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L’autonomie est un principe fondamental de l’action communautaire qui se décline sous deux formes étroitement liées. La première se rapporte aux organisations qui sont les moteurs de cette action (les organismes communautaires) et qui, pour mener à bien leur mission, doivent disposer des moyens de définir eux-mêmes leurs orientations et activités. La seconde renvoie aux individus et collectivités visés par l’action communautaire qui trouvent dans la relative liberté dont jouissent les organismes communautaires la possibilité de faire entendre leur voix, d’exercer un plus grand contrôle sur leurs conditions d’existence et donc, de mener une vie plus autonome.

Le principe d’autonomie et son affirmation ont joué un rôle structurant dans l’histoire du mouvement communautaire québécois. On le retrouve formulé de manière implicite dans le projet social porté par les premiers comités de citoyens et groupes populaires qui ont vu le jour au cours des décennies 1960 et 1970. Ces initiatives visaient à regrouper des individus d’une même communauté (paroisse, quartier, village) afin qu’ils prennent part activement et collectivement à son développement. En s’appuyant sur des stratégies diverses — la participation pour les comités de citoyens (Garneau, 2011) et l’éveil de la conscience et de l’action politiques pour les groupes populaires (Doré, 1985) —, ces associations avaient en commun d’offrir aux individus des espaces de réflexion et de prise de parole grâce auxquels ils pourraient développer une capacité d’action autonome. Dès la fin des années 1970, l’idéal d’autonomie a ensuite accompagné la mutation de ces associations en groupes professionnalisés et spécialisés, aujourd’hui appelés « organismes communautaires », qui connaîtront un essor important (Lamoureux et al., 2008). À partir du moment où ces organismes se tourneront vers l’État pour obtenir du financement, l’autonomie acquerra un nouveau statut. En plus d’être un principe central de leurs interventions auprès de la population, elle en deviendra également une revendication, c’est-à-dire une demande adressée à l’État afin que les programmes de financement public qui leur sont destinés respectent leur mission et leurs manières de faire. Dès lors, la question de l’autonomie de l’action communautaire sera indissociable du rapport que les organismes entretiennent avec l’État et de leur degré d’indépendance à l’égard des orientations que ce dernier souhaite donner aux politiques publiques. La revendication d’autonomie gagnera par la suite en importance dans un contexte de crise économique et de remise en question de l’État providence. Le gouvernement québécois cherchera alors à déléguer aux organismes communautaires la prise en charge de services à la population et par conséquent à interférer dans le choix de leurs orientations et activités. C’est notamment dans ce contexte que la toute première coalition provinciale de regroupements d’organismes communautaires verra le jour (Coalition des organismes communautaires du Québec (COCQ), 1988 ; Parazelli, 1994). L’enjeu de l’autonomie sera d’ailleurs au coeur d’importantes campagnes initiées par le mouvement communautaire dans les années 1990 et qui mèneront à l’adoption en 2001 d’une politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire intitulée L’action communautaire : une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec. En faisant de l’autonomie de l’action communautaire l’objet d’une politique publique à part entière, l’État québécois affirmait ainsi l’importance, pour son propre développement et celui de la société québécoise, d’organismes enracinés dans leur communauté, dotés d’instances démocratiques et libres de déterminer leur mission et leurs pratiques (Parazelli, 1994, p. 21).

En dépit des grands espoirs suscités par son adoption, la politique est encore source de tensions et déceptions. Le mouvement communautaire reproche notamment aux différents ministères responsables du financement des organismes de ne pas accorder autant d’importance à cette politique qu’à leurs propres priorités, c’est-à-dire de préférer le financement « par projet » dictant aux groupes les objectifs à atteindre au financement « à la mission » reconnaissant leur l’autonomie (Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA), s. d.). Plus récemment, l’idéal d’autonomie du mouvement communautaire a été mis à mal par les politiques d’austérité et de rigueur budgétaire adoptées par les gouvernements qui se sont succédé depuis le début des années 2000. Celles-ci se sont notamment traduites par une diminution du financement des organismes ainsi que par de fortes pressions à répondre à des exigences de reddition de compte inspirées des principes de la gouvernance managériale (Depelteau et al., 2013) et de la nouvelle gestion publique (Ducharme, 2012). En réponse à ces nouvelles menaces, le mouvement communautaire a, dans les dernières années, initié les deux campagnes « Engagez-vous pour le communautaire » et « Je soutiens le communautaire ». Si les répercussions de ces dernières tardent à se faire ressentir, elles témoignent néanmoins de l’adhésion large que le principe d’autonomie suscite toujours parmi les groupes.

