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1. Introduction

Jean-Claude Gémar. Ce nom est bien connu. En juritraductologie, en droit comparé, en traductologie… Pour autant que je sache, il n’existe aucune discipline qui s’intéresse, exclusivement ou en partie, aux questions à la croisée du langage et du droit, dans laquelle on ignore encore ce nom. Les générations de chercheurs et de professionnels du langage du droit se succèdent, mais le nom reste. Au demeurant, qu’elles s’intéressent ou pas à la traduction juridique ou à la jurilinguistique, peu de personnes restent indifférentes vis-à-vis de la passion qui anime Jean-Claude Gémar, passion pour sa discipline, certes, mais aussi pour des sujets d’une étonnante variété. L’écouter est une expérience des plus inspirantes. Discuter avec lui l’est tout autant, sinon plus, ce que j’ai eu l’honneur de faire dans le cadre de la présente entrevue.

Dans les pages qui suivent, j’espère donc vous faire découvrir l’homme qui se cache derrière le nom si souvent cité, mais aussi, par le fait même, la discipline de cet homme, la jurilinguistique, dont il reste encore, après toutes ces années et malgré la relève, le principal porte-étendard. L’entrevue n’était pas structurée, si bien que les sujets défilent comme ils se sont présentés au fil de la conversation. Trois thèmes se dégagent néanmoins de nos échanges : la pratique de la traduction, la réflexion sur la traduction et l’enseignement de la traduction. Trois thèmes qui correspondent aux trois fonctions de la traduction selon Jean-Claude Gémar (1995a : 45-112) et qui ont également marqué sa carrière de professionnel, de chercheur et d’enseignant.

Belle rencontre !

2. Entrevue

MHG – Bonjour Monsieur Gémar. Dans un premier temps, je tiens à vous remercier d’avoir accepté notre invitation. Il était grand temps qu’on apprenne à vous connaître un peu plus, vous, l’auteur qu’on lit et cite abondamment, mais aussi vous sous d’autres jours. Vous, le traducteur professionnel. Vous, le défenseur des intérêts de la traduction au Canada et ailleurs. Vous, le critique et philosophe. Nous parlerons donc de votre vie, de votre carrière professionnelle et, bien sûr, de votre discipline, la jurilinguistique. Dans un premier temps, j’aimerais que nous parlions de votre parcours, du chemin vers cette jurilinguistique, dont on vous attribue la paternité. Le chemin vers la jurilinguistique n’était pas tracé d’avance, n’est-ce pas ?

JCG – Non, en effet, le chemin n’était pas tracé d’avance. Il a fallu débroussailler un vaste espace en friche ! Cela a pris du temps. Toutefois, les circonstances, le hasard peut-être, la situation du français au Québec, ma formation universitaire et plusieurs autres facteurs sont intervenus dans mon parcours à partir du moment où Jean Darbelnet m’a invité à le rejoindre, en 1972, à l’Université Laval, pour être son assistant, alors que j’étais aux États-Unis, où j’enseignais le français comme langue seconde, avec la littérature et la civilisation françaises ! C’est durant les deux années passées au contact de ce maître exemplaire et inspirant que je me suis retrouvé plongé au coeur de la traduction, de son enseignement et de la recherche. Cela s’est fait par étapes : on ne devient pas un spécialiste du jour au lendemain. De la traduction générale, littéraire, économique, et des questions d’actualité – matière à laquelle Darbelnet tenait beaucoup et à laquelle ma formation, notamment en science politique, me destinait, pensait-il – de mes débuts d’enseignant de la traduction, c’était le premier pas dans la direction de la traduction juridique, mais je l’ignorais alors.

J’avais aussitôt passé les examens de la Société des traducteurs du Québec (STQ) et commencé à traduire comme pigiste (les salaires d’assistant n’étaient guère élevés dans ces années-là…) du Bureau des traductions du Secrétariat d’État et avais lancé ma carrière de traducteur professionnel. Après avoir terminé mon doctorat, en 1974[2], j’avais passé – un peu par défi, pour me « tester » – le concours de traducteur des Nations Unies, que j’avais réussi puisque j’ai été nommé sur place comme traducteur à l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), à Montréal. Là, j’ai vraiment vécu la traduction professionnelle sous toutes ses formes : administrative, technique, économique, juridique, médicale, etc., et me suis rodé à la tâche.

Un an plus tard (1975), André Clas m’engageait comme professeur assistant au Département de linguistique et philologie, comme il s’appelait en ce temps-là, puisque la traduction n’était encore qu’une « section ». La carrière de professeur de traduction me paraissait alors plus intéressante – quoique moins bien payée ! – que celle de traducteur aux Nations Unies, malgré les prestations qu’on y offrait. Clas m’avait engagé pour enseigner la traduction juridique – poste libéré opportunément, qu’il fallait combler en vue de la rentrée prochaine –, mais aussi, entre autres, la traduction générale, au bac, la littéraire, en maîtrise. Mais c’est la traduction juridique qui m’a retenu et allait devenir ma spécialité. J’avais un doctorat de 3e cycle en droit (de la Coopération internationale, domaine qui ouvrait de nombreuses portes) et me suis vite senti dans mon élément. Dans les deux années qui allaient suivre, ma spécialisation en traduction juridique avait pris forme et sens. Lors du IIIe Colloque international sur la rédaction des lois (Pointe-au-Pic, 7-10 sept. 1980), auquel j’avais participé, j’ai fait la connaissance d’Alexandre Covacs, le premier jurilinguiste de l’histoire, échangé et sympathisé avec lui. Je crois que l’idée de la jurilinguistique s’est formée dans mon esprit à partir de là.

