celui de connaître le degré de justice nécessaire pour qu’un État démocratique soit à même de servir de soubassement à une désobéissance civile légitime.

1.2. Du point de vue des « conditions de validité »

À l’instar de P.A. Perrouty, nous sommes d’avis que « si la non-violence est toujours préférable, il semble trop radical d’exclure a priori toute forme de violence de la désobéissance civile[12] ».

En effet, la désobéissance civile est de par sa nature même, un acte duratif, et de ce fait, elle peut débuter pacifiquement, et avec l’intention de le rester, mais rien ne garantit qu’elle restera réellement pacifique car cet aspect dépend non seulement de la volonté des désobéissants, mais aussi d’autres facteurs externes pas toujours faciles à prévoir et à gérer[13]. Ainsi, une désobéissance civile commencée valable peut se voir à la fin invalidée faute d’avoir suffisamment respecté la voie pacifique. À notre avis, cette condition rend l’acte de désobéissance civile (valide) beaucoup plus théorique que pratique et par voie de conséquence l’éloigne encore plus du concret.

1.3. Du point de vue des « conditions de légitimité »

Condition de forme. Cette condition présente la désobéissance civile comme le dernier moyen de recours à utiliser pour obtenir le changement d’une loi injuste après qu’on a usé de tous les moyens légaux sans succès, exception faite des cas d’urgence où elle s’impose comme seul moyen rapide et présentant plus de chance d’efficacité. Comme telle, elle limite l’espace accordé à la désobéissance civile dans l’État démocratique.

En analysant la condition de forme telle qu’exprimée, nous sommes d’accord avec P.A. Perrouty que les moyens légaux de recours sont à ce point inépuisables qu’une désobéissance civile légitime se trouve, à cette condition, quasiment impossible à concrétiser dans la réalité. En effet, les voies légales de recours impliquent non seulement les moyens juridictionnels, mais aussi tout autre moyen (administratif par exemple) de revendication établi par l’État. De plus, le recours préalable à la désobéissance civile remet en cause une loi ou une décision politique, ce qui ne prédispose pas les institutions habilitées, mises en place par le système initiateur de la loi ou décision, à se presser pour statuer. Il aurait peut-être mieux valu ajouter d’autres exceptions au principe assez général de l’épuisement des voies de recours. À tout le moins, notre avis est que la condition positive justifiant la désobéissance civile du point de vue formel reste en l’occurrence le cas d’urgence.

Cependant, réserver une place limitée à la désobéissance civile dans un État démocratique se trouve à nos yeux justifié car, « une multiplication de désobéissances finirait par affaiblir le crédit des lois et miner l’autorité des institutions[14] ». Mais, cela n’est pas l’avis de P.A. Perrouty qui pense que cette restriction ne permet pas à la désobéissance civile de s’exprimer et qu’il faudrait plutôt supprimer la condition de forme « inutilement restrictive », et « préserver un espace de liberté » à la désobéissance civile, dans le droit interne, autrement dit, la légaliser. En cela, il épouse l’idée de H. Arendt, qui préconisait la constitutionnalisation de la désobéissance civile aux États-Unis d’Amérique[15].

Nous pensons que les deux propositions de Perrouty prêtent à critique, dans la mesure où d’une part, la suppression de la condition de forme risquerait de fragiliser la force de la loi (cf. supra) et, d’autre part, « une transgression autorisée n’en est plus une, ce qui reviendrait à priver la minorité d’un moyen de protestation efficace[16] ». En effet, une désobéissance civile légalisée perd de son efficacité même comme moyen de remise en question du système démocratique par le fait qu’elle serait « mise en cage », gérée par le système en soi.

Condition de fond. Cette condition exige de la désobéissance civile légitime qu’elle serve un intérêt général et, qu’elle se justifie par la relative gravité du droit en jeu.

J. Rawls développe cette idée en ces termes :

L’injustice d’une loi n’est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir, pas plus que la validité légale d’une législation (définie par la constitution en vigueur) n’est une raison suffisante pour se conformer à la loi. Quand la structure de base d’une société est suffisamment juste, dans les limites du contexte prévalant, nous devons reconnaître comme obligatoires des lois injustes, à condition qu’elles ne dépassent pas un certain degré d’injustice. […] Ainsi, les revendications du devoir et de l’obligation politiques doivent être confrontées à une conception des priorités adéquates[17].

Autrement dit, ce qui est requis ici est un rapport de proportionnalité entre le moyen à utiliser et le but à atteindre. L’objectif visé par cette condition (inscrire la désobéissance civile dans les limites de la nécessité) est louable à notre sens, mais dur à réaliser, en ce que ce rapport de proportionnalité n’est pas facile à établir car, variable selon les réalités économiques et socioculturelles de chaque entité démocratique. Ceci ouvre la voie au problème de la portée pratique du concept de désobéissance civile.

2. Critique sur la portée pratique du concept de désobéissance civile

La concrétisation du concept de désobéissance civile dans le concret n’est pas du tout aisée, et à notre avis, deux raisons principales en sont la cause : d’abord, les réalités économiques et socioculturelles diffèrent d’un État démocratique à l’autre ; ensuite, les multiples imperfections relevées dans le point précédent, et qui témoignent d’une insuffisante considération de cette première raison dans l’élaboration du concept, rendent encore plus difficile cette tâche.

