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Alexis. Una tragedia greca, avec Silvia Calderoni. Noorderzon Festival, Groningen (Pays-Bas), 2011.

Photographie de Pierre Borasci.

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Cet article propose une étude sur le spectacle Alexis. Una tragedia greca de la compagnie italienne Motus[1], présenté à Montréal dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA) les 3, 4, 5 juin 2012[2]. Il a pour objectif de déplier une réflexion sur l’utilisation du montage, de la citation et du geste dans l’opération métathéâtrale et documentaire proposée par Motus, mais aussi d’envisager de manière critique le mécanisme de l’itération théâtrale par rapport au contact qui s’instaure entre l’oeuvre et le contexte politique et culturel particulier du Québec.

Ce spectacle, et le projet dont il fait partie – Syrma Antigonés –, marque un tournant, pour la compagnie, en direction du théâtre documentaire, une direction qui renforce l’aptitude de Motus à travailler, depuis le début de sa carrière, dans une volonté intermédiale – en s’appuyant sur des dispositifs tels que l’installation (l’architecture et la sculpture) et l’audiovisuel (le cinéma) –, mais aussi à utiliser une méthode métathéâtrale à travers la métafiction, une catégorie qu’elle emprunte à la littérature. Ce sont surtout les oeuvres littéraires de Samuel Beckett qui ont influencé son approche du texte dramatique et ont dès lors été décisives pour remettre en question la structure linéaire du récit sur scène, lequel s’ouvre plutôt à la fragmentation et à la multiplication des temps et des lieux. C’est pourquoi les spectacles de Motus ont la particularité d’être éclatés, conséquence de leur refus d’une logique narrative dramaturgique unitaire. Au fil du temps, ils s’avèrent de plus en plus capables de dialoguer sur scène avec la réalité actuelle dominée par la virtualité.

Le projet SyrmaAntigónes

Alexis. Una tragedia greca est la quatrième étape et le spectacle le plus achevé du projet Syrma Antigónes, composé de trois événements performatifs qui ont été définis par la compagnie comme des « contests », c’est-à-dire comme des « confrontations / affrontements / dialogues[3] » (Casagrande et Nicolò, 2011) entre deux acteur·trices autour de noyaux thématiques cruciaux pour chaque spectacle. Alexis. Una tragedia greca, dont la première a eu lieu le 16 octobre 2010 au Teatro Storchi de Modène dans le contexte du VIE Scena Contemporanea Festival, est présenté à Montréal en juin 2012 avec Too Late!, le deuxième contest du même projet.

Syrma Antigones, réalisé sur et avec l’actrice principale Silvia Calderoni, est conçu comme un projet de recherche mené sous la forme d’enquêtes sur la figure d’Antigone. Ces enquêtes ont donné lieu à la création de trois formes performatives brèves (les contests) : Let the Sunshine In (contest #1) et Too late! (contest #2) en 2009, puis Iovadovia (contest #3) en 2010. La même année était joué Alexis. Una tragedia greca. Alors qu’un nouveau contest en 2011, The Plot is the Revolution, construit sur la rencontre entre Silvia Calderoni et Judith Malina, est considéré par la compagnie comme le début d’un autre projet, soit 2011>2068 AnimalePolitico, nous l’appréhendons plutôt comme le dernier acte, l’épilogue qui conclut la recherche sur Antigone.

Le sujet de l’investigation est la figure mythique d’Antigone qui a son origine tragique dans l’oeuvre de Sophocle, et que Motus prend aussi en considération à travers le filtre de l’Antigone du Living Theatre et, par conséquent, de l’Antigone des Sophokles de Brecht. La recherche à la base du projet se rapporte donc à la tradition théâtrale du passé, à partir de la tragédie grecque envisagée par les grands réformateurs du théâtre du XXe siècle. C’est la première fois que Motus aborde un thème tragique, comme ce fut le cas pour Brecht qui, revenant d’exil en Amérique après la guerre en 1948, avait décidé de se lancer dans la mise en scène d’une tragédie. Ce fut également le cas pour le Living Theatre qui, en 1967, mettait en scène Antigone des Sophokles de Brecht à travers le regard poétique d’Artaud[4], après avoir déjà abordé des thèmes classiques au cours des années précédentes. Comme nous le verrons, la relation que Motus établit avec ces prédécesseurs est multiple : elle implique la mise en question, l’émulation, la confrontation, la comparaison, l’étude et la citation, principale stratégie employée.

Ce qui a amené la compagnie à travailler sur la figure d’Antigone réside dans des ateliers menés entre 2008 et 2009[5] et qui, ayant fonctionné comme des études préparatoires, ont été réalisés en résidence et avec la participation d’artistes, d’acteur·trices reconnu·es ou en herbe. Au cours de ces ateliers, consacrés au sujet de la jeunesse dans les zones périphériques négligées et à la relation ou au conflit entre les générations, Motus a pu expérimenter des formes d’écriture scénique inédites à partir de l’utilisation de technologies et de nouveaux médias dans une perspective créative et productive. La compagnie a eu ainsi l’occasion d’élaborer du matériel vidéo et audio sur les différentes manifestations de rébellion dans le monde contemporain, du soulèvement étudiant au soulèvement ethno-politique. Ces ateliers ont abouti en particulier à une réflexion sur la question suivante : « Comment transformer l’indignation en action?[6] » (idem.) Il s’agit là de la prémisse du projet, lequel interroge la possibilité d’accomplir un geste politique, de passer de la réflexion à l’action, et se concrétise dans la recherche d’un acte révolutionnaire incarné par Antigone.