MHG – Vous désignez Alexandre Covacs comme le « premier jurilinguiste ». Pourtant, on vous cite souvent comme le « père de la jurilinguistique », autrement dit comme le « premier jurilinguiste ». Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

JCG – Ce n’est pas juste, parce que ce serait me faire un grand honneur, non mérité. Le premier jurilinguiste, du moins son ancêtre, remonte très loin, aux années suivant la Conquête (1760), avec le premier traducteur officiel de notre histoire, François-Joseph Cugnet (1720-1789), éminent juriste mais personnalité controversée. Suit une longue liste de traducteurs et juristes d’importance (souvent les deux dans la même personne) qui ont joué un rôle critique dans l’évolution de la langue et des textes juridiques jusqu’à nos jours. Plus près de nous, je dirais que le premier jurilinguiste de l’époque moderne (20e siècle) est Alexandre Covacs, à qui appartiennent en propre ce titre et ses mérites, à mon avis.

Quant à moi, je ne suis que le « réceptacle » – le go-between – de ce savoir-faire et de son corpus, que j’ai synthétisés sous cette appellation : jurilinguistique, terme apparu dans une publication – un ouvrage collectif –, que j’ai dirigée, produite sous l’égide du Conseil de la langue française, en 1982 (Gémar 1982a). L’idée de la jurilinguistique ne m’est pas apparue ex abrupto, tel le principe d’Archimède ; elle a mûri au fil de rencontres, conversations, entretiens et travaux avec des personnalités des trois mondes : traduction, droit et linguistique, telles que Michel Sparer – un grand jurilinguiste et ami –, Wallace Schwab, autre jurilinguiste remarquable, complice et ami, et bien d’autres, dont Pierre Lerat, Nicholas Kasirer… Le terme jurilinguistique leur doit beaucoup. Si l’on peut m’accoler le qualificatif de « jurilinguiste », c’est par le biais de la méthode d’enseignement de la traduction juridique, qui porte ma marque « jurilinguistique ».

MHG – Et de quelle manière cet enseignement de la traduction juridique porte-t-il votre marque « jurilinguistique » ?

JCG – Lorsque je suis arrivé à Laval, comme à l’Université de Montréal d’ailleurs, cet enseignement consistait à résoudre les difficultés terminologiques d’un texte juridique, puis à le traduire, plutôt littéralement, comme il était d’usage en droit. Je n’ai pas suivi cette voie, réduite à la terminologie, mais ai plutôt conçu une méthode liant étroitement l’enseignement des concepts et notions juridiques comparés, liés et appliqués à un domaine précis du droit, en commençant par le droit public (constitutionnel, administratif, criminel/pénal), puis le droit privé (avec le Code civil, les obligations/torts, le contrat/contract, etc.), et à un texte s’y rapportant, afin que les étudiants comprennent le mieux possible l’énoncé des textes juridiques, pas toujours faciles à lire et à comprendre, qui leur étaient proposés. Cela, au 1er cycle. Nous faisions ensemble du droit comparé, à une petite échelle cependant.

C’est dans mon séminaire de maîtrise que j’ai pu donner libre cours à ce que je comprenais comme étant de la jurilinguistique par l’analyse et la méthode à établir, au cas par cas, pour la traduction de textes juridiques (lois, jugements, contrats divers) différents, en appliquant le plus possible mes trois principes de clarté, simplicité et précision, qui, m’ont beaucoup servi par la suite, notamment dans le cours francophone de rédaction des jugements que l’Institut canadien d’administration de la Justice (ICAJ) m’avait confié (1992-2012).

MHG – J’aimerais poursuivre sur ce point, c’est-à-dire votre approche et conception de la jurilinguistique, ce qu’elle a été et est devenue, ce qu’elle a représenté et représente aujourd’hui. En effet, vous mentionnez que votre séminaire de maîtrise, offert au début de votre carrière, vous a permis de « donner libre cours à ce que [vous] compren[iez] comme étant la jurilinguistique ». J’en conclus que votre compréhension de la jurilinguistique s’est transformée au fil des années et de vos travaux. Dans le contexte du collectif de 1982, que vous désignez comme l’origine de la discipline et du terme jurilinguistique, vous définissez la jurilinguistique comme suit :

Essentiellement, la jurilinguistique a pour objet principal l’étude linguistique du langage du droit sous ses divers aspects et dans ses différentes manifestations, afin de dégager les moyens, de définir les techniques propres à en améliorer la qualité, par exemple aux fins de traduction, rédaction, terminologie, lexicographie, etc. selon le type de besoin considéré. C’est dire que le jurilinguiste s’intéresse tout particulièrement aux questions d’ordre sémantique, syntaxique et stylistique de l’écrit juridique. Outre l’enseignement, ses applications sont variées puisque, selon l’orientation envisagée, elle peut répondre à des besoins ponctuels, par exemple l’établissement d’une nomenclature, son traitement terminologique ou lexicographique, unilingue, bilingue ou multilingue. À cet égard, elle peut s’appliquer stricto sensu à un aspect particulier de l’expression du droit, comme le contrat ou encore la loi, par exemple, ainsi que le font les groupes de jurilinguistes qui, à Ottawa, à Québec et à Moncton travaillent à l’élaboration de la loi, à son expression idéale, quoique à des fins et dans des contextes différents. (Gémar 1982b : 135 ; mise en évidence dans le texte)

Est-ce que cette définition a changé au fil des années et de vos travaux ? Sur quel point ? Dans quelle proportion ? Sous quelle influence ?

JCG – Une définition, quel que soit le domaine, ne prend forme qu’à la fin du processus de recherche, lorsque l’idée de l’objet s’est précisée, que l’auteur a mené à bien le travail d’analyse, de comparaison, d’interprétation et de réflexion sur son langage et ses textes. Actions qui, dans mon cas, portent sur le langage du droit exprimé dans des textes juridiques rédigés dans les deux langues officielles du Canada, aux fins de traduction, d’enseignement et de recherche. Mes études, ponctuées de séjours linguistiques à l’étranger (Allemagne, Espagne, Angleterre, États-Unis, etc.) m’avaient préparé à cette confrontation, puis à la comparaison. Mon intérêt pour les langues étrangères remonte à mon entrée au secondaire, lorsque j’ai découvert le latin et l’allemand, puis l’anglais. Notre professeur de latin nous encourageait à traduire des paragraphes des oeuvres étudiées en classe afin de préparer le cours suivant, dans lequel il comparait les traductions. Et l’émulation entre camarades de classe finit en compétition à qui en traduirait le plus ! Je n’étais pas le dernier… La piqûre de la traduction date de ces années-là.