Si le sens à donner à l’autonomie que les organismes réclament pour eux-mêmes est relativement clair, celui que revêt ce concept quand il s’agit d’en faire un objectif d’intervention l’est toutefois un peu moins. Au-delà des débats sur les enjeux financiers affectant la vie et la survie de l’action communautaire, qu’en est-il de l’autonomie que l’on vise à développer chez les individus qui fréquentent les organismes ? L’imprécision entourant le concept d’autonomie pourrait s’expliquer par le fait qu’il est porteur d’une diversité de significations (Alberola et Dubéchot, 2012) susceptibles d’influencer différemment l’orientation que les organismes donnent à leur travail auprès de la population.

Le mot « autonomie », qui provient du terme autonomos signifiant en grec ancien « faire ses propres lois », peut d’abord être entendu comme la capacité d’un individu à faire des choix qui sont conformes à sa volonté et qui ne sont soumis à aucune forme d’hétéronomie, c’est-à-dire à aucune contrainte extérieure. Dans ce cas, l’affirmation de l’autonomie serait avant tout un acte de volonté et de libération face à tout facteur (les autres, les institutions, l’État,…) susceptible de limiter la réalisation de désirs et de projets individuels. L’idéologie néolibérale actuelle nous propose une version radicalisée de cette compréhension de l’autonomie. Celle-ci prend la forme d’une injonction à la responsabilisation des individus, d’un appel à se libérer de leur dépendance à l’égard de l’État, particulièrement des mesures de protection sociale providentialistes instaurées à une époque que les tenants de ce discours jugent révolue (Otero, 2003 ; Hache, 2007). Dans le milieu communautaire, cette conception de l’autonomie est parfois critiquée parce qu’elle dissimulerait une forme de contrôle social visant l’adaptation et l’habilitation des individus aux exigences du néolibéralisme. Elle serait donc en contradiction avec le principe même de l’autonomie.

On reproche également à cette manière individualiste de concevoir l’autonomie d’extraire artificiellement l’individu de la société et de faire abstraction des interactions et des liens d’interdépendance qui, pourtant, caractérisent et sont nécessaires à la vie humaine (Chauffaut et al., 2003 ; Ricard, 2010). On oublierait alors que les « lois », ou plutôt les normes (nomos), que l’on appelle l’individu « autonome » à se donner, sont par nature sociales, donc produites par la société. L’autonomie de l’individu serait dans ce contexte toujours relative à son inscription dans un univers normatif sur lequel il n’a pas, à lui seul, entièrement le contrôle. « Faire ses propres lois » ou agir de manière autonome pourrait alors signifier deux choses. D’une part, il pourrait s’agir de faire siennes les normes que la société nous impose et de les accepter en ayant pleine conscience de leur nature sociale (Durkheim, 2010). D’autre part, suivant Castoriadis, elle pourrait prendre la forme d’un acte politique d’auto-institution (Castoriadis, 2000), c’est-à-dire d’un engagement dans un projet collectif visant la remise en question des normes et du sens commun. Celui-ci permettrait la création d’espaces favorables à l’élaboration de nouvelles normes et conditions sociales jugées plus acceptables qui pourront par la suite donner naissance à de nouvelles capacités d’action individuelles (Fontaine, 2013 ; McAll, 2009).

L’imprécision relative au sens que l’on donne au concept d’autonomie dans le milieu communautaire tient également à la coexistence de diverses approches d’intervention visant à développer différentes dimensions de l’autonomie. En s’inspirant des travaux de Castoriadis, Élisabeth Greissler, Isabelle Morissette et Jean-François René, qui signent un article dans ce dossier, proposent de regrouper les pratiques visant à développer l’autonomie en trois catégories. Premièrement, il y aurait les interventions portant sur la dimension individuelle de l’autonomie qui est au départ appelée à se développer dans le domaine privé ou personnel de la vie, mais qui peut rapidement en déborder le cadre. Ce type d’intervention vise par exemple le développement de compétences et de moyens permettant d’avoir une plus grande emprise sur son environnement immédiat. Deuxièmement, l’intervention peut cibler les relations quotidiennes que les individus entretiennent avec les autres. Elle s’intéressera alors aux interactions en ce qu’elles sont potentiellement porteuses de capacités et possibilités nouvelles pour les individus. En insistant surtout sur les marges de manoeuvre que les individus peuvent développer dans la « négociation » de leurs rapports avec autrui, elle vise le développement d’une autonomie dite relationnelle. Enfin, l’intervention peut mettre l’accent sur les conditions sociopolitiques d’existence des individus de manière à lever les obstacles qu’elles posent à l’exercice de l’autonomie. Elle engage un travail sur la société, ses institutions et ses normes. Elle cherche à donner naissance à un pouvoir d’action sur l’organisation sociale et donc à une autonomie que l’on peut qualifier de politique.

