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« Philosophie, cela veut dire métaphysique.[1] » Cette déclaration très forte de Heidegger, dans « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (1966-68), aurait pu servir d’exergue au dernier livre de Jean Grondin. En effet, cet ouvrage s’offre au lecteur comme une remarquable défense et exposition de « l’idée de la métaphysique », c’est-à-dire de ce qui est au coeur du projet métaphysique qui anime toute l’histoire de la philosophie. L’auteur aurait pu également placer l’ensemble de son ouvrage sous le signe de l’affirmation de Gadamer selon laquelle : « La phénoménologie, l’herméneutique et la métaphysique ne sont pas trois points de vue philosophiques différents, mais l’expression de ce qu’est la philosophie elle-même[2]. » S’il ne le fait pas, en revanche il ne manque pas de relever et de commenter cette affirmation plus tard dans l’ouvrage[3]. Ceux qui ne connaîtraient pas cette phrase de Gadamer la recevront sans doute avec étonnement et une part de circonspection. Certains y verront probablement une déclaration excessive ou une simplification abusive de la part de Gadamer. Tout l’ouvrage de Jean Grondin semble au contraire s’efforcer de nous montrer le bien-fondé d’une telle affirmation dans la mesure où la métaphysique y est présentée comme un effort phénoménologique et herméneutique de description et de compréhension du sens des choses elles-mêmes. C’est cette visée qu’évoquent le titre de l’ouvrage et la citation d’Augustin qui a été retenue par l’auteur pour figurer en exergue. On peut lire : « Suivre l’ordre des choses, Zenobius, et s’y tenir est le propre de tout être. Mais voir et dévoiler l’ordre de l’universel qui contient et régit ce monde-ci est difficile autant que rare[4]. » Tenter de dire quelque chose d’essentiel sur l’ordre des choses, essayer de comprendre et expliquer le sens de ce qui est, cela constitue l’espoir même de la métaphysique et de la philosophie en général.

Toutefois, avant même de se risquer à dire quelque chose de l’ordre ou du sens de ce qui est, Grondin s’est d’abord imposé la tâche de dégager la voie pour une telle entreprise, tant la métaphysique est perçue depuis un bon moment déjà, dans le meilleur des cas, comme un gigantesque monument dont on cherche ardemment la sortie de secours ou qu’on travaille patiemment à déconstruire de l’intérieur, et dans le pire des scénarios (qui est le plus courant puisque le plus facile), comme un vulgaire repoussoir auquel on croit utile de recourir à l’occasion pour couper court aux problèmes ou à la discussion. Par opposition à cette tendance dominante, Grondin met explicitement en lumière le fait que, loin de se réduire à une entreprise purement dogmatique ou illusoire, la métaphysique s’est constamment, au cours de son histoire, remise en question et critiquée, bref que la métaphysique n’est pas un monologue insensé d’un esprit borné et intransigeant, mais un dialogue critique sur la longue durée animé par des débats vigoureux et rigoureux sur des interrogations radicales. Plus important encore, souligne-t-il, un rapide coup d’oeil à l’histoire de la philosophie révèle « qu’on ne peut dépasser la métaphysique sans en mettre en oeuvre une autre qui a beau rester discrète, implicite, mais que la pensée a tout à gagner à porter au jour[5] ». Il ne fait aucun doute pour lui que « la métaphysique est l’air que respire la philosophie » et qu’une « philosophie qui se prétend exempte de métaphysique ou, pire, au-delà de la métaphysique, manque nécessairement d’air et s’épuise rapidement[6] ». Par suite, une herméneutique philosophique qui a du souffle devrait reconnaître et assumer l’aspiration métaphysique qui l’anime. En ce sens, l’idée directrice de l’ouvrage est la suivante :

C’est la philosophie elle-même qui est une herméneutique métaphysique ou une métaphysique herméneutique : si l’herméneutique définit sa méthode, celle d’une interprétation du réel à l’affût de son sens, la métaphysique la caractérise quant à son objet. L’herméneutique consiste en un effort de comprendre et la métaphysique en une tentative de comprendre l’être à partir de ses raisons[7].