En effet, « toute réponse sur la pertinence de principe de la désobéissance civile, afin de voir si elle est incluse dans l’idée même de la citoyenneté ou si elle en est exclue, trouve sens seulement au sein du contexte où l’interrogation fut donnée. Le contexte culturel dans lequel se trouve un être humain, et la situation particulière qu’il y occupe, l’amèneront à concevoir la désobéissance civile comme une nécessité vitale par exemple, ou comme une futile manifestation anarchique[18] ».

Pour illustrer, prenons le cas de deux États démocratiques, la Belgique et le Rwanda. Une simple manifestation dénonçant par exemple une décision politique injuste pourrait être qualifiée d’acte de désobéissance civile au Rwanda tandis qu’une pareille manifestation en Belgique peut ne pas l’être. Cela découle de la variable place laissée à la liberté d’expression dans les différents systèmes démocratiques, et par voie de conséquence, du caractère infractionnel ou non d’un même acte selon le système démocratique en cause. Ainsi, au Rwanda, le manifestant assume le risque d’une sanction pour « atteinte à la sûreté intérieure de l’État », infraction prévue dans le code pénal rwandais[19], alors qu’en Belgique, le manifestant sera couvert par la loi. Cet exemple suppose bien évidemment que toutes les autres conditions d’une désobéissance civile « légitime » sont remplies dans les deux manifestations.

On pourrait alléguer contre cet exemple que le Rwanda est une jeune démocratie, mais justement, revient le problème de l’établissement du niveau démocratique minimum pour qu’une désobéissance civile soit justifiée.

L’autre réalité qu’on pourrait qualifier de socioculturelle, et qui accentue les différences entre régimes démocratiques, est la place très variée qu’occupe la (dés)obéissance dans leurs sociétés. Cette question est primordiale dans la mesure où elle conditionne la capacité morale à poser l’acte de désobéissance. Plus une société est de culture obéissante et plus y sera difficile non seulement la réalisation d’une désobéissance civile, mais aussi sa justification. Ainsi, la société occidentale de culture individualiste et donc prompte à la critique serait le terrain plus ou moins propice à une désobéissance civile légitime, comparée à la société africaine d’inspiration collectiviste et donc plus obéissante et moins propre à cet acte ultime de dénonciation d’une loi injuste.

En outre, plus une société est de culture obéissante, plus elle est propice à un comportement démagogique de la part des autorités démocratiques, et moins y trouvera place une désobéissance civile.

Le cas du génocide rwandais illustre cette idée. À quelques exceptions près, les objections de conscience qui s’y sont amorcées ont vite fait de se rétracter par peur de représailles et celles qui ont persisté ont été anéanties avec la mort de leurs auteurs. Ici, une désobéissance civile contre l’ordre politique d’exterminer les Tutsis ne pouvait se concevoir dans une société convaincue que c’est une évidence d’obéir à la parole de l’autorité sans la remettre en cause[20]. Les autorités rwandaises n’ont pas seulement joué la carte de la culture obéissante, elles ont aussi usé de discours démagogiques longtemps avant et pendant le génocide, de façon que l’injuste (moralement parlant), c’est-à-dire ôter la vie à autrui, était devenu le juste aux yeux de la majorité. Celle-ci avait même une explication « logique » à la nécessité d’exterminer les Tutsis[21]. De ce fait, la minorité voulant désobéir en vertu du juste (moral), aurait échoué avant d’avoir commencé car, elle n’aurait pu faire appel à la conscience collective du juste qui, à ce moment-là, n’était plus une.

Cette menace que constitue un éventuel comportement démagogique des institutions démocratiques à la démocratie même n’est pas non plus exclue dans les États démocratiques de culture moins obéissante, quoique à un moindre degré. Ainsi, la démagogie est ce qui pourrait le plus ébranler les fondements du concept de désobéissance civile, car pervertissant en premier le principe démocratique, base de ce concept[22].

Conclusion

C. Leleux pense, et nous sommes de son avis, que pour qu’une société (démocratique) soit en mesure d’intégrer une désobéissance civile légitime, son éducation civique doit « être repensée, de telle manière qu’elle développe à la fois, […] trois compétences transversales indépendantes : l’apprentissage de l’autonomie individuelle, de la coopération sociale et de la participation publique […] en veillant à développer les trois aspects — cognitif, affectif, et conatif — de toute expérience morale (au sens large)[23] ».

Nous ajouterions que la place accordée à la désobéissance civile devrait varier selon le niveau démocratique atteint, en prenant comme critères plus ou moins précis, le degré atteint par chaque société dans l’apprentissage des trois compétences transversales indépendantes évoquées par C. Leleux.

De façon générale, la prise en compte des réalités économiques et socioculturelles souvent différentes devrait être à la base de la mise en pratique de toute théorie démocratique. En effet, à voir ce qui se passe actuellement en Afrique dans les jeunes démocraties, on se demande si ce critère a été largement considéré, quand on étudiait le moment et la manière les meilleurs d’y appliquer la théorie démocratique. Pour revenir à la désobéissance civile, sujet de cet article, nous pensons que telle que conçue, l’assise théorique n’est pas encore suffisamment solide pour la justifier. Cependant, pour reprendre les propres termes de P.A. Perrouty, elle aura « permis de réduire les disparités entre les convictions sincères de ceux qui reconnaissent les principes de base d’une société démocratique », dans la mesure où elle permet de continuer à approfondir le débat sur les moyens adéquats pour faire un pas de plus vers le juste.