Les articles réunis dans ce dossier thématique proposent une mise à jour des connaissances sur les conceptions de l’autonomie à l’oeuvre dans certains groupes communautaires et associations citoyennes du Québec. Loin de clore une fois pour toutes le débat sur le sens à donner à ce concept et sur la manière de le traduire dans l’intervention, ils sont plutôt le reflet de la diversité des pratiques qui s’en réclament et qui cohabitent de manière plus ou moins harmonieuse au sein de ce secteur d’activité. Sans prétendre à l’exhaustivité, le dossier offre ainsi un bon aperçu des différentes manières de poser la question de l’autonomie en action communautaire et des enjeux qui en découlent, selon qu’on l’aborde d’un point de vue personnel, relationnel ou politique.

Les deux premiers articles du dossier présentent des exemples d’interventions communautaires qui, sans s’y restreindre, ont comme point de départ le développement de l’autonomie personnelle. L’article de Catherine Briand et de ses collaborateurs Cuisinons Ensemble : une pratique nouvelle favorisant l’autonomie et la responsabilisation des personnes atteintes de troubles mentaux graves analyse une initiative mise sur pied par l’organisme montréalais Le Mûrier. Celui-ci favorise l’intégration sociale des personnes atteintes de troubles mentaux graves par la participation à des ateliers de cuisine individuels et de groupe. Les ateliers permettent aux participants de développer des compétences culinaires et démocratiques qui les rendent plus autonomes et moins susceptibles de vivre de l’insécurité alimentaire, de l’isolement et de la stigmatisation.

Le second texte de Martin Tétu, Les artistes émergents et l’autonomie de soi par la « gestion de carrière », traite des nouveaux services de gestion de carrière artistique offerts par des groupes communautaires et de leurs effets sur le métier d’artiste. L’auteur avance que les services qui proposent aux artistes émergents des stratégies afin de mieux s’insérer dans le « marché de la culture » visent à modifier leur rapport au métier d’artiste. Alors que la formation offerte dans les écoles d’art cherche à développer un « agir créatif » et une autonomie dans les « moyens de production esthétique », les services communautaires de gestion de carrière font la promotion d’une autre forme d’autonomie artistique orientée davantage vers le management de soi et l’agir entrepreneurial. En déplaçant l’objet de la pratique des artistes de « l’oeuvre » vers le « projet de carrière », ils contribuent ainsi à l’adapter aux exigences du néolibéralisme.

Les deux textes suivants portent sur la dimension relationnelle de l’autonomie, plus spécialement sur les conditions dans lesquelles les interactions avec les autres peuvent être favorables au développement de l’autonomie individuelle. L’article de Romain Paumier aborde cette question du point de vue de la relation qui naît d’une intervention sociale initiée par un intervenant communautaire auprès d’une personne usagère de drogues par injection. La difficulté tient ici au fait d’intervenir dans un contexte où la personne n’a pas formulé de demande explicite de soins ou de services tout en lui reconnaissant la capacité de faire des choix et de prendre ses propres décisions. Paumier estime que la solution réside dans la « bonne distance » que l’intervenant doit établir avec la personne. La relation d’intervention n’est alors génératrice d’autonomie que si elle s’appuie sur une proximité bien dosée, qui ne se veut pas trop intrusive et qui favorise l’émergence de deux stratégies, le « voisinage courtois » et la « suggestion légitime ».

L’article de Frantz Siméon et d’Yves Couturier s’intéresse également à l’autonomie suscitée par une relation d’intervention, mais cette fois entre intervenants, dans le cadre d’une démarche partenariale dans le domaine du vieillissement. L’essor du partenariat et de la concertation depuis les années 1990 au Québec a fait l’objet de débats concernant l’existence d’inégalités de pouvoir entre les acteurs prenant part à ces démarches qui nuiraient à l’autonomie décisionnelle de certains. L’article Le compromis partenarial, théâtre d’expression de l’autonomie contribue à ce débat en présentant un exemple de partenariat qui, selon l’analyse qu’en proposent les auteurs, s’est réalisé au bénéfice de toutes ses parties prenantes. Il plaide en faveur de pratiques partenariales qui laissent de côté l’affrontement politique et les rapports de force au profit d’un « jeu de négociation » dans lequel entrent en dialogue des autonomies, c’est-à-dire des acteurs qui se voient reconnaître par les autres leur singularité et leur expertise et qui, prenant acte de leur inévitable coexistence, s’engagent dans la recherche d’un compromis acceptable aux yeux de tous.

