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Introduction

Cet article présente une démarche qui a eu lieu auprès de la communauté francophone du Yukon dans le cadre d’une recherche doctorale en études et pratiques des arts de l’Université du Québec à Montréal. Cette étude, effectuée par une artiste chercheuse franco-yukonaise, s’inscrit dans un paradigme postpositiviste en adoptant une approche qualitative et une démarche globale de la construction identitaire dans un contexte migratoire.

Ainsi, des femmes membres de la communauté franco-yukonnaise ayant quitté leur lieu d’origine pour s’établir au Yukon ont été invitées à vivre une expérience de l’ordre du processus de création. Celle-ci a permis de faire émerger le sens qu’elles donnent à leur identité qui se construit entre ces deux pôles.

La problématique de la recherche se décline en trois points principaux. Il y a d’abord le contexte migratoire très présent au sein de la Franco-Yukonnie (Robineau et al., 2013), qui rend difficile la saisie de l’identité de cette communauté. D’autre part, les rencontres culturelles chez les communautés francophones en milieu minoritaire demeurent principalement de l’ordre de l’animation culturelle (Hotte, 2013) plutôt que celui de la réflexion identitaire.

Enfin, peu de recherches portent sur la communauté franco-yukonnaise (Robineau et al., 2013) et parmi elles, aucune ne s’attarde sur le sens que les gens donnent à leur identité nordique inscrite dans son contexte migratoire. Ainsi, cette démarche contribue à la fois à l’avancement de la recherche intervention en art dans les communautés francophones en milieu minoritaire et à une meilleure compréhension de la construction identitaire des membres de la francophonie yukonnaise.

À ce titre, l’objectif général de cette étude multicas est de mieux comprendre, par la création artistique et le récit, le sens que des femmes franco-yukonnaises donnent à leur identité marquée par la migration. De façon plus explicite, les objectifs de cette recherche consistent à : a) guider et accompagner des femmes franco-yukonnaises dans le cadre d’ateliers de création en arts visuels sur le thème de leur identité en contexte migratoire; b) collecter les histoires migratoires des participantes par une réalisation en arts visuels et le récit; c) et analyser le sens donné à l’identité franco-yukonnaise en établissant un croisement entre la réalisation en arts visuels et le récit.

Une recension des écrits a révélé qu’il existe très peu d’études effectuées sur l’art dans et avec les communautés en milieu francophone minoritaire canadien et aucune jusqu’à présent n’a jumelé la création artistique au récit de vie des participants. Les quelques recherches existantes (Robineau et al., 2013) sont de l’ordre de la recherche quantitative et visent essentiellement à lever le voile sur les défis du travail de l’artiste francophone dans un contexte minoritaire canadien.

Ce survol de la documentation a surtout permis de constater le faible nombre d’études en arts visuels effectuées en milieu francophone minoritaire, voire même leur absence en ce qui concerne la recherche-intervention en art. On note toutefois la présence d’un intérêt général au Canada dans d’autres champs disciplinaires de la recherche, pour le croisement du récit migratoire et du projet d’art. Cet intérêt s’observe en art et en enseignement des arts (Guesdon, 2013; Rochon, 2015; Trudel, 2001), en sciences sociales avec l’approche de la recherche basée sur les arts (Demjanenko, 2011; Lamotte, 2014) ainsi qu’en anthropologie (Gordon, 2010).

Les recherches fondées sur l’approche artistique similaires à celles de la recherche basée sur les arts ou en anthropologie ne se comparent toutefois que partiellement à un travail de recherche-intervention en art auprès d’une population ciblée. Car, comme le souligne Katherine Rochon (2016), la portée d’une intervention en art qui comprend une recherche menée à long terme sur une base régulière permet aux individus de s’approprier leur expérience et de l’exprimer par l’art.

Le présent article s’attardera à la méthodologie, au cadre conceptuel, à l’analyse et aux principaux résultats de cette démarche. Une réflexion sur les retombées de la recherche-intervention en art dans l’émergence du récit migratoire des communautés francophones en milieu minoritaire viendra clore la discussion.

1. Méthodologie

1.2. Le contexte de la recherche

La présence francophone dans le territoire du Yukon n’est pas un phénomène récent. Déjà au 19e siècle, les comptoirs de commerce de fourrure étaient largement fréquentés par des coureurs des bois et des trappeurs francophones. La ruée vers l’or de 1898 a par la suite attiré bon nombre de francophones à la recherche de fortune et d’aventure (Robineau et al., 2010). Ceux qui ont décidé de rester sur les lieux et d’y faire leur vie se sont assimilés aux populations locales anglophones non autochtones et aux Premières Nations[1] faute d’avoir accès à des organismes francophones, comme une école leur permettant de s’épanouir en français au Yukon. Alors que plusieurs communautés francophones au Canada ont dans leurs bagages une longue tradition historique de transmission linguistique et culturelle étalée sur plusieurs générations, celle du Yukon a été marquée depuis le 19e siècle par l’assimilation.