Lorsque je suis arrivé à Québec, la société québécoise était en effervescence ; la question linguistique était sur toutes les lèvres. Comme enseignant de traduction, j’ai été immédiatement plongé dans le vif du sujet et au coeur du débat linguistique, tout en maintenant le plus possible l’équilibre et une égalité d’estime et d’intérêt entre les deux langues. Car on ne saurait traduire sans éprouver ces sentiments pour les langues mises en jeu par la traduction. Toutefois, la situation du français écrit, au Québec – parce que j’y vivais en français, la langue de ma culture –, m’avait choqué, comme Tocqueville l’avait été, à Québec (1831). Avec d’autres collègues idéalistes, je voulais contribuer à son amélioration, ce qui s’apparentait aux travaux d’Hercule !

Mon exposition aux textes juridiques dans les deux langues m’a rapidement convaincu qu’il fallait étrécir le cercle des ambitions et que c’était dans le domaine du droit et de son langage qu’il me fallait agir. J’ai retroussé les manches et m’y suis lancé, à fond et en toute naïveté, car j’ai vite découvert que la maîtrise d’une spécialité ne s’acquiert pas en quelques mois ou semaines, mais par étapes, après de longues années de travail assidu, poursuivi au long d’une carrière. L’idée d’une méthode de traduction s’est rapidement concrétisée avant d’évoluer en jurilinguistique. L’élément déclencheur est sans doute le fait d’avoir été engagé par le Prof. Paul-André Crépeau à participer à la confection du Dictionnaire de droit privé du Québec (1re éd.) (Brierley et Crépeau 1985) comme membre du comité de rédaction (1980-1985). Même si le terme jurilinguistique n’existait pas encore, on peut dire que les sept membres[3] de ce comité étaient, chacun à sa manière, d’authentiques jurilinguistes.

Ainsi, compte tenu de tout cela, on comprend mieux la pertinence et l’intérêt d’une définition de la jurilinguistique, qui peut tenir en peu de mots : Discipline qui a pour objet l’étude et l’analyse linguistiques des textes juridiques sous leurs différentes formes afin d’en optimiser l’expression.

MHG – D’autres que vous se sont depuis approprié cette discipline, la jurilinguistique, et sa définition pour y lover leur propre objet d’étude et d’analyse. Si c’est l’aboutissement de la recherche qui définit la discipline, alors pensez-vous que les recherches qui ont suivi les vôtres, menées au Canada comme ailleurs, soit dans le même contexte et une multitude d’autres contextes, aient pu contribuer à façonner davantage la discipline de la jurilinguistique, et, par le fait même, sa définition, à la préciser ou, au contraire, à en éliminer les limites ?

Plus précisément, je pense à la contrainte ou limite des « textes juridiques », que l’on trouve dans vos deux définitions (1982 et celle qui précède). Dans votre texte de 1982 (Gémar 1982b), vous avez d’ailleurs mis en caractères gras le mot « écrit », comme pour écarter de manière évidente d’autres véhicules du message juridique, comme le message oral ou les symboles. Or, dans notre monde contemporain (et bien avant cela, sans doute), la communication du message juridique sous d’autres formes que textuelles présente de grands enjeux. Pensons aux contextes judiciaires, où le message s’exprime par la bouche des interprètes, qui doivent rendre le message avec tout un tas de non-dits, sans parler des symboles et même, plus récemment, des emojis (comme des véhicules hybrides entre textes et symboles). Pensons aussi à des contextes où la tradition juridique passe par le non-écrit, comme dans les traditions autochtones, qui occupent de plus en plus les réflexions des autorités et organisations à travers le monde. Ne croyez-vous pas que dans ces contextes, le droit « s’exprime » tout autant que dans les contextes où il existe un écrit et que le souci d’optimiser l’expression est tout aussi essentiel ? Par cette « limitation » au texte, n’écarte-t-on pas des sujets porteurs pour alimenter la discipline moderne de la jurilinguistique ?

JCG – Le but d’une recherche, pour moi, est d’en faire profiter les chercheurs, ensuite, la société. Lorsqu’on se lance dans cette aventure, on ne le perçoit pas d’emblée, absorbé qu’on est par la recherche, ses enjeux – universitaires en particulier –, les obstacles et difficultés à affronter. Mais cela « percole », au fil du temps. Un sujet de recherche ne vous appartient pas. D’autres l’ont fait avant vous, vous ont ouvert des voies, vous ne faites que poursuivre le travail de nombreux chercheurs qui vous ont précédé. Il est néanmoins gratifiant de voir que d’autres personnes se sont emparées du sujet pour le critiquer, le développer, le traiter selon d’autres perspectives et façons de voir. Je partais de la traduction – trait proprement canadien – comme élément déclencheur de ce phénomène, conscient qu’il pouvait être abordé de différentes manières, ainsi que l’ont fait Gérard Cornu (1990), dans une France unilingue, et, à l’autre extrémité, Susan Šarčević (1997), qui voyait dans la corédaction une forme de traduction parmi d’autres, situant la traduction juridique dans l’univers babélien de l’Union européenne. À l’Université de Moncton (Nouveau-Brunswick), Gérard Snow et son équipe de jurilinguistes travaillaient sur un autre aspect de la traduction du langage du droit, vu à travers le vocabulaire de la common law adapté en français.

On peut alors penser que la jurilinguistique est un creuset dans lequel s’entremêlent langues juridiques, traduction, terminologie, lexicographie, droit comparé, linguistique et sémiologie. La liste n’est pas exhaustive, la jurilinguistique pouvant être abordée sous bien des aspects : historique, linguistique, juridique, sociologique, philosophique, sémiologique, ethnologique et anthropologique, pour ne citer que ceux-là.