Syrma est le nom du site sacré situé près de Thèbes, auquel est associée rituellement la genèse du mythe d’Antigone. Syrma (συρμα), selon l’étymologie grecque, signifie ce que l’on traîne derrière soi et, dans le contexte théâtral antique, il indiquait en particulier le tissu du vêtement qui débordait du corps des acteurs tragiques et qui était ainsi traîné. Pausanias, dans sa Description de la Grèce, utilise la locution SyrmaAntigónes pour nommer la partie de la Boétie délimitée par la trace du cadavre de Polynice qu’Antigone trimbale avec l’intention de l’enterrer. L’enterrement est fondamental chez Motus, comme il l’était aussi pour le Living Theatre, de la même manière que les lieux où les performances sont imaginées et réalisées sont importants à toutes les étapes de son projet, notamment pour Alexis. Una tragedia greca, conçu en Grèce, et dont nous considérons, dans cet article, la mise en scène dans le contexte particulier de Montréal.

Les performances se présentent comme des contests, terme qui signifie à la fois combat et rencontre, et qui, emprunté à la culture hip hop, désigne aussi le duel entre rappeurs. Elles sont conçues dans des espaces pas nécessairement théâtraux et réalisées comme une confrontation ouverte entre acteur·trices, avec une marge d’improvisation qui joue un grand rôle pendant la phase de création et qui persiste, dans une certaine mesure, pendant la mise en scène. Ainsi, les performances donnent lieu à la production éventuelle d’un évènement. Cet esthétique de l’événement peut s’expliquer à travers la notion du performatif telle que théorisée par Erika Fisher-Lichte : chaque occurrence d’une oeuvre (Ereignis) est toujours nouvelle, unique et irremplaçable. C’est l’imprévisibilité, au coeur de toute présentation, qui transforme le spectacle en événement et qui fait la particularité du performatif (Fisher-Lichte, 2004). Les contests sont pour Motus des

comparaisons / confrontations / discussions / dialogues pour répondre aux questions, demandes, urgences, sollicitations, contradictions – que nous avons développées ou qui nous ont été posées par des interlocuteurs externes, et qui réfléchissent l’éventuelle relecture / relocalisation d’Antigone aujourd’hui[7]

(Casagrande et Nicolò, 2010 : 13).

Ainsi conçues, ces performances s’enlignent avec la poétique du groupe qui tend à « désintégrer le spectacle théâtral[8] » (idem) traditionnel. Le choix de mettre au centre du projet la performance comme contest, basée sur le principe de l’affrontement, est cohérent aussi avec l’idée d’agôn qui est à l’origine du théâtre grec. L’agôn, parce qu’il témoignait d’une logique d’opposition, de contraste, était essentiel pour façonner le drama, autant dans la tragédie que dans la comédie. Ce théâtre qui, depuis le début, n’est pas récit, mais action, drame (de l’étymologie grec drao, c’est-à-dire agir, jouer), s’incarne sur scène dans la dispute, dans le conflit qui émerge entre les personnages. Le mythos, enraciné dans la tragédie grecque et traduit généralement par récit, doit plutôt être compris, conformément à la définition d’Aristote dans la Poétique, comme « assemblage de faits[9] » (Aristote, 2011 : 50a 3-5), où ceux-ci sont les actions des acteur·trices. La composition, quant à elle, est rendue par le verbe sunistemi qui indique l’agencement, l’union, la connexion, l’association. Le montage, dirions-nous aujourd’hui. Motus n’a pas l’intention de créer sur scène un récit, mais d’agir, d’arriver à faire des actions et des gestes codifiés, puis de proposer des conflits sur lesquels réfléchir, à travers un jeu métathéâtral continu. La tension de tout le projet réside dans le faire, dans la possibilité, la signification et les conséquences de la transformation de la pensée en action.

Les contests

Dans les trois premiers contests, étapes préliminaires d’Alexis. Una tragedia greca, les acteur·trices Silvia Calderoni, Benno Steinegger et Vladimir Aleksic se confrontent, d’une manière toujours métathéâtrale, aux personnages qu’il·elles interprètent, c’est-à-dire Antigone, Ismène, Polynice, Créon et Hémon[10]. Il·elles les interrogent, les jouent par moments, tout en partageant avec leurs partenaires et avec les spectateur·trices leurs doutes, leurs réflexions, leurs visions. La mise en scène de Casagrande et Nicolò est toujours le résultat d’une interaction, d’un travail qui se développe avec les acteur·trices. L’acteur·trice pour Motus est « un véhicule de citations poétiques et philosophiques, jamais de dialogues au sens strict[11] » (Casagrande et Nicolò, 2011), de sorte que le texte est cousu sur lui ou elle, et grandit avec lui, avec elle. Par exemple, dans Let the Sunshine In (contest #1), Calderoni et Steinegger essaient de représenter les rapports fraternels entre les personnages du mythe à travers trois confrontations : Antigone et Polynice, Étéocle et Polynice, Ismène et Antigone. Dans Too Late! (contest #2), il s’agit d’ausculter, pour Calderoni et Aleksic, les rapports de pouvoir à travers des extraits de dialogues entre Hémon et Créon, puis, en renversant la chronologie de la fable, entre Antigone et Créon. Dans Iovadovia (contest #3), Silvia Calderoni est accompagnée de Gabriella Valdoca dans une mise en scène de la rencontre fantasmée, au seuil de la mort, entre Tirésias et Antigone qui sont unies par une identité de genre ambiguë.