La situation est restée sensiblement la même jusqu’aux années 1980. Il y a bien eu en 1969 l’adoption de la Loi sur les langues officielles, mais peu de changements notables ont alors été observés au Yukon francophone. Toutefois, l’inclusion dans la Constitution canadienne en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés (adoptée dans sa version finale en 1985) va changer les choses au Yukon. C’est plus précisément, l’article 23 qui est à l’origine de ce changement en donnant le droit à l’instruction dans la langue minoritaire. Ainsi, la Constitution canadienne octroie dès lors le droit aux francophones en milieu minoritaire du pays de faire instruire leurs enfants dans leur propre langue. L’effet de l’article 23, jumelé à celui de la Loi sur les langues officielles permet alors aux francophones présents au Yukon de s’unir pour défendre leurs droits. De plus, les années 1980 marquent une institutionnalisation des responsabilités territoriales envers le français concrétisé par l’adoption en 1988 de la Loi sur les langues du Yukon, qui reconnaît les deux langues officielles du Canada et l’importance des langues autochtones (Robineau et al., 2010).

Ainsi, les contextes social, culturel et juridique[2] des années 1980 permettent aux francophones présents au Yukon de se regrouper autour de projets rassembleurs et de défendre leurs droits linguistiques. On les retrouve donc autour des différents projets comme la création d’un organisme porte-parole (l’Association franco-yukonnaise), la construction d’écoles francophones (l’école Émilie-Tremblay et le Centre scolaire secondaire communautaire Mercier), et l’établissement d’une garderie (la Garderie du petit cheval blanc), d’un centre communautaire (le Centre de la francophonie) ou d’un journal (l’Aurore boréale). Ces changements ont favorisé dès lors l’épanouissement du français et facilité la transmission de la langue aux prochaines générations ainsi que l’installation durable des familles au Yukon. Ces structures ont en d’autres mots permis de freiner l’assimilation tout en développant un sentiment d’appartenance à une francophonie yukonnaise (Comeau, 1998).

Le français est la principale caractéristique retenue par la communauté franco-yukonnaise pour se reconnaître. La langue y est un trait identitaire facilement identifiable par les membres du groupe et par les autres, permettant à la langue de constituer une référence à la fois d’inclusion et d’exclusion (Comeau, 1998). En vertu des lois fédérales et territoriales, cette minorité francophone dispose désormais de droits linguistiques en matière de services gouvernementaux, d’accès à la justice, et d’éducation et bénéficie d’un soutien à son épanouissement, bien que la portée exacte de ces droits continue de faire l’objet de discussions (Robineau et al., 2010). En ce début du 21e siècle, le bilan est positif et la communauté franco-yukonnaise continue de grandir. Selon Statistiques Canada, en 2021, le Yukon comptait 40 232 personnes résidentes au territoire (Gouvernement du Canada, 2022a). On observe une augmentation de 15 % de la proportion de francophones ayant le français comme première langue officielle parlée toujours selon les données du recensement de 2021 publié par Statistiques Canada. Les données notent aussi une augmentation de 200 personnes dont le français est la seule langue officielle. Avec 14,2 % de personnes bilingues anglais-français le Yukon se place en troisième position au Canada après le Québec et le Nouveau-Brunswick, deux provinces où le français est une langue officielle (Gouvernement du Canada, 2022b). On parle ici d’une communauté franco-yukonnaise qui est en croissance dans un contexte minoritaire, c’est-à-dire dans un bassin majoritairement de langue anglaise et composé principalement de membres des Premières Nations et d’Anglo-Canadiens. Cette communauté est certes alimentée par l’accroissement naturel, mais surtout par l’arrivée toujours constante de nouvelles personnes de tout âge qui sont en quête d’un emploi ou d’aventure ou qui souhaitent se rapprocher des membres de leur famille établis au Yukon (Robineau et al., 2010).

La population francophone nordique dont fait partie la communauté franco-yukonnaise est plus migrante[3] que la moyenne canadienne (Robineau et al., 2010). Bien que des recherches mentionnent la présence marquée de ce mouvement migratoire au sein de cette population (Comeau, 1998; Dorais, 2010; Robineau et al., 2010) aucune ne s’est livrée jusqu’à présent à une réflexion en profondeur sur le sujet. On ignorait donc jusqu’à ce jour de quelle manière ce mouvement migratoire entre le lieu d’origine et le Yukon influe sur la construction identitaire franco-yukonnaise.

1.3. L’échantillon franco-yukonnais

C’est parmi des membres de la communauté ayant quitté leur lieu d’origine pour habiter au Yukon que s’est effectuée cette recherche. L’étude s’était proposé comme objectif d’analyser cinq récits, mais le nombre de participants a été fixé à 10 d’entrée de jeu, puisqu’il était possible d’envisager des abandons au cours des deux mois de travail en atelier requis pour cette recherche. Le recrutement s’est fait principalement de bouche à oreille en collaboration avec divers organismes communautaires comme l’Association franco-yukonnaise et ses partenaires issus des secteurs tels que l’immigration, les arts et la culture et les aînés francophones. Ces intervenants communiquaient l’information à leurs membres à travers leurs réseaux respectifs à l’aide de lettres de sollicitation. De plus, une annonce a été publiée dans le journal franco-yukonnais l’Aurore boréale, ainsi que sur la page Facebook de l’artiste chercheuse, spécifiant le contexte de la recherche, le contenu des ateliers de création offerts et le temps requis pour la participation. Tous les participants devaient être majeurs et consentants. À cet effet, chacun a été tenu de signer un formulaire de consentement expliquant les conditions de sa participation et précisant qu’il était libre de se retirer du processus à tout moment, de façon à s’assurer que son choix était volontaire et éclairé.