Ce qui débouche sur le deuxième volet de votre question : pourquoi « l’écrit » uniquement, alors que nombre de sociétés peuplant le monde voient dans l’image du droit d’autres signes que ceux de l’écrit, offrant ainsi des perspectives quasi infinies ? La sémiologie juridique qu’illustre la revue d’Anne Wagner (International Journal for the Semiotics of Law [IJSL]) nous familiarise avec ces perspectives ; de même, l’anthropologie juridique, avec Norbert Rouland, où ressort l’analyse des discours oraux comme écrits et des droits traditionnels. À cet égard, le droit comparé (Glenn 2014) et la jurilinguistique comparée (Mattila 2006) sont des voies de recherche précieuses pour les jurilinguistes. En Asie, en Australie notamment, aux États-Unis, les recherches portent sur des signes non verbaux (expressions, gestes, mimiques, symboles, etc.) du droit exprimé devant les tribunaux. La conscience de la société contemporaine s’ouvre à bien d’autres objets de recherche, dont ceux que représente l’Autre, avec ses particularités.

Le droit et son langage, ses formes d’expression évoluent au rythme qu’impose la société, actuelle ou future. Je m’intéresse aussi à ces choses-là, j’en suis les avancées, mais je suis et reste un homme d’écrit : un traducteur, et ces aspects d’une recherche « attrape-tout » ne sont pour moi que des « surjons d’eau », comme le disait Montaigne des petits ruisseaux qui font les grandes rivières. La jurilinguistique que je pratique est foncièrement « textuelle ».

MHG – J’aimerais m’attarder sur cette dernière affirmation : « La jurilinguistique que je pratique est foncièrement “textuelle” ». La jurilinguistique serait-elle donc d’abord et avant tout une pratique ? Avez-vous tenté de la développer en théorie ou avez-vous réfléchi à la jurilinguistique comme faisant partie d’un courant théorique, en traductologie par exemple ?

JCG – Oui, la jurilinguistique que je pratique est foncièrement textuelle. En tant que traducteur, j’ai eu le plus souvent affaire à des écrits : contrats, jugements, règlements, lois, etc. En outre, et vous avez raison, la jurilinguistique découlant de ces textes est fortement marquée par la pratique exercée sur des siècles, un savoir-faire qui a progressivement évolué en discipline, donnant lieu à des recherches, des analyses et des réflexions qui transcendent la pratique pour constituer un corpus de doctrine en croissance constante. Elle peut être associée à la traductologie par ses racines et la pratique traductionnelles, mais elle se rattache aussi beaucoup au droit lorsqu’il est question des textes juridiques que j’ai évoqués.

En fait, le terme jurilinguistique est un terme commode, un chapeau abritant des formes d’expression très diverses, difficilement comparables entre elles, d’ailleurs. Qu’est-ce qu’un texte de jugement peut avoir de commun avec une loi, un contrat avec un règlement ? C’est un peu comme les tableaux d’une exposition, chacun possède sa musique particulière, adaptée à son style et son sujet, comme l’a si bien transcrit Moussorgski – avec l’apport génial de Ravel ! Chaque tableau requiert un mode de lecture, une formule d’interprétation particuliers, qui diffèrent de ceux des tableaux voisins. Il en est de même pour les textes juridiques. Différents les uns des autres, chacun demande une attention, une méthode surtout et une stratégie qui lui sont propres selon l’opération visée : traduction, révision, rédaction unilingue/bilingue, interprétation, etc.

Vous évoquez la théorie, ce qui me donne l’occasion de digresser sur ce sujet. Ce mot, théorie, est un mot surfait. On lui donne une importance qu’il n’a pas. Pour avoir droit à cette appellation, son auteur doit la vérifier par les faits. Or, on sait bien qu’aucune des théories de la traduction n’a été mise à l’épreuve des faits. S’il suffisait d’appliquer telle théorie, comme une grille, au texte que l’on doit traduire, ça se saurait, tout le monde le ferait. Je préfère parler de « doctrine », comme le faisait Séleskovitch, de thèse ou d’opinion. Disons qu’il y a plusieurs courants de pensée ou doctrines en traduction, un peu comme en droit, où l’on qualifie de « doctrine » les travaux des auteurs exposant leurs idées dans des revues et ouvrages spécialisés. Dans bien des cas, en traduction, la théorie en question est en réalité une méthode, comme celle que Vinay et Darbelnet ont présentée dans leur célèbre ouvrage, ou Delisle, Nida, Vermeer et Reiss, etc.

Il s’ensuit que vouloir élaborer un cadre théorique, donc systématique, est un défi redoutable. D’où l’insistance que j’ai mise très tôt, en traduction juridique, sur le langage du droit, langue de spécialité, plus propice à la comparaison et à l’analyse, avec le choix de textes que l’on peut faire. Tout est parti de la Loi, de sa forme, de sa traduction, révision, interprétation, etc. Ensuite, le contrat, puis la décision de justice sont venus se greffer sur cet axe principal. Je n’ai jamais eu la prétention d’élaborer une théorie…

MHG – Vous avez dit plus tôt que dans la recherche, on suit la voie ouverte par d’autres et on ouvre la voie, bien que cela reste incertain, à d’autres qui suivront. Dans la recherche, on doit se situer par rapport à d’autres et à leurs méthodes et « doctrines ». Bien souvent, on relie la jurilinguistique aux méthodes et « doctrines » de la traductologie. Vous qui avez suivi les tribulations de la jurilinguistique depuis ses tout débuts et qui êtes « homme d’écrit », traducteur, pensez-vous que la jurilinguistique entretient encore un lien étroit, voire exclusif, avec la traductologie ?