Ce projet en forme d’enquêtes sur la figure d’Antigone se présente comme une question ouverte nécessitant un jeu métathéâtral perpétuel : des personnages entrant et sortant, jouant le rôle d’acteur·trices, et pensant aux idées, aux phrases gravées dans la mémoire, au dialogue avec le public. Une question qui ne peut évidemment avoir qu’une seule réponse. À cet égard, on peut lire dans la présentation du spectacle : « Le thème est trop vaste et controversé pour être résolu avec une dramaturgie linéaire visant à concevoir un spectacle définitif de manière unidirectionnelle[12] » (idem). Son but est une recherche, c’est-à-dire qu’il vise à « ouvrir des fenêtres sur quelques réflexions, thèmes ou personnages possibles[13] » (Casagrande et Nicolò, 2010 : 180) et à réfléchir à la présence d’Antigone dans le monde du XXIe siècle. À travers ces questionnements, Motus met en évidence l’impossibilité d’attribuer aux personnages une identité fixe et univoque. Les figures tragiques sont soumises à « un processus individuel combinatoire, à une réécriture politico-polycentrique, presque comme dans l’oeuvre de Beckett[14] » (idem), avec pour résultat de provoquer une forte ambivalence, puisqu’un seul personnage incarne des identités différentes et coexistentes. La figure de Polynice, par exemple, pourrait être montrée à la fois comme pacifiste ou terroriste, habitant simultanément des pôles contraires, positif et négatif. Cela vaut également pour les personnages masculins ou féminins qui sont parfois interchangeables, inscrivant alors le genre comme une donnée malléable. L’enjeu du genre est d’ailleurs très important et souvent abordé dans les spectacles de la compagnie.

Motus affirme aussi la nécessité continue d’explorer les textes de Sophocle et de Brecht. Par exemple, dans Too late! (contest #2), Calderoni s’interrompt face au public pour déclarer son opposition au recours systématique du terme « patrie » dans le texte d’Antigone de Brecht. Elle dit : « À cet endroit précis, je commence à avoir un problème avec le texte... Quand tout ce patriotisme d’Antigone fait irruption, tout cet attachement à la terre. Si je pense à l’Italie, j’ai un peu honte. Bizarrement, je me sens orpheline, je suis bien plus orpheline qu’elle![15] » Le travail construit autour d’Antigone est proposé par Motus comme une « formule de recherche en devenir[16] » (Casagrande et Nicolò, 2011), une investigation « en oscillation continue entre la mémoire et le présent, qui retourne en arrière pour réfléchir à aujourd’hui[17] » (idem). L’intention de Motus est de réactiver, dans le présent, les souvenirs des représentations antérieures et la mémoire collective.

La scène des contests est donc un champ de forces, un lieu où la tension peut provoquer quelque chose, et elle s’ouvre à une mémoire héritée du passé qui trouve un nouvel emplacement au présent, subissant chaque fois une recontextualisation. En effet, le processus créatif du groupe reçoit, du passé, des images, des souvenirs, des évocations, des pensées qui fragmentent encore plus le mythe déjà morcelé d’Antigone et qui peuvent être réassemblés pour libérer un sens qui a de la valeur dans le présent. Cette mémoire ne peut alors ressurgir que sous la forme d’un montage que Motus dessine dans l’écriture scénique de toutes les étapes du projet. Par exemple, dans Iovadovia (contest #3), Motus, en citant l’Antigone du Living et en s’appuyant sur le film I Cannibali de Liliana Cavani, met en scène la rencontre entre Antigone et Tirésias, interprétées par les actrices Silvia Calderoni et Gabriella Rusticali, une rencontre qui n’a jamais eu lieu dans la tragédie de Sophocle. On assiste aussi à une vraie réinvention du personnage de Tirésias, construit sur la voix rauque et profonde de Rusticali qui entre en scène en chantant « Hurt » de Nine Inch Nails et qui, sur l’invitation de Calderoni, commence ensuite à lire le texte de Tirésias traduit par Judith Malina. L’approche métathéâtrale du contest amène les actrices à parler d’elles-mêmes. Ainsi, Tirésias / Rusticali demande à Antigone / Calderoni : « Silvia, pourquoi m’as-tu choisie? » La réponse d’Antigone / Calderoni fait référence à la voix de Tirésias / Rusticali qui a, selon elle, quelque chose d’ancien, de lointain, proche de la Grèce, et qui stimule sa présence sur scène :

Et puisque je suis toujours liée au moment, au présent, à la distance qui est entre nous, c’est comme un trou noir, que j’essaye de combler en étant sur scène. Ma recherche de Tirésias est un peu comme ça : un chemin impossible à l’intérieur du théâtre... que je dois affronter seule, avec tous mes fantômes[18]

(Antigone / Calderoni, citée dans Rimini, 2012 : 359).

Dans chaque contest, la relation entre l’acteur·trice et le personnage ainsi que la rencontre de chaque personnage avec d’autres personnages inscrits dans l’imaginaire collectif (Créon, Tirésias, les frères Étéocle et Polynice) prennent la forme d’un enracinement constant dans le présent actuel. Cette identification et, en même temps, distanciation de l’acteur·trice envers son personnage ouvrent un vide laissant place à l’émergence de fantômes. Cette émergence, cette épiphanie, comme dans le cas de Tirésias dans Iovadovia (contest #3), est l’effet de la comparaison et de la confrontation entre « l’ici et le maintenant » de la scène, et elle laisse comme trace un fragment mythologique qui vient du passé. Les images ou textes tirés des versions précédentes d’Antigone ou d’autres oeuvres d’auteurs inspirants sont évoqués sur scène, cités et re-proposés dans le montage global des contests. Le principe qui donne forme à ce montage global – de manière cohérente avec la signification conflictuelle du contest – est dialectique et, en tant que tel, basé sur une polarité sémantique.