Par rapport à l’affirmation de Heidegger dont nous sommes parti, qui est un passage tiré de son oeuvre tardive, l’originalité de Grondin réside certainement dans son effort de redécouverte et de promotion du projet métaphysique dans le sens d’une métaphysique herméneutique. En un sens, on peut dire que la métaphysique a toujours été « herméneutique » en tant qu’effort de compréhension, d’interprétation ou de déchiffrement du réel. En retour, il n’est pas courant de penser l’herméneutique dans un horizon résolument métaphysique, même si Heidegger, Gadamer et Ricoeur ont tous à un moment ou l’autre proposé des avancées en ce sens. Ainsi, l’herméneutique de la facticité ou du Dasein, qu’on rencontre chez le premier Heidegger, connaîtra un prolongement métaphysique à travers l’idée exploratoire d’une métaphysique du Dasein entre 1927 et 1930[8]. En revanche, l’idée d’une « métaphysique herméneutique » semble étrangère aux ambitions du dernier Heidegger.

Entre Grondin et le dernier Heidegger, il y a, nous semble-t-il, un ensemble d’accords et de désaccords sur le sens de la métaphysique et la fin de la philosophie qu’il reste à démêler. Outre l’identification commune de la philosophie et de la métaphysique, on rencontre entre les deux penseurs une certaine convergence sur la fin de la philosophie, au sens de la visée générale de la métaphysique, qui est de « comprendre l’ensemble de la réalité et de ses raisons[9] » (Grondin) ou de penser « l’étant dans son tout — le monde, l’homme, Dieu — en regardant vers l’être[10] » (Heidegger). Dans les deux cas, le sens du projet métaphysique est de s’efforcer d’embrasser l’ensemble de ce qui est, pour en comprendre l’ordre et l’intelligibilité, à partir de ses principes ou de ses fondements. Et pour les deux auteurs ce projet trouve assurément son origine dans l’oeuvre de Platon qui demeure la référence la plus déterminante pour toute l’histoire de la métaphysique. Comme l’affirme Heidegger : « La métaphysique est de fond en comble platonisme[11]. » Pour sa part, Grondin parle volontiers du « génie du platonisme[12] » au fondement de la métaphysique. Par ailleurs, les deux penseurs insistent sur les origines métaphysiques du projet de la science, c’est-à-dire d’une explication rationnelle de l’ordre des choses qui présuppose une intelligibilité de ce qui est. Ainsi, les sciences modernes que nous connaissons ne représentent pas, dans leur autonomie désormais gagnée, autant de désaveux de la métaphysique, mais comptent au contraire parmi ses grands achèvements. Comme l’écrit Heidegger, les sciences « peuvent bien dès lors renier leur origine philosophique ; elles ne peuvent pourtant pas la rejeter. Car ce qui toujours parle dans ce que les sciences ont de scientifique c’est leur origine à partir de la philosophie[13]. » Ce qui anime implicitement les sciences correspond à ce qui inspire l’animal métaphysique que nous sommes, à savoir, selon Grondin, une attente universelle de sens, la présomption que le monde est intelligible et que rien n’est sans pourquoi.

En dépit de ce terrain d’entente, il y a clairement un désaccord sur la fin de la philosophie, non pas au sens de la visée, mais plutôt de ce qui s’achève. C’est d’ailleurs en ce second sens que Heidegger parle de la « fin » (das Ende) de la philosophie dans son texte. Si nous en sommes arrivés à la fin de la philosophie, selon Heidegger, c’est que l’ensemble de son histoire se verrait désormais résumée dans sa possibilité la plus extrême d’un vaste arraisonnement du monde sous l’égide de la science technicisée et de la cybernétique, comme ultime accomplissement du mode de pensée métaphysique. Il ne nous resterait plus désormais que la possibilité de s’aventurer dans des sentiers nécessairement inexplorés par la métaphysique, puisque seulement accessibles à un mode de pensée autre que la pensée philosophique, si une telle possibilité est bien réelle. Or, pour Grondin, il est manifeste que tout le projet de Heidegger n’échappe jamais vraiment à la métaphysique, que son chemin n’a pu être poursuivi « qu’au nom d’une autre fondation, de raisons et de ce qu’il tenait pour une meilleure ou plus élémentaire intelligence de l’être, et peut-être afin de rendre à nouveau la pensée apte au divin[14] ». En somme, avec l’oeuvre de Heidegger, la fin de la philosophie ne serait pas sonnée, mais nous assisterions au contraire à un immense effort pour comprendre ce qui est ou dire quelque chose d’essentiel sur l’être, à partir d’un geste typiquement métaphysique qui consiste à revenir aux fondements de la pensée et de ce qui est, en vue de livrer une intelligence plus adéquate de l’être.