JCG – Oui et non… Historiquement, la traduction, la juridique particulièrement, a favorisé l’avènement de la jurilinguistique. Dans la mesure où la traduction (juridique) est le moyen le plus utilisé pour transmettre l’information juridique énoncée dans un texte rédigé dans une autre langue, le lien entre la jurilinguistique et la traductologie est étroit, essentiel même. Je ne le crois pas exclusif pour autant, car une discipline ne peut évoluer qu’avec l’apport d’autres disciplines, d’autres regards. La jurilinguistique ne saurait faire exception. Ensuite, la jurilinguistique ne se limite plus à la traduction comme c’était le cas avant la corédaction des lois, la démarche jurilinguistique peut porter sur des textes bilingues, comme au Canada, ou multilingues, comme en Europe, mais aussi sur des textes unilingues, que l’on révise, corrige, édite, etc. Elle porte ainsi sur tous les types de texte juridique, de la loi et du règlement au contrat, en passant par la décision de justice, entre autres textes porteurs de règle ou norme juridique, et par la doctrine, textes susceptibles de plusieurs moutures, révisions, corrections, améliorations. À ces égards, la jurilinguistique est une discipline bicéphale.

MHG – Où situeriez-vous donc la jurilinguistique par rapport à ces autres disciplines que vous citez et à d’autres encore qui examinent aussi, en partie ou exclusivement, le langage, le droit ou les deux ? Quel est l’état actuel de la jurilinguistique ?

JCG – Ma réponse pourrait prendre plusieurs pages… Sur l’état de la jurilinguistique, d’abord, je dirais que, pour une jeune discipline, elle ne se porte pas mal. Il est toujours difficile, sinon hasardeux, de se prononcer sur l’avenir d’une discipline. Comme le disait le grand biologiste Jean Rostand, « les théories passent, la grenouille reste » ! La jurilinguistique évolue, et continuera d’évoluer, mais allez savoir comment ! Pour l’instant, l’effet de surprise passé, elle a fait des émules un peu partout sur les cinq continents, pas seulement en Amérique du Nord ou en Europe. Et je ne parle pas de corédaction. Des colloques, séminaires et tables rondes se tiennent un peu partout, des ouvrages collectifs sont publiés dans plusieurs langues et pays, un corpus de plus en plus conséquent s’édifie. De la pratique, on est passé aux débats universitaires, d’où l’épistémologie (voir Pierre Legrand) n’est pas exclue. La jurilinguistique des débuts a évolué. Il ne faut pas pour autant croire qu’elle est une panacée, la solution à tous les problèmes du texte juridique. Elle n’est pas une science exacte et souffre des maux du langage. La clarté et la lisibilité sont des concepts variables et discutables.

Quant à la situer dans l’univers disciplinaire touchant de près ou de loin le langage du droit, je dirais qu’elle est unique dans sa spécialité juridico-linguistique. D’autres disciplines traitent un aspect particulier du langage du droit, la légistique par exemple, qui s’occupe de la loi ; la linguistique juridique, qui ne touche pas a priori à la traduction (Gérard Cornu) ; la stylistique, pour des raisons évidentes ; la philosophie du droit (Michel Villey), lorsqu’elle se penche sur le langage du droit. Et toutes les subdivisions de la linguistique, dont la linguistique du texte, l’analyse du discours, etc.

MHG – Je crois que nous avons fait le tour de la question de la discipline de la jurilinguistique, de même que de son rôle et de sa place dans le grand théâtre des disciplines, et objets d’études et d’analyse. J’aimerais maintenant vous entendre sur l’influence de la jurilinguistique sur la pratique et de l’influence de la pratique sur la jurilinguistique.

Plus tôt, vous avez situé l’origine de la discipline de la jurilinguistique dans le contexte du Canada et de sa situation linguistique et juridique particulière qui l’a obligé à maintenir « une égalité d’estime et d’intérêt entre les deux langues » et à prendre des mesures en ce sens. Autrement dit, à l’origine, la réalité ou la pratique alimente la discipline. À en juger par les études récentes en jurilinguistique, seriez-vous prêt à affirmer que la jurilinguistique continue de s’alimenter de la pratique, comme à ses débuts, ou, au contraire, qu’elle tend à s’en écarter ? Et si elle s’en écarte, s’en écarte-t-elle trop au point de ne plus être pertinente pour la pratique ? Autrement dit, croyez-vous que le produit de la jurilinguistique continue d’être un « appui indispensable à la corédaction » (pour reprendre les mots de Levert [2015]) et aux pratiques professionnelles dans l’industrie du langage du droit en général ?

JCG – Avant de répondre directement à votre question, je voudrais ajouter à votre remarque sur « l’expression équivalente » ceci : expression équivalente, oui, mais idiomatique, soit conforme aux canons linguistiques et culturels des deux langues, du français particulièrement. Ce n’était pas le cas quand on traduisait les lois de l’anglais vers le français : quand bien même la traduction était jugée bonne, équivalente, elle suivait néanmoins le texte de départ. Avec la corédaction, ce n’est plus le cas.

La pratique inspirera toujours une discipline, comme la traduction l’a été, et l’est, en devenant traductologie. En évoluant de façon à répondre aux réalités et besoins nouveaux, une discipline – le droit comparé, la jurilinguistique, par exemple – pousse de savants esprits à tirer des leçons des pratiques nouvelles et à réfléchir sur la façon d’y répondre. En matière législative, par exemple, le Canada organise chaque année une conférence bisannuelle sur la rédaction législative, où participent des spécialistes venus du monde entier pour débattre et réfléchir sur les manières de progresser. De même pour la rédaction des jugements. L’ICAJ tient chaque été un séminaire bilingue sur la rédaction des jugements. Je suis bien placé pour savoir que chaque nouvelle année marquait un progrès par rapport à la précédente. La pratique nourrit la réflexion et – c’est mon avis – l’inverse, soit l’influence de la théorie sur la ou les pratiques, quoiqu’elle soit utile à la formation de l’esprit, n’est pas démontrée. Pour traduire le texte qui lui a été confié, avant de s’y lancer, un traducteur pressé hésitera-t-il entre l’analyse du discours, le skopos, la théorie interprétative, la traduction dynamique, formelle, sémantique, etc., le principe de pertinence, et bien d’autres visions personnelles de l’acte du traduire ? J’en doute fort.