Pour la notion de montage, convoquons d’abord le plus grand penseur sur le sujet, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, qui l’a théorisée dans le contexte cinématographique, mais qui l’a conçue à partir d’expériences et d’études théâtrales pour lui attribuer à la fin la valeur d’un principe universel et dialectique, inhérent même au principe de création humaine. Selon le réalisateur, le montage est un dispositif pour exprimer le pathos, l’émotion, et bien qu’il ait porté diverses définitions, des années 1920 jusqu’aux années 1940, un même noyau fondamental revient toujours : la conviction qu’il est conflit. Dans Dramaturgie de la forme filmique (1929), Eisenstein écrit d’ailleurs, nous permettant de comprendre son « principe dramatique », que « [l]e montage n’est pas une pensée composée par des morceaux qui se succèdent, mais une pensée qui naît du choc de deux morceaux indépendants » (Eisenstein, 2009 [1929] : 35). Il refuse une conception « épique » et narrative du montage pour embrasser une conception dialectique. Pour Eisenstein, cette stratégie formelle tire donc son origine dans le choc, dans la coexistence de contradictions propres au « dramaturgique », au « dramatique » en tant que champ conflictuel, polarisé, lourd de tensions que crée le montage. Le montage qui compose la mise en scène d’Alexis. Una tragedia greca respecte cette idée de conflit rendue avec l’assemblage d’éléments hétérogènes et indépendants, et transmise par les acteur·trices qui se retrouvent souvent dans des positions inconfortables. L’effet consiste à produire des désorientations continues garantissant le mouvement sur scène. Dans la mesure où Eisenstein refuse l’épique pour exprimer une dialectique, soit une forme conflictuelle qui n’aboutit pas à une synthèse, il s’approche d’une forme tragique. Motus semble également trouver à travers le conflit l’expression d’une forme tragique contemporaine (Sacco, 2018). Si nous allons aux origines du théâtre, une analyse de la tragédie d’Eschyle nous permet d’observer comment l’ambivalence et la polarité sémantique sont à la base de la composition du texte (Sacco, 2013). Dans cette partition générale dramaturgique, on peut remarquer la présence diffuse de significations opposées ou différentes qui se retrouvent juxtaposées et qui créent l’impression d’un contrepoint. Les frictions résultant de la combinaison de signes contraires deviennent un principe mécanique en générant l’énergie – la dynamis – nourrissant le mouvement, le rythme de la vitalité de l’action qu’on imagine sur la scène.

En dehors des Antigone du passé, il y a d’autres sources importantes avec lesquelles Motus a dialogué pour la conception du projet, dont les oeuvres Porcile (1969) et Appunti per un’Orestiade africana (1968-1969) de Pier Paolo Pasolini. Mais, aussi, le film déjà mentionné I Cannibali (1970) de Liliana Cavani qui a inspiré en particulier le contest #3, Iovadovia. Toutes ces références réagissent à la présence vivante des acteur·trices sur scène qui respectent une partition performative métamorphique, comprenant des parties en perpétuelle transformation et d’autres définies une fois pour toutes. Les sources vibrent, sont réactivées sur le plateau grâce à la spontanéité de l’improvisation qui est à la base du processus général de création du projet. L’adaptation du texte de Brecht, par exemple, va servir, plus que le texte de Sophocle, de support pour les acteur·trices. Il sera totalement démembré dans les différentes performances qui, comme nous l’avons déjà soulevé, refusent toute linéarité de la fable. Mais le dialogue avec l’Antigone de Sophocle et de Brecht est modéré par Motus, à travers l’Antigone du Living Theatre. Avec cette Antigone, le groupe entame immédiatement un dialogue constitué d’études, de recherches, de citations et aboutissant, lors du dernier contest – The Plot is the Revolution –, à une rencontre entre Malina et Calderoni, cette dernière n’étant pas seulement l’actrice protagoniste du projet mais, depuis plus de dix ans, l’actrice icône du groupe de Rimini.

Pour Motus, Antigone est une « représentation impossible à faire », car elle « se brise dans l’impact avec l’ici et le maintenant[19] » (Casagrande et Nicolò, 2009). La représentation, au sens traditionnel du terme, contre laquelle Artaud et toutes les avant-gardes historiques se sont opposés, est niée parce que catapultée dans le présent historique. C’est à partir de ce présent que Motus, engagé sur les traces d’une Antigone contemporaine, part à la recherche d’un geste efficace, vivifié par sa réactualisation; c’est pourquoi nous pouvons dire, avec Artaud, que « le théâtre est le seul endroit du monde où un geste ne se recommence pas deux fois » (Artaud, 1983 : 81). « L’ici et le maintenant », mot d’ordre pour ce projet, trouve une correspondance aussi dans l’importance physique des lieux où se déroulent les contests. Comme le précise Nicolò, les espaces ouverts pour chaque contest sont

des « terrains vagues », [des] terrains abandonnés et contaminés : […] des terrains empreints de traces de pas, de sillons, de morceaux dispersés par le vent et les animaux [...]. Des traces qui continuent de résonner, des paroles et des gestes raréfiés, des cris et des conflits, des voix lointaines, des dialogues et des chansons[20] 

(Nicolò, dans Casagrande et Nicolò, 2009).

Les lieux sont utilisés comme des espaces politiques et poétiques. La terre n’est pas seulement l’espace dans lequel les performances sont conçues, mais représente la géographie politique dans laquelle elles sont insérées : les rues, les places, les villes contemporaines où la trace du mythe se brise et trouve un nouveau contexte. La terre est également le fil conducteur de l’histoire mythique qui attribue à la fille d’Oedipe la tâche d’inhumer le corps sans vie de son frère. Le geste qui unit symboliquement toutes les étapes du projet est, comme il l’a été surtout pour l’Antigone du Living Theatre, la tentative d’enterrement du corps de Polynice. C’est un geste de révolte qui servira de contrepoint physique au geste de l’enterrement, un geste de « soulèvement », auquel Georges Didi-Huberman a dédié une exposition récente[21]. Il s’agit là de deux gestes opposés et pourtant complémentaires : d’une part, la catabase, ou la descente dans le royaume des Enfers, et d’autre part, l’action de révolte qui commande un saut, une position debout, des mains levées, et qui se lit comme un acte de désobéissance envers le pouvoir. Il y a une dialectique polaire entre le geste de l’enterrement et celui de la révolte : quand Antigone décide d’enterrer le corps de son frère, elle accomplit néanmoins une action à la portée révolutionnaire tout en se condamnant à mort. Traîner Polynice représente la stase de l’acte qui n’a pas encore été accompli, à savoir l’excavation qui se réalisera peut-être un jour. Dans ce contexte, la terre est un signe de l’appartenance d’Antigone au culte de la religio mortis[22], qui se traduit par une tension, un désir de mort provoquant un court-circuit sur scène avec l’acte vital de rédemption, de révolte. Il existe une relation indissoluble entre ces deux moments de danger maximum; c’est la même énergie qui descend et qui monte, une énergie qui fait que la vie touche la mort. Par conséquent, Antigone / Calderoni peut affirmer, en exprimant la double conscience de l’actrice et de la figure mythique : « Ces deux voix à l’intérieur de moi sont vraiment là : l’une attirée par le noir, par la mort, et l’autre qui veut réagir [...] à la recherche de la lumière[23] » (Antigone / Calderoni, citée dans Rimini, 2012 : 358).