Ce qui se joue derrière ce désaccord avec Heidegger ne serait-il rien d’autre que la question de l’unité de la métaphysique qui se serait déployée au cours de l’histoire de la philosophie ? Comment Grondin conçoit-il cette unité ? Contre l’interprétation de Heidegger mais aussi, pourrait-on dire, contre celles de Derrida et de Marion, Grondin résiste à une conception trop restrictive et homogénéisante de la métaphysique à laquelle échapperaient la pensée heideggérienne de l’être, la différance de Derrida, ou la donation de Marion. Au contraire, dans toutes ces approches concurrentes, il en irait toujours d’une même aspiration secrètement métaphysique à comprendre et à dire quelque chose d’essentiel sur une réalité fondamentale, comme l’a toujours tenté la philosophie en parlant de l’Être, du Bien, de l’Un, de Dieu, de l’Esprit, de l’Autre, etc. C’est pourquoi Grondin nous met d’entrée de jeu en garde contre la tentation de céder à une interprétation trop homogénéisante ou unifiante de l’histoire de la métaphysique réduisant « trop sommairement la métaphysique à une seule de ses floraisons, négligeant de faire justice à son effervescente diversité[15] ». Y succomberaient tous ceux qui prétendent dépasser la métaphysique, de même que ceux qui s’attachent trop aveuglément à n’en défendre qu’une de ses versions comme étant la seule véritable métaphysique. Mais Grondin s’empresse aussitôt de nous mettre tout autant en garde contre la tentation inverse, d’une lecture trop pluralisante, qui nierait toute unité de la métaphysique et ne reconnaîtrait qu’une pluralité irréductible de métaphysiques isolées et incommensurables. C’est à cette tentation inverse que Ricoeur semble céder à la fin de La métaphore vive, lorsqu’il affirme contre Heidegger et Derrida qu’il n’y a rien de tel que la métaphysique, mais seulement une pluralité de métaphysiques sans unité systématique[16]. Dans cette perspective, c’est la possibilité même d’évoquer quelque chose comme « l’idée de la métaphysique » qui se verrait automatiquement abolie.

Si cette double mise en garde apparaît bien avisée, il est cependant plus difficile de cerner la nature exacte de la troisième voie qui s’ouvre à nous de façon à éviter le double écueil. Quelle idée de la métaphysique serait à même de préserver pareille tension de l’un et du multiple ? Comment naviguer entre une univocité réductrice et une équivocité dissolvante ? Notons que ces questions sur la métaphysique sont elles-mêmes, d’une certaine manière, des questions traditionnelles de la métaphysique, liées surtout aux doctrines de la participation et de l’analogie. L’ouvrage de Grondin fournit-il une réponse complète et satisfaisante à ces difficiles questions ? Il convient d’en douter. Néanmoins, on peut chercher l’esquisse d’une réponse dès le début de l’ouvrage. Elle se présente d’abord et avant tout sur l’idée selon laquelle la métaphysique constitue « un entretien de longue durée sur le sens des choses[17] ». La métaphysique n’est ni un long monologue dogmatique, ni une cacophonie insensée. Elle ne serait pas non plus un vaste champ de bataille où se développent de violents conflits sans fin, comme le suggère Kant. Elle prend plutôt la forme d’un dialogue ou d’un entretien, conformément à un mode de pensée caractéristique de la philosophie herméneutique. En tant que dialogue, elle inclut nécessairement plus d’une voix, des approches ou des points de vue divergents et concurrents, mais participant d’un même effort pour mettre en lumière un certain sens des choses et pour comprendre la totalité de ce qui est à partir de raisons ou de principes fondamentaux. Ainsi, on pourrait soutenir que la réponse de Grondin se déploie à travers tout le livre, dans la mesure où les différentes leçons qui le composent tentent précisément de dégager le sens de la métaphysique, c’est-à-dire ce qui anime et motive toute philosophie dans ses visées les plus profondes de compréhension de la vérité et d’intelligence du sens.