Bien que l’invitation ait été lancée aux hommes autant qu’aux femmes, seules ces dernières ont répondu à l’appel. Au total, 15 d’entre elles ont manifesté leur intérêt à participer à cette recherche. De ce nombre, 10 femmes ont été recrutées selon principalement la diversité de leurs lieux d’origine, le nombre d’années de résidence au Yukon ou leur âge à leur arrivée, afin d’avoir un éventail varié des situations vécues. Les participantes venaient du Québec, de l’Ontario et de la France, ce qui représentait une diversité pluriculturelle moins importante que la cible fixée à l’origine. Elles sont arrivées au Yukon à un âge variant entre 19 ans et 58 ans, et le nombre d’années qu’elles avaient passées dans le territoire s’échelonnait entre un et 30 ans. Aucune de ces 10 participantes n’a décidé finalement de se retirer du projet de recherche en cours de route, et de ce nombre, cinq ont été retenues aux fins d’analyse selon leur parcours migratoire et selon les matériaux qu’elles avaient utilisés dans leur création artistique.

L’âge des 10 participantes variait entre 27 ans et 63 ans. Certaines n’avaient pas d’enfant, d’autres si. Parmi ces dernières, trois avaient eu leurs enfants dans leur lieu d’origine et étaient aujourd’hui grand-mères à distance tandis que deux autres avaient eu des enfants au Yukon. L’une de ces dernières était d’ailleurs grand-mère et sa petite-fille habitait dans le territoire.

Les raisons qui les avaient amenées au Yukon variaient entre le travail, le besoin de changement, l’amour, un rêve d’enfance ou le besoin de trouver un lieu où vivre en français. En ce qui a trait à leur identité, certaines se disaient : Franco-Yukonnaise (3), multiculturelle (1), Québéco-Yukonnaise (1), ou Franco-Yukonnaise/Madelinoise (1). Les autres participantes ont avoué ignorer quel titre se donner (4). L’ensemble des participantes a toutefois décrit l’identité franco-yukonnaise en faisant référence à un lieu géographique précis, à la qualité des liens d’amitié développés ou à un dynamisme communautaire marqué. Toutes les femmes ont confié avoir été attirées par le côté artistique de la recherche.

Pour cette étude, les participantes ont travaillé dans le cadre d’un atelier de création artistique du mois d’octobre au mois de novembre 2015. Les rencontres de travail en atelier ont eu lieu à raison d’une fois par semaine au Centre de la francophonie, situé à Whitehorse. Le sous-sol de ce dernier se transformait pour l’occasion en atelier de création tous les samedis matin de 10 h à 14 h grâce au matériel et à l’équipement mis à leur disposition.

Les ateliers visaient à faire vivre une expérience de création aux participantes en abordant l’identité franco-yukonnaise marquée par la migration. Ainsi, ces dernières ont été invitées à créer une oeuvre d’art visuel illustrant leur récit migratoire personnel campé entre le lieu d’origine et lieu de résidence, le Yukon.

Afin de traiter de leur parcours migratoire par la création artistique, les participantes devaient :

  • Intégrer dans leur création artistique un objet du quotidien en lien avec leur lieu d’origine (passé)

  • Intégrer dans leur création artistique un objet du quotidien de leur vie yukonnaise (présent)

  • Représenter visuellement leur processus migratoire entre le lieu d’origine et le Yukon (l’entre-deux).

L’approche qualitative et globale a été retenue pour cette recherche. Elle s’est avérée pertinente pour l’étude du sens et pour la compréhension de phénomènes sociaux et humains complexes vécus dans leur contexte naturel (Lessard-Hébert et al., 1996; Paillé et Mucchielli, 2005; Poupart et al., 1997). La méthode qualitative a fourni une approche flexible par l’entremise de l’art, qui aide à saisir le sens des faits humains vécus permettant de bien comprendre phénomène identitaire. Cette démarche, basée sur l’expérience et l’observation a visé à montrer la diversité de la plupart des réalités sociales franco-yukonnaises vécues (Alami et al., 2009), en extrayant le sens plutôt qu’en s’attardant sur la transformation de données en pourcentages ou en statistiques (Mucchielli, 1996/2004; Paillé et Mucchielli, 2008). La compréhension du phénomène étudié a pu se faire à partir de l’expérience et des voix des participantes à la recherche (Savoie-Zajc, 2013) considérées ici comme les premières informatrices (Mucchielli, 1996/2004).

D’autre part, la recherche-action fait référence à l’acte de création. Cette approche s’inscrit dans un paradigme d’action (Boisclair, 2015; Dewey, 1915/2010) où l’accent est mis sur le rôle de l’émotion qui émerge de l’acte créatif (Dewey, 1915/2005). Cette recherche-action s’appuie sur l’idée centrale d’une production d’un savoir issu de l’action de création des participants (Audi, 2010; Dewey, 1915/2005). Ces derniers étant considérés comme des acteurs compétents (Guillemette et Savoie-Zajc, 2012).