Alexis. Una tragedia greca

La dramaturgie métathéâtrale du projet trouve dans Alexis. Una tragedia greca, le quatrième contest-spectacle, un lien direct avec le réel qui fait irruption lorsque Motus décide de se mettre physiquement sur les traces d’Antigone en se rendant en Grèce. Là, le groupe retrouve les lieux de l’histoire mythique, mais s’immerge également dans un contexte de révoltes sociales contemporaines. Au cours de cette étape, le projet se charge donc d’une valeur documentaire. En Grèce, alors que Motus était engagé dans Let the Sunshine In, le groupe choisit d’explorer les raisons de la mort du jeune anarchiste Alexis Grigoropoulos âgé de 15 ans, assassiné de la main d’un policier le 6 décembre 2008 dans le quartier athénien d’Exárcheia. Ce sont les meurtres de plusieurs jeunes par la police en Italie qui ont sensibilisé l’opinion publique du pays sur la mort de Grigoropoulos. Par exemple, les cas de Carlo Giuliani, Federico Aldrovandi, Stefano Cucchi, pour lesquels la justice n’a pas encore été rendue, représentent des scandales nationaux pour le peuple italien. La question qui anime alors Motus est : « Est-ce que Alexis Grigoropoulos est un nouveau Polynice?[24] » (Casagrande et Nicolò, 2011.) Le groupe comprend que le cadavre de Grigoropoulos peut être entendu comme le double de celui de Polynice. C’est pourquoi, dans le chaos tumultueux de la crise grecque, Motus trouve l’endroit idéal pour la quatrième étape du projet. Il rassemble et monte des images, des vidéos, des témoignages, des voix, recueillis lors de son voyage en Grèce, et ce, jusqu’à la création d’un vrai spectacle. La réalité contamine le projet artistique et devient peu à peu plus forte que la dimension artistique. À ce propos, Calderoni affirme pendant la performance : « Partout je trouvais des signes qui me renvoyaient aux contests [...]. C’était comme si Antigone était déjà dans Exárcheia [...] et non pas Exárcheia dans le spectacle ».

Mais si en Italie la résonance entre l’histoire mythique d’Antigone et l’actualité est concentrée surtout sur la figure de Polynice / Alexis, à Montréal, le spectacle fait écho aux manifestations qui se sont déroulées dans les rues de la ville en 2012. Il s’agissait d’un mouvement social québécois de contestation impliquant particulièrement les étudiant·es qui se sont mobilisé·es en votant une grève dans certains établissements d’enseignement supérieur. Cette grève, découlant d’une opposition face aux décisions gouvernementales sur la question de la hausse des droits de scolarité, a été considérée comme la plus longue et la plus imposante de l’histoire du Québec et du Canada. La ville de Montréal a été l’épicentre des manifestations qui se sont également propagées dans différents centres urbains de la province, avec des échos de solidarité au-delà, jusqu’à la ville de Vancouver. Pendant les émeutes, les affrontements entre étudiant·es et le corps policier n’ont abouti heureusement à la mort d’aucun·e manifestant·e, comme ce fut le cas dans d’autres régions du monde. Or, des arrestations massives, des actes de vandalisme et de brutalité policière ont eu lieu dans les rues de Montréal. À Victoriaville, un étudiant a été grièvement blessé et a perdu un oeil. Ce mouvement, soutenu par une partie des citoyen·nes et, de manière significative, par un grand nombre d’artistes, s’inscrit dans la tradition des révolutions sociales au Québec qui naissent au tournant des années 1960, dans le sillon de la Révolution tranquille. Il se peut que pour les mouvements de 2012, la Révolution tranquille ait également représenté dans l’imaginaire collectif des jeunes manifestant·es le modèle fondateur de la révolte, ainsi que, de façon plus générale, un acte constitutif très important pour l’identité québécoise. À Montréal, lieu où Alexis. Una tragedia greca a été présenté dans le cadre du FTA en 2012, la question par laquelle le projet de Motus a commencé, soit « comment transformer l’indignation en action? », est devenue, grâce à l’accueil du public, le véritable pivot du spectacle.

Comme l’a remarqué Erica Magris, on assiste, avec Alexis. Una tragedia greca, à un « court-circuit entre mythe, théâtre et réalité, la scène dev[enant] un lieu métadocumentaire où le document est à la fois une matière et un produit du jeu » (Magris, 2019 : 210). Sur une scène presque vide, Antigone / Calderoni dirige un jeu toujours métathéâtral « en pilotant » un chariot contenant un ordinateur et un vidéoprojecteur. Comme si elle était la metteure en scène du spectacle, elle montre le processus créatif qui l’a façonnée et guide le public dans cette enquête sur Antigone, notre contemporaine, entre projections de vidéos, rencontres, autoportraits et échanges avec lui. Les vidéos diffusées sur la scène sont celles qui ont été tournées en Grèce par la compagnie qui poursuivaient les traces du mythe. Quelques-unes d’entre elles témoignent d’environnements ou d’individus qui n’ont plus aucun lien avec l’histoire mythique, sinon par la toponymie ou la nomination : par exemple, à Thèbes, une rue qui porte le nom d’Antigone, ou encore la présence de plusieurs enfants qui s’appellent Antigone et Polynice. Mais la plupart des vidéos, qui habitent des images d’émeutes et d’affrontements policiers, dressent un portrait de la grande crise économique ayant frappé durement la Grèce et de la réaction des gens. Les vidéos résultent ainsi d’un montage de photos, prises par la compagnie, de graffitis et d’affiches politiques aperçus dans les rues d’Athènes, foyer de la révolte.