Mais comment définir l’idée de la métaphysique en général, tout en cherchant par ailleurs à défendre une certaine conception herméneutique de la métaphysique ? L’exposition de l’idée de la métaphysique ne risque-t-elle pas d’être trop directement influencée par la métaphysique qu’on cherche à promouvoir, d’être trop orientée vers elle ? En somme, est-ce que l’idée de la métaphysique décrite par Grondin permet de réconcilier l’un et le multiple, ou est-ce qu’elle vise plutôt à promouvoir une certaine tradition métaphysique dans laquelle l’auteur cherche lui-même à s’inscrire ? La réponse ne saurait être parfaitement tranchée, d’autant plus que cet ouvrage peut et devrait être lu en parallèle avec la très riche et très utile Introduction à la métaphysique[18] du même auteur. En fait, l’ouvrage semble lui-même vivre de cette tension entre, d’une part, une présentation la plus englobante possible de l’effort métaphysique de la pensée et, d’autre part, une défense d’une tradition plus particulière, assez platonicienne, de la métaphysique. C’est la présence de cette tension qui autorise parfois Grondin à s’avancer davantage, sur le fond de considérations plus générales, pour proposer par exemple une redécouverte lumineuse d’une conception métaphysique de la vérité comme articulation entre la vérité des choses elles-mêmes et la recherche d’adéquation au sens des choses. De façon analogue, c’est en s’appuyant sur le vaste héritage de Platon que Grondin nous invite à prendre nos distances face à la métaphysique nominaliste et matérialiste de notre époque, dont il faut d’autant plus se méfier qu’elle s’ignore elle-même le plus souvent en tant que métaphysique[19]. Mais, cette fois, la critique du matérialisme à partir de la simple étymologie du mot « matière » laisse malheureusement le lecteur sur sa faim, même si le rappel de cette étymologie méritait d’être fait. Quant à la critique du nominalisme, elle pose inévitablement la difficile question du statut des essences. Comment une métaphysique phénoménologique et herméneutique se réapproprie-t-elle exactement la notion d’essence, si discutée depuis Platon et Aristote ? Grondin n’avance pas de réponse précise à cette question, se contentant plutôt d’évoquer avec Platon la présence d’un ordre d’intelligibilité au fondement de notre monde.

En terminant, on peut dire qu’il ne saurait y avoir de présentation de l’idée de la métaphysique exempte de toute présupposition métaphysique. Ou, comme l’écrit Oliva Blanchette : « Il n’y a, à proprement parler, pas d’introduction à la métaphysique qui ne soit elle-même partie prenante de la métaphysique. La métaphysique doit s’introduire elle-même de façon métaphysique[20]. » Dans ce cas, il ne faudrait peut-être pas s’étonner si la démarche de Grondin semble s’inscrire dans un cercle aussi bien métaphysique qu’herméneutique. Cela ne se voit-il pas impliqué et assumé par l’idée même d’une métaphysique herméneutique, telle que défendue dans cet ouvrage ? Cela tient sans doute à la nature même de la tâche d’une compréhension métaphysique du sens des choses, dont l’herméneutique nous rappelle qu’elle n’est menée que par un être marqué par la finitude. La force du livre de Grondin est de nous montrer que cette finitude herméneutique ne vient pas automatiquement disqualifier toute pensée métaphysique. Bien au contraire, l’être fini que nous sommes ne peut que s’étonner quand, dans l’expérience de compréhension, il réussit à discerner une intelligibilité à même les choses, et c’est à partir de cet étonnement de notre esprit fini que s’entreprend la recherche métaphysique, pour comprendre le mieux possible ce qui est au fondement de cet ordre des choses. Comme l’écrivait Aristote : « Il ne faut pas cependant suivre ceux qui conseillent de « penser humain » parce qu’on est homme, et de « penser mortel » parce qu’on est mortel ; il faut au contraire, dans toute la mesure du possible, se comporter en immortel et tout faire pour vivre de la vie supérieure que possède ce qu’il y a de plus élevé en soi[21]. »