Cela dit, il me paraît normal qu’une pratique s’éloigne progressivement du cadre de sa discipline, laquelle échappe à ses auteurs pour se « diversifier » toujours davantage. On peut le regretter, mais c’est la loi du genre, une discipline suivant, voire précédant, l’air du temps et l’évolution sociale. L’exemple classique est celui de la sociologie, avec ses divers courants, mais la linguistique n’est pas la dernière… À cet égard, la jurilinguistique, comme la traduction, est bicéphale : pratique et théorique, quoique « théorique » soit un grand mot pour une discipline récente, qui ne repose sur aucun schéma théorique. Comme expliqué précédemment, il vaudrait mieux parler de doctrines, réflexions, opinions et débats autour de ce qu’elle est, devrait ou pourrait être, dans le but d’arriver à une expression optimale du texte juridique.

La jurilinguistique a impulsé la corédaction, inspirant d’autres secteurs de l’expression écrite du droit, dynamisés par l’exemple. Elle représente un modèle ayant servi de rampe de lancement à un mouvement de « libération » du texte juridique de mauvaises habitudes (longueur, lourdeur, archaïsme, obscurité, etc.) et de modernisation de la structure et de la stylistique du texte juridique, contribuant ainsi à une meilleure lisibilité. Cela seul lui confère l’insigne mérite social d’un accès bonifié à l’écrit juridique par une meilleure intelligence du texte.

MHG – En ce sens, pensez-vous que la discipline de la jurilinguistique a contribué et continue de contribuer à la professionnalisation et à l’établissement d’une industrie du langage du droit ? De quelle manière ?

JCG – Oui, je le crois si j’en juge par l’intérêt qu’elle suscite, notamment dans les États bilingues ou multilingues. La jurilinguistique a intéressé (la corédaction) et intéresse toujours de nombreux pays pour des raisons variées et selon la tradition juridique locale. En Chine, à Hong Kong par exemple, des chercheurs universitaires publient des travaux sur la question avec l’anglais et le mandarin comme langues officielles, raison pour laquelle ils regardent avec curiosité ce qu’il se passe au Canada en matière de rédaction et traduction législative. En Suisse, des juristes et des organismes publics, fédéraux et cantonaux, suivent les réalisations canadiennes. L’éminent professeur de droit Alexandre Flückiger (Genève) a publié récemment un traité de légistique (Flückiger 2019) dans lequel il cite à plusieurs reprises le Canada, des auteurs et des travaux canadiens, notamment le Guide fédéral de jurilinguistique législative française[4]. Les pays scandinaves, dont le Danemark, la Finlande, la Lettonie, etc., l’Union européenne, l’ONU et d’autres organisations et États poursuivent réflexions et travaux apparentés à la jurilinguistique, en matière de clarté, de lisibilité et de qualité des lois et des textes réglementaires.

Ce qui, au départ (1978), n’était qu’une réaction de surprise devant la corédaction législative, que certains ont testée, adaptée ou rejetée, s’est poursuivi en réflexions et recherches autour du langage du droit comme langue de spécialité, désormais perçu sous l’éclairage de la jurilinguistique, et non plus de la traduction et de la terminologie seulement. Depuis, « l’industrie du langage du droit » a pris forme et s’est développée de façon étonnante à travers le monde, sur les cinq continents. Des colloques, tables rondes et rencontres tournant autour de cette langue de spécialité, envisagée de nombreuses façons différentes (traduction, terminologie/graphie, lexicographie, rédaction, révision, qualité, etc.), pratiques ou théoriques, ont fleuri un peu partout. Des groupes et des centres de recherche ont été créés ou réorientés ici et là, et les publications pullulent. Les revues spécialisées – en droit, traduction et linguistique – publient régulièrement des articles portant sur un des nombreux aspects du langage du droit et de ses textes.

Quant à la profession, elle y a gagné, en nombre comme en qualité. On ne compte plus les associations de juristes-linguistes – dans les organisations internationales ou régionales comme dans les États –, de juristes-traducteurs (au Canada, par exemple), de rencontres de praticiens réunissant des jurilinguistes de tout bord. On recrute désormais des jurilinguistes, et pas seulement au Canada, on en forme dans plusieurs pays, notamment en Europe. Ce recrutement ne se fait pas dans les seuls organes étatiques, il s’étend également au secteur privé : grands cabinets juridiques, entreprises (assurances, par exemple), etc. La formation s’est perfectionnée, spécialisée, gagnant ainsi en qualité : elle se propose au deuxième cycle universitaire, ainsi qu’au troisième, puisque des thèses de jurilinguistique sont soutenues ici et là.

Enfin, la jurilinguistique s’est rapidement diversifiée, elle ne se limite plus depuis longtemps au texte législatif, mais intervient dans les autres domaines textuels du droit, dont ceux de la justice et du secteur contractuel, public et privé.

MHG – Poursuivons sur le thème de l’« influence ». Tout au long de cette entrevue, vous avez cité de grands noms, à commencer par Jean Darbelnet qui a été un « maître exemplaire et inspirant », ainsi que plusieurs autres « personnalités des trois mondes » qui ont contribué à faire mûrir votre réflexion et, par le fait même, vos travaux. J’aimerais savoir quelles sont les personnes qui ont exercé une forte influence sur vous et vos travaux tout au long de votre carrière ? D’un autre côté, pensez-vous avoir exercé une forte influence sur des jurilinguistes qui vous ont suivis ?

JCG – Oui, Jean Darbelnet a joué un grand rôle dans mon « éveil » à la traduction. Travailler avec lui fut une expérience inspirante. Lorsqu’il s’absentait, il me confiait ses notes pour que je donne le cours à sa place ! J’ai ainsi beaucoup réfléchi sur la traduction.