Pour ce qui est de la collecte des données, elle s’est effectuée en deux étapes. Il y a d’abord eu la prise de notes dans un journal de bord ainsi que la prise de photos, l’enregistrement et l’observation des oeuvres réalisées en atelier d’art. Ensuite, des entrevues portant sur le récit de vie ont été effectuées.

Finalement, l’étude multicas a constitué une approche appropriée pour la description et l’explication des différents phénomènes individuels étudiés (Gagnon, 2005). Cette étude comporte deux niveaux de compréhension et de présentation des données, c’est-à-dire l’analyse descriptive de la narration de la situation étudiée ainsi que l’analyse transversale structurée par rapport au passé, au présent et à l’entre-deux.

2. Cadre conceptuel de la recherche

Au total, trois grands concepts relatifs à l’art, à l’identité et à la migration ont servi d’appui et de référence pour enrichir le regard porté dans l’analyse des données. Plus précisément, il a été d’abord question de l’expérience de la création artistique à laquelle la recherche s’intéresse, ensuite du microrécit du passage identitaire entre le passé et le présent dans l’oeuvre et enfin de l’histoire migratoire dans l’expérience de recontextualisation de soi.

2.1. L’expérience de création artistique

Le processus de création artistique qui est au coeur de cette démarche s’inscrit dans un courant constructiviste, c’est-à-dire comme un lieu de construction d’idées, d’images, de connaissances ou de savoirs (Gosselin, 2006). Il s’agit plus précisément du pouvoir de création en tant qu’expérience esthétique porteuse de sens comme l’explique John Dewey :

C’est l’émotion qui est à la fois élément moteur et élément de cohésion. Elle sélectionne ce qui s’accorde et colore ce qu’elle a sélectionné de sa teinte propre, donnant ainsi une unité qualitative à des matériaux extérieurement disparates et dissemblables. Quand l’unité obtenue correspond à celle qu’on a déjà décrite, l’expérience acquiert un caractère esthétique même si elle n’est pas essentiellement esthétique.

Dewey, 1915/2010, p. 66-67

Tout individu a la capacité de créer des idées susceptibles de se révéler par l’entremise d’outils de création. Ce potentiel créateur arrive à transformer, à faire évoluer et à changer les perceptions des gens ont de leur parcours de vie. Ainsi, l’individu engagé dans un travail de création vit une expérience semblable à celle de l’artiste qui éprouve le sentiment d’accéder à un type particulier de connaissance en utilisant la création comme moyen de « réalisation de soi » (Maslow, 1972), « d’actualisation » (Rogers, 1961/1968) ainsi que de « construction de soi et d’éducation » (Valéry, 1957-1961; 1960).

Dans ce contexte, les participantes franco-yukonnaises ont été appelées à raconter leur histoire migratoire à travers un processus se rapprochant de la dynamique de création (Gosselin et al., 1998) vécue par l’artiste. Il s’agit essentiellement d’un processus en trois phases qui se succèdent dans le temps, c’est-à-dire : l’ouverture, l’action productive, puis la séparation.

Figure 1

Une représentation de la création à la fois comme un processus et une démarche (Gosselin et al., 1998).

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Pour résumer, la phase d’ouverture se réfère à l’éveil du dialogue matériel ou du temps initial de l’accueil de l’idée inspiratrice. La phase d’action productive est l’étape de formation et de façonnement du projet d’art, alors que la phase de séparation correspond au moment où le créateur prend une distance par rapport à l’oeuvre achevée, où il accepte son oeuvre telle quelle est, comme une trace inscrite dans le temps et évoquant son expérience dans le monde (Gosselin et al., 1998). Chacune de ces phases se caractérise par le jeu interactif de trois mouvements qui dynamisent le processus de création, soit l’inspiration (mouvement qui insuffle les idées), l’élaboration (le mouvement de développement, d’articulation) et la distance (mouvement d’éloignement).

2.2. Le microrécit du parcourt identitaire dans l’oeuvre

Il a été important pour les participantes de pouvoir raconter à travers la réalisation d’une oeuvre en art visuel l’histoire de leur migration entre le lieu d’origine et le Yukon. Cette oeuvre devait donc avoir un caractère autobiographique, c’est-à-dire être de l’ordre du microrécit de l’intime (Lyotard, 1984). On parle dès lors du microrécit de soi dans l’oeuvre :

Il s’agit ici de petites histoires fragiles, éphémères, poétiques qui expriment l’implication personnelle dans les réalités immédiates ainsi qu’une empathie sensible. En même temps, elles redéfinissent la localisation de la pratique artistique dans l’ensemble dense des processus sociaux.

Hegyi, 2009 , p. 12

Le concept du microrécit de soi dans les oeuvres sur lesquelles porte cette recherche fait intervenir le passé et le présent inscrits dans le temps, apparemment opposés, mais intimement liés (Ricoeur, 1990). On parle alors d’une identité qui est racontée ou narrative (Ricoeur, 1990). Cette dernière offre une unité temporelle au caractère discontinu des événements en intégrant le changement dans la cohésion d’une histoire.