La mort de Grigoropoulos survenue pendant les manifestations à Athènes en 2008 se situe dans le contexte de cette crise. Cette mort est documentée sur le plateau par des vidéos qui retracent les lieux, les événements, et qui interrogent les témoins. Elle est également reconstruite à la manière d’une scène de crime. Dans Alexis. Una tragedia greca, la mort de Polynice est l’un des actes les plus importants sur le plan symbolique, tout comme dans le spectacle du Living Theatre. Si cet événement n’était qu’annoncé chez Brecht, il est évoqué à plusieurs reprises par des groupes de comédien·nes du Living Theatre, faisant dès lors surgir, sur scène, la présence constante d’un corps inanimé, mort. Dans la version de Motus, Polynice / Steinneger apparaît aussi souvent, en jouant la partie du vivant ou du mort.

Des vidéos montrent la rencontre fortuite à Athènes du groupe avec Alexandra Sarantopoulou, une jeune Grecque, avec qui Silvia Calderoni retrace les évènements ayant conduit à l’assassinat d’Alexis Grigoropoulos. Sarantopoulou est un « document vivant » (ibid. : 201), car, présente sur scène, elle dialogue avec Antigone / Calderoni en commentant les images qui défilent. Un autre personnage qui figure plusieurs fois dans ces vidéos est Nikos, éditeur de la revue grecque Babylonia, interrogé sur la crise et le destin du pays.

Alexis. Una tragedia greca, avec Silvia Calderoni et Alexandra Sarantopoulou. Teatro Franco Parenti, Milan (Italie), 2010.

Photographie de Valentina Bianchi.

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Tout ce flux audiovisuel, souvent commenté par les acteur·trices, est entrecoupé par des scènes où les mêmes acteur·trices se confrontent sur le plateau; ce sont les différents contests où les personnages, dans un jeu métathéâtral, interprètent et, en même temps, questionnent la tragédie grecque, le texte de Brecht et la mise en scène du Living Theatre. L’espace presque vide est occupé en alternance par quelques objets tels qu’une table, des chaises à roulettes, une machine fumigène. Le changement de scène entre la présence d’Antigone / Calderoni qui projette les vidéos et le jeu des contests est souvent opéré par l’irruption d’une musique forte et une plongée dans l’obscurité; plusieurs moments différents de la pièce sont ainsi visibles grâce à ces intervalles. On voit par exemple l’acteur Vladimir Aleksic qui, face au corps de Polynice / Steinneger gisant sur le sol, entre et sort du rôle de Créon; il s’adresse au public et au mort en récitant le texte de Brecht. Pendant toute la mise en scène, il y a également des moments où Antigone / Calderoni, avec son chariot, documente ce qui se passe sur le plateau. À partir du logiciel Photo Booth et grâce à l’autodéclencheur permettant de faire des selfies, elle prend des photos avec Polynice / Steinneger ou même avec le public. Dans ces cas, la performance devient un document : pas seulement détentrice de documents, mais étant elle-même déjà document. Les photos, comme les vidéos, sont manipulées en direct par la performeuse qui, conduisant le chariot, les projette sur le bas de la scène en décidant de temps en temps leur position et leur dimension. Elles sont continuellement commentées, expliquées, consultées surtout par la protagoniste, mais aussi par les autres acteur·trices.

Dans la performance, la dimension métathéâtrale se mélange ainsi à la dimension métadocumentaire. Puis, à travers la dimension documentaire, émerge une remise en question de la dimension artistique. Le rapport entre la réalité et l’art devient problématique. Après la reconstitution sur scène de la mort de Grigoropoulos, Sarantopoulou affirme, inconsolable, que « toute la réalité ne peut pas devenir de l’art ». Plus loin, Antigone / Calderoni sort de scène, se mêle au public dans la salle et lui parle directement en interrogeant la responsabilité des artistes : « Que pouvons-nous faire en tant qu’artistes? » « On retourne sur scène? », demande-t-elle. Et la réponse est : « On retourne sur scène parce que c’est tout ce que nous pouvons faire maintenant ». Il est alors évident que la problématique cruciale au centre du projet se lie encore plus à la question « comment transformer l’indignation en action? », une problématique qui chevauche et nourrit les définitions du rôle de l’artiste et de la création artistique comme acte révolutionnaire, puis qui s’intéresse à la possibilité même de pouvoir changer le monde. Pour Motus, ces réflexions concernent la révolution non seulement en tant qu’acte politique et force agissante dans le monde, mais aussi, et surtout, en tant que rupture et continuité avec le théâtre précédent, en particulier avec le Living Theatre. C’est précisément dans ce geste implicite de comparaison que la révolution se manifeste.

Alexis. Una tragedia greca, avec Silvia Calderoni et Vladimir Aleksic. Teatro India, Rome (Italie), 2011.

Photographie de Mauro Santucci.

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Geste, citation, montage

Dans ce geste, on peut donc reconnaître la continuité, mais également l’écart; la révolution réside dans la possibilité de cette variation. Le geste lui-même, en tant que passage de la puissance à l’acte, de la réflexion à l’action, est l’emblème de toute manifestation subversive. Voici pourquoi le spectacle commence par le « mouvement du jonc[25] » (Valenti, 2011 : 181), comme défini par Motus, mouvement qu’Antigone / Calderoni répète continuellement pendant une longue séquence : elle se penche sur elle-même en pliant son torse vers ses genoux. C’est une chorégraphie bien codée, composée d’une action frénétique obéissant au rythme de la musique, et reprise aussi vers la fin du spectacle. La comédienne semble éreintée par le geste qu’elle accomplit, qui l’entraîne vers le bas comme si elle était battue d’en haut. Tel que susmentionné, l’enterrement de son frère est également un geste qui mène Antigone au fond, telle une descente dans la terre. Mais cette inhumation correspond, en même temps, à quelque chose de révolutionnaire puisqu’elle répond à une logique de désobéissance envers le pouvoir. Il en résulte un rapport d’opposition polaire, conséquence d’actions contraires (enterrer / (se) soulever) entreprises simultanément, qui fonde et représente la révolte.