Avant lui, j’ai eu d’autres maîtres, de l’école secondaire à l’Université. Un professeur de latin-français m’a inspiré la passion du latin ; mon professeur d’allemand m’a fait aimer cette belle langue… À l’Université, j’ai eu la chance d’avoir comme professeur le grand civiliste Gabriel Marty (avec Pierre Raynaud, les auteurs d’un célèbre Traité de droit civil[5]). Ses cours étaient un modèle de… philosophie du droit : ils passaient par-dessus nos têtes ! Même chose en histoire du droit, dispensée par le grand historien du droit Paul Ourliac. Le troisième, Pierre Vellas, fut mon directeur de thèse de droit international public, ma marotte de l’époque. Trois domaines, trois maîtres. Mais c’est le professeur Raymond Thomas, ingénieur et linguiste, qui avait enseigné dans les grandes universités américaines, qui, au cours de mes études de lettres et littératures, m’a formé à la réflexion intellectuelle de belle façon.

Ensuite, les trois années passées dans une université américaine (1969-1972) ont été des plus fructueuses. À la tête du Département de Langues romanes, il y avait un linguiste français de renom, Charles Bouton, devenu un grand ami, qui m’a introduit à la linguistique. Il m’a poussé à entreprendre et mener à terme mon doctorat, dont l’idée trottait dans ma tête puisque j’avais été admis à l’Université de Caroline du Sud (Columbia) pour y entreprendre un doctorat en droit. Mais je suis parti à Québec, à l’Université Laval, où Jean Darbelnet m’avait engagé. C’est pendant mes années « lavalloises » que j’ai rédigé, puis soutenu ma thèse de doctorat, avant d’aller passer une année comme traducteur à l’OACI, après avoir été reçu au concours de traducteurs des Nations Unies, en 1974.

Puis, André Clas m’a fait entrer (1975) dans son Département de linguistique et philologie[6]. La « Section de Traduction » était alors invisible… Quelque vingt années plus tard, comme directeur de ce même département, soutenu par Paul Horguelin et mes collègues de traduction, j’ai pu faire changer le nom du Département, désormais Département de linguistique et de traduction.

En 1975, toutefois, une nouvelle aventure m’attendait, celle de la traduction juridique, qui déboucha rapidement sur la jurilinguistique. Et à partir de là, de nouveaux noms, de nouvelles connaissances et personnes ont joué un autre rôle dans mon évolution « jurilinguistique ».

Quant à mon « influence », elle a commencé, je pense, avec mon premier article dans Meta (Gémar 1979), qui portait sur la traduction juridique et louait les résultats de la corédaction des lois. Elle s’est ensuite étendue lorsque l’AUPELF-UREF[7] (ancêtre de l’AUF[8]) m’a nommé comme chargé de mission en Études françaises pour la traduction et la terminologie (1979-1990), me permettant de voyager et de faire connaître nos réalisations.

MHG – En ce qui concerne votre influence, pourriez-vous résumer l’essentiel de votre oeuvre en une ou quelques publications et expliquer leur importance ?

JCG – Difficile de répondre à cette question, l’auteur étant le plus mal placé pour ça. Soit on surestime l’importance d’une publication, soit on la sous-estime. On tombe rarement juste. Faire un choix dans ses travaux s’avère compliqué. Le seul juge en la matière est la réception que le public réserve à une publication. J’en retiendrais trois, qui me semblent avoir exercé une certaine influence : un article, un dictionnaire et un livre.

En 1979, Meta publiait mon premier article dans la revue, dont le titre était « La traduction juridique et son enseignement : aspects théoriques et pratiques » (Gémar 1979). J’ai parlé plus haut de l’accueil qu’il avait reçu auprès des traducteurs juridiques, des jurilinguistes et des légistes à propos de la corédaction législative, dont je louais la réussite. Meta m’a fait connaître comme enseignant de la traduction en général et de la traduction juridique en particulier dans les pays où la revue était diffusée. Il a en quelque sorte contribué à établir ma réputation nationale et internationale, ce que je ne prévoyais pas…

Ensuite, en 1985, paraît le Dictionnaire de droit privé du Québec (Brierley et Crépeau 1985), ouvrage produit par le comité de rédaction dudit dictionnaire sous l’égide du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec (CRDPCQ) de la Faculté de droit de l’Université McGill. Le directeur et fondateur du Centre, Paul-André Crépeau, m’avait engagé en 1980 comme membre du comité, composé alors de sept personnes venues d’horizons divers du droit et de la linguistique. Ce dictionnaire était le premier d’une série d’ouvrages lexicographiques (dictionnaires, lexiques et vocabulaires unilingues et bilingues du droit privé québécois) produits par le CRDPCQ. Cette première publication du Centre reçut un accueil très favorable dans les milieux juridiques, le Québec manquant alors d’un dictionnaire consacré à son droit privé contemporain, rédigé dans une langue juridique de bonne tenue. L’originalité de ce dictionnaire est d’avoir été établi par une équipe pluridisciplinaire, ce qui n’était pas fréquent, alors, en droit, domaine où les juristes regardaient avec méfiance l’intrusion dans leur discipline de langagiers, critiques souvent acerbes du langage du droit et de leurs écrits. Grand juriste, comparatiste et humaniste, Paul-André Crépeau était un modèle de bilinguisme et d’ouverture à l’interculturel comme à l’interdisciplinarité, qu’il pratiquait au quotidien.

Enfin, en 1995 paraît l’ouvrage en deux tomes Traduire ou l’art d’interpréter (Gémar 1995a ; 1995b). Il est tiré de ma thèse de doctorat d’État ès Lettres, soutenue en 1994, à l’Université de Toulouse-le-Mirail, sous la direction de Prof. Francisque Jean Costa. Dans le premier tome, je décrivais les fonctions de la traduction dans notre contexte de bilinguisme et de bijuridisme, appliquant à la traduction une forme d’herméneutique, d’interprétation des textes. Dans le second tome, éléments de jurilinguistique concluait le titre. J’y analysais la langue de spécialité juridique en vue de sa traduction, sans proposer de méthode – je ne suis pas un farouche partisan des méthodes… Ces ouvrages reflétaient l’état de mes recherches en traduction, générale et juridique, et esquissaient l’approche jurilinguistique que je prônais.