L’utilisation d’objets banals du quotidien appartenant au passé et au présent a été nécessaire pour soutenir le microrécit migratoire dans l’oeuvre entre le lieu d’origine et le Yukon. On parle ici de l’utilisation de l’objet biographique (Bonnot, 2014) qui fait partie de l’existence de son propriétaire et de son intimité. Plus précisément, les participantes ont eu recours à l’utilisation de l’objet mémoire (du lieu d’origine) et de l’objet signe (du lieu de résidence) tel que décrits par les anthropologues Debary et Turgeon (2007).

Ainsi, la mise en scène de l’objet à travers le processus de création a permis aux participantes d’accéder aux non-dits des actions quotidiennes dans le récit de leurs histoires personnelles (Hoskins, 1998; Turgeon et al., 1997). Ces objets étaient des matériaux empreints de sens qui ont nourri la réflexion par le dialogue établi entre eux. En d’autres mots la matière a réveillé l’esprit et l’esprit a réveillé la matière (Bachelard, 1948).

2.3. L’histoire migratoire dans l’expérience de recontextualisation de soi

Le terme « mobilité » est souvent utilisé dans la recherche sur les francophones des collectivités nordiques canadiennes (Robineau et al., 2010) pour désigner le mouvement observé entre le lieu d’origine et celui de résidence. Toutefois, dans le cadre de cette recherche, il est plutôt question d’une quête complexe d’un espace d’habitation (Chambers, 1993/2002). Pour cette raison, il est question de migration[4] plutôt que de mobilité afin de mieux refléter la situation vécue au Yukon.

Il est ainsi question d’une migration sporadique, temporaire ou permanente des membres de la communauté franco-yukonnaise qui a débuté avec la prise de décision initiale de quitter leur lieu d’origine pour aller vivre au Yukon, où ils se sont construit une nouvelle vie franco-yukonnaise. On parle alors d’une recontextualisation du soi (Thibeault, 2015), où l’individu par la migration s’émancipe de son identité première pour se donner un devenir qui ne s’inscrit plus dans une continuité causale (Ouellet, 2002).

Cette façon de se réinventer dans un contexte migratoire peut s’observer à travers des espaces identitaires traditionnels d’habitation. Ces espaces sont d’ordre historique, géographique, culturel et social en fonction du passé (le lieu d’origine) et du présent (le lieu de résidence).

2.3.1. Le lieu d’origine

La stabilité identitaire est ébranlée en contexte migratoire lorsque l’individu quitte le discours du lieu d’origine sans le renier en devant s’adapter à son nouvel espace géographique, culturel et social (Thibeault, 2015). On parle alors d’érosion des référents identitaires où l’individu ne se sent plus membre d’une communauté prédéterminée par un même grand récit fixé dans le temps (Lyotard, 1979), mais est plutôt projeté dans un monde où les références au microrécit sont nombreuses. C’est une rupture par rapport à l’histoire du lieu d’origine comme référent identitaire, sans toutefois la renier, pour se représenter dans l’ici et le maintenant (Thibeault, 2015).

2.3.2. Le lieu de résidence

En arrivant dans un nouveau lieu, l’individu migrant est d’abord porté à se concentrer sur l’espace géographique comme celui d’un nouveau point d’ancrage identitaire (Deleuze et Guattari, 1980; Dorais, 2010; Thibeault, 2015). Les stratégies qui se déploient permettent alors à l’individu de s’investir physiquement dans un lieu pratiqué comme l’entend Michel de Certeau (1990), c’est-à-dire en y produisant du sens pour remplacer l’absence.

Vient ensuite l’espace culturel qui se traduit par une rencontre constructive de l’autre qui habite dans le nouveau lieu de résidence, telle une addition à la construction identitaire (Charles, 2001). Le contexte migratoire amène ainsi l’individu à vivre des interactions dans la rencontre de l’autre (Jolivet et Lena, 2000; Thibeault, 2015). Il est alors invité à se confronter et à se comparer aux gens locaux ainsi qu’à intégrer ce contact dans un processus de changement sur le plan de la construction identitaire (Hartog, 1980; Juteau, 1999).

Enfin, il y a l’espace social d’habitation dans lequel on retrouve l’individu qui s’est « individualisé » dans la migration en devenant l’essence même du nous, écartant la mise en place que d’un seul projet unificateur. Cet espace se transforme dans ce contexte en une mise en réseau où se joue la représentation d’une identité sociale qui trouve son équilibre entre l’unité et le fragmentaire à travers différents projets. Ces derniers permettent alors la construction du nous collectif plutôt que celui d’un seul projet unificateur (Braidotti, 1994; Charles, 2001; Deleuze et Guattari, 1980).

2.3.3. L’entre-deux

À ces espaces identitaires définis par Jimmy Thibeault (2015) s’ajoute dans cette recherche celui de l’entre-deux décrit par le philosophe Daniel Sibony (1991). Ce dernier s’est intéressé à la question en portant son regard sur le passage identitaire entre le passé, le présent et l’entre-deux. Pour le philosophe, sans cet entre-deux il n’y a tout simplement pas de voyage. Plus précisément, la force identitaire se prend dans la distance d’une origine qui nous suit quand on la fuit et qui nous fuit quand on y retourne. Cet espace est fluide et parfois même éprouvant lorsque la quête des pôles identificatoires est assez forte pour attirer les individus et les faire bouger, mais ne l’est pas assez pour les fixer. Le philosophe parle alors de pulsion identitaire à l’état vivant.