Antigone / Calderoni réfléchit sur la capacité et le courage d’accomplir un acte révolutionnaire en réponse à Polynice / Steinneger qui se demande, assis devant elle, dans une sorte de doute hamlétique : « Qu’est-ce que je fais aujourd’hui? Je prends une pierre ou pas? » Plus loin, la performeuse va méditer aussi sur la violence qu’implique cet acte et sur la difficulté de supporter le poids de cette violence. On reconnaît dans le geste de Silvia Calderoni la même importance qu’a eue un geste exécuté à plusieurs reprises par Judith Malina dans Antigone de 1967 : celui, symbolique, qui mène à l’enterrement de Polynice et qui s’exécute en deux temps. Dans un premier temps, Antigone / Malina, agenouillée, mime, en étirant alternativement ses bras sur le sol, le geste de ramasser de la poussière pour la mettre dans sa bouche, et sanglote. Dans un deuxième temps, elle verse sur le corps de Polynice la poussière accumulée dans sa bouche. Cela correspond au moment où Créon demande au conseil des Anciens d’approuver son décret[26]. L’image à partir de laquelle se construisent ces mouvements est celle de l’oiseau remplissant son bec de nourriture pour la redistribuer à ses petits. Cette référence, également utilisée par Brecht, provient de Sophocle qui décrit la vision du gardien lorsque ce dernier découvre Antigone en train d’essayer d’enterrer son frère. Nous pouvons voir alors dans le spectacle de Motus une citation des choix scéniques du Living Theatre et percevoir dans celle-ci un déplacement du sens de l’oeuvre : cette variation, possible par une rencontre avec deux présents, soit le présent historique et le moment unique de la représentation du spectacle, représente la « révolution » artistique accomplie par la compagnie de Casagrande et Nicolò, c’est-à-dire le signe d’une différence pour se démarquer, l’empreinte de sa propre identité par rapport au Living Theatre et à la tradition théâtrale à laquelle elle participe.

Comme l’a bien reconnu Walter Benjamin, c’est exactement dans le théâtre de Brecht que le geste rend effective la citation, outil fondamental pour créer l’effet de distance (Verfremdungseffekt) propre au théâtre épique. L’acteur·trice cite le personnage qu’il·elle porte sur scène et, ce faisant, il·elle ne s’y identifie pas. Cela provoque ainsi une impression d’étrangeté ayant pour conséquence de plonger le public dans les mêmes conditions en réveillant sa capacité critique. Benjamin, dans Qu’est-ce que le théâtre épique?, écrit :

Il y avait interruption de jeu. Ici, on peut élargir en se rappelant que l’interruption est un des procédés majeurs de toute mise en forme. Il dépasse amplement le domaine de l’art. Il est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, à la base de la citation. Citer un texte implique que l’on en interrompe l’enchaînement. Il est donc bien compréhensible que le théâtre épique, orienté vers l’interruption, soit citable en sens spécifique. Que ses textes puissent être cités, cela n’aurait rien de particulier. Il en va autrement des gestes en place dans le déroulement du jeu

(Benjamin, 2003 : 42-43).

La citation, contrairement à son usage courant, lorsqu’utilisée par exemple dans l’écriture où elle sert généralement à réaffirmer, à confirmer un concept ou simplement à être un ornement, est appréhendée par le philosophe allemand pour son potentiel destructeur. La citation implique d’être extrapolée à partir d’un contexte d’origine pour être recontextualisée. Ce contact de la citation avec le nouveau contexte dans lequel elle s’insère provoque une relation d’infidélité, de distance et de différence par rapport à l’original. Le passé d’où provient la citation n’est pas simplement répété dans le présent, mais en s’y rapportant, il entre en dialogue et en collision avec lui. L’interruption de l’enchaînement, suscitée par la décontextualisation et la recontextualisation de gestes, est une opération qui appartient au dispositif du montage et que Benjamin a reconnue comme le principe formel essentiel du théâtre épique de Brecht. Motus, à travers la citation et le montage, parvient à adopter une posture de continuité et de rupture face à la tradition théâtrale qui commence avec Sophocle et va jusqu’au Living Theatre.

La collision du passé avec le présent s’exprime dans le concept benjaminien de Jetztzeit[27] – le zeit, le temps donné dans le jetzt, le maintenant –, articulé dans Thèses sur le concept d’histoire (2013). L’effet de cette friction est la création d’une constellation de sens. La Jetztzeit démontre que c’est toujours l’urgence du présent qui détermine l’appropriation du passé. C’est en effet le besoin du présent et, surtout, nous avertit Benjamin, le danger de ce dernier, qui dictent le sens de cette appropriation. Ainsi, le théâtre reprend un texte, une image, un geste du passé pour répondre à cette urgence du présent. C’est elle qui pousse Motus à suivre les traces d’Antigone en Grèce, où la crise s’est produite et où les mouvements sociaux se sont enflammés. C’est toujours le sentiment de danger et d’urgence du présent qui fait résonner le spectacle à Montréal lors de l’été 2012. La figure révolutionnaire d’Antigone présentée par Motus est en parfaite harmonie avec l’esprit de révolte qui règne parmi les jeunes étudiant·es québécois·es. De cette manière, une alchimie spéciale s’installe entre le public et la scène, ce qui, à l’instar de l’image selon Benjamin, crée une multiplicité de sens. Si pour Motus l’acte révolutionnaire d’Antigone représente également un processus d’émulation et de différenciation par rapport à la tradition théâtrale, nous pouvons aussi penser que les mouvements révolutionnaires de la génération descendue dans la rue en 2012, inspirée par le modèle de la Révolution tranquille, poursuivent la même logique.