MHG – Depuis votre départ à la retraite (en 2005) et encore à votre âge (80 ans, si on peut le dire), vous continuez à présenter dans des conférences prestigieuses, à rédiger des articles, à diriger des thèses et à contribuer à la discipline par une multitude d’autres activités (recension d’ouvrage, comités scientifiques, comités de programme, etc.) J’aimerais savoir ce qui vous pousse à continuer ? Pouvez-vous aussi nous parler de vos projets en cours ?

JCG – C’est un des mystères de la vie… Depuis des milliers d’années, l’humanité est partagée en trois fonctions et groupes, selon la distinction classique établie par le grand anthropologue Georges Dumézil (1898-1986) : fonction du sacré, fonction guerrière et fonction de production. Dans la dernière, se trouvent les personnes pratiquant le travail manuel et celles qui font un travail dit « intellectuel » – sans doute moins à risque que celui des militaires ou des travailleurs de la construction ! J’ai eu la chance insigne d’avoir un père féru de latin et d’allemand mais aussi de littératures et de droit (public), ce dont j’ai grandement bénéficié lorsqu’il s’est agi de faire des études supérieures en lettres, science politique et droit. La suite est connue : un parcours universitaire international consacré aux langues, à leur traduction et à la traduction juridique, conduisant presque naturellement à ce que j’ai appelé, de façon quelque peu audacieuse, « jurilinguistique ». En règle générale, ce genre de parcours – appelons-le « carrière » – ne connaît pas de fin prévisible. Il est interrompu par une mise à la retraite, simple étape « administrative ». Je l’ai subie de mauvais gré puisque les universités européennes ne connaissent pas la grande faveur accordée aux universitaires nord-américains, libres de poursuivre leur carrière… ad aeternam.

Cela dit, un universitaire qui a consacré sa vie professionnelle à « chercher » ne s’arrête pas d’agir parce que la retraite a sonné. Comme vous le laissez entendre dans votre question, je n’ai pas cessé de poursuivre mes activités habituelles – malgré les appels réitérés de mes proches à « dételer » ! Ce qui, pour moi, correspond à un mode de vie normal. Résultat : l’Université m’a reconnu comme professeur « émérite » à deux reprises. Rien ne vaut plus que d’être reconnu par ses pairs. On poursuit l’odyssée parce que la quête de l’expression optimale du texte juridique ne connaît pas de fin et que le sujet est inépuisable, même si l’on croit, à tort bien évidemment, que l’on peut en faire le tour.

C’est ainsi que l’on envisage de multiples projets, tout en sachant bien que l’on ne pourra pas les mener tous à terme. Pour répondre à votre question sur ces projets, cette année voit l’aboutissement de ma traduction française de la 5e édition du manuel du professeur Edward Berry Writing Reasons (1998/2020), publiée chez Thémis : La rédaction des motifs (Berry 2010/2022). Actuellement, je travaille à un essai sur la jurilinguistique qui devrait paraître en 2023. Parallèlement, je prépare un article en anglais pour la revue IJSL (Springer), attendu en octobre, puis un autre sur le droit dans… les fables de La Fontaine ! Ensuite, je dois faire plusieurs recensions d’ouvrages récents pour Meta, IJSL, etc. Après quoi viendra la préparation d’une 4e édition des Difficultés du langage du droit (Gémar 2016)…, en solo, ce qui me prendra deux ou trois ans. Par la suite, j’entrevois une anthologie de textes consacrés au langage du droit. La suite n’est pas d’actualité !

MHG – Pour terminer, avez-vous un message à transmettre aux futures générations de jurilinguistes ?

JCG – Je ne voudrais pas passer pour un donneur de leçons. Mon parcours est unique, comme l’est celui de toute personne. Il n’est pas reproduisible, les circonstances, les contextes et les études ont beaucoup joué. Le travail est sans doute le facteur déterminant, mais il lui faut un but, un intérêt, voire une passion pour le transcender. À chacun et chacune de s’y colleter selon son intérêt, son ambition personnelle. Rien n’est impossible… Si j’avais un conseil à donner aux personnes qu’intéresse la jurilinguistique, ce pourrait être sous la forme des Dix commandements que j’ai établis voici des années pour mes étudiants :

  • Art. 1er. Généraliste du droit, de devenir t’efforceras

  • Art. 2. Rédacteur resteras, car de la langue au service demeureras

  • Art. 3. L’esprit autant que la lettre du droit assimileras

  • Art. 4. Le langage du droit et ses subtilités posséderas

  • Art. 5. La langue de Thémis maîtriseras

  • Art. 6. Ta culture juridique et sa langue le mieux possible serviras

  • Art. 7. Ton système juridique sous tous les angles connaîtras

  • Art. 8. L’intention de l’auteur ne trahiras pas

  • Art. 9. De la langue française le génie respecteras

  • Art. 10. À la facilité ne céderas, de rigueur preuve feras.

MHG – Sur ces commandements, je vous remercie pour votre temps et générosité. Ce fut un plaisir de discuter avec vous. J’en conclus que la pratique de la jurilinguistique existe depuis très longtemps, mais que l’émergence de la jurilinguistique comme discipline est pour sa part plus récente et c’est en cela sans doute que l’on vous attribue beaucoup de mérite. Plusieurs auteurs ont écrit sur le langage du droit, certes, mais vous avez été un des premiers, sinon le premier, à vous positionner véritablement dans la jurilinguistique, en porte à faux entre langue et droit, ne cédant jamais trop à l’un comme à l’autre, en perpétuelle quête du juste équilibre et de la manière de mieux exprimer le langage du droit vu les canons d’un côté comme de l’autre. Je suis impatiente de lire la suite de vos réflexions à ce sujet !