Le « voyage » ouvre sur l’entre-deux de la mémoire et des « sens » ; il ouvre donc cet effet dans la mémoire et dans les « sens ». Cela se traduit dans l’image, qui présente ou représente. L’image comme telle a une vocation essentielle : susciter l’entre-deux, le faire vibrer, ou le figer ; elle le rend présent en évoquant l’origine. D’emblée sous forme de création.

Sibony, 1991, p. 344-345

3. Analyse

L’analyse descriptive a permis de mettre en lumière des éléments communs des récits en ce qui concerne le passé, du présent et de l’entre-deux des participantes. Il serait toutefois trop long dans le cadre de cet article de présenter l’ensemble des cinq récits qui ont été analysés. C’est la raison pour laquelle nous avons retenu que celui d’Élianne afin de donner un aperçu de l’importance du rôle de la création artistique dans l’émergence du récit migratoire franco-yukonnais.

3.1. Le récit d’Élianne

Élianne est Franco-Yukonnaise depuis 1980, année où elle a quitté son Québec natal pour aller vivre au Yukon. Depuis ce jour, son histoire identitaire franco-yukonnaise se construit quotidiennement entre ces deux pôles. C’est en revenant d’un échange culturel dans le cadre du programme canadien Katimavik qu’elle décide à l’âge de 19 ans, de quitter le Québec pour le Yukon. Cette décision s’est prise dans le contexte social du premier référendum sur la séparation du Québec.

Au moment de son départ, les convictions politiques d’Élianne avaient déjà commencé à changer, car elle était devenue moins engagée dans l’idée de la séparation de la province du Québec du reste du Canada. De son propre aveu, ce désintérêt n’a toutefois jamais affecté son attachement pour son lieu de naissance ou pour la langue française qu’elle a décidé de transmettre par la suite à ses filles et maintenant à sa petite-fille : « [...] jamais je ne renierai mes racines, d’où je viens, pour moi c’est primordial, mes enfants et mes petits- enfants, je leur ai toujours communiqué dans ma langue » (Élianne).

Alors qu’autrefois elle se sentait comme une Québécoise visitant le Yukon, elle dit vivre l’inverse maintenant : elle se considère comme une Yukonnaise qui va visiter le Québec.

Élianne répète à qui veut l’entendre que, en déménageant au Yukon, elle a échangé sa mer d’eau salée pour une autre, une mer de montagnes. C’est dans ce territoire de montagnes et de glaciers qu’elle a parcouru de fond en comble qu’Élianne a fondé sa famille avec son conjoint, également un Québécois, qu’elle a rencontré au Yukon. Ses filles, qui ont grandi dans le territoire sont aujourd’hui adultes. L’une d’elles habite en Alberta et l’autre au Yukon. Cette dernière a donné naissance il y a quatre ans à une petite fille, au grand plaisir d’Élianne, qui parle avec grande fierté de cette troisième génération franco-yukonnaise, un fait d’ailleurs qu’elle observe de plus en plus fréquemment au sein de la jeune communauté franco-yukonnaise.

Durant toutes les étapes de sa vie yukonnaise, le territoire a toujours été un terrain de jeu stimulant pour Élianne et les membres de sa famille. Ils l’ont sans cesse sillonné et exploré que ce soit en randonnée, à skis ou pendant la saison de chasse. Ces sorties en plein air se sont déroulées d’abord quand Élianne et son conjoint étaient un jeune couple, puis avec les enfants et maintenant avec leur petite-fille. Ce n’est que ces dernières années qu’Élianne a réduit le nombre de ses sorties en plein air. Elle a toutefois bien l’intention de s’y remettre.

Le Yukon, ça fait plus longtemps que j’y suis qu’au Québec. C’est chez nous, on est trois générations, je suis bien enracinée. [...] quand je reviens au Yukon et que je vois les montagnes [...], je commence à avoir la meringue là, je me sens bien, je me sens chez nous.

Élianne

À son arrivée au Yukon, Élianne maîtrisait très peu la langue de Shakespeare, qu’elle a apprise et pratiquée avec ses amis anglophones du Yukon, et ce, malgré les tensions politiques de l’époque. D’ailleurs, elle a rapidement constaté une grande ouverture de la part de la population anglophone, qui a favorisé l’utilisation du français sur la place publique au Yukon et évité un effet de ghettoïsation chez les francophones.

[...] je ne parlais pas anglais et je ne savais pas c’était quoi des anglophones et je ne savais pas c’était quoi une autre culture. Je partais vraiment à la découverte de tout. En Gaspésie, je n’avais jamais rien vu de la vie. Et là, je me retrouve avec une autre culture, des gens qui ne parlent pas ma langue, donc ça a été un paquet de découvertes, mais on avait des échanges malgré le fait qu’on n’avait pas nécessairement la même langue pour communiquer, on arrivait à avoir des échanges assez intenses concernant la séparation du Québec [...].