Le dossier propose également un article qui traite plus explicitement de la dimension politique de l’autonomie et de la contribution de l’action communautaire dite autonome à l’élaboration et la mise en oeuvre d’un projet de société. Le texte Enjeux d’autonomie de l’action communautaire autonome (ACA) à partir de l’analyse des discours de rapports d’activités et des acteurs de Lise St-Germain et ses collaborateurs se penche sur les effets sur les organismes communautaires des exigences plus importantes de reddition de comptes que tendent à leur imposer leurs bailleurs de fonds. La reddition de comptes agit de manière importante sur les pratiques des organismes, sur le rapport qu’ils entretiennent avec l’État (un important bailleur de fonds) et donc sur la nature de la contribution qu’ils sont en mesure d’apporter au développement de la société québécoise. Les auteurs remarquent que les organismes développent différents discours quant au rôle social qu’ils peuvent jouer dans ce contexte et au type d’influence qu’ils peuvent exercer sur l’orientation (néolibérale) que l’État semble vouloir donner à ses politiques et à la vie collective. Il s’en dégage quatre postures (supplémentariste, complémentariste, entrepreneuriale et autonomiste) à travers lesquelles la capacité d’action des organismes sur la société (leur autonomie politique) tente de s’affirmer.

En terminant, le dossier fait place à deux articles qui proposent une réflexion sur la possibilité d’articuler les unes aux autres les trois approches de l’autonomie. L’article d’Élisabeth Greissler, Isabelle Morissette et de Jean-François René s’intéresse à la manière dont les Auberges du coeur du Québec suscitent l’action collective et politique des jeunes en misant sur un continuum d’interventions qui visent à la fois les formes personnelle et relationnelle de l’autonomie. Il documente aussi les difficultés que rencontrent ces organismes dans la réalisation de ce projet, notamment le « désintérêt des jeunes face à la chose publique », l’image d’expertise projetée par les intervenants ainsi que la préférence de certains d’entre eux pour l’intervention individuelle.

Le dernier article du dossier relate l’expérience du Centre social autogéré de Pointe-Saint-Charles. Cet organisme regroupe des citoyen.ne.s qui tentent d’opposer au développement capitaliste et à la gentrification de ce quartier de Montréal un projet de centre social et culturel alternatif reposant sur des bases nouvelles et susceptibles d’ouvrir la voie à une société « postcapitaliste ». À cette fin, ils et elles travaillent à la création d’une organisation fondée sur les principes de l’autonomie collective et de l’autogestion dans laquelle ils pourront expérimenter de nouvelles formes de rapports sociaux échappant au contrôle du capital et de l’État. L’autonomie collective à laquelle aspirent les membres du Centre social autogéré s’appuie à la fois sur un travail d’éducation populaire (d’acquisition de nouvelles compétences individuelles), sur l’aménagement de nouveaux milieux de vie et espaces de rencontres (de nouveaux espaces relationnels) ainsi que sur des pratiques qui remettent en cause les institutions dominantes de la société (notamment le marché, la propriété et les médias de masse). L’autonomie telle qu’elle est conçue ici engage donc une action simultanée sur les dimensions personnelle, relationnelle et politique de l’existence humaine.

Qu’elles mettent l’accent sur l’une ou l’autre des facettes de l’autonomie ou qu’elles proposent de réfléchir à leur possible articulation, les contributions à ce dossier montrent, chacune à leur manière, que l’autonomie implique toujours un rapport aux autres et à la société. L’intégration sociale, la proximité dans l’intervention, le partenariat, l’indépendance face à l’État, la participation citoyenne ou l’autogestion sont autant de principes d’intervention qui n’apparaissent légitimes et susceptibles de développer l’autonomie que parce qu’ils s’inscrivent dans une conception particulière du monde. Les articles suggèrent ainsi que l’autonomie dans le domaine de l’action communautaire n’a de sens qu’au regard de la finalité qu’on lui assigne, du projet plus large qui lui est associé, et qui ne peut se résumer à la seule capacité des individus de décider pour eux-mêmes. La réflexion sur les conditions pour parvenir à l’autonomie ainsi que sur le sens qu’on lui donne est donc indissociable de celle portant sur le type de société que nous désirons et à la construction de laquelle nous souhaitons que l’action communautaire participe.