Dans une atmosphère électrifiée, cette complicité entre le public et l’équipe artistique est surtout perçue lorsque, vers la fin du spectacle, les spectateur·trices sont appelé·es à monter un·e par un·e sur la scène et à occuper le plateau. Antigone / Calderoni, en réfléchissant à la différence de la force des actions lorsqu’elles sont vécues dans la solitude ou dans la multitude, invite le public à ressentir l’effet de cette question. De cette façon, le public se retrouve, pour un court laps de temps, à occuper toute la scène et à piétiner le carré rouge verni qui la décore. Ceci n’est pas un détail secondaire parce que le carré rouge, né à Montréal de la grève étudiante de 2005, s’est imposé comme le symbole puissant de la lutte contre la hausse des droits d’inscription de 2012[28]. Le carré en tissu rouge a été affiché, épinglé sur la poitrine, par les étudiant·es et leurs partisan·es, surtout les artistes. Or, la présence du carré rouge sur la scène est une pure coïncidence, car il faisait partie de la conception du décor depuis le début, reproduisant le carré scénique brechtien dans une autre couleur. Mais au-delà de cet évènement fortuit, Motus a également incorporé, pour la version montréalaise du spectacle, des fragments de la presse québécoise dans les vidéos diffusées. Mêlés aux photos et aux autres coupures d’articles sur les manifestations du monde entier – en Syrie, en Grèce, en Bosnie, en Égypte, mais aussi à New York avec des images montrant des indigné·es de Wall Street –, ces documents projetés sur scène servaient de miroir pour le public qui s’y reconnaissait.

Le cas de la mise en scène d’Alexis. Una tragedia greca permet d’observer le mécanisme d’itération spécifique au théâtre, où la répétition de la même forme dans différents contextes a pour effet de soulever la singularité de chaque nouvelle mise en scène. Ainsi, la recherche du geste, de l’acte révolutionnaire envisagé au début du projet, se clôt en 2011 avec The Plot is the Revolution qui peut être considéré comme le dernier contest du projet[29]. Le titre est un hommage au Living Theatre, puisqu’il s’agit de la phrase qui accompagnait la carte de Paradise Now en 1968. Cette carte en forme de diagramme représentait l’ascension du spectacle vers la « révolution permanente » qui était proposée au public du Paradise Now. La phrase « The plot is the revolution » apparaît au bas du diagramme, avec la conviction que la révolution commencée au théâtre se poursuivrait à l’extérieur (Casagrande et Nicolò, 2012).

Ce contest est construit sur la rencontre et le dialogue entre Calderoni et Malina, les deux Antigone, et il constitue encore une fois un montage de citations tirées des mises en scène du Living Theatre, en grande partie (in)définies grâce à l’improvisation. En effet, l’improvisation donne forme aux actions qu’Antigone / Calderoni effectue en agissant et en réagissant à celles qu’exécute Antigone / Malina. Antigone / Calderoni pose des questions à Antigone / Malina qui répond en racontant des récits de vie et de théâtre qu’elle a vécus, et qui sont traduits par Antigone / Calderoni à travers un déroulement scénique dans l’espace. Les citations, sous forme de « petites pièces théâtrales[30] » (Valenti, 2011 : 173), ne sont pas interprétées, « mais [sont] vécues comme une expérience authentique par l’actrice qui les prend en charge[31] » (idem). « Now » est le mot choisi au début du dialogue, réitérant que « l’ici et le maintenant » sont au centre du projet tout entier. Plus que toute autre chose, c’est la parole qui « fait battre le coeur » d’Antigone / Malina lorsqu’elle répond à Antigone / Calderoni : « Le passé est un mensonge historique. L’avenir est un rêve. La réalité est maintenant ».

***

Le geste, dans le spectacle, n’arrive pas seulement suite à une imitation, mais advient à partir de la rencontre explosive et violente entre le passé et le présent, lesquels s’entrelacent et laissent une trace mémorielle qui, incarnée dans le corps, trouve une forme expressive. C’est l’émotion qui prend la forme du geste, le pathos qui prend chair, comme dans le concept de Pathosformel – la formule du pathos –, conçu par Aby Warburg en tant que moyen de transmission de significations diverses à travers les âges; une sorte d’ADN culturel imprimé dans le corps. Il est ici question de l’émotion qui peut être réactivée par le stimulus du présent, apportant avec elle une mémoire et le germe d’un devenir gestuel. Les Pathosformeln sont des vecteurs énergétiques de formes anciennes qui changent selon leur fonction dans différents contextes et moments historiques. En fait, pour Warburg, seul le contact de ces formes avec « la volonté sélective d'une époque » (Warburg, cité dans Gombrich, 1970 : 248-249) provoque leur polarisation et leur transformation, au point d’impliquer un renversement radical, une inversion du sens que celles-ci avaient précédemment.

La pratique du montage, et plus particulièrement du montage des citations, nous a permis de retracer le sens du mot plot qui se lit dans le titre du dernier contest. Le plot n’est ni le sujet, ni l’objet de l’histoire, pas plus qu’il n’en est le récit et la narration. Il est plutôt sa forme, sa composition. En ce sens, il est ce qui fait le tissage, la structure de la fable, en coupant et en cousant. Dans le maintenant, le passé et le futur convergent, et dans le présent de l’action scénique, dans le geste qui se dessine à cause de cette condensation de l’espace-temps, nous trouvons la signification de la comparaison, de la citation, du montage. Suite à la leçon de Motus, du Living Theatre, c’est dans le montage, qui façonne le plot, que réside la véritable révolution.