Élianne

Les liens d’amitié qui se sont développés avec d’autres francophones dès son arrivée au territoire ont gardé une couleur particulière. Que ce soit avec des francophones ou des anglophones, ces liens ont une grande importance.

[...] on s’est retrouvés avec des amis qui s’installaient. On avait un cercle d’amis vraiment anglophones, francophones, tout mélangés et ça, c’était intéressant parce que tout le monde acceptait tout le monde tel qu’il était. Ça a été notre première famille je te dirais. Et puis, on s’est tous mis à avoir des enfants alors là on s’installait encore plus et là, au fil du temps les choses sont arrivées. L’Association franco-yukonnaise s’est formée, l’école francophone a ouvert, il y a eu plein d’excuses pour s’ancrer au Yukon finalement.

Élianne

Ces liens d’amitié individuels sont devenus collectifs, participant à la construction de la communauté franco-yukonnaise. Cette dernière prenait forme rapidement sous le regard d’Élianne, au rythme de l’émergence de ses différentes structures institutionnelles.

Image 1

Légende : La réalisation artistique d’Élianne.

Photo : Marie-Hélène Comeau

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3.1. La réalisation artistique d’Élianne

La réalisation artistique d’Élianne a pris la forme d’une boîte à surprises colorée transformée principalement par la technique de collage qu’elle voulait explorer depuis longtemps. Il s’agit principalement d’une boîte en carton de 60 cm sur 90 cm et d’une dizaine de centimètres de profondeur. Élianne est heureuse du résultat général et est particulièrement satisfaite de l’effet du papier de soie qui lui a permis de reproduire un fond marin faisant référence au lieu d’origine gaspésien et des aurores boréales pour représenter le lieu d’accueil yukonnais.

Le choix d’utiliser une boîte en carton lui est venu de son désir d’offrir à sa petite-fille un présent ludique contenant des surprises à découvrir sur le récit de son histoire migratoire entre la Gaspésie et le Yukon.

Au premier regard, c’est d’abord la partie gaspésienne qui s’offre au spectateur. Le dessus de la boîte fait en effet référence à la mer grâce au collage de différents éléments. En soulevant son couvercle, on découvre la reproduction d’une plage créée avec du sable, des coquillages, des algues et des étoiles de mer. Ensuite, en soulevant le double fond de la boîte, il est possible d’observer un univers fait de montagnes yukonnaises entourant un lac. Chaque montagne a été transformée en une page d’un livre qu’on feuillette pour découvrir, derrière chacune d’elle, un travail de collage créé à l’aide de photos, de textes et de dessins. Une fois l’exploration terminée, le dessous de la boîte revoit à un collage d’images d’oiseaux migrateurs : des oies du Nord.

Image 2

Légende : Élianne a utilisé dans sa création des objets qu’elle a apportés de sa Gaspésie natale.

Photo : Marie-Hélène Comeau

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Comme Élianne était transportée par ce projet de transmission, son travail a rapidement progressé. Chaque semaine, elle arrivait avec différents éléments, dont ceux de sa Gaspésie natale, qu’elle prévoyait inclure dans son projet d’art. C’est ainsi que le travail de réflexion, stimulé par le processus de création, lui a permis de se plonger dans l’histoire de sa migration en réfléchissant, pour la première fois depuis 36 ans, à ses déplacements entre son lieu d’origine et le Yukon. Ce travail de réflexion lui a permis de constater avec grande surprise à quel point sa migration s’était limitée exclusivement aux parcours entre ces deux pôles.

Je quittais le Yukon pour aller avec mes enfants voir la famille. La mobilité a changé avec le temps et éventuellement les filles ont grandi, elles ont quitté le nid. […] et là maintenant, je réalise c’est plus juste moi, on amène ma petite-fille avec nous autres. […]. C’est comme ça que ça se passe. Moi, pour sortir d’ici, je vais là; quand je pars de là, je reviens ici, comme un boomerang. […] je n’y avais jamais pensé avant aujourd’hui.

Élianne

Image 3

Légende : Élianne a tenu à souligner l’importance de ses amitiés yukonnaises en incorporant dans sa création plusieurs photos anciennes et récentes qui ont été prises au fil des ans.

Photo : Marie-Hélène Comeau

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4. Les principaux résultats

Les principaux résultats issus de l’analyse transversale du croisement entre les récits et les créations en arts visuels des participantes se sont déclinés en fonction du passé, du présent et de l’entre-deux.

4.1. Le passé

Le recours à l’objet mémoire a permis aux femmes franco-yukonnaises de se plonger dans une réflexion riche et complexe sur la relation vécue avec leur lieu d’origine durant le processus de création (Gosselin et al., 1998). Les participantes ont retrouvé avec bonheur et nostalgie des éléments de leur passé en dépoussiérant de vieux objets qu’elles redécouvraient pendant tout le processus de création (Debary et Turgeon, 2007). Ces femmes se sont attardées sur des moments précis de leur histoire familiale intime qu’elles croyaient avoir oubliés et qu’elles ne voulaient plus voir s’échapper en les intégrant dans leur projet d’art (Hedgyi, 2009).

L’intervention en art a aussi favorisé chez les participantes l’émergence du sens de la relation cultivée avec leur langue maternelle française du lieu d’origine. Une langue qui s’est transformée en contexte migratoire, mais à laquelle les participantes, qui utilisent le français sur une base régulière dans leur vie yukonnaise, ont conservé le même attachement. Cette utilisation du français témoigne d’une habitabilité identitaire de l’espace yukonnais dans lequel il est possible de se fondre et d’établir son lieu de résidence tout en gardant et en cultivant un attachement important au lieu d’origine (Thibeault, 2015).

4.2. Le présent

La recherche a mis en lumière différentes facettes de l’enracinement au Yukon selon qu’il s’agit de l’espace géographique, de l’espace culturel ou de l’espace social (Thibeault, 2015). L’utilisation d’objets signes dans la création a permis aux participantes de nourrir leur réflexion quant à leur nouvelle vie yukonnaise. C’est à travers la transformation de ces objets dans l’oeuvre que les récits ont pu témoigner des nouvelles habitudes adoptées dans leur lieu de résidence, tels des points d’ancrage identitaires importants en sol nordique. Ainsi, ces récits migratoires ont d’abord abordé le phénomène de la déterritorialisation vécue quand ils ont quitté leur lieu d’origine (Deleuze et Guattari, 1980), afin de se reterritorialiser en adoptant de nouvelles habitudes une fois au Yukon. Ensuite, il a été question de la rencontre avec les gens de la région ainsi que leur ouverture culturelle qui ont été des éléments importants pendant l’établissement des participantes au Yukon. Et enfin, de l’importance des liens d’amitié qui se sont tissés avec les autres francophones migrants venus s’installer au Yukon (Thibeault, 2015). L’importance de ces liens a d’ailleurs été un élément très émouvant durant la recherche, ce qui témoigne de leur importance dans la création d’un nouveau nous collectif franco-yukonnais.

4.3. L’entre-deux

En dernier lieu, la recherche a également fait émerger un espace entre le lieu d’origine et le lieu de résidence. À travers leur réalisation en arts visuels, les participantes ont fait vibrer cet entre-deux, où se sont joués une déchirure et un recollement complexe de ces deux pôles (Sibony, 2005). En d’autres mots, le processus de création a donné lieu à un questionnement stimulant axé sur la dynamique de ces allers-retours qui ponctuent le quotidien de la vie franco-yukonnaise.

De cette rencontre du passé et du présent à travers le processus de création a émergé l’émotion qui habite les participantes à l’égard de cet espace de l’entre-deux, un lieu où ces deux pôles se nourrissent en existant l’un près de l’autre et en se racontant dans le temps (Ricoeur, 1990). Il a été ainsi question d’allers-retours qui changent avec le temps. Ce mouvement est motivé parfois par un désir de transmission de leur histoire francophone, par la quête d’un lieu où vivre de façon permanente ou même par l’attachement aux gens du lieu qui a été quitté.

5. Discussion et conclusion

Dans cette recherche intervention en art sur l’identité franco-yukonnaise construite dans un contexte migratoire, les participantes ont pu approfondir différents aspects de leur récit identitaire marqué par la recontextualisation de soi. Ainsi, le processus de création a mis à l’avant-scène la relation entretenue avec le lieu d’origine francophone, tout comme les rapports géographiques, culturels et sociaux qui se sont développés au Yukon. L’art a aussi fait place à une réflexion axée sur le phénomène des allers-retours vécus entre le lieu d’origine et le Yukon, élément non négligeable de cette recontextualisation de soi franco-yukonnaise.

Conformément aux études menées sur la dynamique de création (Gosselin et al.,1998), il a été possible de saisir l’importance du rôle de l’art dans l’émergence d’une réflexion identitaire. La recherche-intervention en art a permis aux participantes de reconnaître leur histoire dans celle des autres, fournissant pour la première fois un aperçu en images et en mots des éléments communs de leur récit migratoire. Pour reprendre les propos de Ricoeur (1990), le projet d’art leur a permis de répondre à la question « qui suis-je », en disant « me voici » conformément à la notion qu’on n’est soi qu’en réponse à l’autre.

Cette recherche a comporté certaines limites qui se situent principalement dans le contexte social de cette petite communauté, où les participantes se côtoient au travail, lors de différents événements ou pendant des activités sociales. Cette réalité propre à la taille d’une petite communauté fait en sorte qu’il est plus difficile de préserver la confidentialité de l’échantillonnage et que les participants à une recherche sont moins à l’aise de se révéler au chercheur lorsque celui-ci vient de la même communauté étudiée.

Malgré ces limites, ce travail de recherche apporte pour la première fois un regard important quant au rôle joué par la recontextualisation de soi dans la construction identitaire franco-yukonnaise. Ce nouvel éclairage offre aussi des pistes de réflexion intéressantes sur les aux différents espaces identitaires d’habitation franco-yukonnais, dont il serait bon de poursuivre l’exploration lors de futures recherches. Enfin, cette démarche apporte des preuves importantes de la pertinence de la recherche-intervention en art auprès des communautés francophones en milieu minoritaire. Car, cette approche offre aux participants l’occasion de transmettre leur récit identitaire dans un travail de réflexion, d’écoute et de partage à la fois au sein de la recherche ainsi qu’avec les membres de leur communauté.